Tout comme Hugo, Hemingway ou Melville, Jorge Amado a lui aussi écrit un beau livre sur la mer, ses
mythes et ses réalités.
Le mythe c'est Iemanjà, l'une des plus
grandes divinités afro-brésiliennes du candomblé, déesse des eaux salées et des
marins, tout à la fois mère et épouse d'Orungà, le dieu de l'air,
qu'elle conçut avec Aganju, celui de la terre ferme. L'histoire dit
qu'aussitôt après avoir été engendré, Orungà, le fils, voyagea dans les
airs et sur terre, mais que sa pensée ne pouvait quitter l'image de sa
mère, cette magnifique souveraine du monde aquatique vers laquelle
l'entraînaient irrépressiblement ses désirs, si bien qu'un jour, il ne put
résister et la violenta. Alors Iemanjà s'enfuit et, dans sa fuite, ses seins se
rompirent et ainsi surgirent les eaux (...), puis, de son ventre fécondé par
son fils, naquirent les orixàs les plus redoutables, ceux qui commandent aux
éclairs, aux tempêtes, aux tonnerres... Voilà pour le mythe. Quant à la
réalité, elle est moins imagée mais non moins violente : quand le vent se lève
au large des côtes atlantiques, que les vagues montent et que soudain l'orage
éclate, alors Iemanjà ouvre bien grand ses bras pour accueillir en son
sein sa ration de marins. Et, sur les quais du port de São Salvador battu par la
pluie, nombreuses sont les femmes à venir attendre en vain leur mari, puis à
pleurer leur disparition... avant de s'abandonner à la prostitution afin de
subvenir à leurs besoins ainsi qu'à ceux de leurs enfants, jusqu'au jour où
ces derniers s'en iront à leur tour affronter la mer et ses dangers.
Génération après génération c'est donc la même
tragédie qui se répète inlassablement, la même vie précaire faite de pauvreté,
de misère et de résignation, où chaque nouvelle année apporte avec elle son
contingent de veuves et d'orphelins. Aussi le lecteur pressent-il dès les
premières pages du roman le sort réservé par l'auteur à son personnage
principal, Guma, dont le destin, tout comme celui de son père avant lui, sera
de périr en mer par une nuit de tempête. Et s'il ne laissera guère de souvenirs
dans la mémoire de son fils alors âgé d'à peine deux ans, en revanche, dans les
bars louches du port de Bahia, on chantera encore longtemps sa légende, celle d'un
marin valeureux ayant plus d'une fois bravé la mort et sauvé des vies au péril
de la sienne. Quant à sa femme, la belle Livia, une fille de la terre qui
n'aura jamais pu arracher Guma des bras de Iemanjà, elle incarnera tout
à la fois l'espoir d'un monde meilleur et aussi la lutte contre
les déterminismes sociaux auxquels semblent voués les gens de la mer depuis la
nuit des temps.
Un très beau livre, au style empreint de lyrisme et
de poésie, peuplé d'une bonne centaine de personnages, dont le vieux Francisco, le
docteur Rodrigo, Dona Dulce, Rosa Palmeirão, Maria Clara, Maître Manuel, Chico
Tristeza, Toufick, Haddad... et la patte d'Amado pour nous raconter, avec
chaleur et sensibilité, l'histoire de chacun d'eux.
Extrait :
[...] Le fils commençait à
marcher, jouait avec de petites barques que faisait le vieux Francisco.
Abandonnés dans un coin, sans même un coup d’œil du gamin, gisaient le chemin
de fer que Rodolfo avait apporté, le petit ours bon marché que Livia avait
acheté, le pantin offert par la tante de Livia. La barque faite dans un morceau
de mât que le vieux lui avait donnée valait plus que tout le reste. Dans le
bassin où Livia lavait le linge, elle naviguait sous les regards enchantés du
gosse et du vieillard. Elle voguait sans gouvernail, sans guide et, de ce fait,
elle n'arrivait jamais au port ou s'arrêtait au milieu de l'eau, ou bien s'en
allait à l'aventure. L'enfant parlait dans sa langue qui ressemblait à celle de
Toufik, l'Arabe :
- Pépé, fais l'oraze !
Le vieux Francisco savait qu'il
voulait que l'orage se déchaînât sur le bassin. Comme Iemanjà qui faisait
fondre le vent sur la mer, le vieux Francisco gonflait ses joues et déchaînait
le « nord-est » sur le bassin. La pauvre barque roulait sur elle-même, allait
au gré du « vent », rapidement. L'enfant applaudissait de ses petites mains sales.
Le vieux Francisco gonflait encore plus ses joues, faisait le vent plus fort,
sifflait en imitant la chanson de mort du vent du nord-est. Les eaux du bassin,
calmes comme celle d'un lac, s'agitaient, les vagues balayaient la barque qui
finissait par s'emplir d'eau et sombrait lentement. L'enfant frappait des mains
; le vieux Francisco voyait toujours avec tristesse la barque aller au fond.
Bien que ce fût un jouet, fait de ses propres mains, c'était de toutes façons
un bateau qui sombrait. Les vagues du bassin se calmaient. Tout redevenait
comme un lac. La barque, au fond, était couchée sur le côté, mais l'enfant
plongeait la main dans le bassin et la retirait. Le jeu recommençait et
l'enfant et le vieillard passaient ainsi leur soirée, penchés sur une mer en
miniature, sur une chaloupe en réduction, sur la vraie destinée des bateaux et
des hommes de la mer.
Jorge Amado : Mar Morto (1936)
Traduction : Noël-A. François
Préface de Thomas Gomez
Editions Flammarion
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