Couverture :
Isabelle Dejoie
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L'heure est venue de la première
leçon. Tereza reçoit dans la figure sa main ouverte, combien de fois, elle ne
sait pas, elle n'a pas compté, le capitão Justo non plus. La fillette tente de
défendre son visage avec le bras, ça ne sert pas à grand-chose : la main de
Justiniano Duarte da Rosa est lourde et elle frappe de la paume et du revers,
des doigts bagués. Tereza a fait couler le sang la première, une goutte, rien
du tout. Maintenant c'est le tour du capitão, le sang de la fillette lui salit
les mains : tu apprendras à me respecter, malheureuse, tu apprendras à m'obéir,
quand je te dis de te coucher, tu te couches, quand je te dis d'ouvrir les
jambes, tu les ouvres en vitesse, honorée et heureuse. [...]
Il retire son caleçon, balance
ses bourses au-dessus de la fillette : regarde, ma fille, tout ça est à toi,
allons, quitte ta robe, j'ai dit. Tereza tend la main vers le bord de sa robe,
le capitão suit son geste d'obéissance. Il a vaincu la rébellion de ce démon.
Plus vite, allez, quitte ta robe, enfin docile, ça fait plaisir : plus vite,
allons ! Alors, d'une main, Tereza prend appui sur le sol, se lève d'un saut de gamin, à nouveau dressée dans l'angle
du mur. Le capitão perd la tête, je vais t'apprendre, chienne ! Il fait un pas,
reçoit le pied de Tereza dans les bourses, une douleur pas croyable, la pire
des douleurs. Il pousse un cri affreux, se tord et se contorsionne. Tereza
arrive à la porte, frappe avec les poings, appelle au secours, pour l'amour de
Dieu, à moi, il veut me tuer. C'est là qu'elle reçoit la première morsure de la
lanière de cuir cru. Une lanière faite sur commande, sept cordes de cuir de
bœuf, tressées, traitées à la graisse, à chaque corde dix nœuds. Fou furieux,
écumant, avec cette douleur atroce, le capitão ne pense qu'à battre. La lanière
atteint Tereza aux jambes, au ventre, à la poitrine, aux épaules, sur le dos,
sur les fesses, sur les cuisses, sur la figure, à chaque sifflement des sept
fouets, à chaque morsure des nœuds, une zébrure, une déchirure, une tache de
sang. Le cuir est une lame coupante, les fouets sifflent dans l'air. Haletant,
aveugle de haine, le capitão fouette comme il n'a jamais fouetté, même la
petite négresse Ondinha n'a pas été battue autant. Tereza défend son visage,
les mains emportées, elle ne doit pas pleurer, mais les cris et les larmes
sortent et coulent indépendamment de sa volonté, il ne suffit pas de vouloir :
Tereza hurle de douleur, ah ! pour l'amour de Dieu ! »
S'il y en a bien une qui s'en prend
plein la tronche dans l'œuvre d'Amado, c'est Tereza Batista, une fillette
orpheline élevée par sa tante jusqu'à l'âge de treize ans, puis cédée à bon
prix à Justiniano-Duarte-da-Rosa, dit le Capitão. Certes, la vendeuse
éprouve de légers remords à monnayer sa nièce encore prépubère à un homme dont
elle connaît la réputation de brute épaisse, mais elle s'y résout malgré tout,
tant qu'il est encore temps : avant que la marchandise ne perde sa valeur
mercantile en perdant sa fleur dans un fourré des environs. L'acheteur, lui,
est un quadra bedonnant, riche et redouté collectionneur de jeunes vierges, à
la fois sadique et vicieux : une pourriture d'homme que l'on aimerait voir mort
au plus vite. Ce qui viendra. Mais en attendant, pour
Tereza Batista, finis les rires et les jeux, les courses folles, les comptines
à tue-tête : l'enfance de la fillette s'achève brutalement pour 15.000
cruzeiros et quelques 100.000 reis.
Dans les pattes du capitão,
Tereza va souffrir le martyre durant deux longues années : réduite à l'état
d'esclave sexuelle, elle se pliera aux caprices de son maître et seigneur,
encaissera les coups et les humiliations, découvrira la vie sans imaginer
qu'elle puisse être autrement qu'impitoyable et cruelle. Cependant, jamais le
fouet du capitão ne parviendra à lui enseigner ni la peur ni le respect, mais
seulement le courage et la haine dont elle armera son bras à l'heure du
châtiment dernier, saignant enfin le pourceau par là où il péchait.
Entre les mains de son deuxième
homme, un bel étudiant en droit et en Kâma-Sûtra, Tereza apprendra des choses
dont elle ne soupçonnait pas même l'existence : les caresses et les gestes
tendres, les baisers dans le cou, la nuque, le creux des reins, etc. Son corps,
jusqu'alors simple objet de torture, s'ouvrira peu à peu au désir, à la
sensualité, au plaisir partagé. Mais elle apprendra aussi à ses dépens, la
naïve enfant, qu'un séducteur ne recule devant rien pour parvenir à ses fins :
de belles paroles et des promesses en l'air, ça oui, autant qu'on en veut, pis
des serments d'amour susurrés sous les draps, les yeux dans les yeux, les corps
enlacés : ah ! mon chéri ! gémira plus d'une fois Tereza Batista à l'oreille de son bien-aimé, de ce jeune homme prodigue en ruses et en mensonges, aussi intrépide au lit que
poltron dans la vie, le visage d'un ange et l'âme d'un salaud, oh ! pas
vraiment méchant, non, mais assez bien représentatif du mâle dans toute sa
splendeur imbécile, ce dont Tereza finira fatalement par s'apercevoir.
Avec le banquier Emiliano Guedes,
homme raffiné s'il en est, Tereza goûtera enfin au bonheur infini d'aimer et
d'être aimée. Aimée non seulement pour son exceptionnelle beauté, mais pour une
chose plus admirable encore : sa personnalité. Très rare, en effet, cachée sous
les guenilles de la gueuse, la noblesse de son âme, et plus que précieuse
l'étincelle dans les yeux, l'éclat de diamant brut que seul Emiliano Guedes
saura déceler dans toute sa pureté. Pour elle, il se fera tour à tour
protecteur et pygmalion, reniera sa famille, délaissera ses affaires ; pour
lui, elle se révèlera peu à peu telle qu'il la voyait : intelligente,
courageuse, honnête et généreuse. Une grande dame dans les mains d'un grand
homme, un bijou dans celles d'un joaillier, le couple parfait. Et tout autour
d'eux, les cancans des envieux, des petites gens qui ne peuvent rien comprendre
ni rien apprécier, leurs yeux n'étant pas faits pour voir, mais seulement pour
juger, et leur langue pour déblatérer, faut bien s'occuper.
Après la mort du banquier,
survenue comme il se doit dans les bras de sa maîtresse, les héritiers se
disputeront sa fortune, cependant que Tereza, digne et droite, retournera au
ruisseau d'où elle vient, dans un bordel de Muricapeba. Là, quantité d'autres
hommes traverseront encore sa vie, aussi la peste et la variole, terribles
épidémies contre lesquelles se dressera une infirmière pleine d'énergie et de compassion,
une femme à la fois sainte et putain, celle dont le nom sonne comme celui d'une
redoutable guerrière : Tereza Batista.
Longtemps, cette inoubliable
figure pétrie par les mains d'Amado, cette égale d'Antigone — en qui l'amour
et l'espoir étaient plus forts que la mort ou la résignation —, longtemps
Tereza Batista hantera nos jours et nos nuits, ou comme le dit joliment Georges
Raillard, le préfacier : Peu de livres entreprennent si puissamment sur
notre chair, au foyer primitif où la sensibilité s'épanouit en intelligence. Et
c'est dire combien le cœur prédomine ici, dans cette espèce de lexique des
relations amoureuses qu'Amado décline sous toutes leurs formes et coutures : du
simple assouvissement sexuel à l'amour fusionnel, en passant par l'amour
filial, paternel, égotique, donjuanesque, adultérin, obsessif, romantique,
sadique, érotique, altruiste, hygiénique, tarifé... La liste est
longue.
Enfin, puisqu'il est dit que des milliers de Brésiliennes ont reconnu
leur propre destin dans celui de Tereza Batista, voici donc, pour les
illustrer, un petit florilège des femmes de Rio, de Bahia, Recife, Manaus,
Belèm... toutes vues par le regard un chouïa lubrique de Lanfranco Aldo Ricardo
Vaselli Cortellini Rossi Rossini, plus connu sous le nom de Lan, un
caricaturiste d'origine italienne installé au Brésil depuis déjà soixante ans.
Illustrations de Lan (Lanfranco Aldo Ricardo Vaselli Cortellini Rossi Rossini) |
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