2013/09/28

Spacca : Jubiabá (BD)

Arrivée en banlieue parisienne trois semaines jour pour jour après avoir été glissée dans une boîte postale de la banlieue de São-Paulo, cette BD a parcouru 9500km, franchi deux océans et traversé sept méridiens à la vitesse éclair de 19 kilomètres à l'heure, sans doute un record dans le genre, mais ce n'est pas la raison pour laquelle on en va parler.
Introuvable en France, et pas même disponible sur le Web, Jubiabá m'a donc été envoyée par l'auteur, João Spacca de Oliveira, lequel a répondu à ma demande à la façon des brésiliens : avec amabilité, obligeance et simplicité. Merci à lui, ou muito obrigado, comme on dit là-bas.
Ceci étant, il ne faudrait pas croire qu'un excès de complaisance pour l'auteur, voire même de sympathie pour l'homme, m'incite à louer ici son adaptation du livre éponyme de Jorge Amado. Chacun pourra en effet juger un peu plus bas de la qualité graphique de ses dessins ou de l'harmonie de ses couleurs : un régal pour les yeux. Concernant le scénario, nécessairement condensé, il est aussi fidèle que possible à l'original : on y retrouve non seulement chaque épisode de la vie mouvementée d'Antonio Balduino, mais aussi la plupart des personnages du roman et les multiples endroits qu'ils fréquentent. Enfin, et c'est peut-être là le plus important : la sensibilité avec laquelle Spacca a su retranscrire l'univers d'Amado, ce mélange de violence et d'amour dans le Brésil des années vingt et trente, aussi ce constant souci du bien et du mal, et cet espoir de voir poindre un jour des lendemains qui chantent. Au fond, tout bien pesé et tout bien réfléchi, peu importe le talent des uns ou le génie des autres... mais que l'humanité d'un homme fasse écho à celle d'un autre homme à travers le temps et l'espace, voilà, oui voilà ce qui est vraiment beau.

Précisons encore que João Spacca de Oliveira a consacré à cet ouvrage un an et  demi de sa vie, dont six mois de recherches et de préparation, plus douze autres mois pour dessiner et colorier chacune des 81 planches ; qu'il s'est inspiré, entre autres choses, des magnifiques photos du français Pierre Verger et des chansons de Dorival Caymmi, célèbre auteur-compositeur de saudades, l'équivalent des fados portugais ; aussi que nous espérons vivre assez vieux pour voir fleurir un jour Jubiabá dans les bacs des librairies françaises ; et enfin qu'il a été extrêmement difficile de choisir quelles planches ou vignettes offrir en partage, tant elles sont presque toutes réussies, hormis quelques-unes peut-être un peu bâclées... Um abraço.
~o~O~o~O~o~

Le petit Antonio Balduino, ici avec Zé-la-Crevette, son professeur de guitare et de capoeira : 

© Spacca - 2009

Celui qu'on appelle Jubiabá, guérisseur et maître de cérémonies Candomblé :

"Son oeil de piété est parti. Seul est resté celui de la méchanceté."
      
Après l'internement de sa tante, Baldo est conduit par mame Augusta dans la maison du conseiller Pereira :

© Spacca

Il y rencontre Lindinalva, la fille du conseiller, l'amour de sa vie, la fièvre de ses nuits... un rêve inaccessible : 

"Après avoir reçu une terrible raclée, ce n'était pas le corps d'Antonio Balduino
qui souffrait. C'était surtout le cœur qui lui faisait mal, parce qu'ils n'avaient
pas confiance en lui. Et il engloba ces Blancs, qu'il appréciait jusqu'alors, dans
la haine qu'il portait à tous les autres."









Mal-aimé dans son nouveau foyer, Baldo fugue avant qu'on ne le chasse. Il découvre alors la liberté de la rue et les moyens d'y survivre avec la fine fleur des pavés : Zé-la-Cosse, Le-Gros, Viriato-le-Nain, Philippe-le-Beau et Rozendo :
© Spacca


Un peu plus tard, la vie du champion connaît des hauts et des bas :

© Spacca


Avec de la violence policière en veux-tu en voilà :

© Spacca


Aussi des rires et des larmes :

© Spacca


Une fuite éperdue à travers la forêt :

© Spacca

Et finalement la prise de conscience, juste avant l'engagement politique :

Traduction :

-Les ouvriers sont une immense majorité dans le monde et les riches une petite minorité. Alors pourquoi les riches sucent la sueur des pauvres? Pourquoi cette majorité travaille stupidement pour le confort d'une minorité? Tous les ouvriers, les intellectuels pauvres, les paysans et les soldats doivent s'unir contre le Capital...
-Que signifie être contre le Capital ?
-"Capital" et "Riches" ça veut dire la même chose...
-Ah, alors je suis contre aussi...

Jubiabá (Bahia de tous les saints), 96 pages parues aux Ed. Quadrinhos na Cia, en 2009. 
Illustrations et adaptation de Spacca ©, d'après l'oeuvre de Jorge Amado.

Les maisons Casterman, Dargaud, Dupuis, Delcourt ou Glénat sont priées de contacter urgemment les Editions Schwarcz LTDA, à São Paulo, afin de récupérer les droits de cette bande dessinée pour la mettre à disposition du public français, lequel leur vouera alors une reconnaissance éternelle : 

© Spacca

2013/09/21

João Ubaldo Ribeiro : Ô luxure

« S'il arrête l'alcool et les cigarettes, João Ubaldo Ribeiro peut devenir un des très grands écrivains brésiliens d'aujourd'hui » (Jorge Amado)

Ancien professeur de science politique, devenu par la suite écrivain, João Ubaldo Ribeiro s'adonne ici à un cours d'éducation sexuelle à mettre entre toutes les mains. Surtout celles des Mères-la-Vertu et des Pères-la-Morale : tous ceux et toutes celles qui, parce qu'ils n'en ont pas fini avec leurs inhibitions, appellent dépravés ceux qui ont le sexe libre et joyeux, ainsi du personnage central de cet opus-cul, comme dirait Lacan. 
C'est d'ailleurs sur un rêve érotique que s'ouvre le roman, ou plutôt ce long monologue d'une femme de 68 ans se sachant bientôt parvenue au terme d'une vie menée sans complexe ni tabou. Tentant d'analyser son rêve (la maison des bouddhas bienheureux), l'héroïne commence par évoquer un souvenir d'enfance, sans doute le plus marquant d'entre tous : sa première expérience sexuelle avec un petit moricaud de la fazenda de son grand-père. Croustillant. Et puis s'ensuivent les épisodes les plus mémorables d'une libido foutrement débridée : l'initiation progressive, l'exploration des anatomies — en long et en large —, la découverte des plaisirs aussi divers que variés qu'on en peut tirer : homo, bi, hétéro, bête à deux dos, triolisme HHF, FFH... infini est le champ des possibles.

Devenue experte en la matière, mais à présent proche de la mort, si l'héroïne éprouve le besoin de se con-fesser, ce n'est sûrement pas pour se libérer d'un poids, mais simplement pour faire ce qu'elle a toujours fait : céder encore une fois à ses désirs, en arrachant à la vie cette ultime jouissance qui est celle de les bien-dire. Elle le fait en toute franchise, à la Henry Miller, avec beaucoup d'humour, et à mesure que sa parole se délie, le lecteur découvre à son tour des pratiques auxquelles il n'a jamais songé et d'autres auxquelles il s'est toujours refusé, de sorte qu'il se rend compte peu à peu de ses propres inhibitions, piégé par des limites qu'il s'est fixées un jour et n'a jamais dépassées.

Extraits :

Il m'a demandé si, à mon retour, je lui donnerais une chance pour de bon et je lui ai répondu tiens prends un acompte fourre ta main sous ma jupe glisse-la dans ma petite culotte pétris-moi bien les fesses pointe un doigt dans mon sillon, et il s'en est donné à main joie, si vous aviez vu comme il était allumé, il bavait...

Je trouve stupides ou faux-jetons ceux ou celles qui se scandalisent parce que j'ai forniqué, ils ont de ces mots, avec mon frère et mon oncle, sans parler des cousins, beaux-frères et collatéraux. Je me repens de ne pas avoir couché avec mon père, aujourd'hui je le regrette, je suis sûre qu'il aurait suffi d'un attrape-nigaud classique pour y parvenir, lui aussi était normal et je l'adorais et j'aurais parfaitement pu contrecocufier ma mère, ça aurait fait du bien à toute la famille tuyau-de-poêle, même à l'oncle Afonso, qui sait ?

A peine refermée la porte du petit salon du deuxième étage, j'ai foncé sur lui et sans mot dire je lui ai empoigné le paquet, à pleines mains. Passé son haut-le-corps initial et instinctif, il s'est mis à fourrager dans mon soutien-gorge. C'était parti pour une séquence accélérée comme dans les comédies de cinéma muet, mains voyageuses petite culotte qui vole langue par-ci trique par-là pipe haletante cul par-dessus tête soixante-neuf et je te secoue le panais et tu me déplisses la chatte debout assis à califourchon doigts de pied en éventail, ah, si vous aviez vu cette frénésie !

Les femmes, en réalité, ne jettent pas la pierre aux hommes victimes d'un fiasco avec elles, elles sont invariablement compréhensives et même solidaires autant qu'elles peuvent l'être, certaines allant jusqu'à s'accuser d'être responsable de ce bide. Mais une femme vraiment saine aime se faire forer par un outil d'acier. Et le reste n'est que bla-bla-bla pour se consoler [...] Vous pouvez donc écrire : petit a, aucune femme n'aime un sucre d'orge mou ; petit b, excluant les dimensions aberrantes et les non-conformités, toute femme en général préfère un 20x16 qui flatte la vue et les autres sens. Il est toutefois évident que ce qui compte, et compte avant tout, c'est le propriétaire. Si son organe est riquiqui, la femme n'a d'autres ressources que de s'en contenter, même si elle préfère un calibre au-dessus — il faut parfois se satisfaire de ce qu'on a sous la main, même si c'est peu.

Ô luxure, de João Ubaldo Ribeiro, traduit par Jacques Thiériot (2004)
Ed. Le Serpent à plumes, 256 pages

A noter qu'avant d'être traduit en français, Ô luxure est d'abord paru aux éditions Objetiva, dans une collection composée de sept petits livres rouges censés illustrer les sept péchés capitaux que sont :

  • la jalousie (Zuenir Ventura)
  • la colère (José Roberto Torero)
  • la gourmandise (Luis Fernando Verissimo)
  • la luxure (João Ubaldo Ribeiro)
  • la paresse (João Gilberto Noll)
  • l'avarice (Ariel Dorfman)
  • l'orgueil (Tomás Eloy Martínez)

2013/09/19

Amado - Chaumette : Quinquin (livre audio)

On trouvera ci-dessous le seul enregistrement audio jamais réalisé d'un texte de Jorge Amado, et commercialisé qui plus est sur bandes magnétiques, autant dire d'un temps que les moins de vingt ans... Même France-Culture, pourtant si prolixe en adaptations radiophoniques, s'en désintéresse à un point que c'en est pas croyable. Et pourquoi ? Voilà ce que j'aimerais bien savoir ! D'autant qu'à mon avis la plupart des livres d'Amado se prêtent admirablement bien à une lecture à haute et intelligible voix, comme ici celle de l'acteur FrançoisChaumette.

D'abord un court extrait, pour se rincer la bouche et parce qu'il me fait irrésistiblement penser à certaines de mes connaissances... qui se reconnaitront :



Et puis, pour qui aime la piquette et les sons légèrement saturés, voici la lecture intégrale, écoutable ou téléchargeable ici (2h00 - 110 Mo - 128 kb/s - enceintes et caisson de basse conseillés pour un meilleur confort d'écoute) :

http://www.mediafire.com/listen/5nh8azpnn52fzom/Amado-Les_deux_morts_de_Quinquin_La_Flotte.mp3

2013/09/15

Jorge Amado : Les deux morts de Quinquin-La-Flotte

« Je souhaiterais être mis en terre avec un jeu de cartes et un chapelet afin d'être prêt à toute éventualité… » (Buster Keaton)

Bon père et bon époux, Joaquim-Soarez-da-Cunha l'a été aussi longtemps qu'il a pu, supportant sans moufter l'autorité de sa femme, l'étroitesse d'esprit de sa fille, de son gendre et tutti quanti. Si au moins son travail lui avait procuré de temps en temps le réconfort qu'il ne trouvait plus chez lui, ou bien si des péripéties étaient parfois venues égayer son existence monotone, alors, peut-être que... mais non, au contraire, Joaquim-Soarez-da-Cunha se levait tous les matins sans entrain, enfilait machinalement son costard de cadre dy-na-mi-que, puis vissait à ses lèvres un sourire de façade et s'en allait bosser en traînant des pieds, l'âme en peine, ne croisant dans la rue, le tram ou les couloirs du bureau que des gueules en tout point semblables à la sienne, tristes à mourir, tous prisonniers de cette routine accablante, et désespérante, qui les tuait à petit feu les uns après les autres : nervous breakdown !
Aussi, aux alentours de la cinquantaine, après 25 ans de bons et loyaux services rendus aux Impôts, ce fonctionnaire modèle et bien noté décide de tout plaquer : marre de cette vie étriquée, étouffante, rasoir au possible ; soif d'aventure et de liberté, envie de respirer à nouveau l'air salin du grand large, de retrouver la joie toute simple de se sentir exister.
Quincas Berro D'Água' (2010)
Affiche du film de Sérgio Machado 
Une fois sa décision prise de rendre au diable ce qui lui appartient, jamais plus Joaquim-Soarez-da-Cunha ne remettra les pieds au domicile conjugal, préférant mille fois à cet enfer domestique le pucier d'un infâme taudis des bas-fonds de Bahia, et troquant par la même occasion la compagnie de ses collègues pour celle des loqueteux et autres putains du Tabuão, quartier sordide où, pochard parmi les pochards, il passera les dix dernières années de sa vie, les meilleures d'entre toutes. Finies pour lui les contraintes, les entraves de toutes sortes, les comptes à rendre du soir au matin, à l'épouse, au patron, à l'Etat... Ici, au Tabuão, nul besoin de papiers d'identité, la nouvelle famille de Joaquim-Soarez-da-Cunha l'adopte sans lui poser la moindre question et, aux fonts baptismaux d'un comptoir qu'assidûment il fréquente, le baptise simplement Quinquin-La-Flotte, eu égard à son horreur de l'eau.
Dix ans de bonheur et d'ivresse, entouré d'amour et d'amitié, et puis la mort qui survient sans prévenir : une intime de Quinquin le découvre un matin, raide et froid dans son lit, une bouteille à la main et un sourire aux lèvres. Aussitôt la nouvelle se répand à travers les rues du quartier, courant d'un bistrot l'autre, de bouche à oreille, laissant derrière elle un goût d'amertume, un sillage de tristesse... qu'on noie dans les pleurs et l'alcool.
A l'autre bout de la ville, chez les Da-Cunha, la mort de Quinquin suscite en revanche beaucoup moins de peine que d'effroi. Car tandis qu'ils s'efforçaient de cacher aux yeux du monde entier ses frasques d'alcoolique, qu'ils le prétendaient même décédé depuis dix ans, patatras ! le mort resurgit d'entre les vivants. Quelle plaie ! Et quels tracas ! Dès lors, mentalité bourgeoise oblige, l'encombrant cadavre de feu Joaquim-Soarez-da-Cunha devient le sujet de mesquines discussions d'argent et de bienséance. On prévoit de l'enterrer en toute discrétion, et à moindre coût, cela va sans dire, mais dignement quand même, en bons catholiques soucieux du qu'en-dira-t-on. Tout est alors prévu, calculé, préparé aux petits oignons... et puis tout part en sucette quand quatre compères de Quinquin, tous ronds comme des barriques, débarquent à la veillée funèbre...

Quinquin-La-Flotte (Paulo José), Martin-le-Caporal (Irandhir Santos)
Vent-Follet (Luis Miranda), Cosmétique (Frank Menezes) et Bel-Oiseau (Flávio Bauraqui)



Un récit plein d'humour, une farce rabelaisienne où, derrière le masque du clown, se cache la profonde humanité d'Amado, ainsi qu'une interrogation sur le sens de la vie et la relation à la mort.

Les premières pages du livre (après une longue mais très intéressante préface du Pr. Roger Bastide) :
I

Les circonstances qui ont entouré la mort de Quinquin-La-Flotte restent jusqu'ici très confuses. Il y a des doutes à dissiper, des détails absurdes, des contradictions dans les dépositions des témoins, des lacunes diverses. Aucune certitude en ce qui concerne l'heure, le lieu et les dernières paroles. La famille, appuyée par des voisins et des connaissances, maintient avec intransigeance la version d'une mort tranquille un beau matin, sans témoins, sans éclat, sans paroles, qui aurait eu lieu quelque vingt heures avant l'autre mort dont la nouvelle fut propagée et commentée au déclin d'une nuit où la lune s'abîma dans les flots et où des faits mystérieux se produisirent au large des quais de Bahia. Et pourtant, entendues par des témoins dignes de foi, abondamment glosées le long des rampes et jusque dans les impasses les plus reculées, ses dernières paroles furent colportées de bouche en bouche car elles représentaient, de l'avis de ces gens-là, autre chose que de simples adieux à ce monde : un "message au contenu profond", comme dirait un jeune auteur de notre temps.

Une foule de témoins dignes de foi, au nombre desquels le patron Manuel et Quitéria-l'oeil-écarquillé, qui n'a pas deux paroles... Néanmoins il est des gens qui refusent toute authenticité, non seulement aux propos si admirés, mais aussi à tous les événements de cette nuit mémorable où, à une heure incertaine et dans des conditions discutables, Quinquin-La-Flotte plongea dans la mer de Bahia et partit pour l'éternel voyage dont on ne revient plus jamais. Le monde est ainsi, peuplé de gens sceptiques et qui nient par manie : tels des bœufs liés au joug, ils sont rivés à l'ordre, à la loi, aux façons de procéder courantes, et au papier timbré. On brandit triomphalement le certificat de décès signé par le médecin peu avant midi et avec ce simple papier — pour la seule raison qu'il comporte des caractères imprimés et des timbres fiscaux — on tente d'effacer les heures intensément vécues par Quinquin-La-Flotte jusqu'à son départ librement et spontanément décidé par lui, comme il ressort de la déclaration qu'il fit à haute et intelligible voix à ses amis et aux autres personnes présentes. [...]
(Jorge Amado, Quinquin-La-Flotte, 1961)

2013/09/08

"Ne pas toucher aux livres, S.V.P."

Quelque part sur le quai des Grands Augustins, Paris VIème, années 60, avant les manifs, la grève générale et les accords de Grenelle :


C'est un peu comme ces pancartes à la noix qui vous prient de ne pas marcher sur la pelouse, un peu aussi comme une paire de patins à l'entrée d'un bastringue, ou bien comme ce flic de province, un sacré vieux con, qui m'avait à moitié assommé parce qu'il était soi-disant défendu de jouer de la gratte dans le jardin public du village, et même simplement interdit de s'asseoir au pied du Monument aux Morts, sur lequel, pourtant, chiaient librement les pigeons. J'avais alors à peine vingt ans, les idées courtes et les cheveux longs jusque-là, n'empêche que cet épisode de ma jeunesse m'avait beaucoup fait réfléchir sur le sens du sacré et celui du profane, prétexte à bien des abus pour les gardiens du Temple.

2013/09/07

Jorge Amado : Tieta d'Agreste (ou Le retour de la fille prodigue)

B. Pivot : Est-ce qu'y a beaucoup de... d'euuh... de femmes comme cette Tieta, au Brésil ? Parce que non seulement elle est belle, mais elle a beaucoup de fantaisie, beaucoup de drôlerie, beaucoup d'euuh... volupté... Y en a beaucoup comm' ça, au Brésil ? Vous m'emmenez là-bas, dites ?
J. Amado : Oh, je crois que vous pouvez y aller tout seul... mais si vous arrivez là-bas, alors ça va être la folie, vous savez ! Ha ha ha !
R. Fallet : Moi aussi j' peux venir ?
J. Amado : Ohhhh, mon Dieu !

Antonieta, Tieta pour les intimes, était gardienne de chèvres dans un modeste village aux us et coutumes sans doute un peu trop rétrogrades pour cette jeune fille libertine s'offrant à qui lui plaisait dès que ça la chatouillait. Rien que de plus naturel, de plus normal et de plus humain, mais pour des cul-bénis à la morale hypocrite : l'aiguillon du Diable, la tentation du Malin, Satan personnifié. Aussi, un jour, dénoncée par sa propre sœur,  puis chassée du foyer par son paternel, Tieta se vit contrainte à l'exil loin des siens. Commença alors pour elle une vie d'aventure et d'errance, de bonnes et de mauvaises fortunes, qui la conduisirent jusqu'à São Paulo, ville-lumière où Tieta finit par se faire une place au soleil, et d'où, sans la moindre rancune, elle envoya tous les mois à sa parenté quelques mots d'affection, ainsi qu'un chèque plutôt bien rempli.

Une vingtaine d'années plus tard, suite à la mort de son époux, un industriel multi-millionnaire, Tieta décide de revenir passer deux ou trois semaines dans son village natal. Sitôt prévenue du retour au bercail de la jeune bergère dépravée, aujourd'hui richissime héritière, la famille vient s'agglutiner au grand complet devant l'arrêt du car, avec aussi les amis, les amants éconduits, le curé du village et les enfants de chœur,  tous en rangs bien serrés, tenue de circonstance et condoléances aux lèvres, mentalement préparés à recevoir dignement la veuve qu'ils supposent en larmes et en deuil, sauf que... Sauf que ce n'est pas une vieille femme éplorée qui descend du bus, mais une quadra encore appétissante, toute colorée de la tête aux pieds, la croupe aguichante, le sachant et le montrant, pourquoi s'en priver. Ce que Tieta leur cache, en revanche, c'est qu'elle n'est pas l'épouse légitime du défunt mais seulement sa maîtresse attitrée, qu'elle n'est pas non plus à la tête d'entreprises florissantes mais tenancière d'un bordel de luxe, et enfin que la splendide créature qui l'accompagne n'est pas sa belle-fille mais la préférée de ses putains. Mieux encore : à peine débarquée du bus, Tieta-la-Cougar s'amourache de l'un de ses neveux, un jeune et séduisant séminariste en soutane, mais aussi bien monté qu'un âne et dix fois plus ardent qu'un bouc. Comment le sait-elle ? Devinez !
Lan (Samba de Roda)
Voilà pour l'aspect comédie de mœurs à la Balzac, l'humour et les histoires de fesses en plus. Ajoutez-y une trame purement écolo, avec pour point d'orgue la tentative d'une multinationale d'implanter au village une usine de bioxyde de titane, et c'est toute la question du progrès, le bon et le mauvais, qui est ici posée, avec légèreté, tout au long de ce roman où s'opposent constamment l'évolution des mœurs et les arriérations mentales, l'intégrité des uns et la corruption des autres, la sagesse des anciens et les appétits sans frein, la force des humbles et celle des puissants.
Ajoutez-y encore une grosse cuillerée de mensonges, tromperies et joyeuses trahisons, et le tout dresse un tableau plutôt savoureux des diverses mentalités et comportements humains, miroir de nos travers et de nos ridicules : réjouissant.

Seul petit bémol à ce roman-feuilleton, outre les coquilles (nombreuses dans l'édition Stock de 1979) : sa longueur. Qu'Amado se soit beaucoup amusé à l'écrire, c'est certain, qu'il nous amuse beaucoup par la même occasion, c'est incontestable, mais il arrive parfois qu'un peu de lassitude vienne gâcher la lecture, c'est dommage.

A noter enfin que l'auteur, ce malotru, s'immisce de temps à autre dans le récit, pour le commenter, l'expliquer ou l'emberlificoter, comme ici par exemple :

[...] Quand nous frayons de nouvelles voies comparables aux meilleures de l'étranger ; quand sont implantées des industries à la pelle, quand, répondant aux appels du progrès, s'éveille un nouveau Nordeste, délivré des sécheresses, des épidémies, de cette faim centenaire et — ne l'oublions pas — de l'analphabétisme rapidement enrayé ; quand la presse, la radio, la TV uniformisent mœurs  morale, modes et langage, balayant comme une lie les coutumes régionales, les expressions, les divertissements, quand les gratte-ciel monumentaux unifient le paysage citadin, se dressant sur les décombres de l'histoire et des quartiers d'une prétendue valeur artistique ; quand notre musique populaire se fonde enfin sur des mélodies et des thèmes universels, surtout yankees, et abandonne les rythmes d'un méprisable folklore national ; quand le mysticisme hindou (et annexes) illumine l'âme des jeunes dans la fumée de la drogue d'Alagoas : quand des idéologues avancés s'efforcent de liquider les principes du métissage et d'implanter le racisme parmi nous, le Blanc, le Noir et le Jaune, pour que nous ne soyons pas en reste sur les nations réellement civilisées et que la violence marque notre face, la lavant de l'antique cordialité brésilienne, signe de retard ; quand l'art conscient de son rôle nie la terre et l'homme et se fait concret, abstrait, objet identique en tout à l'européen, au nord-américain, au japonais ; quand nous créons un langage nouveau pour les écrivains, ésotérique mais extrêmement révolutionnaire dans son fond et sa forme, d'autant plus actuel que plus inintelligible ; quand appuyés sur la censure et sur la trique, nous créons la démocratie, la vraie, pas l'ancienne qui menait le pays à l'abîme ; quand nous entrons miraculeusement dans l'ère de la prospérité au rythme des nations riches, productrices de pétrole, de blé, de bombes atomiques et de satellites, de whisky et de bandes dessinées, summum de la littérature ; quand nous sommes en passe d'occuper notre place parmi les grandes puissances et que, dans des usines installées ici, nous produisons des véhicules nationaux — Mercedes Benz, Ford, Alfa-Romeo, Volkswagen, Dodge, Chevrolet, Toyota, etc. — comment un écrivain ose-t-il appeler "marineti" le bus qui conduit les passagers de Sant'Ana de l'Agreste à Esplanada et vice versa ? Un arriéré, l'auteur, perdu dans le temps, aux calendes grecque.
(Jorge Amado, Tieta do Agreste, 1977)

2013/09/01

Swordsmen : de sabres et de papier

Wu Xian (Dragon/Swordsmen) : affiche du film
C'est une histoire de deux mondes qui se rencontrent en 1917, dans une Chine en transition. De la confluence de deux courants, comme dans le diagramme du yīnyáng. Une Chine traditionnelle, rurale, magique, allez, je risque le mot : taoïste. Et une Chine plus  moderne, urbaine, rationnelle, et tirant sur le confucianisme (une brève comparaison entre taoïsme et confucianisme en français, et en anglais). Le film Swordsmen (2011, Peter Chan) est aussi appelé Dragon. Le titre original « Wu xia » (littéralement chevalier-errant, semble-t’il) renvoie à un genre littéraire montrant des spécialistes en arts martiaux parcourant la Chine ancienne pour rendre la justice. Oui, un peu comme le David Carradine de Kung-Fu. Genre étendu à la bande dessinée, au film (Wu Xia Pian).

Titres tous trompeurs, pouvant éloigner les xanthophobes et les amis de Green Lantern. Il aurait pu être un simple et talentueux film d'arts martiaux, c'est un peu moins que ça, il n'y a guerre que trois scènes de bataille. C'est nettement plus, car le film se double d'une comédie dramatique, avec un homme voulant refaire sa vie en paix, et d'un policier, avec des méthodes d’enquête (et de réalisation filmique) oscillant entre Le Nom de la Rose et les tribulations des Experts à Hong-Kong.

Le personnage central de l'affiche est Liu Jinxi, paisible ouvrier dans un petit village tranquille. Il vient d'un autre village, et vit désormais avec Ayu, et avec deux enfants, l'un d'un père disparu, le plus jeune avec Jinxi. Deux bandits de grand chemin font brèche au village calme pour en rançonner les habitants et marchands. D'abord témoin involontaire, bien caché derrière le comptoir, il finit par prendre part au combat de manière involontaire et maladroite. On connaît les dégâts que peut causer la maladresse, cf. la scène initiale du film "The party" avec un Peter Sellers lunaire. Les deux bandits y perdent donc la vie, à l'issue d'un combat ridicule. Et Jinxi devient le héros éphémère du village.

Swordsmen (Wu Xia – 武俠)
Réalisé par Peter Chan
Avec Kara Hui, Wu Jiang, Takeshi Kaneshiro
Le passé retombe en pluie fine sur un ancien maître des arts martiaux
Lotus Action Asia - Festival du Film Asiatique de Deauville 2012
Meilleur directeur de la photo / meilleure musique originale et meilleur décor - Asian Film Awards 2012
Meilleur directeur de la photo / meilleure musique originale - Hong Kong Film Awards 2012
Sélection officielle Festival de Cannes 2011



Xu Baijiu, détective analogique inspiré de Sherlock Holmes (ou son incarnation Guillaume de Baskerville du Nom de la rose), vient secouer cette première version. Fonctionnaire rigoriste, pur et blessé, il porte les prothèses de l'homme moderne : costume, montre, lunettes et parapluie. Pour autant, il sait lire les signes ténus. Parcourant le théâtre du combat, analysant des traces à l’œil nu comme un précurseur des techniques de police scientifique, utilisant une connaissance intime du corps humain (mouvements, respiration, points vitaux). Et finit par remettre en question l'inhabilité au combat de Liu Jinxi, en proposant une deuxième vision de la rixe qui avaient causé la mort de bandits plutôt bien armés. Et si ce simple villageois était un maître des arts martiaux ? Xu Baijiu va passer la deuxième partie du film à tenter de prouver cette piste, par l'enquête interne, et surtout en provoquant à plusieurs reprise Liu Jinxi, pour lui faire tomber le masque. 
Xu Baijiu dans la forêt de bambou

Les deux hommes s'opposent graphiquement en apparence, avec pour Liu Jinxi ou Xu Baijiu : vêtements noirs ou blancs ; toile rêche ou costume soigné ; esprit simple (en apparence) ou cortex affûté. Les deux hommes en fait gèrent chacun à leur façon les blessures du passé, l'un par la loi naturelle, l'autre par la loi des hommes, et chacun va faire un bout de chemin vers l'autre, entre la nature et la culture, comme lorsque Liu Jinxi accompagne Xu Baijiu au travers d'une forêt de bambous animée d'esprits, à la recherchant du chemin le plus court vers la ville, chemin qui va allumer l'étincelle du chaos et des révélations sur le passé Liu Jinxi, le tribut réclamé par les liens du sang.
Maurits Cornelis Escher : Night and Day
Film tendre et lumineux (gros travail d'éclairage), avec au final peu de combats (trois essentiellement), ce film parle de rédemption, de justice, d'amour, de filiation aussi, de mémoire et d'oubli enfin. Quelques langueurs, étranges imprécisions et films références (au Sabreur manchot, à A History of violence) plus tard, il reste de ce film cette impression plaisante des boulettes de viande à la menthe. Qui donne à une farce standard (et la viande hachée des traditionnels films martiaux) une fraîcheur et un parfum qui reste longtemps après la friture. 

Il en reste notamment en filigrane le choix de faire de Liu Jinxi un ouvrier dans un moulin de pâte de papier. De l'encre noire et de l'appel du sang (physiologique et métaphorique) gravant le papier blanc. Mais comme on est dimanche matin, je vais plutôt me refaire un café, plutôt que de filer la métaphore qui ferait du livre, du papyrus au vélin, la châsse en produit naturel des choses culturelles et des émotions humaines. Mais faudrait. Le film est sorti en  DVD au printemps. Il en vaut la peine.

Critique : Swordsmen (Wu Xia)
http://www.cloneweb.net/critiques/critique-swordsmen-wu-xia/

Le taoïsme et le confucianisme, deux religions ou deux philosophies ?
http://realite-histoire.over-blog.com/article-35190803.html

Dragon (2012)
http://www.rottentomatoes.com/m/swordsmen/

J.-H. Rosny / Jean Eriez (correspondance)

Tous les chineurs et brocanteurs du dimanche vous le diront : "On tombe parfois sur une perle rare." Pour preuve, cette lettre autographe de J.-H. Rosny adressée à Jean Eriez, et trouvée dans un lot de vieux papiers où elle n'avait pourtant rien à faire :




Pont-sur-Yonne, le 3 septembre 1903

Monsieur et cher confrère,

Nous avions été profondément touchés de l'envoi de votre livre, de sa dédicace et de son épigraphe, et voilà que nous arrive votre très éloquent et très généreux témoignage dans La Grande France [revue], avant que nous ayons pu vous remercier des joies que nous devons à La Forêt [roman]. Croyez à notre profonde gratitude et soyez sûr que nous n'oublierons pas ces très précieuses marques de sympathie.
Votre roman est délicieux, et par sa psychologie si subtile et si sûre, et par ses observations pénétrantes, et par son sentiment si profond, si exquis, si vrai et personnel de la nature. Ce beau livre est de ceux que nous aimons sincèrement.
De tout cœur,
J H Rosny

Et puis cette curiosité datant d'avant l'internet, ses moteurs de recherche et autres google-rank : l'Argus de la Presse, une société de service chargée de dépouiller des dizaines de journaux ou revues à la recherche d'articles concernant ses clients, dont était Jean Eriez.
Aujourd'hui l’Argus de la Presse surveille environ 17.500 sources d'informations écrites ou parlées (presse, web, radio, télé), ainsi que 2 millions de médias et réseaux sociaux, mais en 1903 c'était simplement ça, que vous receviez alors par courrier postal :

L'Argus de la Presse (1903)