On avait quitté à regret la famille Cambará à la
toute fin du 19ème siècle, on retrouve avec joie Rodrigo, le cadet des enfants,
au début du 20ème. On avait littéralement dévoré l'épopée du tome 1, on a
péniblement franchi le cap des 100 premières pages du tome 2 avant que d'être à
nouveau comblé par les 500 suivantes. Le rythme est ici plus lent, moins épique
que dans le premier volume, puisqu'il s'agit cette fois-ci d'une chronique :
celle d'une époque (entre 1909 et 1920), d'une ville (Santa Fé) et d'un santafessien
: Rodrigo Cambará.
Qui est Rodrigo Cambará ? Un homme aux multiples facettes.
Jeune diplômé de la faculté de médecine de Porto Alegre, il est sans aucun
doute plus cultivé que son père, le fazendeiro Licurgo, et apparemment
plus raffiné que son frère, le gaucho Toribio. Il est également épris
d'art, de culture, de progrès, d'idées sociales et politiques, enfin c'est du
moins l'image de lui qu'il veut donner à voir et d'abord à lui-même. Mais
lorsque le vernis craque, et il n'est pas rare qu'il craque, on découvre une
sorte de bobo avant l'heure, de bourgeois-bohème qui sous des dehors
altruistes se révèle égocentrique, de dandy de province dont les grands
principes évoluent au gré des opportunités, qui veut être généreux mais n'est
que charitable, se veut aussi époux fidèle mais ne peut s'empêcher de courir les
jupons, tout comme le font d'ailleurs son père et son frère. Il se dessine
alors au fil des pages une personnalité riche, complexe, forcément
"imparfaite", et cependant pas antipathique du tout, et même plutôt
attachante, peut-être parce que l'auteur s'attache à montrer, sans jamais le
juger, combien il est difficile de vivre pour Rodrigo Cambará, déchiré qu'il
est entre ce qu'il veut et ce qu'il peut. De sorte qu'à travers
ce portrait, Erico Verissimo nous offre l'analyse psychologique d'un
homme en quête de pouvoir à la fois réel et figuré, politique et ontologique.
Quelles sont en effet les motivations inconscientes, inavouées, inavouables de
Rodrigo Cambará, candidat à la députation ? Que cache-t-il derrière ses nobles
discours, ses belles pensées, ses bons sentiments affichés ? Et sa vie
publique, honorable et respectable en façade, a-t-elle seulement pour vocation
d'embellir une vie privée dont il n'est au fond pas fier, manière pour lui de dissimuler
à ses yeux et à ceux d'autrui des comportements qu'il ne peut assumer ?
Beaucoup de questions, peu de réponses ! Aussi, pour nous aider à mieux cerner son
personnage principal, Erico Verissimo portraiture-t-il également toute une
galerie de seconds rôles plus contrastés les uns que les autres, comme par
exemple Pepe Garcia, un vieil anarchiste espagnol, par définition hostile au
pouvoir, et le capitaine Rubim, un disciple de Nietzsche, du Surhomme et de sa
volonté de puissance. On y croisera aussi, sur fond de lutte électorale, un
maire despotique et un prêtre libéral, une épouse ultra-soumise, une tante
autoritaire et encore bien d'autres personnages, mais on ne saura
malheureusement jamais qui est vraiment Rodrigo Cambará, puisque Albin-Michel
n'a pas jugé bon d'éditer le troisième tome du Temps et du Vent, dans lequel
est pourtant retracée toute une partie de sa vie. Frustration. Un peu comme si La
Divine Comédie était amputée du Paradis, ou l'Anneau du Nibelung
du Crépuscule des dieux.
Extraits :
Une nuit de décembre 1909, cependant que Rodrigo et
son frère Toribio se demandaient quel sens donner à leur vie, tout en s'amusant
à tirer sur des boîtes de conserve sur la place de Santa Fé :
Une silhouette approchait.
- Qui est-ce ? demanda Rodrigo.
- L'Espagnol.
Don Pepe Garcia ouvrit les bras
et s'écria :
- Que c'est beau ! Les deux
frères ensemble, à parler. J'ai cru à un duel. J'ai entendu les tirs. Qu'est-ce
que c'était ?
Il les embrassa chaleureusement.
- On s'exerçait à tirer.
- Mais pas sur cibles humaines !
- Non. Juste sur une vieille
boîte.
- Pourquoi ne pas garder les
balles pour les crânes humains ? Pour la rédemption de l'humanité il faut
abattre des crânes, beaucoup de crânes.
Rodrigo contemplait Pepe Garcia
avec sympathie. Il aimait ce type d'homme décharné et efflanqué comme un don
Quichotte, cette tête cuite, oblongue et d'aspect dramatique, aux yeux
enfoncés, noirs et vifs, moustaches aux pointes tombantes et barbiche pointue
comme une lance. Il appréciait surtout sa voix riche d'inflexions, bien placée,
grave et théâtrale, qu'il savait utiliser avec saveur et à-propos, l'aidant des
gestes de ses belles mains fines qui avaient aussi leur éloquence. [...]
Rodrigo se leva et prit
affectueusement Pepe par le bras.
- Pepe, il nous faut secouer
cette ville de son marasme.
- D'accord, hombre !
- Dans un mois au plus tard, je
lance le journal. Je commence par un article de fond qui met Trindade [le maire
de Santa Fé] en poussière. Je m'attaque aussi au militarisme. Je peux compter
sur toi ?
- Bien sûr, hombre, j'aime la
bagarre. Je suis comme ce type qui en arrivant quelque part demandait : « Il y
a un gouvernement ? Si oui, je suis contre. »
Rodrigo, de nouveau, regardait les
étoiles.
- Don Pepe, si Dieu apparaissait
soudain là-haut ?
- Dieu n'existe pas.
- Bon. Il ne s'agit pas de savoir
s'il existe ou pas. Supposons qu'il existe. S'il te disait : « Pepe, tu peux me
demander quelque chose. » Qu'est-ce que tu lui demanderais ?
Le peintre leva la tête vers le
ciel.
- Quitte le ciel, hombre ! N'aie
pas peur. Voilà ce que je veux : descends. Ne reste pas caché chez toi, à fuir
tes responsabilités. Viens un peu voir les injustices de la société bourgeoise,
la misère et la faim du peuple, le mercantilisme de ton Eglise et l'hypocrisie
de tes prêtres. Viens un peu voir le monde que tu as fait.
Rodrigo riait en secouant la
tête. Pepe restait immobile, les yeux levés, comme attendant une réponse de
Dieu.
- Ce n'est pas cela, Don Pepe. Je
voulais une demande plus modeste, qui n'oblige pas le Créateur à changer ses
habitudes.
- Bon. Je lui demanderais la
victoire de l'anarchisme. Mais je ne crois pas qu'il me l'accorderait. Il est
réactionnaire !
Dieu réactionnaire ! Rodrigo
éclata de rire. Toribio souriait à peine, un peu distrait.
- Vous êtes comme des gosses.
C'était maintenant Rodrigo qui
regardait le ciel.
- Eh bien, moi, je lui
demanderais une chose très simple et très importante : qu'il me donne une
longue vie. Le reste, je m'en charge.
- Et que veux-tu faire de ta vie
? demanda Don Pepe sur le ton sévère d'un inquisiteur.
- Une belle vie.
- Et qu'est-ce que c'est, une
belle vie ?
- Une vie de plaisirs et en même
temps de bonté, de beauté.
- Des mots, des mots et encore
des mots ! Il faut définir plaisir, bonté, beauté.
- C'est pas fini toutes vos
âneries ?
- Tais-toi, malheureux ! grogna
Don Pepe sans même regarder Bio. Allez l'ami, il faut définir.
Rodrigo lui saisit les bras avec
force.
- J'ai besoin de définir le mot
plaisir ? Qu'est-ce qui donne du plaisir dans la vie ? Aimer... manger, bien
boire, bien s'habiller... les joies spirituelles, écouter de la bonne musique,
faire de bonnes actions, lire de bons livres, avoir de bons amis et, avant
tout, la sensation d'être aimé, admiré et respecté. Hein, Don Pepe, je dois
continuer à définir ?
- Plaisirs typiquement bourgeois.
- Et la bonté, dis donc ! Mener
une vie de bonté et de beauté, ça signifie vivre harmonieusement, pas
égoïstement, une vie avec des actes et des pensées altruistes, pitié pour les
malheureux, les faibles et les opprimés. Tout à l'heure je disais à Bio que je
voulais faire médecine pour les pauvres, que je voulais fonder un hôpital de
charité. Et je veux délivrer cette ville de son tyran. Si faire tout cela ce n'est
pas mener une vie de bonté et de beauté, alors je ne sais plus rien.
Il attendit l'approbation de
l'autre. Ce dernier se taisait. Il tira de sa poche du papier et du tabac et
commença à faire une cigarette avec ses doigts fins et nerveux. Rodrigo attendait.
- Alors, Don Pepe, satisfait ?
L'artiste regardait l'église.
- Tu es irrémédiablement
bourgeois. Ton idée de bien-être social repose sur la charité, la répugnante
charité chrétienne. Con ! Il faut faire la révolution, et pas des hôpitaux de
charité. — Il cracha avec dégoût. — Le mot charité me fait vomir.
- C'est pourtant la plus belle
des vertus chrétiennes.
- Merde pour le christianisme.
Rodrigo le frappa dans le dos.
- Ton nihilisme est de façade. Je
ne crois pas qu'un homme comme toi, un artiste sensible, un peintre, un poète
des couleurs puisse vivre sans une croyance.
Don Pepe roula sa cigarette,
l'alluma, souffla une bouffée.
- Qui t'a dit que nous les
anarchistes nous n'avons pas de croyance ? Oui, monsieur, tout comme vous les
catholiques, nous avons même un credo.
- En voilà assez, protesta Bio.
Nous allons faire quelque chose d'utile. Pourquoi ne pas aller boire quelques
bières dans la pension de la vieile Tucha ? Je tirerais bien un coup, pour
entrer directement dans le nouvel an.
On ne lui prêta pas attention.
Rodrigo s'intéressait au credo de Don Pepe. L'Espagnol retira sa cigarette,
recula de deux pas et, d'une voix claire et lente, il récita :
- Je crois en le Socialisme
révolutionnaire Tout-Puissant, fils de la Justice et de l'Anarchie, qui est et
a été poursuivi par toutes les polices bourgeoises, est né au sein de la
Vérité, a souffert sous le pouvoir de tous les gouvernements, qui l'ont
maltraité, bafoué et déporté. Il est descendu dans les cachots ténébreux d'où
il est venu émanciper le prolétariat, et il est assis dans le cœur des
associés. De là il jugera ses ennemis. Je crois en les grands principes de
l'Anarchie, la Fédération et le Collectivisme, je crois en la Révolution
sociale qui rachètera l'Humanité de tout ce qui la dégrade et l'avilit. Amen.
- Amen, répéta Bio. Allons à la
pension.
- Et toi, Don Rodrigo, en quoi tu
crois ? En le Dieu Tout-Puissant créateur du Ciel et de la Terre, en la sainte
Mère Eglise catholique apostolique et romaine ?
- Et pourquoi pas ?
Il avait une conviction plus
intime qu'il n'osait formuler à voix haute : Je crois en moi-même. Dieu me
pardonne mais je crois en le Dr Rodrigo Terra Cambará.
Don Pepe ralluma sa cigarette,
éteinte pendant le credo. Il regarda l'église en face et hurla :
- Merde aux curés ! Merde au
souverain pontife !
De la Matriz l'écho lui renvoya
ses paroles.
- Xô mico, Don Pepe, dit Bio.
Pourquoi tout ce ramage ? Personne n'écoute.
- Mais il faut agiter, hombre, il
faut agiter !
|
Natif de São-Paulo, diplômé d'architecture en 1982, Paulo von Poser... |
Quelques chapitres plus tard, tandis que le
gouverneur de l'Etat, en pleine campagne électorale, vient faire le tour de la
ville et des électeurs :
Don Pepe entra au Sobrado très
excité et attira Rodrigo dans un coin.
- Quelle occasion, fils, quelle
occasion ! Une bombinette, rien qu'une bombinette, et alors, ay mère de mon
âme, quel beau spectacle.
Rodrigo souriait. Les
enthousiasmes nihilistes de l'Espagnol l'amusaient. Le peintre avançait et
reculait, à pas nerveux.
- C'est que je suis perdu dans
cette misérable ville, hombre ! Je me ramollis. Je ne fais rien. Sais-tu ce que
disait Bakounine du véritable anarchiste ?
Ah ! Le grand Bakounine avait
écrit dans son catéchisme que le révolutionnaire ne doit pas avoir
d'intérêts personnels, ni sentiments ni propriété. Il doit se concentrer sur
l'unique pensée de la Révolution. Un unique but doit l'intéresser : la
destruction. Il méprise la morale. Pour lui est moral ce qui favorise la
Révolution. Entre le véritable anarchiste et la société, c'est une lutte à
mort, une haine irréconciliable. Il doit toujours être prêt à mourir, à
supporter mille tortures et à tuer des ses propres mains quiconque fait
obstacle à la Révolution. Toute affection doit lui être étrangère, car les
sentiments de cette sorte peuvent retenir le bras.
- Mais comment expliques-tu,
demanda Rodrigo, que le grand Tolstoï soit anarchiste et prêche l'amour comme
loi suprême de la vie ?
- Tolstoï est un anarchiste
modéré. Moi je suis un anarchiste exalté.
Après un moment de réflexion, il
ajouta : Mais il faut respecter le petit vieux, con !
Il s'assit théâtralement sur le
sofa.
- Ah, une bombinette ! Rien
qu'une bombinette !
- On va boire quelque chose,
Pepito ?
- Oui, soude caustique.
Bio alla chercher les bouteilles
de bière qu'il avait mises à rafraîchir dans le puits. Ils emplirent les
verres, trinquèrent au candidat civiliste et à sa proche victoire. Les
moustaches couronnées d'écume, ses maigres jambes étendues, Don Pepe prit la
parole et entreprit de prouver à ses amis que, en dernière analyse,
l'assassinat politique devait être considéré aussi comme un des beaux-arts. Ah
! les beaux attentats de France ! Vaillant, faisant honneur à son nom en jetant
une bombe dans le Parlement. Caserio qui abat à Lyon, à coups de poignard, le
président Sadi Carnot ! Mais les plus jolis attentats du monde étaient les russes.
Alexandre II tué par une bombe nihiliste en 1881. Exalté, l'Espagnol peignait
le tableau. Les rues de Moscou sous un ciel funèbre, de plomb à bistre... Le
tsar dans sa voiture entourée de cosaques... Tout à coup surgit l'anarchiste
qui se précipite en pleine rue avec un objet noir serré sur sa poitrine et se
lance aux pieds des chevaux. Un éclair, une explosion terrible et le tsar qui
s'en va par les airs avec voiture, cheval, nihiliste et tout !
En 1902, les anarchistes russes
liquidèrent Bobollepot, ministre de l'Instruction. En 1903, Bogdanovitch,
gouverneur militaire d'Ufa. En 1905, le grand-duc Serge, commandant militaire
de Moscou. Et Pepe prononçait les noms des victimes avec le même plaisir qu'un
gourmet énumérant des plats : Bobikov, Bogulavski, Sipiaguin... Gouverneurs,
ministres, grands-ducs, rois... Quelle magnifique moisson ! Il s'en léchait les
babines.
- Et qu'est-ce que je fais, moi,
messieurs, qu'est-ce que je fait ? Je bois de la bière à Santa Fé avec les
représentants de la bourgeoisie !
Il regarda, désolé, son verre
vide, que Bio se hâta se remplir.
- C'est bien, Don Pepe, dit
Rodrigo en souriant. Rends un service à la Patrie et à l'Humanité : assassine
le Trindade !
L'Espagnol regarda fixement son
ami, le sourcil froncé. Puis il fit une grimace de répulsion.
- Trindade ? Trindade est indigne
de mon poignard.
Rodrigo se mit à rire, car il
savait que le poignard de Pepe Garcia, comme ses bombes, était purement
imaginaire.
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... Paulo von Poser est un artiste plasticien, céramiste, graveur, sérigraphiste et... |
Une discussion théologique de bonne facture et
pleine d'humour :
Grand, efflanqué, un peu courbé,
le visage d'une pâleur huileuse de séminariste, le nouveau vicaire de Santa Fé
avait quelque chose d'adolescent dans la physionomie, bien qu'il eût plus de
trente-trois ans. Ses cheveux coupés en brosse et ses grandes lunettes cerclées
d'écaille lui donnaient l'air studieux d'un lycéen appliqué. Ses traits étaient
réguliers et d'une délicatesse presque féminine. [...] Natif du Minas Gerais,
le père Astolfo Neves, d'après les on-dit, avait été rappelé à l'ordre par plus
d'un évêque, pour sa dangereuse tolérance quant aux idées. C'était
indubitablement un libéral, sans atteindre aux extrémités du légendaire père
Romano, qui admettait l'évolutionnisme et lisait passionnément Voltaire,
Diderot et Renan.
Après avoir salué les dames au
salon, Rubim serra la main au colonel et à Rodrigo en criant jovialement :
- Je vais quitter Santa Fé sans
avoir converti le vicaire à ma philosophie !
Il arborait un uniforme d'une
blancheur immaculée qui contrastait avec la soutane noire du père. Et Rodrigo
se demanda si une même opposition ne régnait pas entre leurs idées. Le vicaire
s'assit, croisa ses longues jambes et, par un tic qui lui était particulier, il
se tira le lobe de l'oreille en le serrant entre le pouce et l'index.
- J'essayais de convaincre le
père, raconta Rubim, que l'homme chrétien, dans sa monstrueuse tentative
d'étouffer les instincts, a perdu sa vitalité et ne peut désormais trouver
intérêt à la vie qu'en recourant à des drogues telles que la religion, le
sport, la morphine, la musique, la littérature, l'art enfin. Ce sont là des
alcaloïdes. — Il frappa le dossier de sa chaise en s'exclamant: Voilà ! Dieu
aussi est un alcaloïde !
Le vicaire regardait le
lieutenant en souriant avec bienveillance. Rodrigo les interrompit pour
demander quelle musique ils désiraient entendre.
- Verdi ! demanda Jairo. C'est
mon alcaloïde préféré.
Rodrigo passa au salon choisir un
disque et bientôt on entendit le prélude du dernier acte de La Traviata.
Le colonel ferma les yeux et inclina la tête. Rubim dévisageait le vicaire,
provocateur:
- Que dites-vous de ma
classification, révérend ? Dieu, le Grand Alcaloïde !
- Bien trouvé ! répondit le
prêtre. Pourquoi pas ? Dieu est le baume pour toutes les douleurs morales, le
remède pour toutes les maladies de l'âme.
Sa voix, grave et lente, marquée
d'une fatigue précoce, était beaucoup plus vieille et animée que le visage.
[...]
- Impossible d'accepter
l'existence de Dieu sauf par l'aveuglement de la foi, qui est aussi une drogue.
Alfoso tirait avec force le lobe
déjà congestionné. [...]
- La Foi n'est que l'un des
nombreux chemins qui mènent à la connaissance et à l'amour de Dieu. La
révélation est le chemin des élus mais un fanatique de la logique comme le
capitaine pourrait arriver à Dieu par les méandres de l'intelligence.
- Absurde ! répliqua Rubim.
Il se leva. Les cheveux en
bataille, la dentition dehors, il ressemblait à un hérisson. Il alla au
vicaire, lui frappa l'épaule et lui demanda d'un air espiègle :
- Dieu est solide, liquide ou
gazeux ? Allons ! Quelle est l'essence de Dieu ?
Jairo, les yeux toujours fermés,
secouait la tête comme un pendule, donnant à entendre que cette discussion
était non seulement inutile mais inopportune.
Le père ne perdit pas son calme.
- Notre connaissance de l'essence
divine est très imparfaite. Nous ne pouvons donc pas déduire l'existence de
Dieu de son essence.
- N'est-il pas dit que Dieu a
créé l'homme à son image et ressemblance ? demanda Rubim en s'adressant au père
mais en clignant de l’œil vers Rodrigo. Dieu doit donc avoir comme nous un
corps...
- Dieu n'a pas de corps, répondit
le prêtre comme un élève soumis à une interrogation orale, car les corps ont
des parties, et en Dieu il n'y a pas composition. Dieu est Sa propre essence,
raison pour laquelle Il est simple.
Le capitaine croisa les bras,
leva un peu la tête et lança à son interlocuteur un regard qui parut glisser le
long de son nez.
- Les docteurs de votre Eglise
n'affirment-ils pas que Dieu est composé d'essence et d'existence ?
- Composé ? répéta Astolfo. Pas
du tout. En Lui, existence et essence sont identiques.
Rodrigo était étourdi. Il se
sentait perdu sur le terrain des idées abstraites et ne cachait pas son
hostilité pour les « philosofailles ». Voulaient-ils discuter histoire ? Qu'ils
viennent et il disserterait brillamment sur l'Empire romain et les campagnes
napoléoniennes ; il pouvait parler des heures de la Révolution française et de
ses meneurs. Mais si la discussion prenait le chemin de la métaphysique, il
n'était pas plus sûr de lui qu'un navigateur sans boussole sur une mer de
brumes.
- Alors, donnez-moi une claire
définition de Dieu, demanda l'artilleur et, tandis que le père croisait et
décroisait ses jambes, il tirait son pince-nez, embuait les verres de son
haleine et les nettoyait méticuleusement avec son mouchoir.
- Dieu ne peut être défini, dit
le prêtre en dévisageant tranquillement le militaire. Sa nature ne nous est
connue qu'à travers ce qu'elle n'est pas.
Rubim remit son pince-nez et fit
une moue.
- C'est confus, père, très
confus. Je suis un soldat. J'ai l'esprit mathématique. Je n'accepte pas
l'existence d'une chose qui ne puisse être prouvée.
- Bon... murmura l'autre et un
instant son regard, un peu perdu, erra dans la salle.
- Mais y aura-t-il des choses que
Dieu le Tout-Puissant ne puisse pas être et ne puisse pas
faire ?
Jairo protesta :
- Pour l'amour de ce Dieu dont
vous discutez, écoutons la musique, la divine musique. Vous discuterez un autre
jour.
- Dieu ne peut être un corps, ni
se changer lui-même. Il ne peut se tromper...
A chacune de ces assertions,
Rubim demandait avec une insistance automatique : « Mais pourquoi ? Pourquoi ?
» Le vicaire continuait, sans répondre :
- Dieu ne peut se fatiguer, ni se
mettre en colère, ni oublier, ni se repentir... ni s'attrister... ni changer le
passé, ni pécher, ni faire un autre Dieu...
- Mais il peut cesser d'exister,
non ?
Le prêtre secoua la tête.
- Non. Absolument pas. Dieu est
une entité sans accidents : Il ne peut être spécifié par aucune différence
substantielle.
- Bravo ! s'exclame Rubim. Votre
Dieu, en fin de compte, est plus limité que je ne l'imaginais.
- Je puis aussi ajouter du
positif à son propos : Il est ce qui meut et n'est jamais mû.
Jairo tourna la tête et ouvrit
les yeux.
- Axiome vieux comme Aristote.
- Pas moins vrai pour autant.
Mais laissez-moi continuer... Dieu est l'inamovible qui meut, la cause première
et l'origine même de la nécessité. Il est la source de toutes les perfections
de l'univers.
Rodrigo pensa qu'il devait mettre
son grain de sel.
- Et tout ce qui est mal fait
retombe sur le diable.
Comme s'il n'avait pas entendu,
Astolfo poursuivit.
- Dieu est bon et en même temps
Il est sa propre bonté.
- Cela, c'est trop fort pour un
simple capitaine d'artillerie, murmura Rubim. Comparée à cette sorte de
métaphysique, la balistique en vient à être un jeu d'enfants.
Il prit le verre de Porto que
Laurinda lui tendait. Jairo refusa. Il ne buvait rien. Le père accepta, but une
petite gorgée et continua.
- Dieu est intelligent.
Tout à coup animé, il se leva
comme pour un discours :
- Et Son acte d'intelligence est
Son essence.
- Une belle phrase qui
n'éclaircit rien, répliqua Rubim.
L'homme en noir et l'homme en
blanc étaient debout, face à face. Rodrigo les observait en souriant. Jairo,
les yeux fermés, écoutait le prélude.
- Dieu est immuable car en Lui il
n'y a aucune potentialité passive. En somme, Dieu est Vérité.
Rodrigo but une large gorgée de
vin et posa une question :
- Le père croit-il, comme
Aristote, que l'âme soit localisée dans la glande pinéale ?
- Bien sûr que non. L'âme est
présnte partout dans le corps.
Rubim baissa la voix pour
demander si l'âme se transmettait par le sperme. Le prêtre fit vigoureusement
non de la tête. Dieu créait une âme nouvelle pour chaque nouveau-né. Alors
Rubim se frappa la cuisse et vociféra :
- Comment s'explique alors la transmission
du péché originel de père à enfant ? Comment ? Si c'est l'âme qui pèche et non
le corps et si l'âme n'est pas transmise de père à fils, comment chaque nouvel
être peut-il hériter du péché d'Adam ?
- Tirez-vous de celle-là, père !
sourit Jairo.
Le vicaire regardait pensivement
au fond de son verre.
- Eh bien, dit-il en plissant les
lèvres, saint-Augustin, qui était plus éclairé que moi, était perplexe sur ce
point.
Il regarda Rubim, le dévisagea un
moment et commença à rire d'un rire lent et grave. Jairo se dirigea vers le
vicaire.
- Dieu connaît les choses
particulières ou seulement les universelles, les vérités générales ?
Le père n'hésita pas.
- Il est clair que Dieu connaît
même ce qui n'a point d'existence, comme... — Il regarda alentour et désigna le
portrait de Rodrigo. — Comme l'artiste qui a peint ce tableau le connaissait
avant de le peindre.
- Don Pepe n'est pas exactement
l'idée que je me fais de Dieu, plaisanta Rubim.
La musique s'était arrêtée et
l'on n'entendait plus que le grincement de l'aiguille. Rodrigo courut et mit
une valse de Strauss.
- Mais comment Dieu peut-il
connaître les contingences futures ? demanda le colonel.
- Parce qu'Il est hors du temps.
- En somme, observa Rubim, dans
une position très commode. Une vraie sinécure. Un poste de commande sans
supérieurs hiérarchiques et sans patron. Il ne faut pas s'étonner que Dieu se
donne le luxe d'être bon et juste et parfait, comme l'assurent les théologiens.
Il a carte blanche et est au-dessus de tout tribunal.
Un instant le vicaire écouta le
gramophone, remuant la tête au rythme de la valse. [...]
Quand Laurinda vint porter les
assiettes de jambon, de pain au caviar et de croquettes, Rubim et le père
discutaient des délices de ce monde et de l'autre. Ils cherchaient, sans parvenir
à se mettre d'accord, une définition du mot : félicité. Pour Rubim il était
synonyme de force, de pouvoir, de victoire. Victoire de l'homme sur le nature,
sur la peur et sur les autres hommes. Il ne comprenait pas que l'on trouve du
plaisir dans les « actions vertueuses ». Le père mordit une croquette et
commenta le thème :
- Voilà où on se trompe. Les
actions vertueuses ne peuvent être une fin en soi. Ce ne sont que des moyens.
- Pour quelle fin ?
- Pour arriver à la contemplation
de Dieu, qui est la félicité suprême. En ce monde nous ne pouvons voir Dieu en
Son essence ni atteindre la véritable félicité. Dans l'autre vie, si nous nous
sommes mérité la grâce suprême, nous jouirons du privilège de voir la face du
Créateur.
- Dieu a-t-il une face ? demanda
Rubim, les lèvres et les dents constellées de caviar.
- Voyons, c'est une figure de
langage.
Rubim insinua que Dieu pourrait
bien être lui aussi une figure de langage, ce qui fit rire Rodrigo qui faisait
circuler les assiettes. Jairo serra cordialement le bras du père et, comme pour
conclure, lui déclara avec une ironie paternelle :
- Vous connaissez votre Somme
contre les gentils à la perfection. Vous êtes reçu avec félicitations.
Mais Rubim voulut avoir le
dernier mot.
- Saint Thomas d'Aquin fut un
homme de génie qui chercha des raisons pour justifier sa foi. Il partit de
conclusions dogmatiques et se mit à la recherche de prémisses. Il en trouva
certaines très habilement, je ne le nie pas. Mais les accepter c'est affaire de
foi, non d'intelligence.
Le vicaire sourit et, pour
montrer qu'il n'était pas fâché, il frappa légèrement l'épaule du capitaine.
|
... illustrateur de la dernière édition brésilienne du Temps et du Vent. |
Et enfin un passage du dernier chapitre, censé faire
transition avec le troisième et dernier tome, hélas resté dans les tiroirs d'Albin-Michel.
Il s'agit ici d'une réflexion de Floriano, le fils de Rodrigo Cambará, un jour
de 1945, dans le cimetière de Santa Fé :
[...] tout drame individuel, si
terrible fût-il, pâlissait quand on le comparait à la tragédie collective que
le monde venait de vivre. L'humanité émergeait de la plus sanglante des
guerres. Des noms comme Coventry, Rotterdam, Lidice, Hiroshima, Buchenwald et
Dachau resteraient dans l'histoire comme les signes noirs des horreurs jamais
imaginées par le plus malade des cerveaux.
[...] Récemment, dans un article
que Floriano n'avait pas publié ni même terminé, il avait ébauché un parallèle
entre horreur antique et horreur moderne. L'antique était celle des histoires
que racontait la vieille Laurinda : maisons hantées, cimetières nocturnes,
sorcières et âmes de l'autre monde. C'était aussi l'horreur gothique des contes
de Poe, Hoffmann et Villiers de l'Isle-Adam : le coeur humain battant de peur
devant la Mort et l'Inconnu. L'horreur moderne était la peur de la Vie et du
Connu. L'horreur sociale, fruit de la violence et de la cruauté de l'homme pour
l'homme.
Après la Première Guerre
mondiale, la peur de la faim, du chômage, de la misère, et la peur de la peur
même avaient ouvert le chemin à l'Etat totalitaire. Celui-ci à son tour avait
industrialisé et rationalisé la peur afin de se fortifier, de survivre et
d'amplifier ses conquêtes, tant géographiques que psychologiques. Avec la
collaboration de la science, de l'art et de la littérature convenablement
dirigés, il avait créé l'Horreur moderne dont les aspects les plus dramatiques
étaient le mythe de l'Etat et du Chef. Les ministères de propagande. La police
secrète et ses méthodes du torture raffinées. La militarisation de la jeunesse
et de l'enfance. Les camps de concentration. Les troupes d'assaut. L'orgueil
racial et l'exaltation fanatique du nationalisme. La glorification de la guerre
comme le sport des peuples mâles. L'Etat totalitaire avait élevé la délation à
la dignité de vertu civique. Mais son exploit le plus monstrueux — et cette
prouesse dépassait le songe le plus hallucinant des alchimistes de l'Antiquité
— avait été de transformer la personne humaine en un simple numéro, ce qui
avait rendu possible d'envisager le massacre de millions d'êtres humains comme
une simple opération d'arithmétique élémentaire.
La Deuxième Guerre mondiale avait
pris fin depuis quelques mois. Apogée de l'Horreur moderne ! — et l'on voyait
déjà que la paix désirée n'était qu'une trêve. On parlait ouvertement d'une
Troisième Guerre. Pourtant fumaient encore les fours d'Oswiecim et Birkenau où
avaient été brûlés cinq millions d'êtres humains torturés dans les camps et les
prisons. Des milliers d'entre eux avaient servi de cobayes pour de cruelles
expériences pseudo-scientifiques. En plusieurs points du globe il y avait
encore de ces sinistres camps où s'entassaient dans une promiscuité animale
hommes, femmes, enfants sans foyer, sans patrie, sans espoir.
A toutes ces horreurs s'était
ajoutée l'Horreur atomique. Le 6 août 1945 était né le nouveau dieu effrayant :
la Bombe. Dans les décombres d'Hiroshima errait une population de fantômes.
C'étaient les survivants de l'explosion. Créatures dans le corps desquelles la
radiation avait fait éclore d'étranges fleurs purulentes, les plus horribles
ulcérations. Des êtres humains rendus stupides par le choc, tremblants de
fièvre, perdant leurs cheveux, gencives en sang, brûlés, déformés, stérilisés,
affreux...
L'Etat totalitaire avait
désintégré la personne humaine. Les physiciens avaient désintégré l'atome. Une
troisième guerre désintégrerait le monde. Mais peut-être, pensait Floriano, le
monde n'était-il qu'un numéro dans les archives de Dieu.
Erico Verissimo : Le Temps et
le Vent - Le portrait de Rodrigo Cambará (1951)
Traduction française : André
Rougon (1997)
Editions Albin Michel