« Je souhaiterais être mis en terre avec un jeu de
cartes et un chapelet afin d'être prêt à toute éventualité… » (Buster
Keaton)
Bon père et bon époux, Joaquim-Soarez-da-Cunha l'a
été aussi longtemps qu'il a pu, supportant sans moufter l'autorité de sa femme, l'étroitesse d'esprit de sa fille, de son gendre et tutti quanti. Si au
moins son travail lui avait procuré de temps en temps le réconfort qu'il ne
trouvait plus chez lui, ou bien si des péripéties étaient parfois venues égayer
son existence monotone, alors, peut-être que... mais non, au contraire,
Joaquim-Soarez-da-Cunha se levait tous les matins sans entrain, enfilait
machinalement son costard de cadre dy-na-mi-que, puis vissait à ses lèvres un
sourire de façade et s'en allait bosser en traînant des pieds, l'âme en peine,
ne croisant dans la rue, le tram ou les couloirs du bureau que des gueules en
tout point semblables à la sienne, tristes à mourir, tous prisonniers de cette
routine accablante, et désespérante, qui les tuait à petit feu les uns après
les autres : nervous breakdown !
Aussi, aux alentours de la cinquantaine, après 25
ans de bons et loyaux services rendus aux Impôts, ce fonctionnaire modèle et
bien noté décide de tout plaquer : marre de cette vie étriquée, étouffante,
rasoir au possible ; soif d'aventure et de liberté, envie de respirer à nouveau
l'air salin du grand large, de retrouver la joie toute simple de se sentir
exister.
Quincas Berro D'Água' (2010) Affiche du film de Sérgio Machado |
Dix ans de bonheur et d'ivresse, entouré d'amour et
d'amitié, et puis la mort qui survient sans prévenir : une intime de Quinquin
le découvre un matin, raide et froid dans son lit, une bouteille à la main et
un sourire aux lèvres. Aussitôt la nouvelle se répand à travers les rues du quartier,
courant d'un bistrot l'autre, de bouche à oreille, laissant derrière elle un
goût d'amertume, un sillage de tristesse... qu'on noie dans les pleurs et
l'alcool.
A l'autre bout de la ville, chez les Da-Cunha, la
mort de Quinquin suscite en revanche beaucoup moins de peine que d'effroi. Car
tandis qu'ils s'efforçaient de cacher aux yeux du monde entier ses frasques
d'alcoolique, qu'ils le prétendaient même décédé depuis dix ans, patatras ! le
mort resurgit d'entre les vivants. Quelle plaie ! Et quels tracas ! Dès lors, mentalité
bourgeoise oblige, l'encombrant cadavre de feu Joaquim-Soarez-da-Cunha devient
le sujet de mesquines discussions d'argent et de bienséance. On prévoit de l'enterrer
en toute discrétion, et à moindre coût, cela va sans dire, mais dignement quand
même, en bons catholiques soucieux du qu'en-dira-t-on. Tout est alors prévu,
calculé, préparé aux petits oignons... et puis tout part en sucette quand quatre compères de Quinquin, tous ronds comme des barriques, débarquent à la veillée funèbre...
Quinquin-La-Flotte (Paulo José), Martin-le-Caporal (Irandhir Santos)
Vent-Follet (Luis Miranda), Cosmétique (Frank Menezes) et Bel-Oiseau (Flávio Bauraqui)
|
Un récit plein d'humour, une farce rabelaisienne où, derrière le masque du clown, se cache la profonde humanité d'Amado, ainsi qu'une interrogation sur le sens de la vie et la relation à la mort.
Les premières pages du livre (après une longue mais très intéressante préface du Pr. Roger Bastide) :
I
Les circonstances qui ont entouré la mort de Quinquin-La-Flotte restent jusqu'ici très confuses. Il y a des doutes à dissiper, des détails absurdes, des contradictions dans les dépositions des témoins, des lacunes diverses. Aucune certitude en ce qui concerne l'heure, le lieu et les dernières paroles. La famille, appuyée par des voisins et des connaissances, maintient avec intransigeance la version d'une mort tranquille un beau matin, sans témoins, sans éclat, sans paroles, qui aurait eu lieu quelque vingt heures avant l'autre mort dont la nouvelle fut propagée et commentée au déclin d'une nuit où la lune s'abîma dans les flots et où des faits mystérieux se produisirent au large des quais de Bahia. Et pourtant, entendues par des témoins dignes de foi, abondamment glosées le long des rampes et jusque dans les impasses les plus reculées, ses dernières paroles furent colportées de bouche en bouche car elles représentaient, de l'avis de ces gens-là, autre chose que de simples adieux à ce monde : un "message au contenu profond", comme dirait un jeune auteur de notre temps.
Une foule de témoins dignes de foi, au nombre desquels le patron Manuel et Quitéria-l'oeil-écarquillé, qui n'a pas deux paroles... Néanmoins il est des gens qui refusent toute authenticité, non seulement aux propos si admirés, mais aussi à tous les événements de cette nuit mémorable où, à une heure incertaine et dans des conditions discutables, Quinquin-La-Flotte plongea dans la mer de Bahia et partit pour l'éternel voyage dont on ne revient plus jamais. Le monde est ainsi, peuplé de gens sceptiques et qui nient par manie : tels des bœufs liés au joug, ils sont rivés à l'ordre, à la loi, aux façons de procéder courantes, et au papier timbré. On brandit triomphalement le certificat de décès signé par le médecin peu avant midi et avec ce simple papier — pour la seule raison qu'il comporte des caractères imprimés et des timbres fiscaux — on tente d'effacer les heures intensément vécues par Quinquin-La-Flotte jusqu'à son départ librement et spontanément décidé par lui, comme il ressort de la déclaration qu'il fit à haute et intelligible voix à ses amis et aux autres personnes présentes. [...](Jorge Amado, Quinquin-La-Flotte, 1961)
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