Les dents serrées, les poings fermés, bravant le froid
glacial et les dangers de la brousse, quatre hommes aguerris marchaient d'un
pas décidé sur le boulevard Voltaire. De toute évidence, ces mercenaires
n'avaient peur de rien ni ne
s'effrayaient de personne. Habitués qu'ils étaient à naviguer au milieu d'une
faune par nature hostile, et revêtus pour l'occasion de leur tenue de
camouflage, ils contournaient les obstacles avec tant de grâce et de félinité
qu'à les voir évoluer ainsi nul ne pouvait douter du parfait déroulement de
leur mission. L'ANPéRo (nom de code retenu pour cette opération) n'était
toutefois pas sans risques ni périls, ce dont les quatre hommes avaient
d'ailleurs pleinement conscience. Ils savaient tous à quel point leurs qualités
d'endurance allaient être mises à l'épreuve, mais s'y étaient préparés avec
application, emplissant notamment leur barda de rations K et de munitions à
profusion : grenades Kinder et mines Haribo... on n'en dira pas plus.
Un pas devant les trois autres, les dépassant tous d'une
tête, tant par la taille que par l'intelligence, se tenait Le-Chef, un grand
gaillard à l'autorité aussi naturelle qu'incontestée, un homme d'ordre et
d'organisation, sensible et méticuleux, aimant les coucous suisses, les confitures
d'abricots et les poèmes ajustés comme un lit au carré. Bien que son esprit, en
charge d'âmes, fut souvent hanté par un obsédant décasyllabe, Alpha-November-Papa-Romeo,
Alpha-November-Papa-Romeo... jamais il n'avait failli à sa tâche ni n'avait
déçu ses troupes ; c'était un chef et un vrai !
A l'heure H, ce dernier imposa le silence dans les rangs d'un
signe impérieux du bras. Aux ordres, le commando se tut et s'arrêta
aussi sec. Par simple acquis de conscience, Le-Chef vérifia une dernière fois les
coordonnées GPS de l'ANPéRo, puis, désignant l'enseigne d'une auberge déguisée
en librairie, il dit :
- Hardi, les
p'tits ! 198 boulevard Voltaire, l'Entropie c'est ici !
Silencieux et apparemment désert, l'endroit n'était pas
des plus rassurants, sauf pour ces vieux baroudeurs qui en avaient vu d'autres tout au long de leur carrière déjà bien remplie. Les recoins sombres, les angles morts, les ombres furtives, tout
ici leur rappelait les opérations de Kolwezi, Diên Biên Phu, Djibouti... Soudain,
un 5ème homme, tapi jusqu'alors derrière une pile de livres d'art,
surgit de sa cachette tel un diablotin, avec à la main une BD 24x32 prête à cracher des flammes.
Reconnaissant juste à temps ses compagnons d'arme, il abaissa la sienne et leur
dit simplement :
- Entrez, les aminches
! Entrez, chez moi, c'est chez vous !
Puis, après avoir échangé des poignées de main viriles, ils
s'assirent tous les cinq autour d'un feu de camp et commencèrent à deviser
tranquillement, évoquant tout d'abord la mémoire des absents, puis parlant d'encodage
et de science-fiction, aussi des rats de l'INA, de l'infâme Céline, d'actrices de cinéma et enfin du
point G, avec pour certains comme un parfum de nostalgie.
- Tu l'as trouvé,
toi, le point G ?
- Je le cherche
encore...
L'heure, déjà bien avancée, était devenue propice aux
confidences, prélude aux chants de régiment que le quintette entonna, la main
sur le cœur :
- J'avais un
camarade, de meilleur il n'en est pas...
- Nous allions
comme deux frères, marchant d'un même pas...
Lolo-le-Tatoué et Stéphanogéopolis s'en donnèrent à cœur si
joyeux et gorge si bien déployée, que les trois autres compères, émus aux
larmes, finirent par se taire pour mieux apprécier ce chant d'amour et de
tendresse. Il faut dire ici que le tavernier avait non seulement glissé dans
leur verre une substance hautement désinhibante, mais également poussé à la
consommation d'apéritifs épicés propres à vous retourner les sangs, et le reste avec,
ceci expliquant peut-être cela. Quoi qu'il en soit, les liens étroits et
indéfectibles qui unissaient à présent Lolo-le-Tatoué à Stéphanogéopolis,
faisaient plaisir à voir. Même Le-Chef en avait le cœur à l'envers, d'un si
parfait unisson et d'un si bel orphéon. L'oreille aux aguets, les écoutant converser,
il croyait parfois entendre la harpe et le clavecin d'une agréable sonate. Il
suffisait en effet que Stéphanogéopolis parle d'esthétique militaire, de cheveux coupés ras ou de mâles gardes-à-vous, pour que Lolo-le-Tatoué
réplique aussitôt : harmonie des chambrées, franche camaraderie, utile et
nécessaire complicité des troufions. Après quoi, il les observa se faire des
politesses autour d'un livre que tous deux souhaitaient s'approprier par
affinité de goûts, puis, au comble de l'attendrissement, les surprit encore à
se tatouer leur nom sur le front et le poignet, tout comme un couple
d'enfants amoureux s'en va graver l'écorce d'un arbre.
A 23h00 et des brouettes, le temps étant venu pour le
tavernier de plier boutique, il pria les quatre autres de regagner gentiment leurs pénates.
Le-Chef enquilla le boulevard en direction de Nation et
moi de la Bastille.
Quant à Lolo et Stéphano, ils pénétrèrent ensemble dans la
bouche du métro Charonne, qui les avala comme un seul homme...
(;-)
Je ne sais pas très bien, Vincent, qui est l'écrivain de tes étagères qui a presque mais doublement réussi à infirmer à ce point la belle phrase de Rilke, "au fond, et précisément pour l'essentiel, nous sommes indiciblement seuls", mais tu me mets de côté tous ses livres steplet! Stéphane-René
RépondreSupprimerPour conserver le ton martial (c'est, c'est, c'est, c'est l'hymen), nous publions en trois exemplaires ce message du jeune Stéphane S., selon le vieil adage militaire : une fois c'est un hasard, deux fois, une coïncidence, trois fois, un sabotage. Il faut savoir compter au-delà du pas !
RépondreSupprimerIl ne manque de des photos !
RépondreSupprimerMerci pour le récit,
Isabelle (Wanda-Lou Zy)