J'avais alors dix mois. Je me traînais à quatre pattes dans la véranda de la maison à la fin du crépuscule, quand les premières ombres de la nuit descendaient sur les cacaoyères fraîchement plantées, sur la forêt vierge, antique et farouche. Défricheur de terres, mon père avait bâti sa maison au-delà de Ferradas, bourgade du jeune municipe d'Itabuna, avait planté du cacao, la richesse du monde. A l'époque des grandes luttes.
Il faut s'imaginer assis sur l'un des bancs du
jardin municipal de Bahia, à l'ombre d'un manguier en fleurs, en compagnie d'un
vieil homme encore vert, alerte et volubile comme un perroquet gris d'Afrique.
Dans les allées du parc passent des jeunes gens
branchés, des bandes d'adolescents
bruyants, tous l'iPod à la main, l'iPhone à l'oreille et l'avenir devant eux,
grand ouvert.
Le vieil homme les regarde passer en souriant, sans
amertume, les yeux mi-clos, sans doute un peu perdu dans ses souvenirs
d'enfance. Lui aussi a eu 12 ans, il y a déjà longtemps, même si ça lui semble
hier.
— De tanto
ouvir minha mãe contar, a cena se tornou viva e real...
Il se met à vous parler de ses premières années
comme s'il vous connaissait depuis toujours.
— En ce
temps-là...
Le souffle de son haleine sur votre visage et le
bercement de sa voix : une chaleur d'âme.
Dans l'air flottent un vieux parfum, une musique
d'un autre âge, des images de Far-West : creuset dans lequel l'enfant
grapiùna a forgé son identité, et où l'écrivain viendra plus tard puiser
l'essentiel de son inspiration. D'abord les luttes pour le cacao, féroces
batailles auxquelles participèrent activement ses parents, ensuite les tripots
et les maisons de passe (où il fit ses universités), aussi la variole
noire, la misère et la mort (compagnes de toute son enfance), et
puis la mer d'Ilhéus (le chemin sans fin), autant de thèmes récurrents
dont Jorge Amado a nourri tous ses livres, y compris celui-ci bien évidemment.
Dans cette courte autobiographie,
qui ne va pas au-delà de sa quatorzième année, c'est finalement toute la
généalogie de son oeuvre qu'Amado esquisse peu à peu. Il le fait sur le ton de
la conversation, en évitant l'écueil narcissique et en nous révélant au passage
le secret de sa vitalité : garder présente en soi la source vive de l'enfance, mélange
d'émerveillement et d'insoumission, de malice et d'innocence, de rêves et de
réalité.
C'est donc tout un monde qui nous
est ici raconté par un vieil homme aux yeux de presque-nouveau-né... et sans
doute faut-il l'être un peu soi-même, vieillard et nouveau-né, pour être aussi touché,
ému ou amusé, par ce recueil de souvenirs confiés à l'ombre des manguiers en
fleurs.
Qu'ai-je été d'autre qu'un
romancier de putes et de vagabonds ? Si quelque beauté existe dans ce que j'ai
écrit, elle vient de ces dépossédés, de ces femmes marquées au fer rouge, de
ceux qui sont aux franges de la mort, au dernier degré de l'abandon. Dans la
littérature et dans la vie, je me sens chaque jour plus loin des leaders et des
héros, plus près de ceux que tous les régimes et toutes les sociétés méprisent,
rejettent et condamnent.
Que outra coisa tento sido senão
um romancista de putas e vagabumdos ?
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