«
La vie explose et s'affirme à chaque page de Zélia. Celle qui l'a écrit, en l’occurrence j'en suis le meilleur témoin, est une Brésilienne courageuse, douce, sensible et vivante, à qui les
circonstances ont permis [...] de connaître les plus grandes personnalités
intellectuelles de son temps [...] et qui n'a pourtant jamais cessé d'être
fille de travailleurs immigrés italiens, gardant dans son cœur pur le flambeau
de ce rêve qui traversa l'océan » (Jorge Amado)
Début des années 80 : alors qu'Action Directe, les
Brigades Rouges et autres chapelles d'extrême-gauche occupaient encore avec
fracas le devant de la scène internationale, les Editions Stock publiaient le
premier livre de Zélia Gattai, mais en remplaçant toutefois son titre original,
"Anarchistes, Dieu merci", par un titre plus consensuel et
plus innocent, on comprend pourquoi. Un choix éditorial d'autant moins
discutable qu'à l'intérieur du bouquin ne se trouve aucune propagande pour les
idées de Proudhon ou Bakounine et qu'on n'y apprend pas davantage la recette de
la bombe-aux-clous mais seulement celle du bonheur d'ek-sister, comme
dirait Heidegger.
Zélia a déjà 63 ans lorsqu'elle rédige ce premier
recueil de souvenirs, ou disons plutôt cette chronique familiale, initialement
destinée à ses trois enfants. D'une écriture simple, fraîche, et parfois un peu
naïve, elle leur raconte ce que fut la vie d'une gamine de dix ans dans le
Brésil des années vingt, tout en donnant à son récit un petit parfum d'Italie,
puisque sont très largement évoquées ses origines transalpines.
C'est en 1890, à une époque où les italiens émigraient
massivement vers les Amériques (USA, Argentine, Brésil) plutôt que vers
l'Europe (France, Suisse, Allemagne), que nonno et nonna Gattai
décidèrent en effet de traverser l'Atlantique pour vivre une expérience
libertaire dans l'Etat du Paraná sous l'égide de l'anarchiste Giovanni Rossi,
fondateur de la Colonie Cecília (wiki). Quarante-huit mois durant, cette
communauté assez hétéroclite tenta de vivre selon ses règles et ses principes, donc
au sein d'une société où la religion était bannie, la hiérarchie absente, l'amour
libre et la propriété proscrite. Mais en 1894, face aux difficultés qui
s'amoncelaient, à la misère qui s'accumulait, les derniers compagnons mirent un
terme à leur expérience utopique et, basta così, partirent chacun de
leur côté...
Un certain regard... |
Si Zélia Gattai consacre une vingtaine de pages, parmi les plus intéressantes du bouquin, à ses deux grands-parents épris d'autogestion, le cœur du livre est bien évidemment réservé à son père, sa mère, ses frères et ses sœurs, oh-oh, c'est ça le vrai bonheur... A travers une succession d'anecdotes familiales souvent amusantes et faciles à lire, le lecteur fait d'abord connaissance avec Seu Ernesto et Dona Angelina, le papa, la mamma, l'une passionnée d'animaux, l'autre de voitures ; puis il découvre les frangins les frangines : les tours pendables qu'ils jouent à leurs parents dans la maison de la rue Alameda Santos, à São Paulo, où l'on crie et l'on chante comme à Florence ou Bergame ; et puis il parcourt aussi la ville en compagnie de Zélia, s'assied à ses côtés sur les bancs du tramway, de l'école, du cirque ou du cinéma muet... l'accompagnant ainsi au jour le jour dans ces mille-et-un petits riens qui, mis bout-à-bout, font une vie, celle d'une petite fille qui grandit dans un monde en mouvement :
Les automobiles envahissent la
ville
A cette époque [1920], la vie à
São Paulo était tranquille. Elle aurait pu le rester longtemps sans l'invasion
croissante des automobiles d'importation qui circulaient dans les rues de la
ville ; de gros tuyaux sur le côté lâchaient, en de stridentes pétarades, de la
fumée noire ; des klaxons criards, surprenant les distraits, ouvraient la voie
à quelques conducteurs effrénés qui, dans leur course folle, enfreignaient les
règles de la circulation : ils poussaient l'audace jusqu'à dépasser les vingt
kilomètres-heure, seule vitesse tolérée sur route. Malgré cette affaire de
circulation, la ville se développait sans à-coups. On ne connaissait pas encore
la fièvre des grands immeubles. Il n'était pas question de radio et encore
moins de télévision ! ... On n'écoutait pas la musique sur des appareils de
haute fidélité mais sur des gramophones à cornets et à manivelle. On prenait le
temps de vivre, sans se presser. Pourquoi avoir recours à des abréviations ? On
pouvait tranquillement lire un nom de bout en bout, sans équivoque, et on avait
le temps de donner de l'emphase s'il le fallait. Il y avait à l'époque peu de
distractions accessibles à une famille modeste comme la nôtre. Alors les
valeurs étaient tout autres ; les plus petites choses, les événements les plus
simples avaient une résonance et prenaient une énorme importance. Notre vie
était variée, joyeuse et saine. Notre imagination avait des ailes, et nous
faisions de tout une fête. Rien n'obscurcissait nos rêves, on riait de bon cœur.
Zélia Gattai : Zélia
(1979)
Traduction de Mario Carelli
(avec la collaboration de Dominique Nunes)
Editions
Stock (1982)
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