« [...] Il ne faut pas médire de la providence, qui
place à l'intention des dromomanes mineurs, aux carrefours insignifiants des
banlieues, des cantons, des ports, des provinces, les zincs mouillés où fleurit
l'herméneutique de comptoir. Le vieux continent se survit là tout doucement à
lui-même, et j'assiste avec un serrement de coeur à sa longue agonie.
Coude à coude autour de moi, vous êtes là tous, amis
impécunieux, frères crépusculaires. Surgis du hasard ou d'un rayon de lune, ou
d'un simple reflet de néon tamisé sur le cuivre ou le formica d'un bar.
Porteurs du sceau de votre équivoque souveraineté. Si je parle de moi, n'en
doutez pas, c'est de vous que je parle. L'ombre à tout jamais propice confond
nos ardoises voisines, nos gueules de nulle part, et les laisses du vieux poème
de la nuit dont nous truffons nos monologues.
— Patron, combien je dois ?
— Tu dois tant d'hier, tant d'avant-hier, et
aujourd'hui...
— C'est bon, c'est bon, demain je te paierai, je le
jure, mektoub.
Oui, c'est écrit, l'ardoise authentifie le rêve. On
entend cliqueter la caisse enregistreuse. Ecoute, Ahmid, elle rythme tes nuits
éclatées. Mais qu'es-tu donc devenu ? Je suis sans nouvelles de toi, nous
sommes en deuil de ton rire étincelant, de ton ivresse barbare et chaleureuse,
et ton ardoise a cessé d'afficher les sortilèges de tes bringues épiques.
— Ahmid, est-ce qu'il est mort ou quoi ?
Seul s'inquiète Patrick.
— C'est qu'il a laissé son ardoise dit-il.
Nous laisserons tous une ardoise, ô Patrick, Breton
sourcilleux. Tous, à l'heure dite, car il est écrit dans les astres et dans nos
paumes ravinées que nous mourrons avant de nous être acquittés de l'essentiel.
Nous aurons bu sans la payer la dernière gorgée d'amertume. Nous aurons enfin
gagné le temps qui ne passe plus. Gagné l'espace immobile, gagné notre vie à la
sueur du râle ultime. Et cette ardoise contiendra notre legs à la beauté du
soir, à l'heure où l'apéro scintille des lueurs du couchant. Nos héritiers
présomptifs refuseront la succession, le greffier noir qui traverse la rue en
oblique n'y pourra rien, l'aube enfin se lèvera sur les miroitements
charbonneux, du côté des docks, d'une longue ardoise honorée par la pluie des
arroseuses, et le rire inextinguible des mouettes. »
(J.C. Pirotte, in La
légende des petits matins, 1990)
Un petit flyer dans la boîte au début des années
2000 : Lecture publique de Jean-Claude Pirotte, au Domaine viticole des Ardailloux, à
Soturac, près Bonaguil, venez nombreux.
Je réserve aussitôt ma place et, le jour dit, enfourche ma 600cc. Contact, première, seconde... plaisir de rouler au milieu des champs sur
les routes de province.
21h00. Assis côte à côte sur une trentaine de
chaises rempaillées sont déjà là de vieux paysans du cru et quelques bonnes gens
de la ville épris de poésie.
Aux poutres de la grange pendent des lumignons
bercés par le vent.
On attend...
Aux chants des grillons fait écho le chuchotis des hommes,
les yeux rivés sur une chaise désespérément vide...
Et la nuit tombe.
Arrive enfin l'organisateur de la soirée, tout en
désolation et se raclant la gorge :
— Jean-Claude Pirotte, malheureusement malade et alité,
ne pourra assurer ce soir sa lecture.
Ah ! quelle délicate manière de dire qu'il avait
trop forcé sur la dégustation des Sauvignons.
Bon vent à toi, Jean-Claude, et le bonjour au bondieu...
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