« Qui en veut... de mes
crêpes aux oeufs ? »
Exu
(dessin de Carybe)
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Figure majeure de l'intelligentsia brésilienne, le
senhor Eduardo Portella a, de surcroît, la soixantaine élégante, le
physique encore jeune et séduisant, une forme de sex-appeal propre à charmer
des étudiantes en mal d'image paternelle, d'où, peut-être, cette expression
d'intense félicité gravée sur son visage d'homme comblé. Ajoutons qu'il est
aujourd'hui vêtu d'un costume Cerruti 100% cachemire, de couleur sombre et sur
mesure, lequel sied on ne peut mieux à son attitude d'intello compassé,
cependant qu'Amado, comme à son habitude, est en tenue légère, bariolée,
presque négligée, nus pieds dans ses savates usées. Sur la table de salon
trônent deux grands verres de tafia — celui d'Amado, presque vide, et celui
d'Eduardo, presque plein —, ainsi qu'un assortiment de salgadinhos
amoureusement préparés par Zélia, mais auxquels Eduardo ne fait pas même
honneur, laissant à son hôte le soin de vider l'assiettée.
Comment deux hommes aussi dissemblables de caractère
et d'allure ont-ils réussi à tisser entre eux des liens d'amitié si solides ? voilà
précisément la question qu'ici on ne se pose plus, et donc qu'on ne se posera
pas non plus. De quoi parlent-ils ? De littérature. Et quoi qu'y disent ? Amado
pas grand chose, quasi-rien, c'est surtout le p'tit père Eduardo qu'on entend causer,
sans pause ni répit, égrenant son rosaire de sa voix douce et condescendante,
qui n'est pas sans rappeler celle d'un prélat en chaire. Ainsi, après avoir
longuement expliqué à son vieil ami en quoi le parcours intellectuel et la
création littéraire de celui-ci étaient intimement et réciproquement liés à
l'évolution politique du Brésil — le discours littéraire est le parti sans
péché ni commandement. Les infiltrations affectives, la sexualité, élargissent
l'horizon de la représentation ; elles compensent ou bouleversent le ritualisme
du marxisme mécanique... —, le professeur enchaîne, le dos calé bien droit dans
son fauteuil, les jambes croisées :
- Il est
curieux de constater combien les propositions esthétiques à base technocratique
ou autoritaire restent inflexiblement fixées sur une position dans la meilleure
des hypothèses néo-inquisitoriale. Elles canonisent ou anathémisent au nom de
la vérité stable et incontournable, née de la source inépuisable de leurs
éternelles propositions philosophiques. Tout ce qui ressemble à des
intervalles, des pauses, des arrêts dans la journée de travail du système
métaphysique, est destiné à être incompris ou nié. On argumente au nom d'une
connaissance, d'une autorité autodésignée... Tu m'écoutes ?
- Oui, oui,
j'écoute.. Tu disais : d'une autorité autodésignée, marmonne Amado, la
bouche encore pleine des petits gâteaux salés de Zézinha, excellentissimes,
l'épouse et les amuse-bouches.
- Et donc,
l'effort de nationalisation des modèles narratifs alors en vigueur cherche à
s'accompagner du travail simultané de réduction critique, à l'intérieur de
laquelle on peut aussi lire la volonté modernisatrice...
Sur un regard interrogateur du professeur Portella,
Amado lui montre qu'il est toujours aussi attentif, malgré les apparences :
- La
volonté modernisatrice !
- Je n'ai nullement
la prétention de simplifier...
- Humpf ! Que
Dieu t'en garde ! glisse Amado, l'œil pétillant, le sourire en coin.
- ... de
simplifier la modernité, mais plutôt d'étudier son paradoxe. L'une des
positions les plus nettes du modernisme consiste à refuser la modernisation, en
frôlant le conservatisme. Il y a des résistances au projet modernisateur dans
ce qu'il garde seulement de compétent ou de purement bureaucratique, qui se
trouvent chargées d'esprit critique. Par-là transite une modernité en conflit
qui, au nom de la sécularisation a perdu son esprit chrétien et, incroyante et
sans protection, cherche en vain à récupérer son Dieu perdu...
Venant de la mer : un petit vent frais, une odeur
d'iode, des rires d'enfants.
- ... avant-gardes
plus ou moins idéologiques qui ne font pas autre chose qu'émettre des opinions
basées sur la législation aristocratique du code hégémonique...
Un... deux... trois : les cloches de l'église Sant'Ana
viennent de sonner 15h00. Dans moins de vingt minutes la Seleção
affrontera l'Argentine en match amical au stade de Maracanã. Sur quelle chaîne
déjà ?
- ... ce sont des réfutations productivistes qui
produisent laborieusement, inflexiblement, les intérêts superlatifs de la
raison instrumentale...
Pff... Où est passée Zélia ? Cheveux baignés
de lune, laurier et récompense, gorgée d'eau-de-vie, porte d'Orient, champ de
coquelicot... ZEZINHA !
- Et s'il
est vrai qu'il n'y a pas de raison sans espoir, il est vrai aussi que l'espoir
échappe au contrôle de la raison. N'est-ce pas là ton avis, Jorge ?
- Certamente
!
La réponse fuse, lapidaire et presque brutale. Loin
de s'en formaliser, Eduardo sourit, se lève tranquillement de son fauteuil,
puis se dirige vers la télé qu'il allume — Et le soleil de la liberté, en
rayons fulgurants, brilla dans le ciel de la patrie en cet instant —, de la
télé qu'il allume au moment même où retentit l'hymne national.
- Tu crois
qu'on va gagner, Jorge ?
(Toutes mes excuses aux personnes qui se reconnaîtront
dans cette divagation écrite à partir d'un article qu'il m'a fallu relire
plusieurs fois avant de le comprendre et de m'apercevoir qu'Eduardo Portella
utilisait des phrases compliquées pour dire des choses plutôt simples,
cependant qu'Amado écrivait simplement pour exprimer des sentiments complexes, soit tout le contraire l'un de l'autre — on vous l'avait bien dit —,
mais bons amis quand même.)
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