« Quant au troisième des rois du Brésil, le
cacao [après le café et le tabac], je n'eus pas
la possibilité de lui rendre ma visite protocolaire. Car le cacao préfère les
zones humides et chaudes, sous le couvert de la forêt vierge, où il trouve
l'épaisse chaleur de serre si propice à sa croissance, et si peu faite pour
nous, tandis que des myriades de moustiques tissent leurs nuages au-dessus de
lui. » (Stefan Zweig)
Un petit livre incisif et
tranchant, tenant davantage de la chronique sociale que du roman, et dans
lequel Amado raconte "avec un minimum de littérature au profit d'un
maximum d'honnêteté la vie des travailleurs dans les plantations de cacao",
ainsi qu'il prévient son lecteur.
- L'écriture est effectivement on ne peut plus simple et
dépouillée, à l'image des ouvriers agricoles du Domaine Fraternité,
propriété du Colonel Manuel-Misael-de-Sousa-Teles, surnommé Mané-la-Peste,
on devine pourquoi.
- Le point de vue adopté est à la fois celui de l'auteur et celui
du narrateur, un jeune ouvrier d'à peine 20 ans, José Cordeiro, alias Sergipano,
parce qu'originaire du Sergipe, le plus petit des 26 Etats brésiliens.
- Quant à l'histoire,
il n'y en a pas vraiment, si ce n'est au début du livre, dans un bref chapitre
au cours duquel Amado évoque l'enfance et l'adolescence de Sergipano à travers
leurs épisodes les plus marquants, et donc déterminants : Né dans une famille
relativement fortunée du Nordeste brésilien (à São Cristóvão, où son père
dirige une usine de textile), Sergipano grandit entouré d'amour et d'affection
jusqu'à l'âge de 5 ans, âge auquel survient la mort de son paternel. Un malheur
n'arrivant jamais seul, le frère aîné du défunt, un individu sans scrupule,
s'approprie bientôt l'usine et ravale de facto toute sa parentèle au
simple rang de prolétaires, condamnés à habiter la ville pauvre et à gagner un
jour leur vie en travaillant pour lui.
A 15
ans, par force et par nécessité, Sergipano délaisse donc les bancs du collège
pour l'usine de son oncle, où il découvre de plus près la classe ouvrière à
laquelle il appartient désormais, sans pour autant s'y fondre. Car s'il trime
et sue comme ses compagnons d'atelier, de par ses origines et son éducation il
reste encore à la périphérie de leur monde, ne pouvant guère qu'observer, sans
les assimiler vraiment, leurs frustrations et leur ressentiment.
A 20
ans, sans réelle conscience politique ni grande expérience de la vie, il
dérouille le patron, son oncle, au prétexte que celui-ci courtise d'un peu trop
près sa petite amie. Chassé de l'usine, il part alors en direction du sud de
Bahia à la recherche d'un nouvel emploi et c'est là le début de la chronique.
Embauché
dans la fazenda d'un Colonel (titre honorifique accordé aux gros
propriétaires fonciers), Sergipano se
familiarise peu à peu avec l'univers de la plantation. A sa grande surprise, il découvre tout d'abord qu'ici les
hommes sont loués comme du matériel agricole ou des bêtes de
somme, puis qu'ils n'ont pour seules distractions que l'alcool de mélasse, le
mauvais cinéma et les putes à bon compte, enfin qu'ils n'ont pour unique espoir
que celui d'aller un jour au ciel. Exploités à longueur d'année par le Colonel
de Sousa, maltraités par le contremaître et spoliés par l'économat du domaine,
ces damnés de la terre, pour la plupart analphabètes, sont si mal-vêtus et si
mal-soignés qu'ils n'ont plus rien d'humain aux yeux des bourgeois de Bahia.
Pour eux, rien de plus légitime ici-bas que cet ordre naturel et quasi-divin
des choses qui fait les uns riches et puissants, les autres corvéables à merci ; et rien d'anormal non plus à ce
qu'on les humilie ou les frappe à loisir : jeunes filles violées, paysans
insultés, enfant battu à coups de gourdin et de coups de pied au cul.
Au fil
des évènements rythmant la vie de la plantation, Sergipano développera peu à
peu un sentiment plus fort que la résignation, celui de l'injustice, puis
découvrira un sens à sa vie, celui du combat. Et lorsque l'opportunité
s'offrira à lui d'épouser la fille du patron, il préférera rester fidèle
à ses compagnons d'infortune afin de garder le cœur propre et heureux.
Petit roman initiatique écrit
dans les années trente, par un auteur de 21 ans encore inconnu du grand public,
Cacao n'est pas un livre parfait : il manque de style, de finesse, de
raffinement, et c'est tant mieux : fine et raffinée, la vie des ouvriers qu'il
nous décrit ne l'est pas vraiment non plus. La leur est épaisse, lourde et rudimentaire,
monotone et sans éclat, mais également sincère et touchante, tout comme ce
livre, en partie autobiographique, et son jeune auteur.
Issu lui aussi d'un milieu
relativement aisé, Jorge Amado de Faria, pour son entrée en littérature, se
fait le porte-parole du sous-prolétariat et de la lutte des classes. A l'exacte
image de Sergipano, il choisit d'aller à l'encontre de ses intérêts et de
rester aux côtés du peuple des laissés-pour-compte, des déshérités et autres
sans-voix. Parlant d'eux en leur nom, et combattant pour eux par amour pour eux,
il use, et peut-être abuse, diront certains, d'oppositions binaires et
paradigmatiques, bah ! disons plus simplement : palpable et tangible est la
misère qu'Amado dépeint; fort et puissant l'espoir qui l'anime : celui d'un
monde plus juste et plus solidaire.
Valentin savait de bonnes histoires, et nous les racontait. Agé de plus de
70 ans, il travaillait comme bien peu d'entre-nous, et buvait comme personne. Il
interprétait la Bible à sa façon, entièrement différente de celle des
catholiques et des protestants. Un jour, il nous conta le chapitre d'Abel et
Caïn :
- Dieu avait donné en héritage à Caïn et Abel une plantation de cacao à se
partager. Caïn, qui était un mauvais homme, divisa la propriété en trois parts.
Et il dit à Abel : « Ce premier morceau est à moi; celui du milieu est à moi et
à toi; le dernier, à moi aussi. » Abel répondit : « Ne fais pas ça, mon petit
frère, que ça me fend le cœur... » Caïn rigola : « Ah ! ça te fend le cœur ? Eh
ben, tiens. » Il tira son revolver et - poum - il tua Abel d'un seul coup. Ça se
passait il y a longtemps...
- Caïn doit être le grand-père de Mané-la-Peste.
- J't'en fous. La grand-mère de Mané-la-Peste était putain à Pontal.
$$$
Les nuages envahirent le ciel et, pour finir, il se mit à pleuvoir à
grosses gouttes. Plus la moindre trace de bleu. Le vent secouait les arbres, et
les hommes à moitié nus frissonnaient. L’eau qui dégouttait des feuilles
ruisselait sur les hommes. Seuls les ânes semblaient ne pas sentir la pluie. Ils
mâchaient l’herbe qui poussait devant le dépôt. Malgré l’orage, les hommes
continuaient à travailler.
$$$
Les gamins grimpaient aux arbres comme des singes. Le fruit tombait - boum
- et eux se jetaient dessus. En peu de temps, il ne restait plus que l'écorce et
les déchets, que les porcs dévoraient gloutonnement.
Les pieds écartés semblaient des pieds d'adultes, le ventre était énorme,
gonflé par les jaques et la terre qu'ils mangeaient. Le visage jaune, d'une
pâleur terreuse, accusait l'héritage de maladies terribles. Pauvres enfants
blafards, qui couraient au milieu de l'or des cacaoyers, en haillons, les yeux
éteints, à demi idiots. La plupart d'entre eux travaillaient à la mise en tas
dès l'âge de cinq ans. Ils restaient ainsi, petits et rachitiques, jusqu'à dix
ou douze ans. [...]
Ecole, mot sans signification pour eux. A quoi sert l'école ? Cela n'avance
à rien. On n'y enseigne pas à travailler sur les plantations ni aux barcasses.
Certains, en grandissant, apprenaient à lire. Ils comptaient sur leurs doigts.
[...]
Le sexe se développait de bonne heure. Ces enfants petits et obèses avaient
trois choses disproportionnées : les pieds, le ventre et le sexe.
Ils connaissaient l'acte sexuel dès leur naissance. Les parents faisaient
l'amour sous leurs yeux, et plusieurs d'entre eux avaient vu leur mère avoir
différents maris.
Ils fumaient de grosses cigarettes de tabac haché et buvaient de grandes
gorgées de tafia dès la plus tendre enfance. [...]
Ils se roulaient dans la boue avec les porcs et demandaient la bénédiction
à tout le monde. Ils avaient une vague idée de Dieu, un être un peu comme le
Colonel, qui récompensait les riches et punissait les pauvres. Ils grandissaient
pleins de superstitions et de plaies.
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