2014/03/23

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent (Tome 2 : Portrait de Rodrigo Cambará)

On avait quitté à regret la famille Cambará à la toute fin du 19ème siècle, on retrouve avec joie Rodrigo, le cadet des enfants, au début du 20ème. On avait littéralement dévoré l'épopée du tome 1, on a péniblement franchi le cap des 100 premières pages du tome 2 avant que d'être à nouveau comblé par les 500 suivantes. Le rythme est ici plus lent, moins épique que dans le premier volume, puisqu'il s'agit cette fois-ci d'une chronique : celle d'une époque (entre 1909 et 1920), d'une ville (Santa Fé) et d'un santafessien : Rodrigo Cambará.
Qui est Rodrigo Cambará ? Un homme aux multiples facettes. Jeune diplômé de la faculté de médecine de Porto Alegre, il est sans aucun doute plus cultivé que son père, le fazendeiro Licurgo, et apparemment plus raffiné que son frère, le gaucho Toribio. Il est également épris d'art, de culture, de progrès, d'idées sociales et politiques, enfin c'est du moins l'image de lui qu'il veut donner à voir et d'abord à lui-même. Mais lorsque le vernis craque, et il n'est pas rare qu'il craque, on découvre une sorte de bobo avant l'heure, de bourgeois-bohème qui sous des dehors altruistes se révèle égocentrique, de dandy de province dont les grands principes évoluent au gré des opportunités, qui veut être généreux mais n'est que charitable, se veut aussi époux fidèle mais ne peut s'empêcher de courir les jupons, tout comme le font d'ailleurs son père et son frère. Il se dessine alors au fil des pages une personnalité riche, complexe, forcément "imparfaite", et cependant pas antipathique du tout, et même plutôt attachante, peut-être parce que l'auteur s'attache à montrer, sans jamais le juger, combien il est difficile de vivre pour Rodrigo Cambará, déchiré qu'il est entre ce qu'il veut et ce qu'il peut. De sorte qu'à travers ce portrait, Erico Verissimo nous offre l'analyse psychologique d'un homme en quête de pouvoir à la fois réel et figuré, politique et ontologique. Quelles sont en effet les motivations inconscientes, inavouées, inavouables de Rodrigo Cambará, candidat à la députation ? Que cache-t-il derrière ses nobles discours, ses belles pensées, ses bons sentiments affichés ? Et sa vie publique, honorable et respectable en façade, a-t-elle seulement pour vocation d'embellir une vie privée dont il n'est au fond pas fier, manière pour lui de dissimuler à ses yeux et à ceux d'autrui des comportements qu'il ne peut assumer ? Beaucoup de questions, peu de réponses ! Aussi, pour nous aider à mieux cerner son personnage principal, Erico Verissimo portraiture-t-il également toute une galerie de seconds rôles plus contrastés les uns que les autres, comme par exemple Pepe Garcia, un vieil anarchiste espagnol, par définition hostile au pouvoir, et le capitaine Rubim, un disciple de Nietzsche, du Surhomme et de sa volonté de puissance. On y croisera aussi, sur fond de lutte électorale, un maire despotique et un prêtre libéral, une épouse ultra-soumise, une tante autoritaire et encore bien d'autres personnages, mais on ne saura malheureusement jamais qui est vraiment Rodrigo Cambará, puisque Albin-Michel n'a pas jugé bon d'éditer le troisième tome du Temps et du Vent, dans lequel est pourtant retracée toute une partie de sa vie. Frustration. Un peu comme si La Divine Comédie était amputée du Paradis, ou l'Anneau du Nibelung du Crépuscule des dieux

Extraits :

Une nuit de décembre 1909, cependant que Rodrigo et son frère Toribio se demandaient quel sens donner à leur vie, tout en s'amusant à tirer sur des boîtes de conserve sur la place de Santa Fé :

Une silhouette approchait.
- Qui est-ce ? demanda Rodrigo.
- L'Espagnol.
Don Pepe Garcia ouvrit les bras et s'écria :
- Que c'est beau ! Les deux frères ensemble, à parler. J'ai cru à un duel. J'ai entendu les tirs. Qu'est-ce que c'était ?
Il les embrassa chaleureusement.
- On s'exerçait à tirer.
- Mais pas sur cibles humaines !
- Non. Juste sur une vieille boîte.
- Pourquoi ne pas garder les balles pour les crânes humains ? Pour la rédemption de l'humanité il faut abattre des crânes, beaucoup de crânes.
Rodrigo contemplait Pepe Garcia avec sympathie. Il aimait ce type d'homme décharné et efflanqué comme un don Quichotte, cette tête cuite, oblongue et d'aspect dramatique, aux yeux enfoncés, noirs et vifs, moustaches aux pointes tombantes et barbiche pointue comme une lance. Il appréciait surtout sa voix riche d'inflexions, bien placée, grave et théâtrale, qu'il savait utiliser avec saveur et à-propos, l'aidant des gestes de ses belles mains fines qui avaient aussi leur éloquence. [...]
Rodrigo se leva et prit affectueusement Pepe par le bras.
- Pepe, il nous faut secouer cette ville de son marasme.
- D'accord, hombre !
- Dans un mois au plus tard, je lance le journal. Je commence par un article de fond qui met Trindade [le maire de Santa Fé] en poussière. Je m'attaque aussi au militarisme. Je peux compter sur toi ?
- Bien sûr, hombre, j'aime la bagarre. Je suis comme ce type qui en arrivant quelque part demandait : « Il y a un gouvernement ? Si oui, je suis contre. »
Rodrigo, de nouveau, regardait les étoiles.
- Don Pepe, si Dieu apparaissait soudain là-haut ?
- Dieu n'existe pas.
- Bon. Il ne s'agit pas de savoir s'il existe ou pas. Supposons qu'il existe. S'il te disait : « Pepe, tu peux me demander quelque chose. » Qu'est-ce que tu lui demanderais ?
Le peintre leva la tête vers le ciel.
- Quitte le ciel, hombre ! N'aie pas peur. Voilà ce que je veux : descends. Ne reste pas caché chez toi, à fuir tes responsabilités. Viens un peu voir les injustices de la société bourgeoise, la misère et la faim du peuple, le mercantilisme de ton Eglise et l'hypocrisie de tes prêtres. Viens un peu voir le monde que tu as fait.
Rodrigo riait en secouant la tête. Pepe restait immobile, les yeux levés, comme attendant une réponse de Dieu.
- Ce n'est pas cela, Don Pepe. Je voulais une demande plus modeste, qui n'oblige pas le Créateur à changer ses habitudes.
- Bon. Je lui demanderais la victoire de l'anarchisme. Mais je ne crois pas qu'il me l'accorderait. Il est réactionnaire !
Dieu réactionnaire ! Rodrigo éclata de rire. Toribio souriait à peine, un peu distrait.
- Vous êtes comme des gosses.
C'était maintenant Rodrigo qui regardait le ciel.
- Eh bien, moi, je lui demanderais une chose très simple et très importante : qu'il me donne une longue vie. Le reste, je m'en charge.
- Et que veux-tu faire de ta vie ? demanda Don Pepe sur le ton sévère d'un inquisiteur.
- Une belle vie.
- Et qu'est-ce que c'est, une belle vie ?
- Une vie de plaisirs et en même temps de bonté, de beauté.
- Des mots, des mots et encore des mots ! Il faut définir plaisir, bonté, beauté.
- C'est pas fini toutes vos âneries ?
- Tais-toi, malheureux ! grogna Don Pepe sans même regarder Bio. Allez l'ami, il faut définir.
Rodrigo lui saisit les bras avec force.
- J'ai besoin de définir le mot plaisir ? Qu'est-ce qui donne du plaisir dans la vie ? Aimer... manger, bien boire, bien s'habiller... les joies spirituelles, écouter de la bonne musique, faire de bonnes actions, lire de bons livres, avoir de bons amis et, avant tout, la sensation d'être aimé, admiré et respecté. Hein, Don Pepe, je dois continuer à définir ?
- Plaisirs typiquement bourgeois.
- Et la bonté, dis donc ! Mener une vie de bonté et de beauté, ça signifie vivre harmonieusement, pas égoïstement, une vie avec des actes et des pensées altruistes, pitié pour les malheureux, les faibles et les opprimés. Tout à l'heure je disais à Bio que je voulais faire médecine pour les pauvres, que je voulais fonder un hôpital de charité. Et je veux délivrer cette ville de son tyran. Si faire tout cela ce n'est pas mener une vie de bonté et de beauté, alors je ne sais plus rien.
Il attendit l'approbation de l'autre. Ce dernier se taisait. Il tira de sa poche du papier et du tabac et commença à faire une cigarette avec ses doigts fins et nerveux. Rodrigo attendait.
- Alors, Don Pepe, satisfait ?
L'artiste regardait l'église.
- Tu es irrémédiablement bourgeois. Ton idée de bien-être social repose sur la charité, la répugnante charité chrétienne. Con ! Il faut faire la révolution, et pas des hôpitaux de charité. — Il cracha avec dégoût. — Le mot charité me fait vomir.
- C'est pourtant la plus belle des vertus chrétiennes.
- Merde pour le christianisme.
Rodrigo le frappa dans le dos.
- Ton nihilisme est de façade. Je ne crois pas qu'un homme comme toi, un artiste sensible, un peintre, un poète des couleurs puisse vivre sans une croyance.
Don Pepe roula sa cigarette, l'alluma, souffla une bouffée.
- Qui t'a dit que nous les anarchistes nous n'avons pas de croyance ? Oui, monsieur, tout comme vous les catholiques, nous avons même un credo.
- En voilà assez, protesta Bio. Nous allons faire quelque chose d'utile. Pourquoi ne pas aller boire quelques bières dans la pension de la vieile Tucha ? Je tirerais bien un coup, pour entrer directement dans le nouvel an.
On ne lui prêta pas attention. Rodrigo s'intéressait au credo de Don Pepe. L'Espagnol retira sa cigarette, recula de deux pas et, d'une voix claire et lente, il récita :
- Je crois en le Socialisme révolutionnaire Tout-Puissant, fils de la Justice et de l'Anarchie, qui est et a été poursuivi par toutes les polices bourgeoises, est né au sein de la Vérité, a souffert sous le pouvoir de tous les gouvernements, qui l'ont maltraité, bafoué et déporté. Il est descendu dans les cachots ténébreux d'où il est venu émanciper le prolétariat, et il est assis dans le cœur des associés. De là il jugera ses ennemis. Je crois en les grands principes de l'Anarchie, la Fédération et le Collectivisme, je crois en la Révolution sociale qui rachètera l'Humanité de tout ce qui la dégrade et l'avilit. Amen.
- Amen, répéta Bio. Allons à la pension.
- Et toi, Don Rodrigo, en quoi tu crois ? En le Dieu Tout-Puissant créateur du Ciel et de la Terre, en la sainte Mère Eglise catholique apostolique et romaine ?
- Et pourquoi pas ?
Il avait une conviction plus intime qu'il n'osait formuler à voix haute : Je crois en moi-même. Dieu me pardonne mais je crois en le Dr Rodrigo Terra Cambará.
Don Pepe ralluma sa cigarette, éteinte pendant le credo. Il regarda l'église en face et hurla :
- Merde aux curés ! Merde au souverain pontife !
De la Matriz l'écho lui renvoya ses paroles.
- Xô mico, Don Pepe, dit Bio. Pourquoi tout ce ramage ? Personne n'écoute.
- Mais il faut agiter, hombre, il faut agiter !

Natif de São-Paulo, diplômé d'architecture en 1982, Paulo von Poser...

Quelques chapitres plus tard, tandis que le gouverneur de l'Etat, en pleine campagne électorale, vient faire le tour de la ville et des électeurs :

Don Pepe entra au Sobrado très excité et attira Rodrigo dans un coin.
- Quelle occasion, fils, quelle occasion ! Une bombinette, rien qu'une bombinette, et alors, ay mère de mon âme, quel beau spectacle.
Rodrigo souriait. Les enthousiasmes nihilistes de l'Espagnol l'amusaient. Le peintre avançait et reculait, à pas nerveux.
- C'est que je suis perdu dans cette misérable ville, hombre ! Je me ramollis. Je ne fais rien. Sais-tu ce que disait Bakounine du véritable anarchiste ?
Ah ! Le grand Bakounine avait écrit dans son catéchisme que le révolutionnaire ne doit pas avoir d'intérêts personnels, ni sentiments ni propriété. Il doit se concentrer sur l'unique pensée de la Révolution. Un unique but doit l'intéresser : la destruction. Il méprise la morale. Pour lui est moral ce qui favorise la Révolution. Entre le véritable anarchiste et la société, c'est une lutte à mort, une haine irréconciliable. Il doit toujours être prêt à mourir, à supporter mille tortures et à tuer des ses propres mains quiconque fait obstacle à la Révolution. Toute affection doit lui être étrangère, car les sentiments de cette sorte peuvent retenir le bras.
- Mais comment expliques-tu, demanda Rodrigo, que le grand Tolstoï soit anarchiste et prêche l'amour comme loi suprême de la vie ?
- Tolstoï est un anarchiste modéré. Moi je suis un anarchiste exalté.
Après un moment de réflexion, il ajouta : Mais il faut respecter le petit vieux, con !
Il s'assit théâtralement sur le sofa.
- Ah, une bombinette ! Rien qu'une bombinette !
- On va boire quelque chose, Pepito ?
- Oui, soude caustique.
Bio alla chercher les bouteilles de bière qu'il avait mises à rafraîchir dans le puits. Ils emplirent les verres, trinquèrent au candidat civiliste et à sa proche victoire. Les moustaches couronnées d'écume, ses maigres jambes étendues, Don Pepe prit la parole et entreprit de prouver à ses amis que, en dernière analyse, l'assassinat politique devait être considéré aussi comme un des beaux-arts. Ah ! les beaux attentats de France ! Vaillant, faisant honneur à son nom en jetant une bombe dans le Parlement. Caserio qui abat à Lyon, à coups de poignard, le président Sadi Carnot ! Mais les plus jolis attentats du monde étaient les russes. Alexandre II tué par une bombe nihiliste en 1881. Exalté, l'Espagnol peignait le tableau. Les rues de Moscou sous un ciel funèbre, de plomb à bistre... Le tsar dans sa voiture entourée de cosaques... Tout à coup surgit l'anarchiste qui se précipite en pleine rue avec un objet noir serré sur sa poitrine et se lance aux pieds des chevaux. Un éclair, une explosion terrible et le tsar qui s'en va par les airs avec voiture, cheval, nihiliste et tout !
En 1902, les anarchistes russes liquidèrent Bobollepot, ministre de l'Instruction. En 1903, Bogdanovitch, gouverneur militaire d'Ufa. En 1905, le grand-duc Serge, commandant militaire de Moscou. Et Pepe prononçait les noms des victimes avec le même plaisir qu'un gourmet énumérant des plats : Bobikov, Bogulavski, Sipiaguin... Gouverneurs, ministres, grands-ducs, rois... Quelle magnifique moisson ! Il s'en léchait les babines.
- Et qu'est-ce que je fais, moi, messieurs, qu'est-ce que je fait ? Je bois de la bière à Santa Fé avec les représentants de la bourgeoisie !
Il regarda, désolé, son verre vide, que Bio se hâta se remplir.
- C'est bien, Don Pepe, dit Rodrigo en souriant. Rends un service à la Patrie et à l'Humanité : assassine le Trindade !
L'Espagnol regarda fixement son ami, le sourcil froncé. Puis il fit une grimace de répulsion.
- Trindade ? Trindade est indigne de mon poignard.
Rodrigo se mit à rire, car il savait que le poignard de Pepe Garcia, comme ses bombes, était purement imaginaire.

... Paulo von Poser est un artiste plasticien, céramiste, graveur, sérigraphiste et...

Une discussion théologique de bonne facture et pleine d'humour :

Grand, efflanqué, un peu courbé, le visage d'une pâleur huileuse de séminariste, le nouveau vicaire de Santa Fé avait quelque chose d'adolescent dans la physionomie, bien qu'il eût plus de trente-trois ans. Ses cheveux coupés en brosse et ses grandes lunettes cerclées d'écaille lui donnaient l'air studieux d'un lycéen appliqué. Ses traits étaient réguliers et d'une délicatesse presque féminine. [...] Natif du Minas Gerais, le père Astolfo Neves, d'après les on-dit, avait été rappelé à l'ordre par plus d'un évêque, pour sa dangereuse tolérance quant aux idées. C'était indubitablement un libéral, sans atteindre aux extrémités du légendaire père Romano, qui admettait l'évolutionnisme et lisait passionnément Voltaire, Diderot et Renan.
Après avoir salué les dames au salon, Rubim serra la main au colonel et à Rodrigo en criant jovialement :
- Je vais quitter Santa Fé sans avoir converti le vicaire à ma philosophie !
Il arborait un uniforme d'une blancheur immaculée qui contrastait avec la soutane noire du père. Et Rodrigo se demanda si une même opposition ne régnait pas entre leurs idées. Le vicaire s'assit, croisa ses longues jambes et, par un tic qui lui était particulier, il se tira le lobe de l'oreille en le serrant entre le pouce et l'index.
- J'essayais de convaincre le père, raconta Rubim, que l'homme chrétien, dans sa monstrueuse tentative d'étouffer les instincts, a perdu sa vitalité et ne peut désormais trouver intérêt à la vie qu'en recourant à des drogues telles que la religion, le sport, la morphine, la musique, la littérature, l'art enfin. Ce sont là des alcaloïdes. — Il frappa le dossier de sa chaise en s'exclamant: Voilà ! Dieu aussi est un alcaloïde !
Le vicaire regardait le lieutenant en souriant avec bienveillance. Rodrigo les interrompit pour demander quelle musique ils désiraient entendre.
- Verdi ! demanda Jairo. C'est mon alcaloïde préféré.
Rodrigo passa au salon choisir un disque et bientôt on entendit le prélude du dernier acte de La Traviata. Le colonel ferma les yeux et inclina la tête. Rubim dévisageait le vicaire, provocateur:
- Que dites-vous de ma classification, révérend ? Dieu, le Grand Alcaloïde !
- Bien trouvé ! répondit le prêtre. Pourquoi pas ? Dieu est le baume pour toutes les douleurs morales, le remède pour toutes les maladies de l'âme.
Sa voix, grave et lente, marquée d'une fatigue précoce, était beaucoup plus vieille et animée que le visage. [...]
- Impossible d'accepter l'existence de Dieu sauf par l'aveuglement de la foi, qui est aussi une drogue.
Alfoso tirait avec force le lobe déjà congestionné. [...]
- La Foi n'est que l'un des nombreux chemins qui mènent à la connaissance et à l'amour de Dieu. La révélation est le chemin des élus mais un fanatique de la logique comme le capitaine pourrait arriver à Dieu par les méandres de l'intelligence.
- Absurde ! répliqua Rubim.
Il se leva. Les cheveux en bataille, la dentition dehors, il ressemblait à un hérisson. Il alla au vicaire, lui frappa l'épaule et lui demanda d'un air espiègle :
- Dieu est solide, liquide ou gazeux ? Allons ! Quelle est l'essence de Dieu ?
Jairo, les yeux toujours fermés, secouait la tête comme un pendule, donnant à entendre que cette discussion était non seulement inutile mais inopportune.
Le père ne perdit pas son calme.
- Notre connaissance de l'essence divine est très imparfaite. Nous ne pouvons donc pas déduire l'existence de Dieu de son essence.
- N'est-il pas dit que Dieu a créé l'homme à son image et ressemblance ? demanda Rubim en s'adressant au père mais en clignant de l’œil vers Rodrigo. Dieu doit donc avoir comme nous un corps...
- Dieu n'a pas de corps, répondit le prêtre comme un élève soumis à une interrogation orale, car les corps ont des parties, et en Dieu il n'y a pas composition. Dieu est Sa propre essence, raison pour laquelle Il est simple.
Le capitaine croisa les bras, leva un peu la tête et lança à son interlocuteur un regard qui parut glisser le long de son nez.
- Les docteurs de votre Eglise n'affirment-ils pas que Dieu est composé d'essence et d'existence ?
- Composé ? répéta Astolfo. Pas du tout. En Lui, existence et essence sont identiques.
Rodrigo était étourdi. Il se sentait perdu sur le terrain des idées abstraites et ne cachait pas son hostilité pour les « philosofailles ». Voulaient-ils discuter histoire ? Qu'ils viennent et il disserterait brillamment sur l'Empire romain et les campagnes napoléoniennes ; il pouvait parler des heures de la Révolution française et de ses meneurs. Mais si la discussion prenait le chemin de la métaphysique, il n'était pas plus sûr de lui qu'un navigateur sans boussole sur une mer de brumes.
- Alors, donnez-moi une claire définition de Dieu, demanda l'artilleur et, tandis que le père croisait et décroisait ses jambes, il tirait son pince-nez, embuait les verres de son haleine et les nettoyait méticuleusement avec son mouchoir.
- Dieu ne peut être défini, dit le prêtre en dévisageant tranquillement le militaire. Sa nature ne nous est connue qu'à travers ce qu'elle n'est pas.
Rubim remit son pince-nez et fit une moue.
- C'est confus, père, très confus. Je suis un soldat. J'ai l'esprit mathématique. Je n'accepte pas l'existence d'une chose qui ne puisse être prouvée.
- Bon... murmura l'autre et un instant son regard, un peu perdu, erra dans la salle.
- Mais y aura-t-il des choses que Dieu le Tout-Puissant ne puisse pas être et ne puisse pas faire ?
Jairo protesta :
- Pour l'amour de ce Dieu dont vous discutez, écoutons la musique, la divine musique. Vous discuterez un autre jour.
- Dieu ne peut être un corps, ni se changer lui-même. Il ne peut se tromper...
A chacune de ces assertions, Rubim demandait avec une insistance automatique : « Mais pourquoi ? Pourquoi ? » Le vicaire continuait, sans répondre :
- Dieu ne peut se fatiguer, ni se mettre en colère, ni oublier, ni se repentir... ni s'attrister... ni changer le passé, ni pécher, ni faire un autre Dieu...
- Mais il peut cesser d'exister, non ?
Le prêtre secoua la tête.
- Non. Absolument pas. Dieu est une entité sans accidents : Il ne peut être spécifié par aucune différence substantielle.
- Bravo ! s'exclame Rubim. Votre Dieu, en fin de compte, est plus limité que je ne l'imaginais.
- Je puis aussi ajouter du positif à son propos : Il est ce qui meut et n'est jamais mû.
Jairo tourna la tête et ouvrit les yeux.
- Axiome vieux comme Aristote.
- Pas moins vrai pour autant. Mais laissez-moi continuer... Dieu est l'inamovible qui meut, la cause première et l'origine même de la nécessité. Il est la source de toutes les perfections de l'univers.
Rodrigo pensa qu'il devait mettre son grain de sel.
- Et tout ce qui est mal fait retombe sur le diable.
Comme s'il n'avait pas entendu, Astolfo poursuivit.
- Dieu est bon et en même temps Il est sa propre bonté.
- Cela, c'est trop fort pour un simple capitaine d'artillerie, murmura Rubim. Comparée à cette sorte de métaphysique, la balistique en vient à être un jeu d'enfants.
Il prit le verre de Porto que Laurinda lui tendait. Jairo refusa. Il ne buvait rien. Le père accepta, but une petite gorgée et continua.
- Dieu est intelligent.
Tout à coup animé, il se leva comme pour un discours :
- Et Son acte d'intelligence est Son essence.
- Une belle phrase qui n'éclaircit rien, répliqua Rubim.
L'homme en noir et l'homme en blanc étaient debout, face à face. Rodrigo les observait en souriant. Jairo, les yeux fermés, écoutait le prélude.
- Dieu est immuable car en Lui il n'y a aucune potentialité passive. En somme, Dieu est Vérité.
Rodrigo but une large gorgée de vin et posa une question :
- Le père croit-il, comme Aristote, que l'âme soit localisée dans la glande pinéale ?
- Bien sûr que non. L'âme est présnte partout dans le corps.
Rubim baissa la voix pour demander si l'âme se transmettait par le sperme. Le prêtre fit vigoureusement non de la tête. Dieu créait une âme nouvelle pour chaque nouveau-né. Alors Rubim se frappa la cuisse et vociféra :
- Comment s'explique alors la transmission du péché originel de père à enfant ? Comment ? Si c'est l'âme qui pèche et non le corps et si l'âme n'est pas transmise de père à fils, comment chaque nouvel être peut-il hériter du péché d'Adam ?
- Tirez-vous de celle-là, père ! sourit Jairo.
Le vicaire regardait pensivement au fond de son verre.
- Eh bien, dit-il en plissant les lèvres, saint-Augustin, qui était plus éclairé que moi, était perplexe sur ce point.
Il regarda Rubim, le dévisagea un moment et commença à rire d'un rire lent et grave. Jairo se dirigea vers le vicaire.
- Dieu connaît les choses particulières ou seulement les universelles, les vérités générales ?
Le père n'hésita pas.
- Il est clair que Dieu connaît même ce qui n'a point d'existence, comme... — Il regarda alentour et désigna le portrait de Rodrigo. — Comme l'artiste qui a peint ce tableau le connaissait avant de le peindre.
- Don Pepe n'est pas exactement l'idée que je me fais de Dieu, plaisanta Rubim.
La musique s'était arrêtée et l'on n'entendait plus que le grincement de l'aiguille. Rodrigo courut et mit une valse de Strauss.
- Mais comment Dieu peut-il connaître les contingences futures ? demanda le colonel.
- Parce qu'Il est hors du temps.
- En somme, observa Rubim, dans une position très commode. Une vraie sinécure. Un poste de commande sans supérieurs hiérarchiques et sans patron. Il ne faut pas s'étonner que Dieu se donne le luxe d'être bon et juste et parfait, comme l'assurent les théologiens. Il a carte blanche et est au-dessus de tout tribunal.
Un instant le vicaire écouta le gramophone, remuant la tête au rythme de la valse. [...]
Quand Laurinda vint porter les assiettes de jambon, de pain au caviar et de croquettes, Rubim et le père discutaient des délices de ce monde et de l'autre. Ils cherchaient, sans parvenir à se mettre d'accord, une définition du mot : félicité. Pour Rubim il était synonyme de force, de pouvoir, de victoire. Victoire de l'homme sur le nature, sur la peur et sur les autres hommes. Il ne comprenait pas que l'on trouve du plaisir dans les « actions vertueuses ». Le père mordit une croquette et commenta le thème :
- Voilà où on se trompe. Les actions vertueuses ne peuvent être une fin en soi. Ce ne sont que des moyens.
- Pour quelle fin ?
- Pour arriver à la contemplation de Dieu, qui est la félicité suprême. En ce monde nous ne pouvons voir Dieu en Son essence ni atteindre la véritable félicité. Dans l'autre vie, si nous nous sommes mérité la grâce suprême, nous jouirons du privilège de voir la face du Créateur.
- Dieu a-t-il une face ? demanda Rubim, les lèvres et les dents constellées de caviar.
- Voyons, c'est une figure de langage.
Rubim insinua que Dieu pourrait bien être lui aussi une figure de langage, ce qui fit rire Rodrigo qui faisait circuler les assiettes. Jairo serra cordialement le bras du père et, comme pour conclure, lui déclara avec une ironie paternelle :
- Vous connaissez votre Somme contre les gentils à la perfection. Vous êtes reçu avec félicitations.
Mais Rubim voulut avoir le dernier mot.
- Saint Thomas d'Aquin fut un homme de génie qui chercha des raisons pour justifier sa foi. Il partit de conclusions dogmatiques et se mit à la recherche de prémisses. Il en trouva certaines très habilement, je ne le nie pas. Mais les accepter c'est affaire de foi, non d'intelligence.
Le vicaire sourit et, pour montrer qu'il n'était pas fâché, il frappa légèrement l'épaule du capitaine.

... illustrateur de la dernière édition brésilienne du Temps et du Vent.

Et enfin un passage du dernier chapitre, censé faire transition avec le troisième et dernier tome, hélas resté dans les tiroirs d'Albin-Michel. Il s'agit ici d'une réflexion de Floriano, le fils de Rodrigo Cambará, un jour de 1945, dans le cimetière de Santa Fé :

[...] tout drame individuel, si terrible fût-il, pâlissait quand on le comparait à la tragédie collective que le monde venait de vivre. L'humanité émergeait de la plus sanglante des guerres. Des noms comme Coventry, Rotterdam, Lidice, Hiroshima, Buchenwald et Dachau resteraient dans l'histoire comme les signes noirs des horreurs jamais imaginées par le plus malade des cerveaux.
[...] Récemment, dans un article que Floriano n'avait pas publié ni même terminé, il avait ébauché un parallèle entre horreur antique et horreur moderne. L'antique était celle des histoires que racontait la vieille Laurinda : maisons hantées, cimetières nocturnes, sorcières et âmes de l'autre monde. C'était aussi l'horreur gothique des contes de Poe, Hoffmann et Villiers de l'Isle-Adam : le coeur humain battant de peur devant la Mort et l'Inconnu. L'horreur moderne était la peur de la Vie et du Connu. L'horreur sociale, fruit de la violence et de la cruauté de l'homme pour l'homme.
Après la Première Guerre mondiale, la peur de la faim, du chômage, de la misère, et la peur de la peur même avaient ouvert le chemin à l'Etat totalitaire. Celui-ci à son tour avait industrialisé et rationalisé la peur afin de se fortifier, de survivre et d'amplifier ses conquêtes, tant géographiques que psychologiques. Avec la collaboration de la science, de l'art et de la littérature convenablement dirigés, il avait créé l'Horreur moderne dont les aspects les plus dramatiques étaient le mythe de l'Etat et du Chef. Les ministères de propagande. La police secrète et ses méthodes du torture raffinées. La militarisation de la jeunesse et de l'enfance. Les camps de concentration. Les troupes d'assaut. L'orgueil racial et l'exaltation fanatique du nationalisme. La glorification de la guerre comme le sport des peuples mâles. L'Etat totalitaire avait élevé la délation à la dignité de vertu civique. Mais son exploit le plus monstrueux — et cette prouesse dépassait le songe le plus hallucinant des alchimistes de l'Antiquité — avait été de transformer la personne humaine en un simple numéro, ce qui avait rendu possible d'envisager le massacre de millions d'êtres humains comme une simple opération d'arithmétique élémentaire.
La Deuxième Guerre mondiale avait pris fin depuis quelques mois. Apogée de l'Horreur moderne ! — et l'on voyait déjà que la paix désirée n'était qu'une trêve. On parlait ouvertement d'une Troisième Guerre. Pourtant fumaient encore les fours d'Oswiecim et Birkenau où avaient été brûlés cinq millions d'êtres humains torturés dans les camps et les prisons. Des milliers d'entre eux avaient servi de cobayes pour de cruelles expériences pseudo-scientifiques. En plusieurs points du globe il y avait encore de ces sinistres camps où s'entassaient dans une promiscuité animale hommes, femmes, enfants sans foyer, sans patrie, sans espoir.
A toutes ces horreurs s'était ajoutée l'Horreur atomique. Le 6 août 1945 était né le nouveau dieu effrayant : la Bombe. Dans les décombres d'Hiroshima errait une population de fantômes. C'étaient les survivants de l'explosion. Créatures dans le corps desquelles la radiation avait fait éclore d'étranges fleurs purulentes, les plus horribles ulcérations. Des êtres humains rendus stupides par le choc, tremblants de fièvre, perdant leurs cheveux, gencives en sang, brûlés, déformés, stérilisés, affreux...
L'Etat totalitaire avait désintégré la personne humaine. Les physiciens avaient désintégré l'atome. Une troisième guerre désintégrerait le monde. Mais peut-être, pensait Floriano, le monde n'était-il qu'un numéro dans les archives de Dieu.

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent - Le portrait de Rodrigo Cambará (1951)
Traduction française : André Rougon (1997)
Editions Albin Michel

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  1. Tu parles des deux premiers avec un tel enthousiasme que je me suis penchée sur les rayons des librairies pour voir si j'en trouvais quelque exemplaire, j'aime croire au hasard. même s'il ne me donne pas toujours gagnante aux premiers tours. Resterait la possibilité de commander sur le net, mais ce n'est pas ma tasse de thé, tu le sais. Je me contenterai plutôt des quelques extraits par toi cités, et de garder en mémoire le titre, au cas où, un jour, une occasion...

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    1. Tu peux y aller les yeux fermés, à la seule condition d'aimer les grandes fresques et les romans-fleuve à la Romain Rolland, Georges Duhamel, Martin-du-Gard... parce que Le Temps et le Vent s'inscrit pile-poil dans cette lignée et que le bouquin sent presque la sueur de l'écrivain, qu'on imagine penché sur sa table, la plume à la main, traçant et traçant encore les ronds, les pleins et les déliés avec le souci du travail bien fait.

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