« Un homme est toujours la proie
de ses vérités » (A. Camus, in Le Mythe de Sisyphe -
1942)
Composée d'une trentaine d'ouvrages (romans, essais,
récits, autobiographies et livres pour enfants), l'oeuvre pourtant majeure d'Erico Veríssimo est
non seulement très peu traduite en français, mais uniquement disponible sur le
marché de l'occasion ; ce qui fait sans doute le bonheur des brocanteurs, mais
est une aberration au vu de l'immense talent du bonhomme. Talent à nouveau confirmé
par L'Inconnu, un petit roman écrit en 1954, soit peu après le 2ème tome
de son chef d'oeuvre absolu, Le Temps et le Vent, qui, je le rappelle,
se terminait par ces mots :
L'horreur antique [...] c'était le cœur humain
battant de peur devant la Mort et l'Inconnu. L'horreur moderne était la peur de
la Vie et du Connu. L'horreur sociale, fruit de la violence et de la cruauté de
l'homme pour l'homme...
L'horreur moderne, i.e. celle qui vient juste après 1914, la
Shoah et Hiroshima — celle où nous vivons toujours mais sans plus vraiment nous
interroger sur elle, tellement nous l'avons ou plutôt tellement elle nous a
assimilé, absorbé, digéré et même éliminé —, l'horreur moderne, donc, ou
la déshumanisation des sociétés, est le thème repris et développé par cette
courte histoire à l'atmosphère aussi angoissante qu'envoûtante. Tout commence
dans la solitude infinie d'un homme qui, à la tombée du jour, et par une
chaleur suffocante, se réveille en pleine rue sans plus savoir qui il est, ni
d'où il vient et encore moins où il va. Seuls indices à sa disposition pour
retrouver son identité : une montre brisée au poignet et, dans la poche
intérieure de son costume, un portefeuille bien fourni, ainsi qu'un trousseau
de clefs qu'il ne reconnaît pas comme siens. L'Inconnu est-il un voleur, un
assassin, les deux à la fois ? Pénétré par un fort sentiment de culpabilité, le coeur oppressé, il erre sans but ni raison à travers la cité, est tantôt
pourchassé par des gamins hostiles, tantôt menacé du poing par une matrone de
quartier, puis échoue finalement dans un boui-boui où deux individus louches, un nain psychopathe et un proxénète, parviennent à le convaincre qu'il a tué sa femme. Commence alors pour l'Inconnu une nuit sans fin au cours de laquelle les
deux zigomars l'entraînent un peu malgré lui dans les endroits les plus
malfamés, les plus sordides, les plus macabres aussi...
Figure négative au départ du roman, le proxénète,
qui pourrait bien être le Diable ou son représentant sur terre, ré-initie
l'Inconnu à la vie en lui dévoilant un à un ses aspects les plus noirs, le
forçant ainsi à voir ce que l'on s'efforce à cacher, tout en le libérant peu à
peu des règles morales qui l'étouffent. A contrario, un autre personnage, qui
suit de loin le trio en jouant de petits airs de fifre, et qui pourrait bien être
un envoyé de Dieu, apaise et rassure aux premières pages du roman, mais devient
vite agaçant par sa passivité et son inanité. C'est l'homme-en-blanc, parfois
aussi appelé l'homme-au-fifre. Car ici, dans cette ville moderne, tous les individus
sont évidemment anonymes et uniquement désignés par leur profession, leur
rôle ou leur aspect : le Maître, la Rousse, le Médecin, le Bossu, etc. Et il
n'y a sans doute pas de hasard à ce que l'Inconnu soit quant à lui qualifié
d'homme-en-gris, donc ni tout à fait blanc, ni tout à fait noir. Est-il d'ailleurs
réellement amnésique ou a-t-il seulement pris conscience de son anonymat ? A-t-il
vraiment assassiné sa femme ? A-t-il tout oublié pour mieux recommencer ? Erre-t-il
en quête de son identité ou bien de son ipséité ? Toutes les réponses viendront
à la fin du roman, au petit matin d'une nouvelle journée, et après une difficile
traversée des bas-fonds de la ville... ou au prix d'un douloureux voyage dans
la nuit obscure de son inconscient.
On aura compris, je crois, à quel point ce livre
regorge d'interprétations possibles et imaginables, selon la psyché des
lecteurs. Car c'est avec une parfaite maîtrise de son art qu'Erico Verissimo,
dans un style incisif et nerveux, nous ballade page après page à l'intérieur de
nous-même ou de notre Inconnu. Donc un livre aux vertus cathartiques
dont l'histoire pourrait être aisément et utilement adaptée au théâtre, qu'on
se le dise... Aussi un livre qui nous replonge dans les mouvements intellectuels et artistiques d'après-guerres : surréalisme, existentialisme, philosophie
de l'absurde... Et donc un très bon livre.
Il n'éveilla aucune attention
particulière, car à cette heure et en ce lieu — un angle de l'avenue principale
de la ville, à huit heures du soir — il n'était guère qu'une unité parmi les
nombreuses centaines d'êtres humains qui circulaient sur les trottoirs. A
première vue son aspect ne révélait rien d'extraordinaire. C'était un homme de
taille moyenne, âgé d'une trentaine d'années au maximum, il portait un costume
de tissu tropical gris-bleu et il allait nu-tête. Si, toutefois, on avait
examiné son visage de plus près, on aurait pu noter quelque chose d'anormal
dans ses yeux dont les pupilles, comme celles de certains fous, donnaient la
sensation du vide, pour s'animer l'instant d'après d'un éclat fait de stupeur
et de crainte comme celles d'un animal aux abois.
Erico Verissimo : L'Inconnu
(1954)
Traduction française
d'Armand Guibert (1955)
Aux Editions Plon
Et pour illustrer quelques-unes des grandes
tragédies du XXème siècle, ces quatre toiles et ces deux aquarelles signées Lasar
Segall (1891-1957), un peintre d'origine lituanienne, naturalisé brésilien en 1924 :
Pogrom (1937) |
Bateau d'émigrants (1939) |
Guerre (1942) |
Exode (1949) |
Visions de Guerre (1940-1943) |
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