Un livre d'amour peu commun, celui d'un homme pour sa ville, sa population, sa culture et ses traditions, l'ensemble ne formant qu'un seul corps enlacé, uni et indivis. Viens ! les lèvres de Bahia s'entrouvrent, pulpeuses et charnues, son appel est pressant. Viens ! Invité à l'aimer à son tour, le lecteur aguiché cède à l'exhortation, explore des yeux les coins et recoins, puis se laisse guider par elle à travers ses rues et ses ruelles, ses plages de sable blanc, sa lagune aux eaux claires, découvre ici un pli mystérieux, là une saveur inconnue, appétissante, savoureuse. Viens ! Et lorsqu'il pénètre enfin dans les jardins secrets ou les temples sacrés, lorsqu'il s'abandonne soudain et tout entier aux seuls plaisirs des sens, le lecteur se surprend à être lui aussi amoureux de Bahia, les jambes nouées aux siennes, les corps enlacés, unis et indivis. Viens ! ...
Beaucoup de sensualité dans ce voyage loin d'ici, aussi toute la tendresse et la sensibilité d'Amado, grand connaisseur de Bahia, de son histoire, souvent douloureuse, de sa géographie, bénie des Dieux, de son peuple et de sa gastronomie, aujourd'hui métissés, de ses nombreuses croyances et autres superstitions, sur lesquelles l'auteur, expert en ce domaine, s'attarde peut-être un peu trop, détaillant les rituels et recensant les divinités, mais ne parvenant pas, hélas, à les rendre accessibles à un non-initié. On a donc sauté quelques pages, mais on en copie-colle quelques autres qui, elles, méritent le détour :
~ A T M O S P H E R E DE L A V I L L E ~
[...] C'est une ville où l'on parle beaucoup. Où le
temps n'a pas encore acquis la vitesse hallucinante des villes du sud. Personne
ne sait bavarder aussi bien qu'un Bahiannais. Il utilise une prose calme aux
phrases bien tournées, de longues pauses pour réfléchir, des gestes mesurés et
précis, des sourires tranquilles et de larges éclats de rire. Lorsqu'un de ces
gros métis bahiannais, un peu solennel mais aussi un peu gamin, le visage
jovial, commence à bavarder, si vous fermez les yeux et si vous faites un petit
effort d'imagination, vous pourrez parfaitement distinguer son lointain
ascendant portugais et son non moins lointain ascendant noir, l'un nouvellement
arrivé d'une patrie colonisatrice, l'autre des forêts d'Afrique. A qui
appartient ce sonore éclat de rire, sinon au Noir ? A qui appartient cette
solennelle considération pour le docteur, personnage sordide de l'histoire
qu'il raconte, sinon de l'émigrant portugais, frustre admirateur des hommes
savants ? Ce métissage bahiannais, où le sang noir entre pour une bonne part,
n'a pas produit le classique mulâtre loquace, sentencieux, égoïste, servile,
violent envers les inférieurs. Chaque fois que je pense au mulâtre bahiannais
je vois un homme gras, mais pas seulement au physique. Par le caractère aussi :
bon, aimable, gourmand, sensuel, à l'intelligence aiguë, parlant bien mais
doucement, sachant traiter aussi bien ses inférieurs que ses supérieurs, ou
peut-être mieux encore. Il aime manger des nourritures riches, huileuses et
pimentées. Voilà le portrait de l'homme de Bahia, un peu bavard, un peu
distrait, on pourrait dire un peu poète, mais aussi politicien astucieux, le
plus habile politicien du Brésil. [...]
~ I M P O R T A N C E D E L A C U L T U R E ~
Ce qui est important à Bahia c'est son peuple. D'une
force vitale démesurée, artiste à sa naissance, aimable de caractère, capable
de résister aux plus misérables conditions de vie et de continuer son chemin,
aimant le rire et la fête, créateur de civilisation et de culture, le peuple
bahiannais marque et atteste toute oeuvre de création réalisée ici.
Point de rencontre de races et de coutumes, première
capitale du pays, riche et célèbre à l'aube de la nation brésilienne, port
ouvert aux navires du monde entier, aux idées et aux voyageurs, ces conditions
rendirent favorables le métissage et le syncrétisme culturel (et religieux),
l'interpénétration de sources et de courants de pensée dans le mélange de sang
— noir, blanc et indigène —, mélange toujours croissant, jusqu'à devenir la
caractéristique dominante du panorama social, donnant à Bahia une vigoureuse
culture populaire, visible dans les divers aspects de la vie de l'Etat et
particulièrement florissante dans sa capitale. C'est de cette culture que nous
nous nourrissons, nous tous, créateurs ici de littérature et d'art.
Plus d'une fois j'ai écrit que l'Afrique était notre
ombilic, pour notre sensibilité, notre façon de voir la vie et le monde, de
réagir devant les événements, de vivre avec les autres, de penser et d'agir,
nous sommes au moins aussi ibériques qu'africains. La contribution des Noirs à
la formation de notre culture nationale fut définitive. Malgré les terribles
et monstrueuses conditions dans lesquelles se trouva la culture noire en
débarquant des navires négriers — cette culture d'esclaves, vilipendée,
méprisée, combattue, violée, dont la substitution violente, basée sur la massue
et le baptême, fut tentée lorsque les maîtres d'esclaves voulurent imposer aux
Noirs dans son intégralité la culture des colons, la langue des dieux.
La force de vivre des Noirs fut plus forte que le
fouet et l'eau bénite, gardant vivant et toujours présent, au milieu des plus
incroyables conditions d'esclavage, un aspect original, le mêlant au long du
temps aux deux autres matrices de la nation brésilienne, pour donner comme
résultat l'originalité de la culture métisse du Brésil, peut-être unique au
monde. Ici tout fut mélangé, les langues parlées dans les maisons de maîtres,
dans les cabanes des Noirs et dans la forêt, les saints venus de la péninsule
Ibérique, les orixas d'Afrique, les iaras et les caboclos
cachés dans la forêt et les fleuves. Nous sommes des métis, que le Seigneur de
Bonfim et Oxala soient loués, amen, axé.
A Bahia la culture populaire entre par les yeux, par
les oreilles, par la bouche (son art culinaire est riche, coloré, savoureux),
pénètre par nos sens, détermine la création littéraire et artistique, c'est sa
poutre maîtresse. Elle détermine ainsi la condition nationale de la littérature
et de l'art : le caractère populaire reste présent même dans l'oeuvre la plus spécifiquement
intellectuelle.
~ A V E N U E S ~
Proches des quartiers riches, derrière les maisons
élégantes, il y a parfois de nombreux et misérables taudis, amoncelés comme les
anciens villages noirs, où vit une population prolétaire dans la plus grande
saleté. Bonne source de rente pour les propriétaires qui donnent à ces endroits
le nom pompeux d'avenues...
~ Q U A R T I E R S O U V R I E R S ~
[...] Si vous voulez connaître la qualité qui domine
dans ces quartiers, ces maisons infâmes, ces taudis, je vous dirais un seul mot
: résistance. Résistance à la faim et à la maladie, au travail mal payé, à la
mort des enfants, à l'hôpital, aux malheurs de la vie. Résistance. La
résistance du peuple dépasse toutes les limites. Malgré tout, il survit. Et
donne à ces quartiers immondes des noms d'espoir qui sont comme un drapeau
qu'il dresse avec ses mains maigres, mais encore puissantes : Route de la
Liberté !
[...] La faim, les maladies, la mortalité infantile,
l'analphabétisme, sont la réalité fondamentale de ces quartiers. Dans des
espaces réduits au minimum s'entassent, hommes, femmes et enfants. Les mots
sont fragiles, pauvres, incapables de révéler toute la grandeur du drame
quotidien de ces rues et de ces impasses. Et les zones marécageuses ? Les
Algados ? L'immense ville lacustre bâtie sur la boue n'a rien de pittoresque.
C'est la misère nue et crue, un spectacle déprimant et révoltant.
Avez-vous déjà assisté à l'enterrement des
"anges" — des enfants qui meurent par dizaines chaque jour ? Ils
n'eurent droit ni au lait, ni à l'assistance médicale ni aux médicaments. Ils
ne pèsent pas lourd dans le petit cercueil porté par d'autres enfants. Parfois
quelques voisins les accompagnent, parfois personne. Souvent il n'y a même pas
de cercueil, seulement un père pressé qui n'a pas de temps pour la douleur ou
la nostalgie et qui porte sous son bras une boîte en carton ou un paquet
enveloppé de papier. En le voyant on peut penser que l'homme pauvrement vêtu
transporte des souliers, des chemises, du linge à laver. Qui pourrait imaginer le
véritable contenu du paquet, de la boîte en carton ? [statistiques]
~ N U I T D E S C H A T S ~
Une confrérie de chats envahit au crépuscule les
toits, les recoins des impasses, les ombres de la cité. La nuit des chats va
commencer, longue et lancinante, dans la cruauté et la luxure de l'amour. Une
mafia de chats — la beauté explose dans les caniveaux, le félin traverse
l'espace vide comme un bolide, pareil au plus incroyable des danseurs. Dès que
tombe la nuit avec son obscurité et sa faim d'amour, s'élève le miaulement de
la chatte en chaleur. Il n'y a pas au monde de clameur où s'exprime autant de
désespoir, une invite aussi violente, une voix plus caressante, une demande
aussi langoureuse, appel plus terrible. Tout maintenant dans cette petite
chatte timide est une fleur de sexe épanouie, rauque de désir, ouverte en rage
et en caresse. Tout a disparu en elle : le poil brillant et lustré, la paresse
de la race, l'élégance, la gentillesse et la fierté. Il ne reste que le désir
et le sexe rutilant — un rayon de lumière, un rougeoiment d'incendie.
Sur la trace de cet incendie se déploie la croisade
des chats, tous revêtus de leur armure, de leurs habits médiévaux, de leurs
harnais de guerre. Ils surgissent de façon inattendue, un bond, une apparition,
un cri d'agonie, ils s'observent, haineux, sages, féroces, mâles, pleins de
subtilité et de force vitale. La bataille va commencer : la petite chatte
explose la fleur de son sexe brûlant d'un feu de poignards, se roule par terre
dans une invite langoureuse et fait de son miaulement une tendre et douce
musique. Les chats arrivent, champions invincibles. Mais il ne doit en rester
qu'un seul.
Il n'y a pas au monde de bataille plus violente, de
combat plus terrible, de rencontre plus féroce, de sang plus généreux versé en
l'honneur du désir, que cette bataille engagée par les chats dans l'obscurité
de la nuit, sur le bord des toits, dans le mystère des caniveaux. Tout devient
couleur de sang et chaque miaulement de victoire reçoit en réponse un cri de
douleur. Puis, sans oreilles, presque aveugle, ongles et dents arrachés, le
vainqueur s'avance pour recevoir son prix. Les deux amoureux s'éloignent sur
les toits, la plus magnifique des fêtes va commencer, l'amour fulgurant sans
interdits ni limites, un amour de chats en chaleur, rien de plus sensuel ni de
plus dense, de plus terrible et de plus doux. Dans l'ombre de la nuit, dans les
coins de rue où règne Exu une confrérie de chats livre bataille par amour.
Edité chez Messidor en 1989, et
sans doute trop daté pour être réimprimé aujourd'hui, le livre est traduit par
Isabel Meyrelles et enrichi de nombreuses illustrations de Carlos Bastos
(1925-2004) :
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