« La meilleure plume du
monde, c’est le manche d’une houe »
(Antônio Torres)
Un narrateur : Tonho, dit Totonhim (fils
cadet d'une fratrie de douze enfants, cinq filles et sept garçons)
Un thème : le drame de la migration et de
l'exode rural (ses conséquences psychologiques et sociales)
Dans un style original, aux accents parfois céliniens,
Antônio Torres, lui-même originaire du Junco et fils de famille nombreuse,
raconte peu ou prou son histoire à travers celle des personnages de ce récit
composé de seulement quatre chapitres, mais à l'écriture dense, forte,
convulsive, et parfois même hallucinée, où s'entrecroisent le présent et le
passé, les autres et soi, l'ici et là-bas.
C'est en effet là-bas, à São Paulo, méga(lo)pole
d'onze millions d'habitants et 150000 mille hectares, que Nelo, l'aîné des enfants, est parti tenter sa
chance quelques vingt ans plus tôt, nous apprend son frère Totonhim dès les
premières pages du roman. Et tandis qu'au village tout le monde croyait Nelo
devenu riche à millions, portant raybans, Rolex et beau costume de
cachemire, c'est en réalité un homme fini qui revient au Junco quelques vingt
ans plus tard. Malade des nerfs et syphilitique, abandonné par sa femme, ses
enfants, et sans le moindre sou en poche, Nelo ne revient là où il est né que
pour se pendre au bout d'une corde.
Parabole inversée du fils prodigue, son
retour ne laisse pas même à son père le temps de festoyer et de se réjouir,
parce que Nelo que voici était mort et il est vivant... non, son retour est
seulement l'occasion donnée à un père de construire un cercueil pour son fils,
à une mère rendue folle de chagrin d'extravaguer sur la route qui la mène à
l'asile, et à un frère dévoué d'ausculter l'histoire familiale à travers un méli-mélo
de souvenirs plus ou moins fragmentaires qui la rendent parfois difficile à
suivre (un peu comme si on rentrait dans sa tête... ou qu'il rentrait dans la
nôtre...). Ce n'est donc qu'au fil des pages, avec patience et persévérance,
que chaque pièce du puzzle trouve enfin sa place — désagrégation des liens,
perte des valeurs, altération des repères, fin du monde agraire... — et que Cette
terre se révèle puis s'offre à nous dans toute son insolente et primitive
beauté. Car, malgré la malédiction pesant sur cette famille du Junco, en dépit
des malheurs qui s'abattent continûment sur chacun de ses membres, l'auteur
réussit le tour de force de rendre leur histoire non pas désespérante mais
simplement belle. Je l'ai déjà dit ?
Et parce que j'ai été particulièrement sensible aux portraits des parents, le vieux et la vieille, tous deux très âgés et sans identité, comme déjà poussés vers la sortie, bref, parce que ces deux portraits m'ont parlé au cœur, voici celui du père :
Antônio Torres (1940 - ...) |
Et parce que j'ai été particulièrement sensible aux portraits des parents, le vieux et la vieille, tous deux très âgés et sans identité, comme déjà poussés vers la sortie, bref, parce que ces deux portraits m'ont parlé au cœur, voici celui du père :
Chapitre 2
Cette terre
me rejette
Le vieux a refermé le portillon, sans regarder en arrière.me rejette
Mais il n'a pu éviter un sursaut,
le dernier sursaut : ce frisson qui a fait flageoler ses jambes, comme si elles
ne voulaient pas s'en aller. Il s'est dit : — Bienheureuses sont les femmes.
Elles savent pleurer.
Trois pâtis, une maison, un champ
de manioc, une charrue, un char à bœufs, un cheval, du bétail et un chien. Une
femme, douze enfants. Le frisson au portillon était un adieu à tout cela. Il
avait été un homme, il n'était désormais plus rien. Il n'avait plus rien.
— Maudites sont les femmes. Elles
ne pensent qu'aux vanités du monde. Elles ne font que pécher et ruiner les
hommes.
Ses jambes ne voulaient pas s'en
aller, mais il devait partir. Il fallait qu'il gagne la rue et qu'il prenne un
camion à destination de Feira de Santana, une fois pour toutes.
— Tout ça à cause d'elle - il
s'est dit aussi. — A cause de cette manie de vouloir vivre en ville et de
mettre les gamins au collège. Comme si le collège allait leur remplir le ventre.
S'il regardait en arrière, il
verrait le grand arbre près de la porte qui ombrage la véranda - l'arbre que
lui, sa femme et son aîné ont planté.
Ce fils a disparu dans le monde,
contre sa volonté, pour ne plus jamais revenir. C'était encore un gamin, à vrai
dire. Mais c'est l'autre idiote qui l'avait poussé. A force de scènes, de
hâbleries continuelles, elle avait détraqué l'esprit des gens du voisinage,
rameutés pour lui donner des conseils, demander, demander, demander. Et c'est
ainsi qu'il avait fini par céder, comme s'il devait assister les bras croisés à
son propre malheur, irrémédiablement. Depuis lors le fils semblait avoir honte
de lui, car il ne répondait pas à ses lettres, ou plus exactement aux messages
que sa femme à sa demande griffonnait dans ses lettres à elle, vu que lui, le
vieux, il savait tout juste signer son nom les jours d'élection, ce qui n'avait
rien d'honteux, tout le monde ici est dans le même cas : du moment qu'on a
appris à voter, on n'a pas besoin d'en savoir davantage. Son écriture était
différente et celle-là, il était fier de bien la tracer : des traits ocres sur
la terre labourée, la terre belle et tendre, généreuse toute l'année, du moment
que Dieu envoyait la pluie tout l'année. La meilleure plume du monde, c'est le
manche d'une houe.
Non, ce n'était pas à Feira de
Santana qu'il voulait aller. Sa femme et ses enfants qui lui étaient restés
n'avaient qu'à se débrouiller tout seuls. Un homme qui est un homme n'accepte
pas les restes. Il partirait oui, mais pour São Paulo ou le Parana, des terres
bonnes, où sûr qu'il se trouverait un champ à son compte, comme s'il en était
le propriétaire.
Voilà, c'était ça justement le
message qu'il voulait faire passer à son fils, si souvent rabâché, toujours
resté sans réponse. C'est vrai qu'une fois, dans une lettre à sa mère, Nelo
avait écrit : « Dis à papa qu'ici c'est très dur pour quelqu'un de déjà vieux.
Il ne va pas s'habituer. São Paulo n'est pas ce qu'on pense chez vous. Pour
l'amour de Dieu, sortez lui cette idée de la tête ».
Cette réponse n'avait servi à
rien et le vieux croyait comprendre pourquoi jamais plus son fils n'en avait
reparlé, jamais ne s'était donné la peine de répondre aux autres messages : — «
Il ne me veut pas là-bas, au milieu de ses civilités. Moi je suis de la
campagne et je n'ai pas les manigances qu'il a. Voilà tout ».
Il s'était réveillé à l'heure
habituelle, bien avant le premier rayon de soleil.
Mais, à la différence des autres
jours, il n'était pas pressé de sortir du lit. Il repoussa la couverture poisseuse,
la loque immonde dont un autre hériterait - quelqu'un qui aurait une femme
méticuleuse, capable de laver et de frotter la couverture plusieurs fois
jusqu'à enlever toute la crasse, et qui ensuite s'en couvrirait sans dégoût. Il
laisserait aussi le lit et le matelas. Des poux et des rêves. Plaisir et
douleur. Les puces transmettraient son sang au sang de ses neveux (il allait
tout léguer à son frère), mais une puce ne parle pas. Personne n'allait savoir
ce qu'avait été sa vie. Seulement Dieu et lui-même le savaient exactement, ce
même Dieu qui lui avait donné douze enfants sur ce matelas précisément - des garçons et des filles qui sortaient du
ventre d'une femme et tombaient dans la bassine de Tindole, la négresse, la
soularde, la diablesse, la miraculeuse commère dont les services étaient payés
en litres de haricots noirs. Douze cordons enterrés dans le jardin. Douze fois
il avait lâché une douzaine de pétards. Sa joie explosait dans les airs,
annonçait le renouveau. Tranquille dans la pénombre, le vieux n'écoute pas le
jour qui naît dehors. Il essaie d'entendre la vie qui s'est passée dans cette
maison. Il n'entend rien. Il appelle :
— Nelo, Noemia, Gesito, Tonho, Adelaïde. Réveillez-vous,
mes enfants. Nous allons réciter la litanie.
Sa main palpe l'espace à son
côté, jadis occupé par un autre corps. Elle ne trouve qu'une couverture fétide
et fripée.
[...]
— Nelo, Noemia, Judith, Gesiro,
Tonio, Adelaïde - il les a de nouveau appelés, parce que la première fois, il
n'avait pas entendu de réponse, ils mettaient du temps à se réveiller.
— Allez, debout. C'est l'heure de
dire l'oraison.
Kyrie eleison [Seigneur, prends pitié]
Kyrie eleison [Seigneur, prends pitié]
Christe eleison [Christ, prends pitié]
Pas possible. Qu'est-ce qui se
passe avec les enfants aujourd'hui ? C'est le chien qui a répondu à l'appel. Il
est arrivé en courant et en grondant comme un fou, faisant voler la poussière
dans la végétation par-dessus les clôtures, désespéré.
— Rentre à la maison - le vieux
lui a lancé un caillou, qui lui est passé entre les oreilles. Le chien a baissé
la tête, on aurait dit qu'il comprenait ce que ça voulait dire. Mais il n'a pas
rebroussé chemin. Maintenant il avançait lentement : il était tout près de son
maître, il flairait son odeur. Il grondait encore, une espèce de plainte, une
lamentation facile à comprendre.
— Retourne chez ton nouveau
maître - le vieux insistait, un bout de bois dans la main. Appuyé sur ses
pattes de derrière, le chien a fait le beau, balançant la tête et les pattes de
devant, comme s'il voulait l'embrasser. On dirait une personne, le vieux a
pensé. Il ne lui manquait que la parole.
— Bon, si tu veux venir, viens -
il a dit au chien, en jetant son bout de bois par terre. — Mais tu auras
double peine. Celle d'aller et celle de retourner. On m'a dit qu'il valait
mieux pas emmener de chien. Il aurait pu ajouter : — Et voilà comment vont les
choses. C'est ceux qu'on voudrait qu'ils vous larguent qui ne vous lâchent pas.
Et encore : — Finalement c'est celui-là qui se montre le meilleur de mes
enfants.
Antônio Torres : Cette
terre (1976)
Traduction de Jacques
Thiériot
Editions Métailié
Et puis cette belle
série de toiles toute en couleurs intitulée : Les damnés de la terre
Oeuvres du peintre
originaire d'Amazonie : Gontran Guanaes Netto (1933 - ...)
« Il
était midi et je savais qu'il était midi simplement parce que je marchais sur
une ombre de la taille de mon chapeau » (Antônio Torres)
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