2015/06/30

Entropie, Canicule, ANPéRo, Kultur Pop

"Plus ça va, moins on croisera de gens qui ont connu l'Empereur". J'attribuais cette sentence mémorable à Alphonse Allais. Je n'en trouve plus de trace numérique, mais qu'importe. Ma mémoire probablement. 

Il y a vendredi prochain (le résumé est ici, La tribune de Paris, le 3 juillet 2015), un ANPéRo en Libraire Entropie, 198 boulevard Voltaire, Paris (métro Charonne). Avec le temps va, tout s'en va. Les roses de Sharon, les livres, les souvenirs et les regrets aussi.

Il vous reste encore une occasion de visiter la librairie Entropie, son taulier, d'y acheter des livres rares et d'occasion (et c'est moins les soldes, 50 % en ce moment), d'y rencontrer des gens bien, d'y manger du jambon, des endives, de l'houmous (hummus ?). D'offrir des livres en cadeaux, avec un conseil avisé.

En venant à la librairie Entropie, tout cela est possible, et plus encore. Il y aura le 29e opus de Kultur Pop, avec des génériques d'émissions de Radio France en général, de France Culture en particulier. 

Le thème de saison est le petit chien, la canicule. Le prochain ANPéRo sera agrémenté pour le pire et le meilleur de quelques morceaux de musique. Ce sera le Kultur Pop 29. Les morceaux en sont encore dans l'atelier de culture, mais on peut déjà annoncer une thématique. Ce qu'il y a en Librairie Entropie, ou pas ;)

Il y aura probablement et notamment les morceaux musicaux suivants : Raid the radio, des General Elektriks (générique de Grantanfi, hommage à Laurent Nadot),  Profondo Rosso, de Goblin (générique de La conversation scientifique, hommage à Jean-Jacques Dhénin), Viens Mallika sous le dôme épais, de Léo Delibes (interlude-génériques des nuits de France Culture, hommage à Guillaume Pinchard), So here we are, de Nightmares on Wax (générique des Révolutions invisibles, hommage à Jacques), Take care, de Imany (générique de Rue des Écoles, hommage à Vincent R.), People love water, de Jeff Beal (selfie), L'amour parfait, de Gildas Kitsuné (Yelle, générique de Soft power, hommage à René Leys), Mulholland Drive d'Angelo Badalamenti (interlude-génériques des nuits de France Culture, hommage à Stéphane Descornes), Paean, de Nathan Fake (générique de Modes de vie, mode d'emploi, hommage à John-Christmas), l'arrivée de Molière chez Jourdain, de Frédéric Talgorn (interlude-génériques des nuits de France Culture, hommage à Bruno Morobone), Little Bug, de Nôze (générique d'été 2014, Des idées sous les platanes, hommage à Henri), Satyagraha (acte 2, Tagore) de Philip Glass (générique de Fréquence buissonnière, hommage à Rémy).

Mais tout cela peut changer encore. Il y eût un rattrage avant-hier, voir Le temps des libraires.


2015/06/21

En avant la musique !

Sans doute un p'tit air de java, du genre qui vous rentre dans la peau... par le bas... par le haut... elle a envie de chanter... c'est physique :


2015/06/16

Jean Vautrin (1933-2015)



Un grand bonhomme des lettres françaises vient de tirer sa révérence à l'âge de 82 ans (cependant que d'Ormesson-du-Figaro fête quant à lui ses 90 printemps. Moi j'aurais préféré que... non, rien !). Si je dis "grand bonhomme" c'est sans doute parce que j'ai toujours eu pour lui une grande affection : il faisait partie de ces gens avec lesquels je me sens d'emblée en sympathie, comme en terrain connu, presque en famille, quoi. Peut-être parce qu'il avait en lui quelque chose "d'ouvrier" — de simple et de juste — qui me rappelait l'univers dans lequel j'ai grandi... Peut-être parce que c'était simplement un gars à belle et bonne tête. Et pis drôlement bien faite, hein ! Pasque m'sieur Vautrin c'est surtout, pour moi, d'excellents souvenirs de lectures. Que ce soient ses premiers livres publiés à la Série Noire (Billy-ze-Kick, A bulletins rouges...), que ce soient ses recueils de nouvelles (Patchwork, Courage chacun...), ses nombreux romans (Mister Love, Symphonie Grabuge, le Roi des ordures, le Cri du peuple...), ses huit volumes consacrés à Boro reporter photographe (une merveille, en collaboration avec Dan Franck) ou encore son prix Goncourt (Un grand pas vers le bon Dieu), tout est bon dans le Vautrin ! 

2015/06/13

Georges-Emmanuel Clancier : Le pain noir

« Le roman sauve la vie non pas en l'arrachant au temps mais, au contraire, en rendant sensible le mouvement du temps à travers une vie » (G.-E. Clancier)

Premier tome d'une suite romanesque en quatre volumes, le Pain noir retrace l'histoire d'une famille limougeaude dans la France dite de la Belle Epoque, entre la guerre de 1870 et celle de 1914, il y a de ça un peu plus d'un siècle, donc presque rien. 
En ce temps-là, l'espérance de vie d'un nouveau-né ne dépassait pas quarante ans : la vaccination balbutiait, la Sécu n'avait pas encore été inventée, ni les allocations familiales, la retraite pour tous et l'assurance chômage... Les français vivaient alors majoritairement à la campagne : ils étaient paysans pour la plupart, catholiques pratiquants, assujettis à toutes sortes d'autorités parce qu'illettrés, superstitieux, démunis, sans droit et sans recours... Les gosses, que l'on battait au besoin, commençaient à bosser dès avant dix ans pour des salaires de misère... Et les femmes, vieillies avant l'âge, n'avaient bien évidemment pas voix au chapitre. 
C'est donc cette "belle époque", son quotidien vu à travers les yeux d'une petite fille de sept ans au début du roman, Catherine Charron, que nous raconte ici Georges-Emmanuel Clancier. D'abord la vie à la métairie où, pour Cathie et ses frères, aux durs labeurs des champs succèdent quelques joies simples et naturelles, comme par exemple pêcher les gardèches des ruisseaux ou apprivoiser de petits animaux sauvages (ces premières pages rappelleront sans doute de bons souvenirs à ceux qui passaient leurs vacances dans la ferme de leurs grands-parents). Et puis, suite à une embrouille entre le père Charron et son maître, la famille doit migrer vers la ville où tout devient pour elle beaucoup plus difficile, notamment se nourrir, d'autant que deux nouvelles bouches à satisfaire viennent encore au monde. On voit alors la mère Charron, comme la Fantine des Misérables, céder ses longs cheveux contre quelques sous et gagner ainsi de quoi acheter deux ou trois jours de vivres... On voit aussi son époux et ses fils aînés s'exténuer à la tâche comme des bêtes de sommes... Mais on voit surtout grandir Catherine au milieu des siens et, grandissant, perdre peu à peu son innocence sous les coups de boutoir de la vie...

Le pain noir était un pain de seigle aussi dur que la pierre : les pauvres gens le trempait dans une écuelle de soupe-à-l'eau pour le ramollir et pouvoir l'avaler.

Le Pain Noir est un livre que l'on peut situer entre L'Assommoir de Zola et Le pays où l'on n'arrive jamais d'André Dhôtel : à mi-chemin du réalisme et du fantastique. Dommage toutefois que la tendresse de l'auteur pour ses personnages soit presque plus touchante que leur extrême pauvreté, aussi que l'écriture manque de force et qu'au final on reste un peu sur sa faim. Mon avis.

Georges-Emmanuel Clancier

Extrait :

(Francet, l'un des frères de Catherine, s'étant fait une mauvaise blessure à la
jambe, ses parent s'en sont allés prier au pied de la statue d'un saint, mais...)

[...] Ni le saint, ni le printemps revenu ne guérirent Francet. Un après-midi, Catherine vit entrer dans la cour du Mézy une voiture bleue aussi légère et élégante que le tilbury de M. Maneuf : un vieux, grand monsieur en descendit. Il avait un drôle de chapeau. Elle n'en avait jamais vu de ce genre, un chapeau noir qui paraissait dur et ressemblait aux cloches de verre sous lesquelles on plaçait les restes de fromage ou de lard. Le vieillard avait aussi une barbe blanche carrée, une chaîne de montre en or qui sautait sur son ventre lorsqu'il toussait ou parlait. Il paraissait inspirer aux parents un profond respect, de la crainte même.
— Monsieur le Médecin, disait la mère, Monsieur le Médecin, que faut-il faire ?
Le monsieur sévère ne répondait pas. Il passa dans la chambre, se fit montrer la jambe de Francet, la souleva, la palpa. Francet hurlait comme lorsque le guérisseur était venu. Catherine s'était plantée dans un coin, près de la pendule, elle tremblait à chaque cri que poussait son frère. Enfin, le monsieur revint à la cuisine, suivi des parents. Quand ils eurent refermé la porte de la chambre, il entra dans une terrible colère (de frayeur, Catherine s'accroupit derrière la pendule), une colère sans bruit, c'était cela qui était plus épouvantable encore, comme s'il ne voulait pas qu'on l'entendit au loin. Il parlait à voix basse mais on le sentait plein de cris à l'intérieur ; sa bouche s'ouvrait, se fermait, sa barbe tressautait, sa chaîne de montre bondissait sur son ventre et il levait les bras au ciel et les laissait retomber d'un coup et tout cela silencieusement. Les parents baissaient la tête.
Qu'allait-il leur faire ? se demandait Catherine avec angoisse. Les battre, les chasser, les conduire en prison ? il employait des mots bizarres.
— Responsable... s'il meurt ce sera votre faute... Vous m'appelez quand il est trop tard.
La mère se mit à pleurer, elle aussi sans bruit. Quel méchant homme ! Instinctivement, Catherine chercha autour d'elle un bâton pour aller le frapper. Elle n'en trouva pas, et quand elle regarda l'homme, de nouveau, elle le trouva changé. Il s'était assis devant la table, il tirait de sa poche une fiole noire, y trempa une plume et se mit à écrire.
— J'ai bien peur qu'il faille lui couper la jambe, dit-il doucement.
La mère poussa un long gémissement guttural ; le père se précipita derrière elle de crainte qu'elle ne tombât ; elle se pencha sur la table comme si elle eût été blessée.
— Jamais, dit-elle, jamais ; j'aime mieux le voir mort.
L'homme à la barbe blanche se releva, tapa sur l'épaule de la mère.
— Je ne voulais pas vous effrayer, mais que voulez-vous, l'enflure est très laide, le mal a gagné fort loin... Vous savez on vit avec une jambe en moins.
— Jamais, redit-elle.
— Tsst... Tsst... fit l'homme en hochant la tête. Je vais faire l'impossible, ajouta-t-il, mais je ne garantis rien.
Il alla à l'évier. Jean Charron courut chercher une serviette propre, une barre de savon noir qu'il tendit au vieillard, puis il passa de nouveau dans la chambre. Catherine entendit tinter des pièces que le père compta une à une dans la main fine du monsieur. Celui-ci remit son drôle de chapeau sur ses cheveux blancs.
— Faites-le bien manger, dit-il, qu'il ne bouge pas sa jambe malade sous aucun prétexte. Et les remèdes le plus tôt possible.
Il sortit accompagné du père. La mère s'affala sur la table, elle releva la tête lorsqu'elle sentit une petite main sur son cou. C'était Catherine.
— Il est vilain, l'homme, dit-elle.
A sa stupéfaction, la mère fit signe de la tête que non, puis, essuyant ses larmes avec un coin de son tablier, elle dit :
— Non, Catherine, c'est moi et ton père qui sommes des sots.
Elle prit la tête de Catherine entre ses mains ; plongea un regard affolé dans les yeux de la fillette.
— T'as entendu ce qu'a dit le docteur ?
— Quoi ?
— A propos de Francinet.
— Qu'il faudrait lui couper la... ?
— Catherine, écoute-moi, bien, jamais, tu entends, ne répète jamais ça à ton frère, ni à Martial, ni à Aubin. A personne, tu entends, à personne.
Les mains serraient la tête de l'enfant, et les yeux rougis, les yeux hagards, à la fois ordonnaient et suppliaient.
— Jamais, dit la petite.
Puis, quand la mère l'eut lâchée, elle ajouta, songeant au mal de Francet, à cet homme étrange et coléreux qui menaçait les parents et parlait de couper les jambes, songeant encore au mauvais saint, à sa colline d'où l'on découvrait le monde, elle ajouta, si bas qu'elle fut seule à s'entendre :
— Mais enfin, qu'est-ce qui nous arrive là ?

G.-E. Clancier : Le pain noir (1956)
Aux Editions J'ai Lu

Le pain noir (adaptation radiophonique d'Henri-Charles Richard, 1958) :


La fabrique du roi (adaptation radiophonique d'Henri-Charles Richard, 1967) :


2015/06/06

Rachel de Queiroz : Maria Moura

« Je repris les rênes et freinai ma bête, pour que les hommes puissent me suivre » (Maria Moura)

Très bon roman d'aventure de Rachel de Queiroz écrit à la manière des feuilletons d'autrefois, quand la presse tenait ses lecteurs en haleine en publiant journellement un épisode inédit des Mystères de Paris, du Comte de Monte-Cristo, des Pardaillan, d'Oliver Twist... toute cette littérature parfois qualifiée de populaire, voire de bas-étage, simplement parce qu'elle connaissait la recette et les ingrédients pour susciter l'intérêt, l'émotion, la curiosité... en un mot : le plaisir.

Maria Moura est donc un roman polyphonique où plusieurs narrateurs racontent successivement et tout à la fois un bout de leur propre histoire et celle de Maria Moura, une femme de caractère qui défia le pouvoir masculin dans une société encore très largement misogyne. 
Vouée de par son sexe à devenir l'épouse fidèle et servile d'un quelconque fazendeiro, Maria va s'employer sa vie durant à démonter l'ordre établi, au point d'inverser les rôles, faisant des hommes ses valets et inspirant à chacun d'eux le respect et la crainte.

Avec ses cheveux courts, ses pantalons et ses manières d'homme, Maria est un personnage ambigu, limite hermaphrodite. Elle est froide, calculatrice, déterminée... aussi généreuse avec ses alliés qu'impitoyable avec ses ennemis... souvent sensible à la misère d'autrui, mais à la condition que cette misère puisse servir ses intérêts... hostile à l'esclavage et cependant presque plus dure avec ses hommes de main qu'un négrier avec sa cargaison d'esclaves... etc. Plus équivoque encore, le fait que lorsqu'elle écume les routes pour détrousser de ses biens quelque riche voyageur, Maria ne vole pas uniquement pour survivre, mais aussi pour thésauriser pièces d'or et objets de valeur. Se dessine alors, en creux, le portrait d'une femme vraiment fascinante, mais avec laquelle le lecteur peine à s'identifier, celui d'une capitaliste ambitieuse et prête à tout pour atteindre son but : le pouvoir.

Extrait :
(quand les deux cousins de Maria Moura, encore  jeunette et orpheline,
réfléchissent au moyen de s'approprier la ferme et la fermière...)

Le Tonio

On revenait à la maison, l'Ireneu et moi, au petit trot de vacher. On ne parlait pas. De temps en temps Ireneu piquait son cheval, qui se ramassait en boule, comme si le mal de la selle ne lui suffisait pas. On avançait, toujours sans rien dire, et puis soudain Ireneu a voulu savoir :
— Tu penses qu'elle a eu peur ?
J'ai soufflé à travers ces satanés trous que j'ai entre les dents.
— Qu'est-ce que j'en sais moi ? C'est une petite garce celle-là. Je ne parle pas de la Tante : elle, on ne peut pas dire que c'était une sainte, mais avec ce mari qu'elle avait, elle en a vu de toutes les couleurs ! Et puis elle a fini comme elle a fini.
— Et tu crois pour de bon que c'est Liberato qui l'a tuée la Tante ?
— Il a prouvé au commissaire que non. Qu'il était à trois jours de voyage de Vargem da Cruz quand la chose est arrivée. Il a fourni des témoins.
Ireneu n'était pas convaincu.
— Va savoir, ça peut très bien être un faux témoignage ! Il peut avoir dit qu'il était là-bas et puis revenir au galop. Il avait un fameux bourin, tu te souviens, Tonio ? L'alezan de l'Oncle : Tiran qu'il s'appelait.
Tout d'un coup j'ai freiné ma bête :
— Je me dis qu'on a peut-être eu tort d'avoir remis l'affaire entre les mains du commissaire. La cousine est bien capable de le recevoir comme elle nous a reçus nous : le foutre dehors, avec les gendarmes et tout.
Ireneu lui aussi avait arrêté son cheval :
— On a peut-être bien eu tort, oui. Ce qu'il fallait c'était qu'on y aille nous autres avec les soldats. C'est qu'elle est pas commode la gamine. Elle est bien foutue de les envoyer paître. En plus, une orpheline comme ça, une fille de fazendeiro, les hommes ont de la considération.
— Et puis il y a encore des amis de son père, d'anciens associés, à Vargem da Cruz. Elle peut vouloir les mettre dans le coup.
— D'après moi, d'ami à lui, il n'y en a plus aucun. L'Oncle avait surtout des accointances avec le major Caiado. Celui-là, oui, il était dangereux.
Je me souvenais bien du major :
— Que oui ! Mais ils ont eu sa peau à celui-là, ça fait bien six ans déjà. Tu dois avoir raison : avec la mort du major, c'est tout qui s'est éparpillé, ses amis et sa bande de gars.
On est resté un moment arrêtés sur le bord de la route, à hauteur d'une maison en ruine, au lieu-dit Tapera Velha, dont la masse se détachait sur un bouquet d'arbres encore bas.
— Nous voilà à Tapera Velha : il n'y a pas plus d'une demi-lieue d'ici au village. Et si on y retournait ?
— Pour voir ce qui se passe ? T'as raison.
On a tourné bride aussitôt. Le vieux canasson d'Ireneu y a mis de la mauvaise volonté, il aurait bien préféré rentrer à la maison. Ma jument a pris de l'avance. On a fait toute la route sans rien dire, chacun pensant à ce qu'on devait faire, ou plutôt à ce qu'on pouvait faire. On avait dit au commissaire qu'on ne voulait pas lui chercher des poux à la cousine : c'était juste histoire de faire respecter nos droits. On restait bien tranquillement à la maison en attendant l'action de l'autorité, l'intimation : ça pouvait suffire pour effrayer la donzelle, et la décider à nous rendre notre bien...
Je continuais à échafauder : si le commissaire ne faisait rien, il fallait qu'on prenne nos intérêts en main. Avec une poignée de gars armés, arriver là-bas de nuit, enlever la panthère, au besoin ligotée, et la ramener aux Marias Pretas.
J'en ai parlé à mon frère. Je savais qu'il lisait dans mes pensées, tellement qu'il m'a dit :
— On l'enlève de force et on fait croire que c'est pour la marier.
J'ai éclaté de rire :
— Dame, tu pourrais bien la marier toi ! On resterait en famille comme ça.
L'Ireneu s'est gratté la tête, pensif :
— La marier, ça oui, même que ça me déplairait point. Elle est bien mignonne.
Seulement à moi, l'idée me déplaisait :
— Mais elle a mauvaise réputation. Il y en a même qui ont jasé sur elle et le Liberato.
— Sa mère aussi avait mauvaise réputation. Et elles ne sont pas les premières, dans la famille les femmes ont toujours fait du scandale. Tu te souviens de la Tante Vivinha ? Qui est partie avec ce mulâtre là, un affranchi, qui venait des confins là-bas avec le Maranhon.
— Ah ça oui ! Les femelles chez nous, on dirait qu'elles naissent avec le feu au cul. C'est comme les indiennes, aucun homme n'en vient à bout.
Ireneu n'avait pas l'air d'apprécier ma conversation :
— Bien prise en main par un mari, un vrai de vrai, un dur de dur, fais-moi confiance qu'elle se calme la cousine. Quand bien même ce serait à coups de trique.
C'était à mon tour de ne pas apprécier :
— J'ai jamais battu une femme moi !
— Oh là frangin, et la raclée que t'as donnée à cette satanée Sabina Roxa, hein ? Que la pauvre a dû rester toute une semaine enroulée dans des feuilles de bananier pour se réparer le cuir.
— Quand je dis une "femme", c'est autre chose, ça c'était juste une drôlesse, une dévergondée.
— Ça se peut bien. Mais t'as quand même bien failli la tuer la gamine.

Rachel de Queiroz : Maria Moura (1992)
Traduction de Cécile Tricoire (1995)
Aux Editions Métailié

Trois peintures de Enio Crusius, natif de Porto Alegre