«
Celui qui écrit des Mémoires doit avoir des souvenirs » (Zélia Gattai)
Hormis un roman et trois livres pour enfants, Zélia
Gattai n'a publié que des mémoires... mais en dix volumes, soit quasiment 3000
pages de souvenirs — ce qui s'appelle sans doute une vie bien remplie — avec beaucoup
de voyages et beaucoup d'amis, les uns mondialement célèbres, les autres
illustres inconnus, mais tous croqués avec le même amour, la même simplicité.
Parce que Zélia est avant tout une femme simple et sensible, una signora ben
educata, qui sait voir et écouter, s'effacer ou s'imposer, se battre pour
ses idées ou sa vision du monde, aussi s'émerveiller de tout ce que la vie a pu
lui donner, à commencer par un époux et des enfants, autour desquels
s'articulent à nouveau ce cinquième et dernier volume de Mémoires disponible en
français.
[...] Nous revenions dans notre pays après cinq ans
d'absence, ou presque, au long desquels nous avions couru le monde, noué des
amitiés, connu des gens et des mœurs différents, vu les paysages les plus extraordinaires ; cinq années au cours desquelles nous avions vécu de bons et
de mauvais moments, des joies et des tristesses. A notre départ du Brésil, nous
avions amené un fils âgé de quelques mois, et nous revenions avec deux enfants
: notre fille Paloma était née à Prague. Après le gouvernement Dutra, sous
lequel nous étions partis pour l'exil, Getúlio Vargas était revenu au pouvoir,
élu cette fois par le scrutin populaire, et tout laissait croire qu'il y avait
maintenant, au Brésil, place pour Jorge Amado et sa famille.
De 1952, retour d'exil, à 1963, veille du coup
d'état militaire instigué par les Etats-Unis, Zélia Gattai, alors âgée de 76
ans, retrace ici encore quelques années d'une existence menée tambour battant. Elle
le fait sans manières, sur le ton de la conversation, en entremêlant les petits
événements familiaux et les grands bouleversements
nationaux, où la politique et le Parti jouent toujours un rôle aussi majeur.
Extraits :
Conférencière improvisée :
[...] J'avais des quantités de choses à raconter sur
nos années passées en Tchécoslovaquie, nos voyages en Union soviétique et dans
les démocraties populaires. Le sujet devait susciter de l'intérêt car, à l'époque
[1953],
peu de gens avaient la possibilité de visiter ces pays.
[...] Je ne me sentais pas trop embarrassée devant
une assistance composée en majorité de sympathisants du Parti. Je racontai ce
que j'avais à raconter, fis part de mon expérience des pays socialistes, en
insistant naturellement sur les côtés positifs de ce que j'avais vu :
assistance sociale, gratuité des études, assistance médicale, garantie de
l'emploi, etc. Je répondis franchement à toutes les questions qu'on me posa sur
les restrictions existant dans ces pays, l'absence de démocratie et de liberté
dénoncée par les journaux du monde capitaliste, « réactionnaires » selon les
gens du Parti. On insistait beaucoup sur sur le mot réactionnaires, car on
voulait m'entendre nier tout ce que racontaient ces journaux « vendus à
l'impérialisme américain » sur ce qui allait mal dans les pays socialistes.
Contrairement à l'attente de l'assistance, je dis qu'en effet les gens là-bas
avaient peur, peur de parler, de s'engager, expliquant en même temps que la
nécessité de défendre le socialisme contre ses ennemis les amenait à se méfier
les uns des autres, à s'imaginer voir des espions partout, à entretenir une
atmosphère de malaise et d'insécurité... D'où la conclusion, à laquelle
beaucoup étaient conduits, qu'il n'y avait ni liberté ni démocratie derrière le
« rideau de fer », expression déjà péjorative en soi.
Tout en montrant les contradictions internes du
monde socialiste, je cherchais à justifier ce qui n'allait pas en utilisant les
arguments que j'avais moi-même retenus des leçons du catéchisme communiste, les
slogans appris par cœur : « La surveillance et le contrôle exercés par l'Etat
socialiste sont nécessaires à la survie du régime, surveillance et contrôle
présentés par nos ennemis comme un manque de démocratie et de liberté. »
Cette explication sur la nécessité d'une
surveillance rigoureuse et d'un contrôle permanent m'avait été répétée chaque
fois que j'avais été en désaccord avec des faits qui me paraissaient
inacceptables, mais que j'avais fini par accepter pour continuer à croire en
tout, parce que je voulais croire, parce que j'avais besoin de croire. Je
portais en moi, solidement enraciné, ce que j'avais appris avec mon père quand
j'étais enfant.
Les champions du monde
Simone [de Beauvoir] attira l'attention de Sartre
sur une gravure en couleurs accrochée bien en vue dans la petite pièce de la
maison modeste où nous venions d'entrer. C'était la photo de l'équipe
victorieuse de la Coupe du Monde de football 1958. D'ailleurs, cette photo se
retrouvait partout sur notre parcours depuis le départ de Rio de Janeiro ; dans
les maisons particulières, les cafés, les restaurants, elle était là, montrant
les joueurs de l'équipe, orgueil du Brésil, posant en triomphateurs. Nous
vivions dans l'euphorie de la victoire. Deux idoles avaient surgi et conquis
l'amour de tout un peuple : un gamin de seize ans, Pelé, génie du football, et
un jeune aux jambes torses, Garrincha, le roi du dribble. Le sentiment de
satisfaction qui découlait de cette grande victoire venait parfaire le climat
d'enthousiasme et d'optimisme suscité par les réalisations du gouvernement
démocratique et progressiste de Kubitschek. Les Brésiliens se sentaient
confiants et heureux.
João Goulart, président
João Goulart avait été le vice-président du
gouvernement Kubitschek, et l'était à nouveau avec Janio Quadros. Lors de la
démission de ce dernier, il se trouvait en visite en Chine et dut rentrer en
toute hâte, car un complot militaire était en formation dans le pays pour
l'empêcher d'assumer ses fonctions.
Devant la menace d'un coup de force, des
manifestations populaires avaient lieu partout pour exiger l'accession au
pouvoir du vice-président. Avec courage, les manifestants affrontaient la
police qui les matraquaient impitoyablement, opérait des arrestations ,
employait les gaz lacrymogènes pour disperser les rassemblements. Et cependant
rien ne les intimidait ; les manifestations de rie continuaient.
Ce jour-là était annoncée l'arrivée au Brésil du
futur président. Dans un climat chargé d'appréhension, les rumeurs couraient :
on parlait de l'imminence d'un coup d'Etat militaire et de l'arrestation de João
Goulart à l'instant où, se jetant dans la gueule du loup, il poserait le pied
sur le sol brésilien.
La population, en état d'alerte à ce moment décisif,
allait se manifester dans tout le pays, organiser des meetings, défiler dans
les rues pour exiger l'application de la loi, l'accession à la présidence du
successeur constitutionnel de Janio Quadros.
[...] Un meeting était prévu pour l'après-midi à
Cinelandia. Nous ne pouvions faire moins que d'y participer, et João Jorge [leur fils de 16 ans] annonça
à grands cris qu'il voulait y aller aussi. Prévoyant des brutalités policières
qui promettaient d'être plus violences que jamais, Jorge me demanda de ne pas y
aller en raison de mon état : enceinte de deux mois, je ne devais pas prendre
de risques. Il serait également plus prudent de garder João à la maison : il
était encore un peu jeune pour recevoir des coups de matraque.
Il était convenu que notre ami Letelba viendrait
nous chercher pour aller à la manifestation. En me voyant triste, frustrée, il
voulut me remonter le moral : rien ne m’empêchait de venir, je pourrais
assister au meeting de la fenêtre de son bureau, à Cinelandia, sans courir le
moindre risque ; et João pourrait aussi venir avec nous.
Nous arrivâmes, bien avant l'heure prévue, et malgré
cela nous eûmes du mal à pénétrer dans l'immeuble. Cernée par la police civile
et militaire, Cinelandia était transformée en place de guerre. Des files de
paniers à salade étaient en stationnement devant le théâtre municipal, pour
intimider les manifestants en montrant qu'ils étaient attendus.
Les gens arrivèrent peu à peu, envahissant la place
de tous côtés, brandissant des banderoles de bienvenue au nouveau président,
sans rien de provocant. Mais il n'y avait pas besoin de provocation pour que la
police attaquât : elle était là pour disperser la foule, c'était expressément
dans ce but qu'elle avait été envoyée.
Bataille de gens armés contre des gens désarmés. Sur
cette place noire de monde se répétaient les scènes de violence habituelles :
le peuple sans défense, de tout jeunes gens encore imberbes, des hommes et des
femmes bousculés, frappés à coups de poing et de pied, à coups de matraque...
le sang qui coulait, les gaz lacrymogènes qui suffoquaient, qui aveuglaient.
Sous mes yeux, un tout jeune garçon, presque un gamin, était traîné à terre par
deux brutes : tandis que l'un lui tordait le bras jusqu'à le briser, l'autre
lui assénait des coups de poing et des coups de pied. Impuissante à empêcher
cette sauvagerie, révoltée, désespérée, je ne pus me contenir davantage et, me
penchant à la fenêtre, me mis à crier de toutes mes forces, à les traiter de lâches,
de bandits, d'assassins. João Jorge se joignait à mes hurlements de
protestation.
De retour à la maison, je commençai à ressentir des
douleurs et, cette même nuit, hospitalisée, je perdis l'enfant.
Zélia Gattai : Le temps des
enfants (1992)
Editions Ramsay (1996)
Excellentissime traduction
de Jean Orecchioni
(à qui l'on doit également
celles de Yansan des orages, Cacao, Tereza Batista et Tocaia Grande)
L'art de saisir les choses... |
Récapitulatif des traductions disponibles :
- Zélia (enfance de Zélia Gattai à São Paulo durant les années 20)
- Un chapeau pour voyager (rencontre avec Amado, dictature... 1945-1948)
- La reine du bal (exil parisien, 1948-1949)
- Jardin d'hiver (exil tchécoslovaque, 1949-1952)
- Le temps des enfants (retour au Brésil, 1952-1963)
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