L'attitude conquérante, le regard dur et les moustaches en
crocs, à première vue Camille Régnault donne l'impression d'aimer la bagarre : c'est
un guerrier dans l'âme, nous dit la photo. Quant à sa correspondance de
guerre, l'une des plus atypiques qu'il m'ait été donné d'étudier, elle révèle
un jeune homme non seulement bravache et revanchard, mais tellement cocardier
qu'il ressort de l'ensemble un portrait type, une caricature : celle du Poilu
de 14 dont les journaux de l'époque abreuvaient leurs lecteurs, ce soldat aussi
parfait qu'idéal dont rêvait Maurras, que fantasmait Daudet et que la
propagande en général exaltait. A se demander parfois si Camille, tout comme
l'enfant en quête de modèle, ne cherchait pas simplement à ressembler à cette
figure d'Epinal. Peut-être, en effet, ne faisait-il le fier-à-bras qu'à seule
fin d'impressionner la galerie. Peut-être aussi ne jouait-il pas seulement la
comédie, mais, n'ayant pas encore appris à distinguer ses pensées personnelles
des idéaux inculqués, s'efforçait-il de se conformer à une image sociale
stéréotypée. Et peut-être convient-il alors de savoir d'où venait Camille pour
comprendre un peu mieux l'homme qu'il était vraiment.
***
Il est deux heures et demie du matin, en ce dimanche 7 mai
1893, lorsque Elisabeth Régnault, dans sa maison de Champigneulles, donne le
jour à son quatrième et avant-dernier enfant : un bébé de sexe mâle d'environ 3
kilos et 48cm. Ce dernier, apparemment déjà bien au courant des usages, pousse
un cri strident à vous percer les tympans, avant de se pencher avidement sur le
sein de sa mère pour sa première tétée. Debout près du lit, attendri, apaisé et
ravi, Jules, le père de l'enfant, admire le tableau sans mot dire, tellement sa
gorge est une nouvelle fois serrée d'émotion. Ce n'est que lorsque la sage-femme
revient dans la chambre, accompagnée de trois gosses au regard encore tout
ensommeillé, qu'il retrouve enfin la parole : Voilà votre petit frère,
leur dit-il en désignant l'enfant. Il vient d'arriver et il s'appelle
Camille, vous pouvez aller embrasser votre mère, elle l'a bien méritée. Ce
qu'ils font aussitôt avant d'aller se recoucher.
Six mois plus tard, Camille Régnault sort sa première dent
; on frotte un morceau de sucre sur sa gencive enflammée pour l'aider à percer.
A l'âge de 8 mois, il dit ou plutôt balbutie son tout
premier mot : deux vagues syllabes accolées, quelque chose qui ressemble à maman,
c'est du moins ce que cette dernière assure avoir entendu.
A 11 mois, Camille fait ses premiers pas : il titube...
chancelle... et tombe... mais se relève aussitôt et recommence de suite, sous
les encouragements de sa tribu puisqu'il semble avoir attendu qu'elle soit
réunie pour se lancer dans cette folle aventure.
Le jour de ses trois ans, son père, militaire de carrière,
l'emmène pour la première fois au Fort de Frouard où il fait office de gardien
et d'intendant logistique. Ils passent d'abord sur le pont-levis à bascule,
puis devant le corps de garde où un homme en faction les salue
réglementairement, la main droite au képi et de bonnes blagues aux lèvres.
Jules explique alors à son fils l'utilité des remparts, des fossés maçonnés et
des guérites blindées. Il actionne ensuite les tourelles des canons et des
mitrailleuses, lui fait visiter les casemates, les magasins à poudre et à
cartouches, aussi les fours à pain, le poste optique et les infirmeries.
Camille ne comprend pas tout, mais s'émerveille de tout. Epuisé mais heureux,
le soir il s'endort en rêvant du Fort.
Ils y retourneront souvent ensemble, mais en 1901, après
30 ans de service, Jules Régnault prend sa retraite et la famille quitte la
commune de Champigneulles pour celle de Danjoutin, où est née madame 40 ans
plus tôt. Le couple, encore jeune, achète alors un café-restaurant au cœur de
ce village composé d'environ 2000 âmes et situé sur le Territoire de Belfort,
théâtre de violents combats durant la guerre franco-prussienne d'il y a 30 ans à peine.
Parmi les Danjoutinois, nombreux sont ceux à ne pas avoir
oublié les maisons pillées, les villages incendiés et les exécutions sommaires.
Plus nombreux encore ceux qui n'ont pas digéré la défaite, la perte de
l'Alsace-Moselle et surtout les 5 milliards de francs-or versés à l'ennemi au
titre d'indemnités. Ici, bien plus qu'ailleurs en France, on n'aime pas les Pruscos.
Il n'est d'ailleurs pas rare qu'une conversation de bistrot s'engage entre
patriotes enragés autour de cette question sensible. Et pas rare non plus que
Jules Régnault attise les flammes du débat du haut de son comptoir :
- Déroulède !
Boulanger ! Barrès ! voilà les gars qu'il nous faut !
La voix sonne pareille à un clairon juste avant la
bataille. Au fond de la salle, assis sur une petite chaise devant une petite
table, Camille lève la tête pour observer son père. Il s'étonne un instant de
sa figure empourprée, puis s'en retourne à ses soldats de plomb, en mettant
dans son jeu plus d'entrain que d'ordinaire : dragons de Bavière et cavaliers
Saxons mordent la poussière.
A l'école de la République aussi, Camille apprend que l'Allemagne est détestable, et qu'il doit aimer la France parce que la Nature l'a faite belle et que l'Histoire l'a faite grande.
- Pourquoi l'aimer ? demande une nouvelle fois l'instituteur à barbiche.
- Parce que la Nature l'a faite belle et que l'Histoire l'a faite grande, répondent de concert les trente-six garçons, auxquels le maître d'école enseigne l'histoire et la géographie, autrement dit le culte du drapeau et l'adoration de la Patrie.
- Parce que la Nature l'a faite belle et que l'Histoire l'a faite grande, répondent de concert les trente-six garçons, auxquels le maître d'école enseigne l'histoire et la géographie, autrement dit le culte du drapeau et l'adoration de la Patrie.
- Bien !
Veuillez maintenant écrire sur votre ardoise les phrases suivantes au présent
de l'indicatif : Nous serons tous soldats... Nous saurons le maniement du
fusil... Nous veillerons la frontière... Nous nous battrons contre
l’envahisseur... Nous obtiendrons la croix des Braves et serons fiers de mourir
pour la France...
Voilà pour la grammaire et la conjugaison. Quant à
l'orthographe, monsieur l'instituteur choisit avec soin ses dictées dans le
livre d'Augustine Fouillée (Le Tour de France par deux enfants) ou dans
celui d'Ernest Lavisse (Tu seras soldat) :
- Belfort,
l'héroïque cité, commandée... é-euh... par un vaiLLant colonel, lutta cent
trois jours... luTTa... avec seize mille hommes... contre quatre-vingt mille
PruSSiens qui l'aSSiégeaient...
Les trente-six élèves font crisser la craie sur l'ardoise
avec application. Sous le regard sévère de leur maître, posté près du poêle à
charbon, ils s'échinent tous à tracer de plus beaux "s" et de
plus jolis "t" que leurs voisins de pupitre. Les uns ont les
lèvres pincées par l'effort, les autres tirent un petit bout de langue et
quelques-uns ouvrent bien grand leur bouche. Ils sont en tout point semblables
aux six millions d'écoliers disséminés sur le territoire national, ne sont pas
particulièrement sages, ni spécialement gentils, mais tout simplement dociles.
Et lorsque la cloche sonne l'heure de la récré, on les voit s'égailler sous le
préau telle une volée d'étourneaux, puis faire d'un vulgaire morceau de bois un
fusil ou un sabre, qu'ils manient entre eux sans la moindre pitié.
Imbibés d'Histoire militaire, ils rejouent ensemble la
bataille de Sedan, ou bien celle de Bazeilles, après avoir tiré au sort les
bons et les méchants. Portant alors leurs coups moitié pour rire et moitié pour
tuer, ils repoussent l'ennemi ou l'assaillent avec le même acharnement, et
cherchent à faire couler le sang adverse à seule fin d'accorder à leurs jeux un
semblant de vraisemblance. Camille y met tout son cœur et même davantage. A tel
point qu'il revient parfois du collège la blouse déchirée, les genoux écorchés,
les coudes éraflés. Sermonner par son père et soigner par sa mère, il laisse
passer la tempête, puis leur explique avoir mis en déroute à lui seul un
bataillon de Hussards allemands.
- Voyez-vous ça
! Combien dis-tu qu'ils étaient ? demande Jules.
- Z'étaient au
moins 100, p'pa !
Amusé et bientôt contaminé par l'enthousiasme du garçon,
Jules lui sourit avec complicité, au grand dam d'Elisabeth,
laquelle n'apprécie guère ce type d'encouragement mais se garde bien
d'intervenir. Les sourcils froncés, la mine soucieuse, elle observe en silence
l'époux et l'enfant, se dit qu'il y a entre eux une connivence de sang et de
tempérament, que derrière la bonhomie de leur visage se cache quelque chose de
farouche, de sauvage, d'ombrageux, une chose toujours prête à mordre et à
griffer, comme la violence endiguée d'une bête en cage, d'un fauve
apparemment apprivoisé, mais soumis par la force et la contrainte, obéissant aux
ordres de qui l'a dressé, et donc aussi bien disposé à haïr qu'à aimer, voire
même à tuer ou se faire tuer si la loi l'exige. Elisabeth pense ici à la
guerre. Elle sait bien qu'il s'agit là d'une histoire d'homme, et que les
femmes ne sont finalement là que pour raccommoder leurs blessures, mais elle ne
peut s'empêcher de s'inquiéter pour Camille, en qui elle a remarqué un net
penchant pour les jeux violents et brutaux, aussi le goût des armes et des
choses militaires. Elle se rassure en songeant qu'il obtient suffisamment
bonnes notes et bons points pour oser prétendre aux longues et brillantes
études qu'elle et son mari ont les moyens de lui offrir, pour peu que le cœur
lui en dit. Comme toutes les mères de toute l'histoire de l'humanité, Elisabeth
Régnault souhaite pour son fils la meilleure des situations possible. Elle rêve
pour lui d'une carrière de notaire, de docteur, d'avocat, d'un monsieur qu'on
salue bien bas, dont on envie la vie paisible et rangée, l'aisance matérielle, la femme aimante, les enfants charmants... enfin ce genre de choses
auxquelles rêvent les mères et qui n'arrivent jamais.
Après avoir obtenu avec brio son certificat d’études
primaires élémentaire, Camille s'oriente tout naturellement vers une carrière
militaire. En 1910, il intègre l'Ecole d'enfant de troupe de Billom, dans le
Puy-de-Dôme, où il suit durant trois ans les cours préparatoires de
l'Artillerie et du Génie. Il y apprend, entre autres choses, à régler la hausse
d'un canon de 75, à le charger par la culasse et à l'atteler rapidement à 6
chevaux de trait. Apprécié et bien noté par ses professeurs ("élève
soumis et appliqué"), Camille figure régulièrement parmi les cinq
meilleurs élèves de sa classe, ce dont il se vante auprès de ses parents
lorsqu'il leur écrit. Ses lettres de jeunesse sont toutes relativement courtes,
mais déjà bien tournées, et pleines de ce vocabulaire militaire qu'il
affectionne depuis sa prime enfance :
Vendredi dernier, nous avons été à la manœuvre de
garnison. Notre parti s'est fait battre à plate couture, mais la façon dont
j'ai exécuté la manœuvre de retraite m'a valu les compliments du Commandant
Bordeaux, qui est pourtant très difficile.
En 1913, Camille sort de l'Ecole avec le certificat
d'études supérieures en poche et le grade de maréchal des logis, l'équivalent
d'un sergent.
En 1914, il a vingt-et-un ans lorsque éclate le conflit.
Convaincu de la supériorité de l'armée française sur l'armée allemande, il
certifie à ses proches que la victoire sera facile et rapide, trois mois
tout au plus, leur affirme-t-il.
Mais passent 1915... puis 1916...
Et en 1917, le maire de Danjoutin s'en vint personnellement
frapper à la porte d'Elisabeth Régnault, laquelle comprit avant qu'il ne dise
mot :
- Camille...
Camille est mort... articula-t-elle avec peine.
Et puis elle s'effondra.
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