B. Pivot : Est-ce
qu'y a beaucoup de... d'euuh... de femmes comme cette Tieta, au Brésil ? Parce
que non seulement elle est belle, mais elle a beaucoup de fantaisie, beaucoup
de drôlerie, beaucoup d'euuh... volupté... Y en a beaucoup comm' ça, au Brésil
? Vous m'emmenez là-bas, dites ?
J. Amado : Oh,
je crois que vous pouvez y aller tout seul... mais si vous arrivez là-bas,
alors ça va être la folie, vous savez ! Ha ha ha !
R. Fallet : Moi
aussi j' peux venir ?
J. Amado : Ohhhh,
mon Dieu !
Antonieta, Tieta pour les intimes, était gardienne
de chèvres dans un modeste village aux us et coutumes sans doute un peu trop
rétrogrades pour cette jeune fille libertine s'offrant à qui lui plaisait dès
que ça la chatouillait. Rien que de plus naturel, de plus normal et de plus
humain, mais pour des cul-bénis à la morale hypocrite : l'aiguillon du Diable,
la tentation du Malin, Satan personnifié. Aussi, un jour, dénoncée par sa
propre sœur, puis chassée du foyer par son paternel, Tieta se
vit contrainte à l'exil loin des siens. Commença alors pour elle une vie
d'aventure et d'errance, de bonnes et de mauvaises fortunes, qui la
conduisirent jusqu'à São Paulo, ville-lumière où Tieta finit par se faire une
place au soleil, et d'où, sans la moindre rancune, elle envoya tous les mois à
sa parenté quelques mots d'affection, ainsi qu'un chèque plutôt bien rempli.
Une vingtaine d'années plus tard, suite à la mort de son
époux, un industriel multi-millionnaire, Tieta décide de revenir passer deux ou
trois semaines dans son village natal. Sitôt prévenue du retour au bercail de
la jeune bergère dépravée, aujourd'hui richissime héritière, la famille vient
s'agglutiner au grand complet devant l'arrêt du car, avec aussi les amis, les
amants éconduits, le curé du village et les enfants de chœur, tous en rangs
bien serrés, tenue de circonstance et condoléances aux lèvres, mentalement
préparés à recevoir dignement la veuve qu'ils supposent en larmes et en deuil,
sauf que... Sauf que ce n'est pas une vieille femme éplorée qui descend du bus,
mais une quadra encore appétissante, toute colorée de la tête aux pieds, la
croupe aguichante, le sachant et le montrant, pourquoi s'en priver. Ce
que Tieta leur cache, en revanche, c'est qu'elle n'est pas l'épouse légitime du
défunt mais seulement sa maîtresse attitrée, qu'elle n'est pas non plus à la
tête d'entreprises florissantes mais tenancière d'un bordel de luxe, et enfin
que la splendide créature qui l'accompagne n'est pas sa belle-fille mais la
préférée de ses putains. Mieux encore : à peine débarquée du bus,
Tieta-la-Cougar s'amourache de l'un de ses neveux, un jeune et séduisant
séminariste en soutane, mais aussi bien monté qu'un âne et dix fois plus ardent
qu'un bouc. Comment le sait-elle ? Devinez !
Lan (Samba de Roda) |
Ajoutez-y encore une grosse cuillerée de mensonges,
tromperies et joyeuses trahisons, et le tout dresse un tableau plutôt savoureux
des diverses mentalités et comportements humains, miroir de nos travers et de
nos ridicules : réjouissant.
Seul petit bémol à ce roman-feuilleton, outre les coquilles (nombreuses dans l'édition Stock de 1979) : sa longueur. Qu'Amado se soit beaucoup amusé à l'écrire, c'est certain, qu'il nous amuse beaucoup par la même occasion, c'est incontestable, mais il arrive parfois qu'un peu de lassitude vienne gâcher la lecture, c'est dommage.
A noter enfin que l'auteur, ce malotru, s'immisce de temps à autre dans le récit, pour le commenter, l'expliquer ou l'emberlificoter, comme ici par exemple :
[...] Quand nous frayons de nouvelles voies comparables aux meilleures de l'étranger ; quand sont implantées des industries à la pelle, quand, répondant aux appels du progrès, s'éveille un nouveau Nordeste, délivré des sécheresses, des épidémies, de cette faim centenaire et — ne l'oublions pas — de l'analphabétisme rapidement enrayé ; quand la presse, la radio, la TV uniformisent mœurs morale, modes et langage, balayant comme une lie les coutumes régionales, les expressions, les divertissements, quand les gratte-ciel monumentaux unifient le paysage citadin, se dressant sur les décombres de l'histoire et des quartiers d'une prétendue valeur artistique ; quand notre musique populaire se fonde enfin sur des mélodies et des thèmes universels, surtout yankees, et abandonne les rythmes d'un méprisable folklore national ; quand le mysticisme hindou (et annexes) illumine l'âme des jeunes dans la fumée de la drogue d'Alagoas : quand des idéologues avancés s'efforcent de liquider les principes du métissage et d'implanter le racisme parmi nous, le Blanc, le Noir et le Jaune, pour que nous ne soyons pas en reste sur les nations réellement civilisées et que la violence marque notre face, la lavant de l'antique cordialité brésilienne, signe de retard ; quand l'art conscient de son rôle nie la terre et l'homme et se fait concret, abstrait, objet identique en tout à l'européen, au nord-américain, au japonais ; quand nous créons un langage nouveau pour les écrivains, ésotérique mais extrêmement révolutionnaire dans son fond et sa forme, d'autant plus actuel que plus inintelligible ; quand appuyés sur la censure et sur la trique, nous créons la démocratie, la vraie, pas l'ancienne qui menait le pays à l'abîme ; quand nous entrons miraculeusement dans l'ère de la prospérité au rythme des nations riches, productrices de pétrole, de blé, de bombes atomiques et de satellites, de whisky et de bandes dessinées, summum de la littérature ; quand nous sommes en passe d'occuper notre place parmi les grandes puissances et que, dans des usines installées ici, nous produisons des véhicules nationaux — Mercedes Benz, Ford, Alfa-Romeo, Volkswagen, Dodge, Chevrolet, Toyota, etc. — comment un écrivain ose-t-il appeler "marineti" le bus qui conduit les passagers de Sant'Ana de l'Agreste à Esplanada et vice versa ? Un arriéré, l'auteur, perdu dans le temps, aux calendes grecque.
[...] Quand nous frayons de nouvelles voies comparables aux meilleures de l'étranger ; quand sont implantées des industries à la pelle, quand, répondant aux appels du progrès, s'éveille un nouveau Nordeste, délivré des sécheresses, des épidémies, de cette faim centenaire et — ne l'oublions pas — de l'analphabétisme rapidement enrayé ; quand la presse, la radio, la TV uniformisent mœurs morale, modes et langage, balayant comme une lie les coutumes régionales, les expressions, les divertissements, quand les gratte-ciel monumentaux unifient le paysage citadin, se dressant sur les décombres de l'histoire et des quartiers d'une prétendue valeur artistique ; quand notre musique populaire se fonde enfin sur des mélodies et des thèmes universels, surtout yankees, et abandonne les rythmes d'un méprisable folklore national ; quand le mysticisme hindou (et annexes) illumine l'âme des jeunes dans la fumée de la drogue d'Alagoas : quand des idéologues avancés s'efforcent de liquider les principes du métissage et d'implanter le racisme parmi nous, le Blanc, le Noir et le Jaune, pour que nous ne soyons pas en reste sur les nations réellement civilisées et que la violence marque notre face, la lavant de l'antique cordialité brésilienne, signe de retard ; quand l'art conscient de son rôle nie la terre et l'homme et se fait concret, abstrait, objet identique en tout à l'européen, au nord-américain, au japonais ; quand nous créons un langage nouveau pour les écrivains, ésotérique mais extrêmement révolutionnaire dans son fond et sa forme, d'autant plus actuel que plus inintelligible ; quand appuyés sur la censure et sur la trique, nous créons la démocratie, la vraie, pas l'ancienne qui menait le pays à l'abîme ; quand nous entrons miraculeusement dans l'ère de la prospérité au rythme des nations riches, productrices de pétrole, de blé, de bombes atomiques et de satellites, de whisky et de bandes dessinées, summum de la littérature ; quand nous sommes en passe d'occuper notre place parmi les grandes puissances et que, dans des usines installées ici, nous produisons des véhicules nationaux — Mercedes Benz, Ford, Alfa-Romeo, Volkswagen, Dodge, Chevrolet, Toyota, etc. — comment un écrivain ose-t-il appeler "marineti" le bus qui conduit les passagers de Sant'Ana de l'Agreste à Esplanada et vice versa ? Un arriéré, l'auteur, perdu dans le temps, aux calendes grecque.
(Jorge Amado, Tieta do Agreste, 1977)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire