« Personne n'empêchera l'humanité de marcher vers le socialisme, à condition que socialisme et démocratie ne fassent qu'un, que la liberté d'action et de parole de chacun soit respectée, que le bonheur collectif passe par le bonheur individuel » (Jorge Amado, 1984)
Si 1984 est le plus célèbre roman d'anticipation de George Orwell, c'est aussi l'année où les généraux brésiliens regagnent enfin leurs casernes, après vingt ans de dictature marqués par des centaines de meurtres et des millions de tortures infligées au nom de la "menace communiste" :
« J’ai reçu des chocs électriques sur les mamelons, dans le vagin, dans l’anus... devant mes enfants de quatre et cinq ans » témoignait récemment une ancienne prisonnière politique.
***
Nineteen eighty-four, Palais de l'Elysée, sous la verrière du Jardin d'hiver, un homme reçoit la légion d'honneur des mains du président Mitterrand : « Maître du roman contemporain et grand ami, s'il en fut, du peuple français...» déclare solennellement le président en épinglant la rosette au revers du veston. Visiblement très ému, l'homme sourit, les yeux dans le vague, comme perdu dans son passé qu'il contemple du haut de ses 72 ans. Sans doute se rappelle-t-il avoir été, lui aussi, longtemps considéré comme une "menace" par les autorités françaises : expulsé du territoire national sous Vincent Auriol, en 1949, puis à nouveau autorisé par de Gaulle à fouler notre sol, en 1965... et aujourd'hui décoré d'une des plus hautes distinctions, cet homme a traversé l'Histoire et même écrit l'une de ses meilleures pages : la lutte contre le nazisme.
C'est donc en acteur et témoin de son temps que Jorge Amado répond, quelques jours plus tard, aux questions de Tony Cartano, du Magazine littéraire. Face au journaliste un chouïa prétentiard, Amado retrace son parcours d'homme et d'écrivain, tout en nous instruisant du folklore brésilien. Se montrant intarissable sur le candomblé ou l'art de la capoeira, il sait aussi rester calme et courtois même lorsqu'il est gentiment traité d'homophobe repenti — aberration — ou que lui est reproché le "manichéisme" de ses premiers romans — foutaises ! En fait, Tony Cartano n'aime pas la littérature engagée, celle des vérités qui dérangent :
"Anti-américanisme primaire" : la critique des Etats-Unis pour leur ingérence et leur implication dans l'établissement de dictatures chez leurs voisins d'Amérique latine.
"Catéchisme prolétarien" : la dénonciation de l'exploitation des travailleurs et des ouvriers agricoles par les gros planteurs de cacao.
"Pavé imbuvable" : la passionnante histoire des individus qui luttent, et parfois meurent, pour regagner leur liberté.
"Manichéisme" : d'un côté, les 1% de riches propriétaires qui possèdent 50% des terres cultivables et, de l'autre côté, les 50% de paysans pauvres qui n'en ont seulement que 3%.
"Personnages stéréotypés" : la confrontation des points de vue par le biais d'un très vaste panel de personnages tirés de la réalité ; leurs intérêts, leurs convictions, leurs motivations...
Le Magazine littéraire |
Tony Cartano : Dictionnaires et notices biographiques indiquent que vous êtes né à Ilheus, état de Bahia, en 1912...
Jorge Amado : En réalité, je suis né dans une plantation de cacao située sur le territoire de la commune de Itabuna, à l'est d'Ilheus, à une centaine de kilomètres de la côte Atlantique. En langue indigène, Itabuna veut dire pierre (ita) noire (buna)... J'avais quatorze mois lorsque survint la crue du fleuve qui ravagea la plantation de mon père. Je raconte cet épisode dans Terre violente. Il y eut une épidémie de variole. Et nous nous sommes enfuis vers Ilheus. Pour assurer notre subsistance, mon père et ma mère se sont mis à fabriquer des sabots de bois. Mon père était originaire du Sergipe, au nord de Bahia, dans la région du cacao. Il avait quitté son pays natal très jeune pour exploiter cette petite plantation. J'avais six ans quand il a pu acheter un autre bout de terre et recommencer à planter du cacao. Dix ans plus tard, sans être un gros planteur, il possédait enfin une ferme d'une certaine importance. Mais en 1929, survint le krach à la bourse de New York : les fermiers ont beaucoup perdu, les gros exportateurs s'emparant d'une bonne partie des terres. Jusque-là, mon père pouvait compter sur une récolte de cinq mille arrobes (soit soixante-quinze tonnes), il s'est retrouvé avec seulement mille arrobes, et ce jusqu'à la fin de sa vie. Toute mon enfance, mon adolescence, c'est le cacao. Et les luttes, la violence de cet univers... Un jour, je devais avoir trois ou quatre mois à l'époque, mon père se tenait sur la véranda de notre maison et coupait de la canne à sucre pour son cheval. Soudain, un type lui a tiré dessus (cela lui est d'ailleurs arrivé trois fois). La balle a tué le cheval et une cinquantaine de plombs sont venus frapper mon père à la poitrine. Il en conserva la marque dans sa chair toute sa vie... C'est de cette violence qu'est né un roman comme Cacao, publié en 1932 et que j'ai écrit à dix-neuf ans.
Ce n'était pas votre premier roman...
En effet. Un an plus tôt, j'avais écrit Le pays du carnaval, un court récit moins intéressant que Cacao. Un jeune homme y réfléchissait sur l'état du Brésil et, bien sûr, il ne voyait pas les choses telles que je les vois aujourd'hui.
En effet. Un an plus tôt, j'avais écrit Le pays du carnaval, un court récit moins intéressant que Cacao. Un jeune homme y réfléchissait sur l'état du Brésil et, bien sûr, il ne voyait pas les choses telles que je les vois aujourd'hui.
Ce garçon était, comme vous, en quête d'un idéal politique. Quel était le contexte d'alors ?
Sortant de chez les jésuites, j'étais en pleine crise de conscience. Le pays du carnaval se voulait comme une sorte de libération. Je l'avais écrit avant la grande « révolution » de 1930 qui marque le passage du Brésil ancien au Brésil moderne. Contrairement à nos habitudes, il ne s'agissait pas d'un vrai coup d'Etat ! Quoi qu'il en soit, c'est l'époque de l'industrialisation, du développement. Et l'émergence d'un grand mouvement littéraire...
Avec des écrivains comme Graciliano Ramos, Jose Lins do Rego et vous-même...
Oui. Nous emboîtions le pas à cette révolution. Avant, la littérature était plus romantique, profondément influencée par la France, Victor Hugo notamment. La poésie dénonçait l'esclavage. Nous étions en plein indianisme.
Votre prise de conscience date, bien sûr, de ce temps-là. Pouvez- vous me préciser comment les choses se sont passées ?
Etudiant à l'université de Rio de Janeiro, je suis devenu l'un des dirigeants du mouvement étudiant. Cacao est le résultat de cet engagement à gauche.
Est-ce un livre autobiographique ?
Pas vraiment. Certes, il résulte de ma connaissance intime de la vie sur les plantations, mais c'est tout. Aucun de mes livres n'est à proprement parler autobiographique. En revanche, je ne peux écrire qu'à partir de mon vécu.
Dans l'exergue, vous vous demandez à vous-même si Cacao est un roman prolétarien...
C'était la mode. On découvrait au Brésil le grand roman engagé de l'Américain Michael Gold, Jews without money, qui eut un retentissement énorme. C'était l'époque des fresques soviétiques — La déroute de Fadeïev, Cavalerie rouge de Hable, Le torrent de feu de Sérafomovitch — et des héros « positifs », la littérature russe manifestait une force épique indéniable. J'étais tout jeune et tout prêt à gober cette histoire parfaitement imbécile de roman prolétarien !
Il y a dans Cacao un manichéisme évident : d'un côté, les bons (les ouvriers agricoles), de l'autre, les méchants (les propriétaires terriens).
Oui. D'ailleurs, les universitaires américains qui étudient mon œuvre aiment bien à se livrer à ce type d'analyse. L'un d'eux, qui vient de me consacrer un ouvrage, considère même que ce manichéisme n'a pas disparu de mes œuvres les plus récentes. C'est vrai : il y a toujours un parti pris pour les pauvres, le petit peuple de Bahia.
Le tournant dans votre œuvre correspond pour moi à la publication de Gabriela, girofle et cannelle en 1958.
De 1930 à 1937, j'ai écrit un roman par an. Le pays du carnaval, Cacao, Sueur... Bahia de tous les saints en 35, puis Mar morto en 36, et Capitaines des sables en 37. Cette série de livres forme un tout : du point de vue littéraire, et pas seulement politique (car mon engagement en faveur du peuple s'est maintenu jusqu'à aujourd'hui). J'utilisais alors une espèce de discours politique parallèle à l'action romanesque, comme si je doutais des capacités du lecteur à qui je désignais les mauvais. Il faut dire qu'en 37, tous ces livres étaient interdits au Brésil par la dictature de l'Estado Novo...
En quelle année avez-vous adhéré au Parti communiste ?
J'étais à la Jeunesse communiste, mais ne suis devenu militant du Parti qu'en 40-41.
C'est l'époque de votre exil en Uruguay...
Oui. J'y suis resté jusqu'à fin 45. C'est là-bas que j'ai écrit Terre violente, La terre aux fruits d'or et Les chemins de la faim.
Puis en 54, il y a Les souterrains de la liberté, votre dernier livre communiste.
Stalinien, dirais-je. Pendant presque dix ans, je suis resté sans écrire pour me consacrer à ma tâche de cadre du Parti. Pas fonctionnaire, non, on ne me payait pas ! Jusqu'au jour où j'ai compris que ce n'était plus possible : il fallait choisir entre l'écrivain et le militant.
Dans ces conditions, comment avez-vous pu écrire les mille deux cents pages des Souterrains de la liberté ?
Petit à petit, pendant les années d'après-guerre... En 55, et donc avant le XXe Congrès (il ne faudrait pas croire que j'ai cessé de militer à cause de ce congrès, car dès 54, je savais à quoi m'en tenir à propos de Staline), j'ai dit aux camarades mon intention de retourner à l'écriture. Ils ont insisté: « Nous avons besoin de toi, tu es un écrivain connu ». Cette célébrité dont j'ai bénéficié très jeune me permettait en effet d'accomplir des choses que d'autres communistes ne pouvaient pas faire. J'ai été député à la Constituante, puis à la Chambre. Au retour d'un voyage en Argentine, fin 55, ma décision était prise. On m'a supplié d'attendre encore un peu. J'ai tenu bon. Je restais membre du P.C, mais sans militer. Tandis que notre direction se rendait à Moscou pour le XXe Congrès, moi je créais avec Oscar Niemeyer un journal culturel. Après les révélations de Khrouchtchev, j'ai cessé tout rapport avec le Parti, sans démissionner et sans être exclu. La tempête soufflait sur tout les partis communistes, y compris au Brésil, et moi j'écrivais un roman d'amour, Gabriela. Ce livre m'a valu de vives attaques de la part des staliniens du parti. Avec Quinquin la Flotte, ce sera encore pire !
Vous aviez abandonné le réalisme-socialiste.
Eh oui, je mettais en scène de drôles de héros positifs : des vagabonds ! Encore que, si l'on y regarde de plus près, on trouvera des vagabonds dans toute mon œuvre, y compris celle de la période prolétarienne. Mais tout ça, c'est du passé. Aujourd'hui, je garde de bonnes relations avec les communistes. Bien que n'étant plus communiste, je viens d'appuyer de tout mon poids la demande de légalisation du P.C. brésilien.
Où en est l'ouverture démocratique dont on parle depuis quelque temps ?
Ça va !... Nous allons élire un nouveau président. Le peuple n'est pas concerné, seuls les grands électeurs auront le droit de voter. Mais les choses sont telles que nous pouvons malgré tout gagner cette élection. Cela ne changera rien au niveau du gouvernement. Mais gagner les élections au niveau du collège électoral signifierait que l'Alliance démocratique, qui va des conservateurs libéraux à la gauche très radicale, pourrait soutenir son candidat à la présidence, — un homme très capable, très cultivé, pas un révolutionnaire non, plutôt un politicien rusé, un conservateur favorable à la justice sociale. Un homme de transition, en somme.
Un peu comme en Argentine ?
Exactement. La différence, c'est qu'au Brésil, nous ne subissons pas un fascisme véritable. Nous avons eu notre lot de tortures et de brutalités, mais pas à la mesure de l'Argentine. Là-bas, on ne compte plus les milliers de disparus. La victoire de la démocratie dans ce pays nous aide beaucoup. J'étais à Buenos Aires au mois d'avril dernier, j'ai rencontré Alfonsin, c'est un homme remarquable. Mais d'un autre côté, la situation en Argentine nous dessert aussi car, du coup, nos généraux à nous ont peur !
Et la censure ? Après 64, elle était terrible...
Surtout dans les années 68-70. En ce moment, on ne pas dire qu'elle soit très dure, sauf pour des questions de mœurs, au cinéma par exemple... En 68, nous avions un ministre de la Justice terriblement réactionnaire. Il avait concocté un projet de loi instaurant la censure préalable; nous devrions soumettre nos manuscrits avant publication. J'ai téléphoné à Erico Verissimo, un écrivain de Porto Alegre qui est mort depuis, un grand ami (lui et moi étions les deux écrivains les plus connus du Brésil)... Et nous avons décidé de signer et publier une déclaration commune affirmant qu'en aucun cas nous ne soumettrions nos textes aux censeurs. Nous préférions encore l'interdiction et publier à l'étranger.
Est-ce que cette prise de position vous a attiré des ennuis ?
Non. Les généraux ont même reculé et retiré leur projet de loi. A partir du moment ou la presse acceptait de publier notre déclaration (et heureusement, c'est ce qui est arrivé !), un vaste mouvement d'opinion s'est déclenché. De nombreux écrivains se sont joints à nous... J'ai toujours lutté contre la censure. Il y a trois ans, avant l'amnistie et l'adoucissement du régime, il y avait environ cinq cents livres interdits, dont un à moi. Mais tous les autres, y compris Les souterrains de la liberté, étaient en vente libre. Ces messieurs ne lisent pas ! En revanche, une romancière homosexuelle, une très bonne romancière, tombait sous le coup de cette interdiction. J'ai signé un manifeste en sa faveur. Son cas était plus difficile : ceux qui étaient d'accord pour défendre les ouvrages censurés pour raisons politiques, rechignaient à la faire pour une machonna ! A mon sens, il fallait aussi se battre pour sa liberté à elle, en tant qu'homosexuelle et en tant que romancière.
Mais, dites-moi, il fut un temps où vous n'étiez pas si tendre pour les homosexuels, comme en témoignent plusieurs allusions aigres-douces dans Les souterrains de la liberté !
Que voulez-vous, j'étais à cette époque beaucoup plus réactionnaire, au sens profond du terme, que je ne le suis aujourd'hui ! C'est vrai, j'étais machiste ! Les communistes étaient très puritains.
A cet égard comme à d'autres, je vous avouerai franchement que ce livre, Les souterrains de la liberté, me gêne beaucoup dans votre œuvre. Votre éditeur français affirme sur la quatrième de couverture que c'est « un maître-livre ». Et vous, dans votre préface écrite en novembre 83 (soit trente ans plus tard), vous semblez plus prudent. Vous dites que c'est un livre « qui date ». Vous l'assumez, mais n'en paraissez pas trop fier...
Ce n'est pas le problème. Je l'ai écrit, voilà tout. Je ne renie rien de ce que j'ai écrit ou fait dans ma vie. Ce qui ne signifie pas que j'en sois forcément content. Le stalinisme fut une chose terrible. Mais pour nous, Staline était grand, il avait conduit l'Union soviétique à la victoire et nous avait sauvé du nazisme. Nous pensions qu'il luttait pour le seul bonheur du peuple... Quant à Souterrains, je n'ai jamais voulu le retoucher. Aragon a récrit les Communistes. A chacun sa façon. Je n'ai jamais corrigé un seul de mes livres a posteriori : ils sont là, avec leurs défauts, leurs erreurs... Mais, sans vouloir à tout prix défendre ce roman, je voudrais tout de même dire que du point de vue romanesque, ce fut pour moi une entreprise importante. Jusque là, je n'avais écrit que des romans courts, de moindre envergure. Ce livre m'a apporté une expérience romanesque très utile pour la suite de mon travail. Je prévoyais même d'en faire une trilogie...
Dans cette préface, vous justifiez votre démarche par l'existence de la guerre froide.
La guerre froide nous a poussés au sectarisme. Je dis nous, car je suis loin d'être le seul écrivain dans ce cas. On peut en dire autant de l'Américain Howard Fast, l'auteur de Spartacus, ou même de Semprun en Espagne...
Dans les romans qui vont succéder, vous allez changer de manière. Désormais, passent au premier plan de la vie, le quotidien, les rites et les fêtes du petit peuple de Bahia. Plus de doctrine, mais un style personnel. Vous ne parlez plus du peuple ou sur le peuple, vous vous en faites l'expression la plus profonde et authentique.
En 1935, il y avait eu Bahia de tous les saints et... trente cinq ans plus tard, sur le même sujet, La boutique aux miracles. Les mêmes thèmes : la lutte contre les préjugés raciaux, la lutte pour la formation de la nation brésilienne; la même grève... Mais je n'ai pas récrit Bahia, il s'agit d'un tout autre livre. Si je devais ne garder qu'un seul titre parmi toutes mes œuvres, ce serait La boutique aux miracles.
Vous y contez, à travers la vie de Pedro Archanjo, pittoresque appariteur à l'université de Bahia, faiseur de miracles, sociologue amoureux des femmes — un grand homme, quoi ! —, l'épopée du peuple de Bahia, de ses rites religieux venus d'Afrique, de ses chants, de ses danses, de son imagerie populaire... Je me souviens qu'il y a huit ans, lors de la parution de La boutique aux miracles en France, vous m'aviez confié que c'était effectivement votre livre préféré.
Mes thèmes de toujours ont trouvé là leur épanouissement. Permettez-moi d'insister, malgré tout, sur la continuité. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis moins « réactionnaire » (sourire) qu'autrefois, mais n'oubliez pas que, député en 46, je me suis battu pour la loi accordant la liberté religieuse aux minorités du Brésil. La boutique aux miracles est sans doute le livre qui raconte le plus et le mieux la formation de la nation brésilienne. Une phrase du narrateur, Pedro Archanjo, définit bien ma position. On vient lui dire : « Vous êtes matérialiste et pourtant, vous êtes aussi un « père-de-saint au candomblé » Archanjo répond : « Mon matérialisme ne se limite pas. »
Comment expliquez-vous que ces rites mystiques du candomblé ne soient pas contradictoires avec le matérialisme ?
Je viens de vous le dire ! Il faut bien comprendre que le candomblé n'est pas à l'origine une religion brésilienne. Il ne faut pas confondre le candomblé du Brésil et celui d'Afrique. Certains intellectuels — des mulâtres pour la plupart — prétendent aujourd'hui que notre candomblé ne se distingue pas du candomblé d'Afrique. Ça n'a pas de sens !
Pourquoi ?
Les différences sont nombreuses, et la principale tient au fait qu'au Brésil, le candomblé n'est pas à l'écoute d'un orisha (saint ou esprit), mais résulte du mélange des diverses nations africaines. Tout s'est mêlé au Brésil. En Afrique, le culte de Shango, le dieu du tonnerre, excluait le culte d'un autre orisha. Sur tous les plans, nous sommes le pays du métissage. On vénère plusieurs orishas, et tout ça s'est de plus mêlé au catholicisme. N'ayant pas le droit de fêter leurs divinités, les Noirs les remplaçaient par des personnages du rituel catholique. Par exemple, Oshum, la déesse de l'eau, devenait la Vierge Marie ou encore Ogum, le dieux des métaux et de la guerre, se trouvait remplacé par Saint-Antoine ! Un syncrétisme religieux total ! A Bahia, les grandes fêtes dans les églises catholiques sont celles du candomblé. Toutes les commémorations du candomblé se passent dans les églises, à commencer par la messe catholique elle-même. Comment, dans ces conditions, nos intellectuels favorables au retour aux sources du candomblé africain vont-ils réussir à séparer la déesse Iansa de Notre Dame de la Conception ? Impossible ! De plus, à ce syncrétisme s'ajoutent les influences indiennes, comme dans cette religion de Rio issue du candomblé et appelée unbanda, qui est un formidable mélange de tous les spiritismes. Si vous interrogez les gens au Brésil, tous vous diront qu'ils sont catholiques. Le comble, c'est que seuls les intellectuels s'afficheront comme membres du candomblé ou de l'unbanda.
Et la capoeira ?
C'est autre chose. D'abord, une forme de lutte, de combat qui, d'ailleurs, revient aujourd'hui en vogue. On l'appelle quelquefois capoeira d'Angola, mais ça n'a rien à voir avec ce pays. C'est une création typiquement brésilienne. Les premiers capoeiristes travaillaient comme gardes-côtes au service des propriétaires de plantations... La capoeira est une forme de lutte d'une exceptionnelle beauté, presque un ballet. Aujourd'hui, c'est une danse. La vraie capoeira serait trop dangereuse. J'ai soixante-douze ans, je connais les bas-fonds de Bahia comme ma poche, et pourtant dans ma vie, je n'ai assisté qu'à trois combats de capoeira. La première fois, je devais avoir seize ou dix-sept ans, je me trouvais dans un tramway bondé de monde qui faisait la navette entre Bahia et la mer. Une jeune femme mulâtre était assise sur une banquette, tandis que son fiancé — un tout petit homme — se tenait debout sur la plate-forme. Un grand Noir qui se trouvait à côté de la fille a commencé des travaux d'approche, de plus en plus insistants. Elle a protesté. Son fiancé est intervenu. Le ton a monté. A l'arrêt suivant, les deux hommes sont descendus pour en découdre. Surprenant le Noir, qui était deux fois plus grand que lui, le petit mulâtre a fait un coup de capoeira : très souple, en appui sur les mains, il a jeté ses pieds en l'air et frappé l'autre à la tempe. Le gêneur est tombé raide !
Existe-t-il une sorte d'initiation secrète à la capoeira ?
Non, il y a des écoles. Mes petits-fils y vont. Et ma petite-fille qui ne veut pas rester à la traîne, a décidé de surpasser son frère... En 58, je crois, je me promenais le soir en compagnie d'un ami écrivain lorsque nous sommes tombés sur une bagarre. Plusieurs capoeiristes s'y trouvaient mêlés. A la fin, on a relevé quatre ou cinq types k.o.... Mais d'ordinaire, cela reste une démonstration, un spectacle pacifique. Sur les marchés, dans les restaurants, les cabarets...
Peut-on établir une comparaison avec les arts martiaux d'Extrême-Orient ?
Si vous voulez. Il y a une certaine spiritualité dans la capoeira puisqu'elle se trouve liée au candomblé. Mais la grande différence, c'est que la capoeira baigne dans la joie. Il y a de la musique. Les figures sont accompagnées par le berimbau, arc en bois dont la caisse de résonance est une petite calebasse; on fait vibrer la corde tendue à l'aide d'une baguette. Les chants sont ceux des esclaves, avec des paroles comme : « Quand j'ai de l'argent, je peux manger à table avec mes sœurs, et je peux même coucher avec. Quand je suis sans argent, mes sœurs me battent ! » Un spectacle magnifique ! L'expression très profonde de la vie du peuple... Je ne pourrais pas écrire sur la capoeira ou le candomblé si je ne les connaissais pas de l'intérieur. J'ai dédié l'un de mes livres, Tereza Batista, à la plus grande « mère-de-saint » du Brésil. Elle vit à Bahia et vient de fêter ses quatre-vingt-dix ans, le 10 février dernier. Une fête nationale ! Même le gouverneur s'est déplacé... Je la connais depuis plus de cinquante ans. Avec sa mémoire fabuleuse, elle se souvient encore de notre première rencontre... J'ai toujours été mêlé au candomblé. Aujourd'hui, j'en suis même une figure importante. J'y suis honoré et j'ai quantité de « filles » (celles qui au cours d'une cérémonie ont reçu le saint et se trouvent possédées par lui). Je participe à tout ! On m'a fait Obà (prêtre de Shango). C'est le rang le plus élevé du candomblé, tant du point de vue civil que religieux. Il y a douze obas. Bien que le candomblé soit très populaire, on compte parmi ces douze ministres de Shango, trois intellectuels : un peintre et un compositeur célèbres au Brésil, et moi-même. Les autres sont cordonniers, pêcheurs, marchands ambulants... Je me fais un devoir d'accomplir tous les rites. Sur la tête, je porte un petit chapeau ridicule, autour du cou, des colliers, bref, je suis là...
Est-ce que vous avez la foi ?
Non, je ne crois à rien. Mais si je ne participais pas, ce serait offenser tous ces gens qui m'ont honoré. Pour eux, je suis l'homme qui a toujours lutté à leurs côtés. Ils ne me demandent pas si je crois ou non. Je leur dois le respect. Voilà pourquoi j'ai accepté le titre d'Obà, entre autres d'ailleurs, car je suis aussi Ogan, c'est-à-dire protecteur civil du candomblé.
Est-ce que vous êtes un dieu pour eux ?
Pas du tout ! Seulement un « maître », un vieux, un sage... Au candomblé, ma place est à côté de la « mère-de-saint ».
Le Brésil est un pays surréaliste, non ?
Tout à fait.
Pourquoi ?
Eh bien parce que nous sommes des métis. C'est l'unique pays du monde où le métissage soit aussi important. Plus qu'à Cuba, même. L'hispano est un homme dramatique, le Portugais aime la douceur, ce qui le conduit sans doute à aimer toutes les femmes ! Comme je le dis dans un de mes romans : « On ne peut enlever toutes les femmes du monde, mais on doit faire des efforts dans ce sens » !
Vos héros, vous-même aimez beaucoup les femmes, surtout les Mulâtresses...
Telle est l'incarnation de la beauté du Brésil. Le plus beau mélange, c'est celui des Mulâtres et des Japonais. Ces femmes-là sont les plus belles du monde !
Des Japonais ?
Oui, leur immigration date du début du siècle. Plus de cinq cent mille sont venus travailler dans nos plantations. Dès la seconde génération, ils ont produit des ingénieurs, des médecins, des cadres... Très important. Surtout les femmes métis ! Le métissage est non seulement l'avenir du Brésil, mais celui de l'humanité tout entière. Toute autre solution conduit inéluctablement au racisme. Aux Etats-Unis, Blancs et Noirs m'interpellent souvent sur cette fin des races, comme si cela ne convenait ni aux uns ni aux autres. Au Brésil même, certains groupes de métis revendiquent le maintien de leur identité. Il y a de la C.I.A., là-derrière !
Vous ne pensez tout de même pas que la C.I.A. soutenait le Black Power !
Je ne dis pas ça, naturellement. Mais voyez-vous, beaucoup de Noirs américains sont riches, évolués. Ce n'est pas le cas chez nous. Ces intellectuels américains avec qui j'ai souvent abordé le problème ne supportent pas l'idée que les Noirs vont disparaître au Brésil. Mais les Blancs aussi, voilà toute la question ! Voyez-vous, l'esclavage a été aboli en 1889, alors que le trafic s'était arrêté dix ans plus tôt, si bien qu'aucun esclave noir nouveau n'était entré dans le pays pendant cette période. Fille d'esclave, la mère-de-saint dont je vous ai parlé tout à l'heure, n'était pas elle-même une esclave. En 1888, soit un an avant l'abolition, une première loi stipulait que tous les enfants nés après cette date ne seraient plus des esclaves. La mère-de-saint s'est mariée avec un homme d'origine française. Elle a eu deux filles : une mulâtresse assez sombre de peau, l'autre beaucoup plus claire. Cette dernière a été élue « plus belle femme de Bahia » par un magazine américain ! Alors, le mouvement de la négritude ? S'il s'agit d'affirmer et soutenir la culture noire, d'accord, mais s'il s'agit de séparer les races, pas d'accord !
Au-delà des femmes, il y a chez vous un goût de la vie, un épicurisme qui participe de votre humanisme.
Absolument, et ce goût de la vie, nous le devons aux Noirs, précisément. Les Portugais, je vous l'ai dit, ne sont pas aussi rudes que les Espagnols avec leur Semaine Sainte. Mais leur mélancolie naturelle les porte beaucoup à une certaine morbidité. D'où les habits noirs de pêcheurs, des femmes... les Indiens, eux, sont la tristesse incarnée. Mais les Noirs ! Lutter contre l'esclavage allait de pair avec un immense amour de la vie. Nous sommes le pays de la samba, du carnaval — un événement capital de la vie brésilienne ! Cette création populaire des défilés des écoles de samba incarne la force de vie, l'association de la spiritualité et de la sexualité.
L'amour est très présent dans tous vos livres.
Dans une préface à une édition russe, Ilya Ehrenbourg écrivait que les deux piliers de mon œuvre sont l'amour et la mort. Dans le roman que j'écris en ce moment, il s'agit de la construction d'une ville au sein de la région du cacao [Tocaïa Grande]. On y retrouve les lieux et la violence de mes premiers livres. L'action se déroule sur dix ans, entre 1905 et 1915. C'est un gros roman de quatre cents pages. Je voulais le terminer avant de venir en France, mais il me reste deux chapitres à écrire.
En 1979, vous avez publié La bataille du Petit Trianon. Vous y repreniez le sujet et l'époque des Souterrains de la liberté. Mais, avec vingt-cinq ans d'écart, l'approche, la démarche n'étaient plus les mêmes, n'est-ce pas ?
Dans Les souterrains de la liberté, les événements de l'Estado Novo étaient vus sous l'angle de la lutte des intellectuels. La Bataille du Petit Trianon concerne davantage la dictature actuelle. De manière symbolique, je m'y moque des académiciens, bien que j'en sois un moi-même ! C'est un roman très anti-militariste qui, bien sûr, n'a pas du tout été du goût des militaires !
Quelle est la situation de la littérature brésilienne actuelle ?
Je suis très optimiste, à cet égard. Le thème dominant reste toujours celui de la lutte du peuple brésilien. Pendant la dictature, on a pu croire un moment que la classe moyenne allait se complaire dans les problèmes de l'intériorité — solitude, angoisse et problèmes sexuels. Mais non, une simple démangeaison passagère... En fait, l'agitation culturelle n'a jamais cessé. De jeunes poètes lisent leurs textes sur la place publique. Il y a la Biennale de São Paulo...
Et les romanciers ?
J'aime bien Antonio Callado et Marcio de Souza pour lequel j'ai écrit la préface à l'édition française de L'Empereur publiée chez Lattès...
Et Moacyr Scliar ?
Un grand ! Il y a, pour moi, quatre grands romanciers au Brésil dans cette génération des quarante ans. Sans ordre de préférence : Joao Ubaldo Ribeiro, l'auteur du célèbre Sergent Getúlio (Gallimard, 1978); Antonio Torres dont les éditions A.M. Métailié a publié Cette terre ; Moacyr Scliar : un écrivain qui a ouvert un nouvel espace dans notre littérature, celui d'une sorte « d'école juive brésilienne »; et Marcio de Souza : un grand talent ! Torres et Souza sont, je crois, communistes...
A propos, une question plus anecdotique : vous vous rendez aujourd'hui à la Fête de l'Humanité. Quel sens attribuez-vous à votre présence là-bas ?
Ça ne veut pas dire que je suis d'accord avec tout ce que dit ou fait le P.C. C'est une grande fête populaire. En dépit de tout, la base est bonne : je suis pour le progrès, pour que l'homme aille de l'avant. Notre histoire, c'est le socialisme. Personne n'empêchera l'humanité de marcher vers le socialisme, à la condition que socialisme et démocratie ne fassent qu'un, que la liberté d'action et de parole de tous soit respectée, que le bonheur collectif passe par le bonheur individuel.
Et la légion d'honneur que vient de vous remettre notre ministre de la Culture, quelle importance lui attribuez-vous ?
Que m'a donné Mitterrand, voulez-vous dire... Oh, c'est bien ! J'étais déjà commandeur des Arts et Lettres. La France a toujours représenté énormément de choses pour nous autres Brésiliens. Une influence positive, celle des idéaux de la Révolution française, et l'on ne peut en dire autant de l'influence des Etats-Unis avec leurs films de violence et de haine. Après la guerre, la France avait perdu de son rayonnement au profit de l'Amérique, justement; heureusement, cela revient aujourd'hui. Moi-même, je suis président de l'Alliance française au Brésil.
Et le prix Nobel ?
Le Brésil devrait enfin avoir son tour. Et si cela devait arriver, on devrait couronner Carlos Drummond de Andrade, notre grand poète.
J'apprécie votre modestie !
On a déjà eu au moins deux écrivains qui méritaient le Nobel : Erico Verissimo, dont nous avons parlé à propos de la censure, et João Guimaraes Rosa. Ils sont morts, malheureusement. Drummond de Andrade a quatre-vingt-un ans. Alors, il n'est que temps !... Quant à moi, si j'étais membre du jury, je n'hésiterais pas une seconde : je voterais pour Drummond de Andrade. Aucun écrivain sérieux n'écrit en pensant à un prix. Et puis des prix, j'en ai eu beaucoup dans ma vie. Je viens d'en recevoir un en Italie, décerné par un fabricant d'eau-de-vie, figurez-vous ! Pour la remise du prix, ils ont donné un grand déjeuner de cinq cents personnes. Personne n'a écouté les discours, et les neuf mille cinq cents autres habitants de la ville n'ont cessé de festoyer autour de nous. Quelle fête !
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