2015/05/28

Livres et disques à 50 % sur les prix marqués

Pourquoi ne pas lire deux fois plus avec un prix de livre de moitié ? Déjà le livre d'occasion, il  n'est pas cher. Et le conseil avisé du libraire, il est précieux. A partir de ce jour, les livres et les disques à la Librairie Entropie sont à moitié prix. Oui, vous avez bien lu. 50 % sur les prix marqués, et à partir de 10 euros d'achat. Donc, direction métro Charonne, 198 boulevard Voltaire pour vos emplettes.

Une option possible pour faire cadeau de livres choisis (et non subis, pour citer Nicolas) à vos amis avec un bon achat, à échanger à la librairie Entropie contre les livres qu'il plaira à l'heureux bénéficiaire. En imprimant ce bon, le fichier pdf s'obtient en cliquant sur l'image.


2015/05/24

Anna Seghers : Transit

Du Transit d'Anna Seghers, on peut dire qu'il fait suite à La Chute de Paris, d'Ilya Ehrenbourg, et donc qu'il évoque l'une des conséquences de l'occupation allemande durant l'été et l'automne 1940, à savoir la fuite vers la zone libre de quelques milliers d'individus traqués par les nazis pour x raisons : parce qu'ils se sont opposé à Hitler ou l'ont simplement critiqué ; parce qu'ils ont déserté les rangs de la Wehrmacht ; parce qu'ils ont écrit des livres ou peint des tableaux qui méritent le bûcher ; parce qu'ils sont de gauche, homosexuels, juifs, anciens brigadistes, etc... Tout ça fait beaucoup de monde et un monde qui se retrouve un beau jour à Marseille dans l'hypothétique espoir d'embarquer pour les Amériques.
Parmi eux, le narrateur de Transit, un jeune Allemand prénommé Gerhardt, se fait passer auprès des autorités compétentes pour un obscur écrivain que lui seul sait décédé, unique moyen pour lui d'obtenir les papiers nécessaires au départ. Puis, tandis qu'il déambule dans la cité phocéenne, il rencontre par hasard une encore assez jeune femme, Marie, elle aussi en transit. Or, bien qu'ayant déjà un amant, Marie n'a de cesse de retrouver son époux (l'écrivain décédé) et ne reste pas non plus insensible aux avances de Gerhardt qui la manipule... Compliqué ? Inextricable, oui, mais c'est la période qui veut ça. Anna Seghers s'attache à montrer qu'en certaines circonstances, où le cours tranquille d'une vie est soudain bouleversée par l'Histoire, personne n'est plus tout à fait celui qu'il prétend être et nul ne sait plus très précisément ce qu'il veut. Elle fait aussi évoluer ses personnages dans un univers proprement kafkaïen où, par exemple, pour qu'un candidat au départ obtienne le droit de rester à Marseille, il doit prouver qu'il est réellement décidé à partir. Ping ! la préfecture vous renvoie alors vers le consulat, pong ! le consulat vers la préfecture. Et, bien évidemment, il vous manque toujours un papier : vous avez le permis de séjour, mais aucune caution... la caution mais pas l'attestation... le visa de sortie, mais pas celui de transit... Vous pouvez même avoir en poche tous les sésames possibles et imaginables, sauf qu'arrivé devant l'employé du guichet l'un d'entre-eux s'avère être périmé... Rebelote !
Et puis, ce qu'Anna Seghers veut aussi montrer, à travers deux ou trois de ses personnages, c'est que même en des périodes où la peur, l'indifférence et les égoïsmes triomphent, jamais ils n'effacent complètement ni l'humanité ni la compassion de l'homme à l'égard des hommes. Il est bon d'y croire.

Anna Seghers (1900-1983)

Extraits :

Vous connaissez vous-même la France non-occupée de l'automne 1940 : les gares et les asiles, et même les places et les églises, tout était plein de réfugiés du Nord, de la zone occupée à la zone interdite, et d'Alsace, de Lorraine et de Moselle. Débris de ces hordes pitoyables qui déjà, lors de ma fuite vers Paris, ne m'étaient plus apparus que comme des débris. Entre-temps, beaucoup étaient morts sur la route ou dans quelque wagon, mais je n'avais pas pensé que beaucoup d'autres aussi étaient nés. Quand je cherchai une place pour me coucher, dans la gare de Toulouse, je dus sauter par-dessus une femme étendue qui, au milieu des valises, donnait le sein à un nourrisson rabougri. Comme le monde était devenu vieux, au cours de cette année ! Le nourrisson avait l'air vieux, la mère qui l'allaitait avait les cheveux gris, et les figures des deux petits frères, qui regardaient par-dessus l'épaule de la femme, étaient insolentes, vieilles et tristes. Qu'il était vieux, le regard de ces garçons à qui rien n'était resté caché, ni le mystère de la mort, ni le mystère de l'origine ! Tous les trains étaient encore bondés de soldats dépenaillés, qui insultaient ouvertement leurs officiers, suivaient en grommelant l'ordre de marche, mais marchaient quand même — du diable s'ils savaient jusqu'où —, pour garder, dans un coin du pays qui leur était resté, un camp de concentration ou quelque ligne frontière qui, demain, serait certainement déplacée, ou pour s'embarquer à destination de l'Afrique, parce que le commandant d'une petite baie avait décidé de tenir tête aux Allemands, mais ce commandant serait destitué vraisemblablement bien avant l'arrivée des soldats. Eux en tout cas, ils partaient, car cet absurde ordre de marche était du moins quelque chose à quoi s'accrocher et leur tenait lieu, peut-être, d'un appel sublime, d'un mot d'ordre grandiose, ou de la Marseillaise perdue. Une fois, on nous a tendu les restes d'un homme, le tronc et la tête, des morceaux d'uniforme pendaient à la place des bras et des jambes. Nous l'avons calé entre nous, nous lui avons mis une cigarette à la bouche ; comme il n'avait plus de mains, il s'est brûlé les lèvres, il a grogné, et tout à coup il a éclaté en sanglots :
— Si seulement je savais pourquoi !

***

Je m'étais levé de bonne heure. J'avais promis à Claudine de faire la queue bien avant l'ouverture d'une petite boutique, rue de Tournon. J'arrivai très tôt, mais déjà les femmes, emmitouflées dans des fichus ou des capuchons, stationnaient devant le magasin fermé. Il soufflait un vent glacial. On voyait bien un peu de soleil, sur le rebord des toits, mais de très vieilles et lourdes ombres stagnaient, entre les hautes maisons de la ruelle.
Les femmes étaient trop lasses et percluses pour protester. Elles n'avaient qu'une idée en tête : acheter des boîtes de sardines. Comme les animaux guettent le trou du terrier pour se jeter sur une proie, elles guettaient la fente de la porte et rassemblaient toutes leurs forces pour happer une boîte de sardines. Elles étaient beaucoup trop fatiguées pour réfléchir sur les raisons de leur attente matinale, les causes de la disette, la disparition de toute abondance, dans leur pays. Enfin, la porte s'ouvrit, et la tête de file s'enfonça lentement dans le magasin, mais derrière nous la rangée s'allongeait, atteignant presque le cours Belsunce. Je pensai à ma mère, qui avait certainement pris place, à l'aube, dans une file quelconque, devant un quelconque magasin de la ville, pour obtenir des os ou quelques grammes de matières grasses. Dans toutes les villes du continent, les ménagères faisaient la queue devant d'innombrables portes. Et leurs processions, mises bout à bout, auraient couvert la distance de Moscou à Paris, d'Oslo à Marseille.

Anna Seghers : Transit (1944)
Traduction de Jeanne Stern (1947)
Aux Editions Alinea

2015/05/16

ANPéRo : la Marche de l'Histoire (13/05/2015)



ULTIMATUM injonction AVERTISSEMENT mise en demeure ASSIGNATION préavis SOMMATION... A force de crier au loup, comme disait le p'tit père Ésope, plus personne n'y prête attention et pourtant un jour viendra où tout ça cessera par faute de clients LI-QUI-DA-TION. Et c'en sera alors fini des furetages au milieu des rayons : là où trônait depuis deux ou trois lustres une vieille édition cartonnée des lettres d'amour de monsieur de Beaumarchais à madame Houret, viendra... quoi ? Peut-être une profusion d'iPhone dernière génération, avec écran tactile et SMS illimités : "Tufékoi 2m1 ? Je t'M... Bizz". Ou bien encore une agence de voyage et donc, à la place des œuvres complètes de Nicolas Bouvier, mettons une semaine de vacances à Djerba, hôtel 4 étoiles au bord de la mer, animation en soirée, 323€ tout compris, boisson à volonté. Tu bandes ?
Terminées z'aussi les soirées z'arrosées où des gars que tu ne connaissais guère te parlaient, l'un des Sorcières de Salem comme s'il les avaient toutes parfaitement connues, l'autre des Jardins de l'Alhambra comme s'il y était né voilà de ça 600 ans et des brouettes. Mieux : à peine les pétarades du boulevard t'avaient-elles ramenées à la bruyante réalité de ton siècle, qu'un troisième olibrius se lançait quant à lui dans une lecture improvisée de Mme de Sévigné s'adressant à sa fille ("Je m'en vais vous mander une chose étonnante..."), puis clôturait sa lecture sur quelques pas d'un menuet allègrement dansé avec messire le taulier. Et tout ça te donnait la curieuse impression d'avoir les deux pieds profondément ancrés dans le passé, le momifié, le fossilisé... mais tout en assistant malgré tout à quelque chose de vivant, d'animé, d'amical... je veux dire : d'encore vivant et d'encore amical.
Aussi, pour rappeler qui nous étions à ceux qui seront, nous versons aux archives ces douze minuscules minutes d'une soirée de mai 2015 à la librairie l'Entropie :

 

2015/05/09

Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris

Un réel travail de mémoire devrait davantage consister à évoquer les raisons de la défaite de juin 1940, plutôt qu'à célébrer en grande pompe la Victoire du 8 mai 1945. A quoi bon en effet se féliciter d'avoir triomphé des fascismes, si plus personne ne sait de quoi il s'agit, ni pourquoi et comment ils accédèrent au pouvoir, de Rome à Berlin en passant par Madrid et Paris. Et ce n'est pas non plus s'auto-flageller que de rappeler qu'en 1939 la moitié des Français réclamaient à l'Etat plus d'ordre et plus d'autorité ; aussi qu'une majeure partie des dirigeants de cette époque — hommes politiques de droite, intellectuels, brasseurs d'affaires — avaient des sympathies marquées pour Hitler, Franco ou Mussolini ; et enfin qu'il était devenu monnaie courante d'afficher ouvertement sa haine envers les juifs ou les métèques, aussi les francs-maçons, les fonctionnaires, les communistes, le Front populaire... tous accusés d'être à l'origine des maux dont souffrait la société d'alors. De sorte que l'avènement du régime de Vichy n'est rien moins que le fruit d’un malencontreux hasard, mais bien l'expression d'une volonté, sinon générale, du moins très majoritaire, ne jamais l'oublier.

Ce sont les cinq années parmi les plus troubles de notre histoire, de 1935 à 1940, que retrace ici l'écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg dans ce livre écrit sur le vif alors qu'il résidait à Paris. Tous les principaux événements de la période y sont relatés de manière romancée, mais convaincante, avec en point central les accords de Munich et, au final, les prémisses de la Résistance à l'occupation nazie. On y retrouve quantité de personnages tirés des milieux les plus divers, de l'ouvrier d'usine au député-girouette, dont les attitudes évoluent au fil d'une histoire que tous contribuent à écrire à travers leurs actes ou leur passivité. Ce sont des gens comme vous et moi, avec leurs parts de courage et de conviction, de lâcheté et de compromission... A eux tous, ils dressent le portrait pas vraiment reluisant, mais fidèle, d'une France d'avant-guerre attirée par les sirènes du fascisme ; d'une France qui, ne sachant plus trop où se situait le bien et où se situait le mal, décida d'ouvrir sa porte à la bête immonde.
Et puis, lire la Chute de Paris, c'est aussi replonger en un temps pas si lointain où les rues étaient encore éclairées par des becs de gaz ; où l'on pouvait fumer sa gauldo dans un café en écoutant la TSF ; où les ouvriers et les employés, instruits de qui défendait leurs intérêts, ne défilaient pas le bras tendu au premier rang des ligues d'extrême-droite... mais plutôt le poing levé sous un drapeau rouge.

Ilya Ehrenbourg (1891- 1967)

Extraits :

1935 marqua pour la France un tournant. Le Front populaire, né au lendemain de l’émeute fasciste, devint le souffle, la colère, l’espoir du pays ; le 14 juillet et le 7 septembre — jour des funérailles de Barbusse — un million d’hommes emplirent les rues de Paris ; ils brûlaient du désir de combattre. On leur parlait des élections prochaines, des urnes où tout allait se décider ; mais ils serraient les poings d’impatience. Pour la première fois, le peuple voyait se dresser devant lui le spectre de la guerre ; l’Allemagne avait fait entrer ses troupes dans la Rhénanie limitrophe ; les Italiens soumettaient la malheureuse Ethiopie. La France était gouvernée par des hommes de rien qui craignaient, tout à la fois, les pays voisins et leur propre peuple. Ils se croyaient des stratèges astucieux ; ils disaient des douceurs aux Anglais, nullement sentimentaux, pour ensuite exciter Rome contre Londres. Ces sages étaient des naïfs ; l’un après l’autre, les petits États se détournaient de la France ; et l’heure n’était pas éloignée où elle allait rester seule. L’approche des élections préoccupait les ministres infiniment plus que les destinées du pays. Ils cherchaient à scinder le Front populaire. Les préfets achetaient les hésitants, intimidaient les pusillanimes. Chaque jour voyait naître de nouvelles organisations fascistes. Le soir, les fils de famille parcouraient les quartiers de la capitale au cri de : « À bas les sanctions ! À bas l’Angleterre ! Vive Mussolini ! » Dans les faubourgs ouvriers, on parlait de la révolution prochaine. Le petit bourgeois terrifié redoutait tout : la guerre civile et l’invasion allemande, les espions et les émigrés politiques, la prolongation du service militaire et les grèves.
À tous l’année nouvelle s’annonçait décisive.

***

Le financier Jacques Dessère frisait la cinquantaine : visage légèrement empâté, regard perçant sous les sourcils épais et plantés bas. Parfois ses bajoues, son dos voûté, son teint terreux, maladif, le faisaient paraître beaucoup plus âgé ; d'autres fois on lui aurait à peine donné quarante ans : il avait les mouvements d'un jeune homme, et dans les yeux une étonnante vivacité. Il négligeait sa mise, buvait sec et ne lâchait jamais sa pipe, courte et culottée.
A la différence des autres représentants de l'oligarchie d'argent, Dessère méprisait toute gloire spectaculaire ; il tenait à distance les reporters et les photographes, il se refusait obstinément aux gestes politiques, niait son influence sur les affaires de l'Etat, bien que sans son approbation aucun gouvernement n'eût pu tenir un mois. Dessère préférait rester dans la coulisse. Invisible, avec le concours d'hommes payés grassement et qui lui étaient dévoués, il dictait ses lois, donnait à la politique étrangère son orientation, faisait et défaisait les ministres.

***

La victoire du Front populaire avait jeté l'émoi parmi les philistins. On parlait de grèves imminentes, de crises, de désordres. Ces dames chuchotaient, angoissées : « Depuis ce jour-là, la bonne est d'une insolence !... » Les petits commerçants cachaient leurs marchandises. Les hauts fonctionnaires déclaraient dédaigneusement qu'ils n'obéiraient pas aux nouveaux ministres, ces « califes d'une heure ». Breteuil invita « tous les bons Français » à arborer à leurs fenêtres le drapeau national pour protester contre le Front populaire. Telles façades s'ornaient de drapeaux tricolores, telles autres de drapeaux rouges, et on eût dit que les pierres, de même que les hommes, allaient se jeter les unes sur les autres. Dans les milieux financiers régnait le désarroi ; on parlait de lourds impôts sur le capital, et même de nationalisation des banques. Les capitalistes se hâtaient de faire passer leur argent en Amérique...

***

La carrière diplomatique ne fut pas du goût de Lucien. A la vérité, ses obligations lui prenaient peu de temps, mais il ne savait que faire de ses loisirs. D'un oeil indifférent il regardait les somptueuses façades Renaissance, les étudiants et les mulets. Il ne pouvait vivre loin de Paris et de ses cafés, avec leurs discussions futiles ; loin des potins et des drames, qui lui étaient aussi familiers que son fume-cigarette ou que son lit. Et déjà Lucien se disposait à renoncer à ses beaux émoluments, lorsque les événements d'Espagne vinrent tout à coup l'accaparer. Une fois de plus, cet homme pareil aux signaux de la route que la lumière des phares semble allumer soudain, décida qu'il avait trouvé la vérité.
La rébellion passionna Lucien avant tout par ses effets extérieurs ; il lui semblait parfois assister à la représentation de quelques vieux mystère. Des hommes aux longs visages ascétiques tuaient et brûlaient les mécréants ; certains, brandissant la croix, se fiançaient à la mort ; de partout sortaient de ces êtres difformes : bossus, aveugles et innocents, qui pullulent en Espagne ; des femmes en mantille étreignaient des mitrailleurs et les éventails de dentelle se déployaient au-dessus des grenades. Tout cela était nouveau pour Lucien ; ce bariolage, cette absence de goût, cette emphase le séduisaient.
Il fit la connaissance d'un des dirigeants de la phalange, le major José Guarnez, maigre et taciturne. C'était un frénétique et pourtant un être froid. Il fusillait le jour et prêchait la nuit. Avec stupeur Lucien retrouvait chez cet officier espagnol ses pensées les plus secrètes. José parlait du caractère sacré de la hiérarchie, du sublime de l'inégalité, de la subordination de la foule à l'intelligence, au talent, à la volonté. Et Lucien se rappelait son humiliation à Paris, le butor de l'Humanité, la médiocrité de Pierre, de tous les Pierre, l’arithmétique électorale, sa supériorité méconnue de tous. Les phalangistes s'imposaient par le feu. José écrivait des pamphlets sans compter avec l'opinion des tailleurs ou des terrassiers. Lucien l'avait toujours dit : le vieux monde ne pourrait être renversé que par l'audace de quelques-uns — par un complot. Pour toute réponse, les communistes lui avaient ri au nez ; ils parlaient du l'éducation du peuple, de l'activité des masses. Ils vivaient dans le passé : Marx, la Commune, la démocratie, le progrès... Vieillerie que tout cela ! Ne voyaient-ils donc pas que le marxisme procède de la Déclaration des droits de l'homme, des Encyclopédistes, de la foi dans la science, de cette détestable idée que l'homme est naturellement bon. La société n'est pas un édifice carré comme cette maison, c'est une pyramide ! Le fascisme apporte des normes nouvelles : l'exaltation de la force physique ; au lieu de livres, des records sportifs ; au lieu de rapports et de débats, l'occupation armées des édifices gouvernementaux ; au lieu d'élections, des fusils-mitrailleurs.

***

Il y avait près de deux ans que le Front populaire avait triomphé. Comme disait Dessère, tout était rentré dans l'ordre. Les affaires allaient bien. Les usines étaient débordées de commandes. Dans les magasins les vendeuses ne suffisaient pas à la tâche. Les avis « A louer » avaient disparu : plus d'immeubles vacants. Les économistes saluaient la fin de la crise et prédisaient une longue période de prospérité.
Mais sous ce calme apparent couvait un mécontentement général. Les bourgeois n'avaient pas oublié les grève de juin ; ils ne pardonnaient pas au Front populaire la peur qu'ils avaient eue. Les 40 heures et les congés payés, voilà d'où venait tout le mal : ainsi parlaient non seulement les commensaux de M. Montigny, mais encore bien des petites gens sur la foi des journaux. Et la boutiquière, en annonçant à ses clientes que le savon avait encore renchéri de quatre sous, ne manquait pas d'ajouter : « Que voulez-vous ? Messieurs les ouvriers prennent les eaux !... » « Tas de feignants ! » grondait le fermier en déclarant ses revenus. Les « feignants », pour lui, c'était l'instituteur, les deux employés de la poste et les ouvriers du bourg voisin. A leur tour les ouvriers s'indignaient. La vie augmentait tous les jours et le relèvement des salaires qu'ils avaient arraché deux années auparavant, se trouvait annulé. A tout moment, des grèves éclataient. Les patrons ne cédaient pas. Au vu et au su de tous, les fascistes organisaient des détachements de combat, et les ouvriers se demandaient : « Qui donc nous défendra ? La police ? Elle n'attend qu'une occasion pour régler avec nous de vieux comptes ! » En Espagne, on se battait toujours ; mais la Catalogne était coupée de Madrid, et les ouvriers murmuraient, pleins de rancœur : « On les a livrés aux fascistes... » La trahison, telle une rouille, rongeait l'âme de la nation. Toute la presse parlait du danger de guerre. A Vienne, les divisions allemandes défilaient sur le Ring. On se perdait en conjectures : et maintenant, à qui le tour ? On s'alarmait, on discutait le soir dans les cafés, et puis on s'endormait paisiblement. Le printemps si extraordinairement froid de 1938 trouva Paris tranquille et désemparé, rassasié et mécontent.

***

Comme au début de la guerre en Espagne, Paris était partagé en deux camps. Le « pacifisme » triomphait aux Champs-Elysées : on y maudissait les horreurs de la guerre, on en appelait à l'humanité et même à la « fraternité ». Avec une facilité déconcertante, les gens oubliaient non seulement des paroles tout récemment prononcées, mais encore leurs antécédents, les traditions de leur milieu, les mythes de leur caste. La haine obtuse des « feignants » (c'est ainsi que les fascistes continuaient à appeler les ouvriers) dominait tout. Des officiers coloniaux qui avaient combattu dans le Rif, des durs-à-cuire qu'une vie humaine de plus ou de moins ne troublait guère, juraient maintenant leurs grands dieux que rien ne pouvait justifier une effusion de sang. Des académiciens qui hier encore exaltaient avec morgue la « France invincible » et ne juraient que par le maréchal Foch, affirmaient à présent qu'il était impossible que l'on s'embarquât dans la guerre : les Allemands n'avaient qu'à souffler et toute la ligne Maginot s'écroulerait comme un château de cartes. Et Breteuil, le Lorrain qui considérait comme la plus belle heure de sa vie celle où le premier détachement français était entré dans Metz, Breteuil disait : « La question des frontières passe à l'arrière-plan quand il s'agit de défendre notre civilisation occidentale contre les bolchéviks. » 
Les quartiers riches se vidaient rapidement : les villes d'eaux avaient été délaissées et les villégiateurs alarmés par les nouvelles des journaux avaient regagné la capitale ; mais une fois la mobilisation affichée, la ville fut plongée dans l'obscurité, les bourgeois recommencèrent à quitter Paris ; ils expédiaient leurs familles au loin. Et on vit se ranimer en cette saison insolite les plages et les hameaux dans la montagne [...]
Mais dans les quartiers populeux, on tenait d'autres propos. Là non plus, la guerre ne faisait plaisir à personne ; mais les hommes partaient en silence défendre leur patrie ; le pays était mis au pied du mur, on le savait ; et on ne voulait pas continuer à vivre ainsi.

***

Le gouvernement s'était fixé à Clermont-Ferrand, parce que tout autour ce ne sont que villes d'eaux avec hôtels confortables. Laval resta à Clermont ; les autres ministres avaient arrêté leur choix qui sur Vichy, qui sur le Mont-Dore, qui sur La Bourboule. Tessat jugea plus digne de choisir Royat : c'était là qu'on avait retenu des chambres pour le président de la République.
La spacieuse confiserie A la Marquise de Sévigné regorgeait de monde. Dans la rue les gens se pressaient, attendant qu'une petite table fût libre. Ce qui attirait les réfugiés à la confiserie, ce n'était pas tant le chocolat réputé que la société qui s'y réunissait : après les terribles épreuves traversées, il était agréable de rencontrer des amis, de se retrouver en pays de connaissance. On eût dit que tous les cafés des Champs-Elysées s'étaient donné rendez-vous ici : le Rond-Point et Marigny, le bar Carlton et le Fouquet's.
Madame Montigny, suffoquant de chaleur et de chagrin, racontait :
— Une semaine avant la catastrophe j'ai dû rentrer à Paris : mon mari avait une angine. Et puis nous avons eu bien du mal à repartir. Quel voyage affreux ! Près de Nevers il a fallu abandonner notre Cadillac : plus d'essence. Une espèce de filou nous a conduits jusqu'à Vichy. Mais j'espère que ma voiture est intacte.
A une autre table, un auteur dramatique en vogue se lamentait :
— La première avait été fixée au seize... Et le dix, tout à commencé... Maintenant on ne sait plus quand s'ouvrira la saison théâtrale...
Un boursier criait à son interlocuteur, un sourd qui tenait un cornet acoustique :
— Sans avoir les cours de New-York, il est difficile de dire quelque chose de précis. Mais, à votre place, j'attendrais pour vendre... Quand tout se calmera, ces valeurs remonteront.
Dessère entendait tous ces récits, ces lamentations, ces prophéties, et souriait amèrement. Ces gens n'avaient pas encore compris ce qui était arrivé ; ils croyaient qu'au bout d'une semaine ou d'un mois la vie d'autrefois reprendrait.

Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris (1941)
Traduction d'Alice Orane et Marguerite Liénard (1944)
Aux Editions d'Hier et Aujourd'hui


2015/05/03

Le petit oiseau va sortir...

Un one-shot amateur de 1936, donc d'avant Ronis ou Doisneau, et qui raconte à lui seul déjà toute une histoire :


2015/05/02

ANPéRo Kultur Pop 13 mai 2015

Un ANPéRo aura lieu le mercredi 13 mai en librairie Entropie, 198 boulevard Voltaire à Paris, à partir de 18h30.Un ANPéRo ? C'est un apéritif satellite d'ANPR (à ne pas rater), une liste collaborative dédiée au partage et à la sauvegarde d'émissions de radio, notamment de France Culture, France Inter, France Musique, et d'émissions culturelles en général.


Livres anciens, livres d'occasion, discussions culturelles, et bien sûr l'essentiel de l'apéro-ANPéRo : friandises, biscuits, et quelques boissons. Visiteuse friande de radio, passant passionné de livres, n'hésite pas à la halte :


Le volume 28 de Kultur Pop (le Golem), compilations de génériques de France Culture et de France Inter est audible ci-après. Il figure notamment le fameux générique de l'émission Staccato, à laquelle L. Adler mettra fin en 1999, hélas. Elle était naguère animée (l'émission Staccato, pas L. Adler) par Antoine Spire, et son générique fut composé par Philippe Destrebecq. 


Il n'y aura pas de coup d'état, mais probablement des tas des coups. Sous le signe du Golem donc : tandis que l'on revient de Prague, que le Maharal de l'excès de tourisme, que la Moldau chante sous le pont Charles, all you need is Loew.

Kultur Pop #28-01 : France Culture, La dispute : le coup de téléphone : Wax taylor, Ringing score
Kultur Pop #28-02 : France Culture, Le vif du sujet : Perculator, Bring it home to me
Kultur Pop #28-03 : France Culture, Les nouveaux chemins de la connaissance : Christine and the Queens, Christine
Kultur Pop #28-04 : France Culture, Chanson Boum : Epstein, Turkish Delight
Kultur Pop #28-05 : France Culture, Fictions, La vie moderne : Francis Lemarque, Sambanella (bande originale du film Playtime)
Kultur Pop #28-06 : France Culture, Staccato (Antoine Spire en  1997) : Philippe Destrebecq, Indicatif Staccato
Kultur Pop #28-07 : France Culture, Mémorables : Steve Reich, Music for 18 musicians (ColdCut remix)
Kultur Pop #28-08 : France Culture, la Fabrique de l'Histoire : La campagnie des musiques à ouïr    "création originale", inspirée de "Tobbie witz you", avec des airs de Brazil (Noisy-le-Grand est dans la place)