Premier ouvrage de référence sur la Grande Guerre : le célébrissime Paroles de Poilus, paru en 1998, sous la direction d'Yves Laplume et Jean-Pierre Guéno. Edité tout d'abord chez Librio, puis en version de luxe illustrée et même en BD, ce recueil de lettres a été vendu à plus de 3 millions d'exemplaires, soit presque autant que l'opuscule de Stéphane Hessel et dix à douze fois plus que les derniers prix littéraires. Rien à redire là-dessus. La guerre fait toujours recette et, si elle n'a malheureusement que la mort à offrir à ceux qui la font, elle assure souvent la gloire ou la fortune à ces commentateurs. Ce pourquoi il convient de souligner ici que les coauteurs de l'ouvrage, renonçant à leurs droits, n'ont pas touché un seul rond sur les ventes. Dont acte. En revanche, leur travail éditorial, aussi méritoire soit-il, n'est pas sans défaut.
Sur les 8 milliards de courriers échangés entre 1914 et
1918, Laplume et Guéno, suite à leur appel lancé auprès des auditeurs de Radio
France, ont reçu 8000 lettres inédites (0,0001%) en provenance des quatre coins
de l'Hexagone. Sur ces 8000 lettres, ils en ont sélectionné 120
(0,0000015%) selon des critères légitimes mais ô combien discutables : qualité
littéraire, charge émotionnelle ou dimension réflexive. Puis il les ont encore
présentées, pour ne pas dire mises en scène, jouant sur la fibre sensible et privilégiant les aspects dramatiques, le tout
de manière un peu trop uniforme. Exit les temps morts et les parties de
rigolade, autrement dit les moments de bonheur ou d'ennui qui rythmaient aussi la vie des tranchées pour une très large part. Exit encore les bons'hommes,
jeunes ou moins jeunes, qui écrivaient comme des pieds, n'avaient pas grand chose à dire et n'en étaient
cependant pas moins touchants, peut-être même davantage qu'un Etienne Tanty ou
qu'un Maurice Maréchal, deux épistoliers de grand talent, aux
facultés intellectuelles largement supérieures à la moyenne de l'époque, pas
forcément mieux armés pour faire face à l'adversité, mais autrement mieux aptes
à la décrire et par là même à la supporter. Attention, je ne dis pas que ce
livre est imbuvable, au contraire : construit comme un roman, il se lit presque
trop bien, d'autant que les personnages qui le composent sont vrais, tout comme
l'histoire qu'ils racontent. Mais j'ai suffisamment lu, épluché et parfois même
déchiffré de lettres de Poilus, plusieurs milliers chinées de ci de là, pour oser
prétendre qu'un avertissement aux lecteurs aurait été le bienvenu, ne
serait-ce qu'un petit encadré précisant que la réalité est multiple et que ce
corpus n'en représente qu'un aspect.
Un petit tour par ici. |
"On est étonné de voir à quel point nos anciens étaient incroyablement doué du point de vue de l'écriture [...] On est stupéfait de voir que ces poilus (qui n'étaient pas des intellectuels, qui n'avaient pas bac+4 mais souvent le certificat d'étude), on est surpris de voir le talent, la culture qu'ils peuvent mettre dans les journaux. [...] Le français moyen écrivait de façon lumineuse, étonnante, drôle, vraiment c'est un émerveillement. Alors, oui, on a quelques contre-exemples, on a quelques poilus qui écrivaient du pied gauche, mais bon, c'est relativement peu fréquent."
Même écueil que précédemment : la volonté manifeste de faire des Poilus
des gens de plume. Or, si certains d'entre eux l'étaient, la plupart ne
l'étaient pas. Et si presque tous savaient lire et écrire, seule la crème des
soldats participait à ces journaux, principalement des officiers ou des
sous-officiers issus des classes moyennes urbaines : journalistes de formation,
avoués du barreau, employés de bureau, instit', étudiants... Et des ouvriers
? me demanda un jour un enfant. Oui, quelques-uns... Et aussi des paysans
? Oui, mais encore moins... Puis je lui expliquai l'importance des
disparités sociales, ajoutant que son arrière-grand-père n'était ni un fin
lettré ni un abruti complet, qu'il avait un foutu sale caractère mais fauchait
les blés comme personne... Les blés ? Oui, les blés, le pain, si tu
préfères... Et je lui dis encore, une main tendrement posé sur sa tête, que
les hommes, au vu de leur nombre - 8 millions de mobilisés, 5 millions de
soldats - n'étaient réductibles à rien, qu'il n'y avait pas d'archétype (tu
regarderas dans ton dictionnaire), mais qu'une chose cependant surprenait lorsqu'on
approchait de près les Poilus, c'est de voir à quel point ils étaient
finalement nos contemporains, avec leurs soucis du quotidien, leur amour de la
famille et leur désir de paix. Je terminai en lui disant qu'on pouvait lire des
dizaines de correspondances, d'essais, de récits, de romans, qu'on pouvait aussi
compulser des milliers de journaux et même feuilleter tous les documents
officiels, sans jamais rien comprendre à cette guerre. Ah ! fit l'enfant,
apparemment déçu. Je lui tapotai l'épaule : Il est impossible de faire le
tour de cette Guerre parce qu'elle est trop Grande pour nous, vois-tu. Elle est
comme un défi lancé à notre intelligence et à sa curiosité, raison pour
laquelle on ne peut y mettre un doigt sans y laisser son bras. Et alors je
cachai mes deux bras dans mon dos et l'enfant se bidonna.
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