Le capitaine au long cours, Vasco Moscoso de Aragon, est-il
un enfumeur de première ou bien, ainsi qu'il le prétend, le plus extraordinaire
des marins ? C'est la question qui tourmente les habitants du Faubourg de
Péripéri du jour où il débarque chez eux, à l'improviste, avec sa malle remplie
de vieux souvenirs maritimes et sa bouche toute pleine d'aventures fabuleuses.
Son bagout, tout comme sa prestance, lui assurent d'emblée une renommée
certaine auprès des retraités de cette bourgade un peu endormie des bords de
mer brésiliens. Et on vient de toute part, de plus en plus nombreux, l'écouter chez lui, le soir à la
veillée, en sirotant un grog au cognac portugais,
pelures d'orange et sucre roussi. Là, devant l'auditoire attentif, le
pseudo-capitaine affirme avoir navigué sur les cinq
océans, dit aussi avoir tâté de l'opium en Extrême-Orient, affronté les
tempêtes, les icebergs et les requins de la Mer Rouge. Il assure encore avoir
accosté à Shanghai, Hong Kong, Odessa, Calcutta, fréquenté tous les ports du
monde et même conquis toutes leurs femmes. Mais si ses histoires de mer en fascinent
beaucoup parmi son public, elles ne tardent pas non plus à en irriter
quelques-uns, et notamment l'ancien fonctionnaire Chico Paceco, la plus illustre
des figures de Péripéri, du moins jusqu'à l'arrivée du soi-disant capitaine. Exaspéré d'être ainsi relégué au second plan par le nouvel
arrivant, incapable de s'incliner devant un talent de conteur très largement
supérieur au sien, tout simplement jaloux, Chico Paceco n'aura de cesse que de
briser la nouvelle icône du Faubourg et, afin de prouver l'imposture, en homme
acharné qui cherche et qui trouve, finira bientôt par découvrir la véritable
identité de son rival lors d'un voyage à Bahia. Seulement voilà, bien qu'à
présent démasqué, ce dernier n'en perd pas pour autant de sa superbe. Mieux, il
persévère si bien dans ses mensonges, y croit lui-même si fort, qu'une bonne
moitié de la population lui maintient toujours sa confiance. Dressée face à
elle, l'autre moitié de la population - rationalistes obtus et matérialistes
bornés - se déchaîne à tout-va, la haine aux yeux et l'injure à la
bouche : Imbéciles ! Gobeur-de-mouches ! Sombres crétins ! La tension
monte alors d'un cran à Péripéri et on en vient presque aux mains entre
partisans du captain et farouches opposants. Heureusement, survient un
événement inattendu, mais ô combien opportun, grâce auquel va pouvoir être
enfin tranchée la question de savoir qui dit vrai, qui dit faux. Obligé en
effet d'assumer le commandement d'un navire de la Compagnie Maritime, le prétendu capitaine surmonte ses appréhensions et prend la mer pour la
première fois de sa vie ! Evidemment, là aussi, la supercherie a tôt fait
d'être éventée par l'équipage du bateau, sinon par ses passagers. Les scènes se
succèdent alors au gré des flots et des escales ; des scènes épiques, cocasses,
drolatiques... jusqu'à l'apothéose finale qui verra le triomphe de
l'excentricité sur la raison, du rêve sur le réel et de la fiction sur la
réalité.
Le vieux marin, un livre qu'on peut donc lire comme une espèce
d'hommage rendu à la littérature par l'un de ses plus brillants représentants. Aussi une fable irrésistible qui nous fait rire, sourire et réfléchir. Enfin, un excellent moyen de réviser le bac philo, avec ces quelques bons thèmes à creuser : Qu'est-ce
que la vérité ? Avons-nous le devoir de la chercher ? Faut-il lui préférer le
bonheur ? Peut-on avoir raison contre les faits ? Les apparences sont-elles
trompeuses ? ... et cætera et cætera, comme disait Lucrèce.
En extrait, cet épisode mémorable au cours duquel le
capitaine Vasco se promène dans Recife en compagnie d'une certaine Clotilde,
dont il est amoureux, et de son chien Jasmin, qu'il n'apprécie pas beaucoup :
[...] Jasmin, l'unique défaut qu'il trouvait à Clotilde,
s'échappa des mains de sa maîtresse pour participer, évidemment sans aucune
chance de succès, à la compétition engagée pour conquérir une chienne en rut,
une fox de taille moyenne et de race douteuse. A moins que Jasmin ne compte sur
sa noblesse orientale, son exotique beauté, pour éblouir la femelle convoitée,
trois fois plus haute que lui, comment imaginer qu'il puisse rivaliser avec un
boxer qui montrait les crocs, un fox qui semblait avoir des droits maritaux et
être prêt à les défendre, et deux bâtards ? L'un, énorme, avec du sang danois
dans les veines, qui grondait vers le boxer, l'autre l'air le plus vaurien du
monde, un vrai bâtard, l'œil cynique et le museau sympathique. Ce dernier et le
fox à l'air de mari étaient dans l'expectative, attendant l'issue du combat qui
se déroulait entre les deux champions poids lourds, le boxer et l'énorme
bâtard. Le plus probable était qu'ils feraient match nul, tous les deux mis hors
de combat, leurs noms rayés de la liste des prétendants. Aussi, le fox et le
plus petit des bâtards se mesuraient, se préparant déjà au second round qui
déciderait de la propriété de la chienne. Quant à elle, elle paraissait ravie
qu'on se dispute ainsi ses faveurs. Elle les encourageait, même son mari, une
dévergondée.
La situation changea du tout au tout quand Jasmin décida
de poser sa candidature, d'un saut spectaculaire qui l'amena au milieu des
combattants. La chienne lui sourit d'un air satisfait, le stimulant. Un bref
instant Vasco eut l'espoir de voir le pékinois
mis en morceaux, sans merci, par le boxer et le sang-mêlé, avec l'aide
efficace du fox et du petit bâtard. Mais ça n'arriva pas. Les soupirants paraissaient
avoir tout leur temps, ils ne se décidaient pas, ils se contentaient de
grogner, de montrer les dents, de temps en temps quelques aboiements.
D'ailleurs, celui qui aboyait le plus, agressif, était Jasmin.
Quand elle le vit au milieu du cercle, entre les quatre
rudes lutteurs, Clotilde fut près d'avoir une crise de nerf. De petits cris
hystériques s'échappaient de ses lèvres, elle tendit les bras disant
"Jasmin, Jasmin" d'une voix mourante, se laissa tomber sur un banc,
prête à s'évanouir. Elle se tourna vers le commandant :
"Sauvez le
pauvre petit, pour l'amour de Dieu !"
Ses yeux suppliants, le ton sans réplique, décidèrent
Vasco. C'était un vœu fou, comment pénétrer dans ce cercle de désir et de haine
et en retirer le virulent pékinois dont la bravoure frôlait la témérité ? Il
chercha autour de lui une branche morte et, ainsi armé, avança sur les chiens.
Son irruption inattendue provoqua la pagaille et la
confusion. Le boxer relâcha sa garde, recula d'un pas et le gros bâtard en
profita pour l'attaquer par derrière. Jasmin, se sentant l'objet des manœuvres
du commandant, se jeta en avant et percuta contre le fox, ils roulèrent tous
les deux dans les plates-bandes. Le déluré petit bâtard en profita pour
entraîner la femelle si sollicitée et la conduire dans une ruelle proche, plus
calme et plus favorable à l'amour. Le commandant parvint à saisir la laisse de
cuir et à arracher Jasmin aux dents du fox qui, finalement, se retrouva comme
un idiot, cherchant sa compagne. Quand il trouva sa trace et partit en
direction de la ruelle, il était trop tard, les sang-mêlé étaient commandés.
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