"Magnifique et étourdissant. S'il est vrai que le roman est avant tout action, celui-ci est un modèle du genre. Peu de livres s'éloignent autant des jeux gratuits de l'intelligence."
Le jeune philosophe en devenir qui parlait ainsi, dans l'Alger Républicain, en 1939, était l'exact contemporain d'Amado, un homme de cœur et d'esprit, à la fois sensible et intelligent, de gauche évidemment, aimant la vie, la liberté et le soleil d'Oran ; c'était aussi un homme de paix et de justice, compatissant à la misère d'autrui, sachant opposer la raison à la violence et la révolte à l'absurde, tout en restant lucide et malgré tout heureux, je veux dire le futur prix Nobel prématurément disparu : Albert Camus. Et il avait raison, ce livre d'Amado, le quatrième d'une longue série, écrit à l'âge de seulement 23 ans, est effectivement magnifique, étourdissant... et bouleversant.
Sans doute l'enfance difficile de
Camus, sa douloureuse expérience de la pauvreté familiale, l'ont-elles rendu
particulièrement réceptif à l'histoire d'Antonio Balduino, le personnage
central de ce roman, un orphelin pauvre et noir dont la vie n'est qu'une
succession d'épreuves.
Elevé par sa tante paternelle
jusqu'à sa onzième année, Antonio Balduino, dit Baldo, fréquente moins volontiers
les bancs des écoles que les rues malfamées du quartier où il vagabonde à
longueur de journée, préférant s'initier à l'art de la savate, ou bien à gratter la
guitare, plutôt qu'apprendre à lire et à écrire. A quoi bon l'école, en effet,
si elle ne sert qu'à devenir l'esclave d'un patron ? Pourquoi gaspiller sa
jeunesse entre quatre murs quand l'avenir est déjà tracé : cireur de
chaussures, ouvrier d'usine ou débardeur de quais trimant du matin au soir pour
un salaire de misère. Il n'y a rien autour de l'enfant qui puisse l'inciter à
l'étude, pas le moindre exemple de réussite sociale, rien qui ne soit
susceptible de l'encourager, ni de susciter en lui le rêve et l'espoir. Rien ?
Pas tout à fait, non. Il y a les histoires que les vieux racontent, assis sur
le pas de leur porte, et que Balduino écoute avec attention : des aventures de
brigands et d'esclaves révoltés qui le font frémir de la tête aux pieds. Aussi,
très tôt, Baldo n'a-t-il qu'une seule ambition, celle de devenir à son tour un
bandit de grand chemin dont les exploits seront chantés d'un bout à l'autre du
pays.
Tout bascule pour lui du jour où
sa tante, frappée de folie, est internée dans un asile. Recueilli par une
famille riche et blanche des beaux quartiers (pléonasme), il y est bien traité
mais s'y sent prisonnier comme l'oiseau en cage. Seule l'immédiate amitié qu'il
éprouve pour Lindinalva, la fille de son hôte, l'empêche de s'enfuir à peine
arrivé dans sa nouvelle résidence. Et puis, les mois et les années s'écoulent.
Nourri, logé, instruit, blanchi en échange de menus services domestiques, Baldo
grandit vite. Il a maintenant quinze ans, Lindinalva trois de plus. Un jour,
soupçonné à tort d'avoir de mauvaises intentions à l'égard de la donzelle, il
reçoit une monumentale raclée durant laquelle on lui fait cruellement ressentir
et la couleur de sa peau et son statut social. Comprenant dès lors que sa place
n'est plus ici - et qu'elle ne l'a d'ailleurs jamais été -, il détale le
lendemain matin, sans demander son reste, n'emportant dans son baluchon que la
haine des blancs et le souvenir de son amour pour Lindinalva qui le hantera
longtemps... très longtemps.
Commence alors pour lui une vie
d'errance et de vagabondages. A quinze ans, chef respecté d'une bande de voyous
pas vraiment méchants, il couche à même la rue dans des papiers journaux, tend une main aux passants et tient dans l'autre un couteau. Gamin paumé en quête
d'identité, n'ayant cesse de donner un sens à sa vie, il devient tour à tour
champion de boxe, inventeur de chansons, marin d'eau douce, employé de plantation et lutteur de fête foraine. A vingt ans et des brouettes, Antonio Balduino a vécu
plus d'aventures qu'il n'en a jamais rêvé. Il a parcouru le Nordeste de fond en
comble, mais sans jamais trouver "sa maison". Il a fait
l'amour sur les plages, sous des portes cochères et dans le galetas des
putains, mais s'il a serré mille et une femmes dans ses bras c'est toujours à l'obsédante Lindinalva qu'il songeait. Aussi, apprenant qu'elle est à présent mourante et abandonnée
de tous, se précipite-t-il aussitôt à son chevet. Trop tard. Elle meurt dans
ses bras sans qu'il puisse la sauver, mais en lui promettant toutefois d'élever
et de protéger son gosse comme son propre fils.
C'est le déclic. Pour honorer sa
promesse, Antonio Balduino devient docker sur le port de São Salvador da Bahia,
là-même où étaient débarqués les esclaves africains à peine deux siècles plus
tôt, et là-même où leurs descendants travaillent toujours aussi dur pour
toujours aussi peu. Comme quoi on a beau courir et courir encore comme un Noir
en fuite, un jour ou l'autre l'histoire finit par vous rattraper... Et Balduino,
qui se croyait jusqu'alors aussi libre que l'air, va bientôt se découvrir
enchaîné, sans autre alternative que se révolter ou se soumettre aux fers.
Un jour, pour arracher quelques
sous de plus à la Compagnie, les conducteurs de tramway cessent subitement leur
travail. Ils sont suivis par le personnel de l'Electricité, du Téléphone et des
manufactures, puis par les taxis, les coursiers, les commis boulangers. A
mesure que le pays se paralyse, Baldo s'éveille peu à peu à la politique.
D'abord entraîné à son corps défendant dans la grève générale, il y prend vite goût
et même s'y épanouit. N'hésitant plus à s'exprimer dans les meetings, il lui
suffit de raconter simplement ce qu'il a vu durant son périple pour entraîner derrière
lui, en meneur d'hommes qu'il a toujours été, les plus indécis des grévistes. Car
si les cinq années passées à vadrouiller lui ont beaucoup appris, l'enfant
qu'il était jadis a moins changé qu'il n'y paraît : il a seulement mûri. Ses
qualités naturelles ayant gagnées en maturité, il ne se soustrait plus à la
réalité mais l'assume, ne songe plus au suicide mais se bat, ne fuit plus mais
fait face. C'est à présent un homme. Et son âme, qui n'avait vocation ni à être
asservi ni à faire le mal, a fini par trouver dans le Syndicat la maison
qu'elle cherchait depuis longtemps, celle du peuple auquel elle appartient.
Ecrit durant les années 30, à
une époque de fort clivage politique et de poussée existentielle, on pourrait
croire que ce livre a plutôt mal vieilli. Nenni ! Un tour en carriole de
l'autre côté du périph convaincra quiconque du contraire. Dans ce qu'on
appelle les ZUP ou les ZEP se trouvent encore des Baldo par dizaines, d'authentiques
voyous ou des mauvais garçons au cœur tendre, tous à l'image des personnages de cet
excellent roman d'Amado, traité de bout en bout à la manière du combat
de boxe sur lequel s'ouvre en trombe le premier chapitre. Un roman sans temps mort ni fioriture
littéraire, mais rythmé, vif et direct, comme le coup sec à l'estomac qu'Antonio Balduino balance à son adversaire allemand, cependant que la foule massée sur les bancs beugle en chœur :
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