2013/10/27

L'autocritique

Loin de moi l'idée de comparer deux systèmes politiques sans doute aussi totalitaires l'un que l'autre —nazisme et communisme—, ni de soupeser comme le font certains les crimes d'Hitler et ceux de Staline, souvent à seule fin de montrer que la balance s'équilibre, que c'est l'exacte même chose : pourritures en tout point semblables, air dégoûté et sous-entendu implicite : Mélenchon/Le Pen = blanc-bonnet/bonnet-blanc... D'accord ? M'ouais ! Sauf qu'on ne rejoint pas les rangs du Front de Gauche pour les mêmes raisons qu'on rejoint ceux du FN. Et qu'hier non plus les motivations d'un militant nazi n'étaient pas vraiment analogues à celles d'un militant coco. Entre ces deux hommes, parfois si jumeaux d'apparence, beaucoup plus qu'une simple nuance : opposition radicale et presque antithétique. Ah, l'homme ! sa vérité profonde et son essence ultime — celles qu'on finit toujours par trouver quand on creuse en-deçà du système derrière lequel ce malheureux s'abrite —, l'humain ! c'est ça qui compte.
Elections législatives de 1945
Et puis on dit aussi que les extrêmes se rejoignent, et c'est vrai... mais seulement sur les champs de bataille. Parce que si les USA ont effectivement libéré l'Europe du nazisme en débarquant sur les plages d'Utah et d'Omaha, si 400 000 américains ont été fauchés dans la fleur de l'âge, il ne faudrait jamais oublier qu'Hitler avait déjà perdu la guerre deux ans plus tôt, à Stalingrad, aussi que ce sont 21 millions de soviétiques, dont 7,5 millions de civils, qui sont morts durant le conflit, et enfin que bon nombre d'entre-eux étaient communistes, pas nazis : com-mu-nis-tes ! Voilà une série d'évidences toujours bonnes à rappeler et encore meilleures à écrire.

Militant communiste, Jorge Amado l'a été de 1932 à 1956. On ne peut plus nobles les raisons qui l'y ont poussé et on ne peut plus cher le prix qu'il lui en a coûté. Non pas l'exil, la prison, les livres interdits ou même brûlés publiquement, mais l'immense désillusion de quiconque a beaucoup trop espéré.
Entre l'année où Jorge Amado prend connaissance des tortures à Budapest, des purges tchèques ou encore de l'antisémitisme en Russie, et l'année où il rompt avec le Parti, il s'écoule cinq ans : le temps qu'il lui aura fallu pour solder ses comptes. Aurait-il pu rompre plus tôt ? Il faut croire que non. Et s'il est difficile d'expliquer ici ce qu'il ne s'explique pas lui-même, on peut cependant s'en faire une vague idée en lisant certains passages de son avant-dernier livre, Navigation de Cabotage, publié en 1992, à l'âge de 80 printemps :

Budapest, 1951 - honneur et orgueil

  Je me trouve à Budapest qui est en effervescence, en plein procès Rajk, les procès de l'ère stalinienne vont se répéter maintenant de pays en pays, dans toutes les démocraties populaires. La rupture entre Tito et Staline a donné le signal des grandes purges, le Saint-Office communiste commence son inquisition. Crédule, inconditionnel, je crois aux histoires de complots et de trahisons, je vois en chacun des accusés un ennemi juré de la Révolution, de la classe ouvrière, de la splendeur des lendemains.
  A la terrasse du bar quelques amis se retrouvent pour boire avec moi, parler, saluer le camarade brésilien, écrivain bien vu des lecteurs [...] La discussion du procès Rajk supplanta les banalités littéraires, la misère du tiers-monde, l'érotisme des femmes tropicales, le ton monta.
  Le jeune poète s'échauffe [...] Il dit que la confession d'un des accusés — de tous, m'apprend-on ensuite — a été arraché sous la torture par la police politique. Torture ? Je dois avoir mal entendu, il n'a certainement pas parlé de torture, qu'a-t-il dit ? — j'interroge, anxieux, à l'agonie. Mon honneur et mon orgueil consistent à savoir, avec une certitude absolue, que dans un régime communiste, dans une société socialiste, jamais, au grand jamais, un prisonnier ne pourra être soumis à la torture : intellectuelle, morale, encore moins physique. Ma stupéfaction, mon effroi provoquent les sarcasmes, on raille ma sainte ingénuité, je dois être le dernier des crétins, qui ne sait que la torture fait rage ?
  Anéanti, j'écoute de la bouche des présents, dans le bruit confus de la langue hongroise, dans la traduction implacable, des histoires à faire frémir, des détails qui me vont au cœur  me brisent, je me sens déshonoré, souillé dans mon orgueil communiste : on torture, oui, et comment ! Les policiers qui servent et défendent le régime sont les mêmes que du temps de l'occupation nazie, la profession de gardien de l'ordre est au-dessus des idéologies.
  Fiévreux et glacé je passe ma première nuit de doute, le cœur transpercé, l'estomac retourné, l'envie de vomir : la police communiste me frappe et me piétine, m'oblige à confesser ce que je n'ai pas fait. Ainsi a commencé ma traversée du désert.

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Prague, 1951/1952 - la peur

  Je peux toucher la peur avec la main. Dressé devant nous le mur de la honte dans la visite du Saint-Office communiste. Il sépare la vie et la mort, la mort infamante des traîtres, personne n'est à l'abri des menaces, ni le plus illustre ni le plus puissant : bouches fermées, regards fuyants, le doute, la défiance, la peur.
  Sur les potences staliniennes se balancent les cadavres de notables des principautés tchèques et slovaques, hier encore maîtres de la corde et du garrot, Slansky, Clementis, Gaminder, le sommet du Parti. Avant, on avait déjà exécuté Rajk en Hongrie, la vague de procès et de purges s'étend dans le monde socialiste, les confessions et les sentences. A Prague, Artur London a échappé à la mort, il a été condamné à la prison à perpétuité : aussi il avait confessé des crimes monstrueux. Certainement les renégats l'avaient trompé, car il nous est impossible, à Zélia et à moi, de croire que Gérard [nom de guerre de London], héros de la guerre d'Espagne et de la Résistance, le plus loyal des communistes, soit un traître.
  [...] J'ai eu affaire à Gaminder, secrétaire des relations extérieures du Parti communiste au pouvoir en Tchécoslovaquie. Attentif et courtois, il écoute ma requête au nom du PC brésilien dans l'illégalité, potentat il accorde les grâces, les faveurs.
  [...] Je m'efforce de faire mon devoir, ce n'est pas facile d'être digne, correct quand la peur dresse la muraille de la défiance et du doute, que chaque mot, un simple geste, peut mener au tribunal de l'Inquisition. Moi aussi j'ai peur, je ne suis pas Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche. Sans reproche, oui, car je me sens au-dessus de tout soupçon, je me considère comme un militant dévoué, loyal, fidèle, intransigeant, je considère l'Union soviétique comme la patrie de tous les opprimés et je vois en Staline le père des peuples et de chacun de nous. Que puis-je craindre, alors ? Je ne suis pas sans peur pourtant : quand je pense à London que je crois innocent, la terreur m'envahit. Mais je vais de l'avant, je ne suis pas intrépide, oui j'ai de l'appréhension, me soutient le fait d'être prix international Staline, récompense majeure d'une fidélité inconditionnelle. Je prends des risques mais je le fais la peur au ventre, et je le fais parce que sinon je perdrais le goût de vivre et certainement je perdrais Zélia. Je vais de l'avant, je crois posséder une certaine marge d'immunité qui me permet l'honneur, une monnaie rare.
  [...] Jours de peur, maudits, misérables, ils se prolongent en semaines et en mois de malheur. Les doutes grandissent, nous ne devons pas douter, nous voulons conserver notre croyance intacte, notre certitude, notre idéal. Dans les nuits sans sommeil nous nous regardons, Zélia et moi, la gorge nouée, une envie de pleurer.

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Rio de Janeiro, 1952 - Le monde de la Paix

  Tâche politique, de retour d'Union soviétique et des pays des démocraties populaires de l'Est européen, j'écris un livre de voyage, l'éloge sans restrictions de ce que j'ai vu, tout ou presque me paraît positif, stalinien inconditionnel j'ai tu le négatif comme il convenait. Pour parler de l'Albanie, j'ai plagié un titre d'Hemingway : L'Albanie est une fête. En vérité ce n'était pas encore le cauchemar que c'est devenu, ça commençait.
  Publié au Brésil par les éditions du PC, O Mundo da Paz (Le Monde de la Paix) eut cinq éditions successives en peu de mois, il me valut un procès en justice comme auteur subversif. Je demandai à João Mangabeira d'être mon avocat mais il n'eut pas à aller au tribunal, le magistrat chargé du procès le fit classer muni d'un avis plein de sagesse : le livre est si mauvais qu'il n'est pas même subversif, il est seulement sectaire. En vérité il n'écrivit pas "si mauvais", c'est moi qui l'ajoute, une autocritique tardive mais sincère.
  J'ai donné raison au Méritissime, j'ai retiré O Mundo da Paz de la circulation, je l'ai rayé de la liste de mes œuvres  je cherche à l'oublier mais, de temps en temps, on met devant moi un exemplaire en me demandant de le signer. Je le signe, que puis-je faire d'autre puisque je l'ai écrit ?

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Vienne, 1952 - les mauvais élèves

  Dans la clandestinité du Parti communiste brésilien, vers 1953, nous fûmes camarades au cours Staline. Les yeux bandés, après un parcours de plusieurs heures on arrivait au local du cours clandestin, quelque part dans la zone rurale, les leçons données par les dirigeants duraient un mois. Mais nous étions déjà, René [Depestre] et moi, pris de doutes et certaines assertions des professeurs nous donnaient le frisson. Nous et Alina Paim, élève elle aussi, également envahie par l'inquiétude.
  Je me rappelle comme si c'était hier une classe sur la révolution chinoise, la mention faite par le conférencier d'un document du PC de Mao recommandant que les enfants dénoncent leurs parents — obligation du militant : vaincre les sentiments bourgeois de la famille, accomplir son devoir révolutionnaire. Il ne s'agissait pas d'une invention maoïste, d'une nouveauté. En URSS on avait mis sur un piédestal un enfant qui avait agit ainsi — il avait espionné ses parents et les avait dénoncés, les avait envoyés au bagne, un héros staliniste. Le professeur s'emporte contre la morale bourgeoise.
  Assis à côté de moi au premier rang, René me fait discrètement du coude, de l'autre côté de la salle le regard malheureux d'Alina Pail. Des leçons que nous ne parvenons pas à apprendre, des valeurs que nous ne parvenons pas à accepter, communistes inconséquents que nous sommes, incapables de vaincre les préjugés, de renoncer au sentiment vulgaire d'amour de ses parents.
   - Dénoncer ses parents... Je préférerais me tuer, considère Aline à l'heure de la récréation.
   - Quelle connerie ! crache René, il écrase le crachat avec le pied.
   - Une dose pour éléphant, dis-je.
  Atterrés, trois mauvais élèves de marxisme-léninisme au cours Staline.

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Moscou, 1953 - les larmes

  Je descends de l'avion qui nous amène de Vienne, Zélia et moi, il est cinq heures du soir, c'est la nuit noire à Moscou, un hiver rude, nous sommes en janvier 1953 [...]
  Vera [Kuteichkova] vient prendre le petit déjeuner avec nous à l'hôtel. Je lui tends le dernier numéro de la Pravda, je lui demande de me traduire tout de suite la manchette qui occupe le haut de la première page, ça me paraît être une nouvelle importante. Vera avait lu le journal avant de partir de chez elle, pourtant, au lieu de me donner immédiatement l'information, elle prend la gazette, traduit. Il s'agit de la découverte d'un infâme complot nord-américain pour assassiner Staline. Les infâmes, les monstrueux agents de la conjuration sont des médecins, les médecins les plus éminents de l'URSS, qui ont la responsabilité de veiller sur la santé des potentats du Kremlin — tous des Juifs, informe la Pravda.
  Abasourdi, sans savoir que dire, que penser, je vois Vera devant moi. Immobile, elle serre les poings, se mord les lèvres, les larmes coulent de ses yeux. Nous n'avons pas besoin de parler pour comprendre.

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Pékin, 1957 - Ting Ling

  La fin de notre séjour en Chine approche, nous étions arrivés, Pablo [Neruda] et moi, dans l'illusion créée par le discours de Mao sur les mille fleurs qui, sur son injonction, devaient s'ouvrir au soleil du jour, nous constatons qu'au contraire l'horizon se fermait. Un haut personnage du PC de l'URSS me dira à Moscou, quelques jours plus tard, que le discours de Mao n'avait été qu'un piège : les adversaires de l'idéologie dominante s'étaient laissé prendre à ces bonnes paroles, ils avaient mis la tête dehors, ç'avait été plus facile de les couper. Comment croire à cette interprétation ? — il y a tant de choses difficiles à croire, de vérités impossibles.
  Les ombres descendent sur nous, recouvrent nos amis, où sont ceux qui ont disparu ? demande Neruda d'une voix sourde. Emi Siao fut le premier à disparaître, bientôt ce fut le tour de Ai-Ching, les deux poètes du régime [...] Enfin Ting Ling cessa d'apparaître, elle ne vint pas terminer le dialogue sur les problèmes du récit que nous avions entamé. C'est l'avant-veille de la terreur nommée Révolution culturelle, mal nommée — il y eut des gens en Occident pour jurer par Jiang Quing [femme de Mao], j'étais hors du circuit, guéri du stalinisme, immunisé contre les virus des radicalismes. Ting Ling était la plus éminente personnalité du roman chinois, ses romans, classiques de la littérature révolutionnaire, étaient traduits dans des dizaines de langues [...] La romancière avait pris part à la Longue Marche aux côté de Mao, à toute la guerre de libération, le peuple l'aimait, où qu'elle arrive elle était entourée d'affection, je peux en témoigner. [...] On a retiré à Ting Ling ses titres et ses charges, elle était présidente de l'Union des écrivains chinois, on l'a destituée, on l'a condamnée à nettoyer les latrines du bâtiment de l'Union, elle est morte en exécutant cette tâche.
  [...] Elle était gaie, de cette gaieté retenue des Chinois, timide, réservée, la méchanceté et l'hypocrisie lui répugnait, elle connaissait la lutte pour l'avoir vécue, elle gardait confiance, comme Anna Seghers elle ne voulait pas perdre la foi. Quand je lui parlai des doutes qui me torturaient le cœur, elle me répondit : tu doutes seulement parce que tu constates des erreurs, des injustices ? Ting Ling ne doutait pas. Ou n'admettait pas de douter ? Elle me dit : si je marche dans la boue, je me nettoie les pieds et je continue.
  La dernière fois que nous nous sommes vus, en nous quittant — demain nous poursuivrons notre conversation, elle sourit tristement, elle savait déjà que la conversation n'aurait pas de suite —, Ting Ling revint sur ses pas pour encore une fois nous serrer la main, à Pablo, à Mathilde, à Zélia et à moi, nous ne nous sommes pas rendu compte qu'elle était revenue pour le dernier adieu.

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Rio de Janeiro, 1957 - fonds

  La campagne de déstalinisation va bon train en Union soviétique, elle ne va pas durer longtemps, la mémoire des tyrans trouve toujours des fanatiques qui la soutiennent. Khrouchtchev change le nom du prix Staline, il s'appelle désormais prix Lénine, décret avec effet rétroactif.
  J'ai été un staliniste d'une conduite irréprochable, sous-chef de la secte, sinon évêque au moins monseigneur, j'ai découvert l'erreur, ça m'a coûté du travail et de la souffrance, j'ai laissé la messe au milieu, je suis sorti en douce. Ce n'est pas parce que je me suis rendu compte de mon erreur et ai abandonné le bercail que j'ai caché et nié avoir reçu un jour de gloire, avec un honneur et une émotion difficilement imaginables, le prix international Staline.
  Voici que me parvient une lettre du comité du prix m'annonçant le changement, je cesse d'être prix international Staline pour être prix international Lénine, la lettre est accompagnée d'une médaille en or à l'effigie de Vladimir Illitch pour remplacer la première, celle de Joseph Vissarionovitch, d'un diplôme fraîchement délivré à suspendre au mur à la place du précédent. Le président du comité demande la rétrocession sans délai de la médaille et du diplôme qui, à la solennité de Moscou, m'avaient été remis par Ilya Ehrenbourg.
  Je reçois sans enthousiasme médaille et diplôme et les mets dans le tiroir où se trouvent les anciens. Mais je ne réponds pas à la demande de rétrocession, je garde les uns et les autres : on m'a attribué le prix Staline, moment culminant de ma vie, pourquoi renvoyer la médaille en or, le parchemin du diplômé ?
  Les deux médailles, les deux diplômes se trouvent aujourd'hui dans le fonds de la Maison du Largo du Pelourinho, à Bahia — là on peut les voir à côté d'autres parements et ornements.

D'autres passages et d'autres souvenirs d'Amado sont lisibles ici.

Quant aux Souterrains, c'est par-là.

2 commentaires:

  1. Allez, je saute sur l'occasion pour citer "Red army blues", des Waterboys (sur le thème du traditionnel "Polyushka Polye" [O Field My Field, Song of the Plains, Plaine oh ma plaine, suivant les déclinaisons]). Une chanson qui m'émeut toujours énormément, racontant l'itinéraire d'un jeune soldat russe, et notamment la libération de Berlin par des troupes soviétiques.
    http://www.youtube.com/v/fsAvWMhJRSA?version=3&autohide=1&feature=share&showinfo=1&autohide=1&attribution_tag=vYUpDdmhM8tLGkhq0nIsDw&autoplay=1
    avec les paroles là :
    http://www.lyricsfreak.com/w/waterboys/red+army+blues_20145316.html

    Et l'un des plus jolis couplets que je connaisse en anglais, illustrant cette confrontation entre le rouge et le brun :
    "Raised the red flag high
    Burnt the reichstag brown"

    Mes deux roubles

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