« Je serais mort à
moi-même si je n’avais poussé la porte de la CGT et des milieux libertaires...
Je dois à la CGT la connaissance. Aux milieux libertaires, la propreté » (Roger Boutefeu)
Un
mot sur l'auteur [ébauche] : né en 1911 au Pré Saint-Gervais d'un père caoutchoutier, Roger
Boutefeu a eu l'enfance pauvre des fils d'ouvrier, et courte des jeunes
orphelins. Livré à lui-même dès l'âge de 13 ans, il entre prématurément sur le
marché du travail où il exerce tour à tour les métiers de sangleur de
journaux, camelot, plombier, typographe, berger, commis de ferme,
etc. Souvent vagabond, et parfois même un peu clochard, il côtoie d'assez près
la misère sociale des années d'avant-guerre où, à défaut de pain, les hommes se nourrissaient d'espoir.
Très
tôt engagé dans le mouvement syndical, puis anarcho-syndicaliste, Roger
Boutefeu s'enrôle presque naturellement dans l'armée républicaine espagnole durant l'été 36 et combat notamment sur le front d'Aragon en tant que
mitrailleur :
C'est
un village de guerre
Avec
de la chair
Avec
du sang
Avec
des os
De
gars de vingt ans.
C'est
un village de guerre
De
guerre au néant —
Comme
tout le monde il dort
Son
présent, son hier —
Et son
lendemain
Est
une limite, un point d'interrogation
A
l'Humain.
(Huerrios, 22 et 24 septembre 1936)
Il
en revient un an plus tard, marqué à jamais et profondément antimilitariste. Sa
virulente propagande en faveur de la désobéissance militaire lui vaut
d'ailleurs un séjour de neuf mois à la prison de la Santé, d'où il ressort
libre le 2 septembre 1939 (la veille de la déclaration de guerre de la France à
l'Allemagne) et, surtout, converti au catholicisme après avoir lu l’Évangile au
fond d'un cachot (!).
Mort
le 24 juillet 1992, cet écrivain au parcours atypique a beaucoup publié, soit
sous son propre nom, soit sous les pseudonymes de Roger Coudry, le Pédiculeux
ou encore A. Duret. Ses livres, classés au rayon littérature prolétarienne ou bien spiritualité, sont pour la plupart introuvables aujourd'hui,
tout comme sa bibliographie que j'ai donc essayé de reconstituer, très imparfaitement et très partiellement :
- 1950 : Veille de fête (autobiographie : sa jeunesse et sa période anarchiste)
- 1962 : Je reste un barbare (autobiographie : berger d'alpage, directeur d'un centre de formation professionnelle, secrétaire général d'une compagnie théâtrale...)
- 1965 : Le mur blanc (roman sur la guerre d'Espagne)
- 1966 : Les camarades (voir ici)
- 1971 : Brassées de chardons
- 1972 : Journal du barbare (autobiographie : sa conversion religieuse)
- 1975 : Muets, ils hurlent (étude sur la schizophrénie et la marginalisation des familles)
- 1981 : Le Quotidien de l'Eternel
- 1982 : Les blouses (pièce radiophonique)
- 1983 : Vert est le bois
- ???? : Zoue ma poulpe (récits)
- ???? : Cassure (roman)
- ???? : Ile de Noël (théâtre)
- ???? : Un vivant pour chacun (théâtre)
- ???? : Souffle le vent (poésie)
- ???? : Car douce est sa voix (roman)
- ???? : Efficacité et Apostolat (essai)
- ???? : Saint Bernard
- ???? : Culture humaine
- ???? : Centralisme
- ???? : Coopérative
- ???? : Tirant d'eau
Un
mot sur le livre : aux environs de 1939, dix soldats de l'armée de Franco traquent à
travers les Pyrénées un couple de républicains espagnols, Manuel et Juanita,
qui essaient de franchir la frontière pour rejoindre la France. Seulement le
terrain est terriblement escarpé, la chaleur étouffante, et leur marche rendue d'autant
plus difficile que Manuel est blessé à un bras et Juanita enceinte de six mois. Heureusement
pour eux, Coron, un vieux berger silencieux, décide de les héberger quelques
jours — le temps de soigner la blessure de Manuel —, puis de les guider jusqu'à
la frontière à travers le maquis des montagnes. Et c'est là, dans le huis-clos
de la cabane de Coron, qu'un souvenir douloureux, le mur blanc, remonte peu
à peu à la mémoire de Manuel, le forçant ainsi à s'interroger sur le sens du
bien et du mal...
Pendant
ce temps-là, le lieutenant Vista et ses hommes continuent leur chasse à courre
avec plus ou moins d'entrain et de motivation. Car si les uns sont de parfaits salauds, les autres sont de pauvres bougres, ni bons ni méchants, mais sans
volonté propre et donc simplement charriés par le cours de l'histoire. Quant
au lieutenant Vista, lui aussi, tout comme Manuel, il s'interroge et se débat dans
des souffrances morales plus insupportables encore que la pire des tortures...
On
ne trouvera pas de héros dans ce récit, mais seulement des hommes faibles et
faillibles, poignants de vérité. On y trouvera aussi une nature tantôt douce et
tantôt sauvage, le tout servi par une écriture bien rythmée, captivante et parfois si évocatrice qu'elle en devient presque audible.
Sur la nature, un passage parmi d'autres :
L'air avait la
senteur âpre du terreau frais retourné, des champignons; celle plus amère, du
buis; celle plus douce, des gentianes et des genêts. Toutes ces odeurs, grâce à
l'orage, se libéraient soudain de la terre et montaient aux narines, au grain
du visage, aux yeux, enveloppaient et pénétraient toute chose.
Sur la guerre, celles d'hier et celles de demain :
... Dans la ville en délire, les sirènes d'usines avaient des cris longs et profonds comme des ravins. Des hommes armés coupaient rues et avenues de barricades en chicanes et fermaient à l'aide de véhicules toutes les places en esplanades.
La ville
titubait de clameurs, de chants, d'appels au grand jour, dans le tumulte de
couleurs des drapeaux rouges et noirs, des sarraus usés, des bleus de chauffe,
des blouses grises et blanches.
Cela remontait
à près de trois ans déjà, mais c'était tellement ancré en lui qu'il se voyait
et s'entendait encore commander sa première épreuve du feu contre la caserne
qui dominait de ses canons la ville dressée contre la nuit.
La caserne
vaincue, à la tête des camions chargés de munitions et d'armes, il avait
traversé la ville et rejoint l'immeuble où s'organisait la révolte. Puis ce
furent les jours de joie générale, quand, pareils à un fleuve remonté par la
mer à son estuaire où les eaux se mêlent et s'ébattent, tous ces hommes se
livrèrent à l'euphorie de la fraternité et de la liberté recouvrée.
Il se
souvenait de tout, des nuits d'angoisse, de fièvre et de colère, des combats où
fleurissaient l'églantine de l'espoir, de ces jours d'allégresse, quand les
nouvelles étaient bonnes, où la ville tanguait comme un navire, et des jours
prostrés quand on savait que l'ennemi maintenait sa nuit sur des régions
entières encore à sa merci.
Il avait
assisté à plusieurs départs de colonnes pour le front. Un jour, il s'était retrouvé
dans ce flot mouvant qui, au travers de la ville, avançait, piétinait, criait à
l'unisson de la foule rassemblée sur son passage et pleine d'exhortations.
Jours, nuits,
mois, années du même combat sanglant...
[...]
Au-dessus de leurs têtes passaient les obus. Certains tombaient devant eux.
Dans l'aube, la montagne noire était comme un dieu assis. A ses pieds l'ennemi
tirait. Sur la gauche, un village brûlait.
Dans le
torticolis des tranchées, les miliciens attendaient placidement l'attaque. L'un
d'eux, au passage de Serry et de Manuel, lança :
— Qu'ils y viennent, ces fils de chiennes !
— Qu'ils y viennent, ces fils de chiennes !
En arrière des
lignes, un obus, dans un fracas, décoiffa l'église de son clocher. Serry se
retourna :
— Ils diront
que c'est nous !
Et sans transition,
comme s'il eût convié Manuel à une promenade :
— Allons au
poste 1, on les verra venir.
Une gerbe
flamboyante, alors qu'ils avançaient, fit éclater un parapet. Un milicien plein
de sang battait la terre de ses bras tandis que d'autres s'affairaient autour
de lui. Le bombardement allait croissant. L'air était labouré; partout des
entonnoirs se creusaient, certains à même les tranchées; des miliciens en
sortaient, d'autres y restaient, privés de jambes.
Rapide, le
moulin d'une mitrailleuse retentit.
— Va voir,
Manuel, faut économiser les munitions.
Quand il
revint, le poste 1 était éventré et Serry avait une étoile écarlate entre les
deux yeux.
Hébété, Manuel
l'avait regardé sans comprendre puis, saisissant son fusil mitrailleur, les doigts
glacés, la haine au cœur, il avait tiré. Un moment, il lui avait semblé que
Serry bougeait; haletant, il s'était précipité pour n'essuyer que du sang déjà
froid.
Au plus fort
de l'attaque, un milicien de liaison, le visage exsangue, bredouillant, une main
en lambeaux, était arrivé vers Manuel : dans le petit matin, pareils à des
scarabées, trois tanks fonçaient sur leurs lignes.
Manuel
griffonna un message qu'il passa au milicien.
— Porte-le au
P.C. et fais-toi panser.
Le milicien
serra sa main blessée sur sa poitrine et hurla :
— La vie ou la
mort, camarade.
Et sans
hésiter, il s'élança hors de la tranchée.
Combien de
fois ne l'avait-il pas entendue, cette fière réplique ! A cause d'elle,
peut-être, comme un nageur épuisé, Manuel se dégagea du limon des souvenirs et
écouta les respirations paisibles de Juanita et des autres.
Roger Boutefeu : Le
mur blanc
Editions du Seuil (1965)
Bonjour Monsieur et Merci pour cette bio de mon père. IL a eu 6 garçons et je suis Blaise le petit dernier, né en 59. " Le mur blanc ", devait être adapté pour le cinéma, mais est tombé dans 'l'oubli'. J'ai conservé des documents et notamment le scénario, ainsi que des manuscrits non édités.
RépondreSupprimerSurpris en découvrant votre blog, je vous écris donc ce mot, afin de vous en remercier. Mon père est mort chez lui, à l'ancienne si je puis dire. Depuis, ma mère est toujours vivante dans un Hôpital à Dijon, et a 93 ans. Il y a des documents sonores et visuelles à 'l'ina', mais je n'arrive pas à mettre la main dessus. Je suis un peu le conservateur de sa mémoire et me tiens à disposition pour toute recherche. Merci encore.
Vincent Suard Université de Lille 3
SupprimerBonjour
Roger Boutefeu avait réalisé une enquète avec plus de 400 témoignages qu'il a synthétisé dans les "camarades", 2 cartons de 45 kg au total, L H Parias (maison Fayard) avait montré les documents à Antoine Prost vers 1975, sait-on où sont ces documents aujourd'hui? Toujours dans les archives Fayard? Reversés ailleurs?
Merci
Bonjour Vincent,
SupprimerJe ne sais pas si Blaise vous répondra, mais ce que je crois (et crains), c'est que les 45kg de témoignages aient été dispersés au quatre vent, puisque j'ai moi-même déniché une centaine de ces lettres sur le marché de la brocante (toutes en rapport avec le 11 novembre 1918, et certaines annotées de la main de Roger Boutefeu, genre, de mémoire : "témoignage peu crédible", "trop long", "très bien", etc).
Cordialement,
Bruno
Bonjour,
Supprimerje suis Charlotte Galves Chambelland, fille de l'éditeur Guy Chambelland, qui a publié Brassées de Chardons en 1971, avec une illustration d'André Patte. J'en ai 11 exemplaires. Si vous le voulez, je vous les fais parvenir.
charlotte.galves@gmail.com
cordialement.
En voila une généreuse proposition
SupprimerHello Blaise. Clin d’œil de Marc T., petit-fils de Jean T., voir page 139 le "Le quotidien de l'Eternel". J'ai quelques photos de ton père Roger. Best regard, Marc
SupprimerBonjour Blaise. En fait j'ai "rencontré" votre père par le biais de son livre sur la 1ère guerre mondiale, Les Camarades, et comme j'ai beaucoup apprécié la façon dont il abordait le sujet, je me suis alors dit qu'il fallait que je lise un autre livre du bonhomme : ç'a été Le Mur Blanc, que j'ai également beaucoup apprécié. J'ai ensuite cherché sur le Web à en savoir un peu plus sur "Roger Boutefeu", sa vie, ses livres, son histoire... mais on ne trouve pas grand chose en surfant, presque rien, ce qui est est injuste et frustrant, raison pour laquelle j'ai publié ici un petit condensé, avec une bibliographie plus qu'approximative et reconstituée sur la base des rares éléments trouvés de-ci de-là, manière de lui rendre un modeste hommage à la hauteur de mes compétences... Maintenant, pour vous parler franchement, je doute que quelqu'un vienne un jour vers vous pour ressortir votre père de l'ombre où il repose. Vous avez suffisamment vécu pour savoir que le monde est oublieux et souvent ingrat, mais qu'il y a aussi des gens qui aimeraient simplement en savoir davantage sur votre père dont vous conservez la mémoire... Bien amicalement. Bruno.
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