2014/05/29

Qui vivra Vera

Quel est le point commun entre les nuits de France Culture et le groupe Pink Floyd ? Dans les interludes nocturnes de France Culture, on entend très souvent au début de la nuit le morceau  I'm in the mood for love par Vera Lynn. Sa musique a été écrite par Jimmy McHugh, ses paroles par Dorothy Fields, et chanté d'abord par Frances Langford en 1935. Sachez encore que ce titre a inspiré le nom du film éponyme de Wong Kar Wai.
Chanteuse de l'effort de guerre britannique (une des fiancées de l'armée, ou Forces sweethearts), toujours en vie à ce jour, Vera Lynn est la Vera de la chanson Vera, très court morceau du The Wall des Pink Floyd :
Does anybody here remember Vera Lynn?
Remember how she said that
We would meet again
Some sunny day?
Vera! Vera!
What has become of you?
Does anybody else here
Feel the way I do?
"We would meet again" renvoie à sa chanson "We'll Meet Again", qui figure dans la bande son de Docteur Folamour de Stanley Kubrick (1964). Elle la chantait aux soldats anglais, espérant leur retour de la guerre. Roger Waters, dont le père mourut pendant la seconde guerre mondiale, y puise probablement la mélancolie de cette chanson.


Salvador de Bahia : les portes de l'Afrique (radio)

« Believe me, Jorge Amado’s Bahia exists, it’s real and magic like he tells » (Spacca)

Plaque tournante de l'esclavage au Brésil, de 1558 à 1888, Salvador do Bahia est sans doute aujourd'hui l'une des villes les plus métissée du monde et donc certainement aussi l'une des plus belles : 51,7% de métis - 27,8% de noirs - 18,9% de blancs - 1,3% d'asiatiques - 0,3% d'amérindiens.

Hier soir, France Culture rediffusait un vieux carnet de voyage d'Abderrahmane Sissako et Manoushak Fashahi, tous deux partis leurs micros en main sur la route du Libertad, un quartier ouvrier de Bahia où les rites afro-brésiliens sont encore très marqués :


Et puisque Jorge Amado, le chantre de la Rome noire, n'est pas cité une seule fois au cours de cette émission, pas même lorsque l'indélicat Abderrahmane Sissako, au début du reportage, lit un passage de L'Invitation à Bahia comme s'il l'avait lui-même écrit, eh bien il nous recopiera dix fois l'extrait que voici en citant son auteur :

Apre et dure, un long chemin de sacrifices, telle est la Route-de-la-Liberté [...], ainsi s'appelle le quartier le plus populaire de Bahia. La population pauvre s'étend dans son périmètre. Elle habite aussi des quartiers lointains comme la Cité de Paille, Sao Caetano, Itagipe, Plataforma... Mais il y en a également dans le centre ville, mêlée aux nantis, dans la zone du Pilori, le Tabuao, dans les rues tristes qui montent de la ville basse, dans les petites chambres des vieilles demeures qui tombent en ruines ou à côté des riches résidences de la Barra Avenida.
Si vous voulez connaître la qualité qui domine dans ces quartiers, ces maisons infâmes, ces taudis, je vous dirai seul mot : résistance. Résistance à la faim et à la maladie, au travail mal payé, à la mort des enfants, à l'hôpital, aux malheurs de la vie. Résistance. La résistance du peuple dépasse toutes les limites. Malgré tout, il survit. Et donne à ses quartiers immondes des noms d'espoir qui sont comme un drapeau qu'il dresse avec ses mains maigres, mais encore puissantes : Route de la Liberté ! 
(Jorge Amado, in L'invitation à Bahia, 1978)

Antônio Torres : Cette terre

« La meilleure plume du monde, c’est le manche d’une houe » (Antônio Torres)

Un lieu : le “Junco” (petit village de paysans pauvres situé à 200km au nord de Salvador)

Un narrateur : Tonho, dit Totonhim (fils cadet d'une fratrie de douze enfants, cinq filles et sept garçons)

Un thème : le drame de la migration et de l'exode rural (ses conséquences psychologiques et sociales)

Dans un style original, aux accents parfois céliniens, Antônio Torres, lui-même originaire du Junco et fils de famille nombreuse, raconte peu ou prou son histoire à travers celle des personnages de ce récit composé de seulement quatre chapitres, mais à l'écriture dense, forte, convulsive, et parfois même hallucinée, où s'entrecroisent le présent et le passé, les autres et soi, l'ici et là-bas.
C'est en effet là-bas, à São Paulo, méga(lo)pole d'onze millions d'habitants et 150000 mille hectares, que Nelo, l'aîné des enfants, est parti tenter sa chance quelques vingt ans plus tôt, nous apprend son frère Totonhim dès les premières pages du roman. Et tandis qu'au village tout le monde croyait Nelo devenu riche à millions, portant raybans, Rolex et beau costume de cachemire, c'est en réalité un homme fini qui revient au Junco quelques vingt ans plus tard. Malade des nerfs et syphilitique, abandonné par sa femme, ses enfants, et sans le moindre sou en poche, Nelo ne revient là où il est né que pour se pendre au bout d'une corde.
Parabole inversée du fils prodigue, son retour ne laisse pas même à son père le temps de festoyer et de se réjouir, parce que Nelo que voici était mort et il est vivant... non, son retour est seulement l'occasion donnée à un père de construire un cercueil pour son fils, à une mère rendue folle de chagrin d'extravaguer sur la route qui la mène à l'asile, et à un frère dévoué d'ausculter l'histoire familiale à travers un méli-mélo de souvenirs plus ou moins fragmentaires qui la rendent parfois difficile à suivre (un peu comme si on rentrait dans sa tête... ou qu'il rentrait dans la nôtre...). Ce n'est donc qu'au fil des pages, avec patience et persévérance, que chaque pièce du puzzle trouve enfin sa place — désagrégation des liens, perte des valeurs, altération des repères, fin du monde agraire... — et que Cette terre se révèle puis s'offre à nous dans toute son insolente et primitive beauté. Car, malgré la malédiction pesant sur cette famille du Junco, en dépit des malheurs qui s'abattent continûment sur chacun de ses membres, l'auteur réussit le tour de force de rendre leur histoire non pas désespérante mais simplement belle. Je l'ai déjà dit ?

Antônio Torres (1940 - ...)

Et parce que j'ai été particulièrement sensible aux portraits des parents, le vieux et la vieille, tous deux très âgés et sans identité, comme déjà poussés vers la sortie, bref, parce que ces deux portraits m'ont parlé au cœur, voici celui du père :

Chapitre 2 

Cette terre
me rejette

Le vieux a refermé le portillon, sans regarder en arrière.
Mais il n'a pu éviter un sursaut, le dernier sursaut : ce frisson qui a fait flageoler ses jambes, comme si elles ne voulaient pas s'en aller. Il s'est dit : — Bienheureuses sont les femmes. Elles savent pleurer.
Trois pâtis, une maison, un champ de manioc, une charrue, un char à bœufs, un cheval, du bétail et un chien. Une femme, douze enfants. Le frisson au portillon était un adieu à tout cela. Il avait été un homme, il n'était désormais plus rien. Il n'avait plus rien.
— Maudites sont les femmes. Elles ne pensent qu'aux vanités du monde. Elles ne font que pécher et ruiner les hommes.
Ses jambes ne voulaient pas s'en aller, mais il devait partir. Il fallait qu'il gagne la rue et qu'il prenne un camion à destination de Feira de Santana, une fois pour toutes.
— Tout ça à cause d'elle - il s'est dit aussi. — A cause de cette manie de vouloir vivre en ville et de mettre les gamins au collège. Comme si le collège allait leur remplir le ventre.
S'il regardait en arrière, il verrait le grand arbre près de la porte qui ombrage la véranda - l'arbre que lui, sa femme et son aîné ont planté.
Ce fils a disparu dans le monde, contre sa volonté, pour ne plus jamais revenir. C'était encore un gamin, à vrai dire. Mais c'est l'autre idiote qui l'avait poussé. A force de scènes, de hâbleries continuelles, elle avait détraqué l'esprit des gens du voisinage, rameutés pour lui donner des conseils, demander, demander, demander. Et c'est ainsi qu'il avait fini par céder, comme s'il devait assister les bras croisés à son propre malheur, irrémédiablement. Depuis lors le fils semblait avoir honte de lui, car il ne répondait pas à ses lettres, ou plus exactement aux messages que sa femme à sa demande griffonnait dans ses lettres à elle, vu que lui, le vieux, il savait tout juste signer son nom les jours d'élection, ce qui n'avait rien d'honteux, tout le monde ici est dans le même cas : du moment qu'on a appris à voter, on n'a pas besoin d'en savoir davantage. Son écriture était différente et celle-là, il était fier de bien la tracer : des traits ocres sur la terre labourée, la terre belle et tendre, généreuse toute l'année, du moment que Dieu envoyait la pluie tout l'année. La meilleure plume du monde, c'est le manche d'une houe.
Non, ce n'était pas à Feira de Santana qu'il voulait aller. Sa femme et ses enfants qui lui étaient restés n'avaient qu'à se débrouiller tout seuls. Un homme qui est un homme n'accepte pas les restes. Il partirait oui, mais pour São Paulo ou le Parana, des terres bonnes, où sûr qu'il se trouverait un champ à son compte, comme s'il en était le propriétaire.
Voilà, c'était ça justement le message qu'il voulait faire passer à son fils, si souvent rabâché, toujours resté sans réponse. C'est vrai qu'une fois, dans une lettre à sa mère, Nelo avait écrit : « Dis à papa qu'ici c'est très dur pour quelqu'un de déjà vieux. Il ne va pas s'habituer. São Paulo n'est pas ce qu'on pense chez vous. Pour l'amour de Dieu, sortez lui cette idée de la tête ».
Cette réponse n'avait servi à rien et le vieux croyait comprendre pourquoi jamais plus son fils n'en avait reparlé, jamais ne s'était donné la peine de répondre aux autres messages : — « Il ne me veut pas là-bas, au milieu de ses civilités. Moi je suis de la campagne et je n'ai pas les manigances qu'il a. Voilà tout ».
Il s'était réveillé à l'heure habituelle, bien avant le premier rayon de soleil.
Mais, à la différence des autres jours, il n'était pas pressé de sortir du lit. Il repoussa la couverture poisseuse, la loque immonde dont un autre hériterait - quelqu'un qui aurait une femme méticuleuse, capable de laver et de frotter la couverture plusieurs fois jusqu'à enlever toute la crasse, et qui ensuite s'en couvrirait sans dégoût. Il laisserait aussi le lit et le matelas. Des poux et des rêves. Plaisir et douleur. Les puces transmettraient son sang au sang de ses neveux (il allait tout léguer à son frère), mais une puce ne parle pas. Personne n'allait savoir ce qu'avait été sa vie. Seulement Dieu et lui-même le savaient exactement, ce même Dieu qui lui avait donné douze enfants sur ce matelas précisément  - des garçons et des filles qui sortaient du ventre d'une femme et tombaient dans la bassine de Tindole, la négresse, la soularde, la diablesse, la miraculeuse commère dont les services étaient payés en litres de haricots noirs. Douze cordons enterrés dans le jardin. Douze fois il avait lâché une douzaine de pétards. Sa joie explosait dans les airs, annonçait le renouveau. Tranquille dans la pénombre, le vieux n'écoute pas le jour qui naît dehors. Il essaie d'entendre la vie qui s'est passée dans cette maison. Il n'entend rien. Il appelle :
— Nelo, Noemia, Gesito, Tonho, Adelaïde. Réveillez-vous, mes enfants. Nous allons réciter la litanie.
Sa main palpe l'espace à son côté, jadis occupé par un autre corps. Elle ne trouve qu'une couverture fétide et fripée.
[...]
— Nelo, Noemia, Judith, Gesiro, Tonio, Adelaïde - il les a de nouveau appelés, parce que la première fois, il n'avait pas entendu de réponse, ils mettaient du temps à se réveiller.
— Allez, debout. C'est l'heure de dire l'oraison.

                                                    Kyrie eleison     [Seigneur, prends pitié]
                                                    Kyrie eleison     [Seigneur, prends pitié]
                                                    Christe eleison  [Christ, prends pitié]

Pas possible. Qu'est-ce qui se passe avec les enfants aujourd'hui ? C'est le chien qui a répondu à l'appel. Il est arrivé en courant et en grondant comme un fou, faisant voler la poussière dans la végétation par-dessus les clôtures, désespéré.
— Rentre à la maison - le vieux lui a lancé un caillou, qui lui est passé entre les oreilles. Le chien a baissé la tête, on aurait dit qu'il comprenait ce que ça voulait dire. Mais il n'a pas rebroussé chemin. Maintenant il avançait lentement : il était tout près de son maître, il flairait son odeur. Il grondait encore, une espèce de plainte, une lamentation facile à comprendre.
— Retourne chez ton nouveau maître - le vieux insistait, un bout de bois dans la main. Appuyé sur ses pattes de derrière, le chien a fait le beau, balançant la tête et les pattes de devant, comme s'il voulait l'embrasser. On dirait une personne, le vieux a pensé. Il ne lui manquait que la parole.
— Bon, si tu veux venir, viens - il a dit au chien, en jetant son bout de bois par terre. — Mais tu auras double peine. Celle d'aller et celle de retourner. On m'a dit qu'il valait mieux pas emmener de chien. Il aurait pu ajouter : — Et voilà comment vont les choses. C'est ceux qu'on voudrait qu'ils vous larguent qui ne vous lâchent pas. Et encore : — Finalement c'est celui-là qui se montre le meilleur de mes enfants.

Antônio Torres : Cette terre (1976)
Traduction de Jacques Thiériot
Editions Métailié

Et puis cette belle série de toiles toute en couleurs intitulée : Les damnés de la terre
Oeuvres du peintre originaire d'Amazonie : Gontran Guanaes Netto (1933 - ...)
« Il était midi et je savais qu'il était midi simplement parce que je marchais sur une ombre de la taille de mon chapeau » (Antônio Torres)

2014/05/25

Jean-Claude Pirotte (1939 - 2014)

« [...] Il ne faut pas médire de la providence, qui place à l'intention des dromomanes mineurs, aux carrefours insignifiants des banlieues, des cantons, des ports, des provinces, les zincs mouillés où fleurit l'herméneutique de comptoir. Le vieux continent se survit là tout doucement à lui-même, et j'assiste avec un serrement de coeur à sa longue agonie.
Coude à coude autour de moi, vous êtes là tous, amis impécunieux, frères crépusculaires. Surgis du hasard ou d'un rayon de lune, ou d'un simple reflet de néon tamisé sur le cuivre ou le formica d'un bar. Porteurs du sceau de votre équivoque souveraineté. Si je parle de moi, n'en doutez pas, c'est de vous que je parle. L'ombre à tout jamais propice confond nos ardoises voisines, nos gueules de nulle part, et les laisses du vieux poème de la nuit dont nous truffons nos monologues.
— Patron, combien je dois ?
— Tu dois tant d'hier, tant d'avant-hier, et aujourd'hui...
— C'est bon, c'est bon, demain je te paierai, je le jure, mektoub.
Oui, c'est écrit, l'ardoise authentifie le rêve. On entend cliqueter la caisse enregistreuse. Ecoute, Ahmid, elle rythme tes nuits éclatées. Mais qu'es-tu donc devenu ? Je suis sans nouvelles de toi, nous sommes en deuil de ton rire étincelant, de ton ivresse barbare et chaleureuse, et ton ardoise a cessé d'afficher les sortilèges de tes bringues épiques.
— Ahmid, est-ce qu'il est mort ou quoi ?
Seul s'inquiète Patrick.
— C'est qu'il a laissé son ardoise dit-il.
Nous laisserons tous une ardoise, ô Patrick, Breton sourcilleux. Tous, à l'heure dite, car il est écrit dans les astres et dans nos paumes ravinées que nous mourrons avant de nous être acquittés de l'essentiel. Nous aurons bu sans la payer la dernière gorgée d'amertume. Nous aurons enfin gagné le temps qui ne passe plus. Gagné l'espace immobile, gagné notre vie à la sueur du râle ultime. Et cette ardoise contiendra notre legs à la beauté du soir, à l'heure où l'apéro scintille des lueurs du couchant. Nos héritiers présomptifs refuseront la succession, le greffier noir qui traverse la rue en oblique n'y pourra rien, l'aube enfin se lèvera sur les miroitements charbonneux, du côté des docks, d'une longue ardoise honorée par la pluie des arroseuses, et le rire inextinguible des mouettes. » 
(J.C. Pirotte, in La légende des petits matins, 1990)

Un petit flyer dans la boîte au début des années 2000 : Lecture publique de Jean-Claude Pirotte, au Domaine viticole des Ardailloux, à Soturac, près Bonaguil, venez nombreux.
Je réserve aussitôt ma place et, le jour dit, enfourche ma 600cc. Contact, première, seconde... plaisir de rouler au milieu des champs sur les routes de province.
21h00. Assis côte à côte sur une trentaine de chaises rempaillées sont déjà là de vieux paysans du cru et quelques bonnes gens de la ville épris de poésie.
Aux poutres de la grange pendent des lumignons bercés par le vent.
On attend...
Aux chants des grillons fait écho le chuchotis des hommes, les yeux rivés sur une chaise désespérément vide...
Et la nuit tombe.
Arrive enfin l'organisateur de la soirée, tout en désolation et se raclant la gorge :
— Jean-Claude Pirotte, malheureusement malade et alité, ne pourra assurer ce soir sa lecture.
Ah ! quelle délicate manière de dire qu'il avait trop forcé sur la dégustation des Sauvignons. 

Bon vent à toi, Jean-Claude, et le bonjour au bondieu...



Librairie Entropie : Kultur Pop 22, ascension et ANPéRo

Libraire au naturel
Ça monte. Tandis :
le volume 22 des génériques d'émissions de Radio France, et surtout France Culture - Kultur Pop, 2014 point 22 vient de paraître. Il s'agit de morceaux où l'ascension est encensée, attention à la descente.

Vous pouvez venir comme vous êtes avec un peu d'alimentation solide ou liquide, à partager. Au programme donc Kultur Pop 2014.22 "Ascension", en direct de la librairie Entropie, un spécial génériques et interludes des nuits de France Culture, pour l'ANPéRo du 30 mai 2014 :

2014/05/23

2014/05/17

Spacca : D. João carioca (BD)

Fruit de la collaboration entre l'historienne Lilia Moritz Schwarcz et le dessinateur João Spacca de Oliveira, cette bonne petite BD pour enfants (ou adultes consentants) retrace l'histoire du règne de João VI : Roi du Portugal et des Algarves, de chaque côté de la mer en Afrique, Duc de Guinée, d'Éthiopie, d'Arabie, de Perse et d'Inde par la grâce de Dieu et l'acclamation unanime de son peuple, roi puis empereur du Brésil... Ainsi était titré João VI, mieux connu en France sous le nom de Jean VI le Clément (wiki).
Et puisque nous sommes ici au début du siècle 19, interviennent également dans l'histoire : Bonaparte, le général Junot, Lord Strangford, l'amiral Sidney Smith... tous lancés à la conquête du monde, par les armes ou la "diplomatie". De sorte qu'à travers le portrait mi-figue mi-raisin de Dom João sont aussi relatés les rapports de force entre les grandes puissances de l'époque, les conflits d'intérêts entre des hommes politiques assoiffés de pouvoir, aussi le double-jeu de leurs conseillers, les pressions qu'ils exercent, les intrigues qu'ils fomentent, les bassesses qu'ils commettent et le petit peuple qui souffre le martyre en silence... toutes sortes de choses qui, je crois, n'appartiennent pas qu'au passé.

Le général Junot
Le coup de crayon de Spacca est comme d'habitude à la fois caricatural au niveau des personnages et très soucieux de précision au niveau de leurs costumes ou de leurs attitudes. Rien n'est laissé au hasard : armement, outillage, moyens de transport ou encore architecture, tout est clair, net et sans bavure ; avec par-ci par-là quelques touches d'humour qui viennent ponctuer cette biographie socio-historique, où l'on voit par exemple beaucoup de Blancs lancés dans des palabres sans fin, cependant que tous les Noirs passent leur vie au turbin... Avec aussi l'indispensable chronologie en fin de volume, ainsi qu'un très intéressant making-off de douze pages présentant le travail de l'artiste.

Et puis on s'est  laissé dire que Spacca prévoyait également une version dessinée de Tereza Batista... On s'en réjouit d'avance !

Extraits :

Le 11 octobre 1807, Napoléon décrétait la fermeture des ports du Portugal aux navires anglais et se préparait à la guerre :



Le 7 mars 1808, après deux mois d'un voyage éprouvant, la cour royale portugaise venait enfin mouiller dans la baie de Rio Janeiro :


Une page du making-off :




 Spacca : D. João carioca - A corte portugesa chega ao Brasil (1808-1821) ©
Editions : Quadrinhos Na Cia © (2007) 

2014/05/10

Rachel de Queiroz : L'année de la grande sécheresse

« Nous sommes nés seuls et destinés à mourir seuls. C’est peut-être pour cela que nous avons besoin de vivre ensemble » (Rachel de Queiroz)

Femme de lettres brésilienne, Rachel de Queiroz (1910-2003) a débuté sa carrière littéraire en tant que journaliste de presse régionale, et l'a fini en habit vert, sur l'un des fauteuils de l'Académie, tout comme Jorge Amado (1912-2001) avec lequel elle partage également l'engagement politique, les séjours en prison et la maturité précoce des grands écrivains.
Publié en 1930 à compte d'auteure, et alors que Rachel est âgée d'à peine 20 ans, O Quinze (titre original) va rapidement devenir un incontournable classique de la littérature brésilienne.
En 140 pages denses, fortes et poignantes, la toute jeune écrivaine du Nordeste revient sur l'épisode le plus marquant de son enfance : la terrible sécheresse qui sévit durant l'année 1915, avec son lot de misères et son effroyable bilan : un demi-million de migrants fuyant à pied la disette et surtout, chose à peine imaginable, 100 000 personnes mortes de faim sur la route de l'exil.

Dans son récit, Rachel de Queiroz entrecroise l'histoire de trois familles issues de milieux socio-culturels différents, chacune menant à sa façon le combat pour la vie ; soit en cherchant à sauver son patrimoine, soit en aidant son prochain, soit en luttant simplement pour survivre :
  • Chico Bento n'est qu'un pauvre métayer assujetti aux lois du marché. Plus ou moins chassé de la ferme qu'il exploitait jusqu'alors, il part avec sa famille en direction de l'Amazonie où il espère trouver du travail pour nourrir les siens. Son voyage à travers le sertão est marqué par une série d'épisodes dramatiques : tous n'arriveront pas au bout du voyage.
  • Vicente, jeune et riche éleveur de bétail, décide quant à lui, par amour de sa terre et de ses bêtes, de lutter pied à pied pour sauver ce qui peut l'être en attendant l'hypothétique retour de la pluie. Il vit par ailleurs une relation amoureuse compliquée avec sa cousine Conceiçao : tous deux se cherchent et se fuient.
  • Conceiçao est une belle jeune femme de 22 ans, à la fois socialiste et féministe, donc aux idées en avance sur son temps. Outre son métier d'enseignante, elle exerce aussi sa vocation humaniste en donnant assistance aux milliers de réfugiés regroupés dans un camp de Fortaleza.

Extraits :

Si, pour une fois, la vie était comme on voudrait qu'elle soit, Conceição et Vicente pourraient vivre ensemble une belle et romantique histoire d'amour :  

Vicente se rappelait sa secrète irritation lorsqu'il entendait son frère faire référence à certaines femmes que lui n'avait jamais vues, à des milieux dans lesquels il ne s'était jamais aventuré par crainte que son écorce épaisse de paysan ne détonne trop ou ne se heurte rudement au raffinement sophistiqué de l'entourage de l'autre.
[...] Seule Conceição, avec l'éclat de son charme, éclairait et fleurissait d'un enchantement neuf la dureté de sa vie.
Au début, elle l'avait intimidé. Il s'était imaginé qu'elle le voyait avec les mêmes yeux de supériorité un peu apitoyée que son frère, lorsqu'il parlait de son existence de citoyen blasé et faisait allusion à ses préoccupations intellectuelles. Et dans son âpre fierté, comme une porte hostile qui se ferme, il s'était fermé à toute intimité avec sa cousine, souffrant en lui-même qu'elle le croie elle aussi incapable d'éprouver une sensation délicate, de s'intéresser dans cette vie à des choses plus élevées que de s'occuper des vaches ou nager.
Peu à peu seulement il s'était rendu compte que sa cousine le regardait avec de grands yeux d'admiration et de tendresse ; elle le considérait, à n'en pas douter, comme un être neuf et à part; mais à part comme un animal supérieur et fort, conscient de sa force et ignorant avec dédain les subtilités dans lesquelles s'enferrent les autres, rendus mesquins par les intrigues, jaunis à force de divaguer...
Il lui fut reconnaissant de cette sympathie. Il perdit avec elle la timidité craintive qui le retenait. Et il lui ouvrit son cœur d'enfant grandi trop vite où dormait, concentrée, beaucoup d'énergie inconnue, beaucoup de force primitive et vierge.
Ce devait être presque un rêve d'avoir pour compagne de toute la vie cette intelligence tendre avec soi. Et plus que tout, le séduisaient la nouveauté, la saveur d'inconnu que lui apporterait la conquête de Conceição , toujours jugée supérieure parmi les autres jeunes filles et se détachant au milieu d'elles comme le chatoiement de la soie dans un amas confus de coupons d'indienne.

Après que l'un des fils de Chico Bento et Cordulina se soit empoisonné en mangeant une racine de manioc :

Josias était resté là, dans sa fosse, au bord de la route, avec une croix faite de deux bouts de bois attachés, fabriquée par son père.
Il demeura en paix. Il n'avait plus à pleurer de faim, sur les routes. Il n'avait plus des années de misère à vivre devant lui, pour retomber ensuite dans le même trou, à l'ombre de la même croix.
Sa mère pourtant le voulait vivant. Souffrant, oui, mais debout, marchant à côté d'elle, pleurant de faim, se disputant avec les autres...
Et lorsqu'elle reprit sa marche sur la route sans fin, ardente et rouge, elle n'arrêtait pas de passer sur ses yeux sa main tremblante : « Mon pauvre petit ! »

Vicente, Conceição, Paulo, Dona Idalina, son époux... 
(Adaptation du roman de Rachel Queiroz par le dessinateur Shiko)

Chico Bento, Cordulina, Mocinha, Manuel, Pedro, Josias...
(Adaptation du roman de Rachel Queiroz par le dessinateur Shiko)

La désolation, la foi et les vaines prières :

Septembre avait déjà pris fin, avec sa rude chaleur et son anxieuse misère ; et octobre arriva, avec São Francisco [saint François d'Assise] et sa procession interminable, composée presque uniquement de migrants qui traînaient leurs jambes décharnées, leurs ventres énormes, leurs ignobles guenilles, derrière le riche dais de l'évêque et la longue file de religieux qui entonnaient de leurs belles voix le cantique en l'honneur d'un saint :

                                    « Empli d'amour pour le Seigneur !
                                                                  Tu portes en toi les plaies
                                                                                          Du rédempteur ! »

Et porté sur son brancard, tout raide, les mains tachées de rouge, les pieds couverts de plaies apparaissant sous la robe de bure, São Francisco déambula par toute la ville, ses yeux de porcelaine tendus vers le ciel, apparemment indifférent devant l'infinie misère qui l'entourait et implorait sa grâce, sans même esquisser au moins un geste de bénédiction, parce que ses mains, où les clous de Notre-Seigneur avaient laissé leur marque, étaient occupées à retenir un crucifix noir et un gros bouquet de roses.
Et puis ce fut novembre, plus sec et plus misérable, repassant pour l'affûter plus encore, peut-être parce que c'est le mois des trépassés, la faux immense de la mort...

Rachel de Queiroz : L'année de la grande sécheresse (1930)
Traduction de Jane Lessa et Didier Voïta
Editions Stock
(Egalement disponible aux Editions Anacaona, dans une nouvelle traduction de Paula Anacaona : La terre de la grande soif)

2014/05/08

Jorge Amado : Gabriela, girofle et cannelle

« Il y a des fleurs qui sont belles tant qu'elles sont sur les branches, dans les jardins, mais quand on les met dans des vases, même s'ils sont en argent, elles se fanent et périssent »
(Un personnage du roman, parlant de Gabriela à propos de son futur mariage)

Jorge Amado n'aimait pas beaucoup qu'on dise de Gabriela, girofle et cannelle qu'elle marquait un tournant dans son oeuvre, et pourtant il y a bien un avant puis un après-Gabriela.  Et pas que dans son oeuvre, d'ailleurs : dans sa vie aussi.
Ecrit en 1958, donc juste après la rupture d'Amado avec le Parti Communiste Brésilien, ou du moins l'arrêt de ses activités militantes, Gabriela inaugure une série de romans où non seulement l'humour devient une de leur composante essentielle, mais où la création littéraire, à présent libérée des contraintes artistiques du Parti, se fait plus débridée, le ton plus enjoué, la plume plus légère : Gabriela est le livre d'un homme qui vient de rompre avec une longue dépendance et ne maîtrise pas encore tout à fait cette nouvelle liberté. Le début du roman est en effet confus, voire brouillon, et la lecture plutôt laborieuse : impression de lire le premier ouvrage d'un auteur débutant, d'un jeune homme plein d'allant et de bagout, enthousiaste comme s'il était soûl. Et puis, peu à peu, au fil des pages, Amado trouve son rythme de croisière, en même temps qu'il adopte et peaufine le style qui sera désormais le sien : la farce sociale. Finis pour lui les pronunciamientos, les manifestes politico-romanesques, le credo coco... A présent libre de dire ce qu'il veut comme il veut, Jorge Amado prend le parti du rire : il s'anarchise, s'amuse et s'encanaille, mais sans pour autant renoncer à défendre la cause des opprimés et plus généralement les idéaux de gauche, au premier rang desquels, bien sûr, la Liberté.
L'histoire de Gabriela, girofle et cannelle débute et s'achève au milieu des années vingt, dans la ville portuaire d'Ilhéus, à environ 300km au sud de Bahia.
Tout commence par un triple événement :

a) un mari trompé tue à coups de revolver sa femme adultère et son jeune amant.

b) le syrien Nacib Achcar Saad, patron d'un bistroquet, se retrouve soudain privé de cuisinière à la veille d'un banquet prévu de longue date.

c) le progressiste Mundinho Falcão, fils cadet d'une richissime famille carioca, revient à Ilhéus avec la ferme ambition de la gouverner bientôt.

De la gouverner et de l'administrer pour la moderniser. Car la ville d'Ilhéus est une société encore semi-féodale, archaïque et patriarcale, dominée par de vieux fazendeiros tout-puissants, héros légendaires d'un temps révolu où la terre s'acquérait l'arme au poing et où la plus infime des offenses, le moindre différend se lavaient dans un bain de sang. Or, si avec Mundinho Falcão arrivent les idées de réformes et de développement industriel, donc de progrès économiques, c'est grâce à Gabriela, une fille simple et spontanée, issue du peuple comme il se doit (et un peu aussi à Nacib, un étranger — tout un symbole) qu'arrivera le progrès sociétal, l'évolution des mœurs et des mentalités.

Gabriela vient du Sertão : poussée par la sécheresse et la famine à chercher du travail ailleurs, elle débarque à Ilhéus les pieds nus, toute de haillons vêtue et le visage caché derrière une épaisse couche de poussière. Recrutée par Nacib pour remplacer sa vieille cuisinière, puis installée dans une pièce au fond du bistrot, Gabriela se révèle bientôt être aussi bonne aux fourneaux qu'au plumard. Une perle rare et convoitée dont Nacib Achcar Saad tombe rapidement amoureux, mais amoureux-fou au point d'en faire d'abord son épouse, puis, comme cela arrive souvent, de vouloir en faire "sa chose" : madame Saad doit s'habiller comme ceci, marcher comme cela, côtoyer ces gros-bonnets-ci plutôt que ces va-nu-pieds-là, etc. Dans ces conditions le climat du couple se dégrade assez vite car, malgré ses nombreux efforts, Gabriela ne peut pas être autre qu'elle n'est : une jeune femme libre comme l'air et franche comme l'eau, qui n'entend rien aux conventions sociales de la bonne société, ni à l'hypocrisie des gens bien-pensants. Aussi, bien qu'éprouvant toujours l'un pour l'autre des sentiments amoureux, Gabriela et Nacib-le-Cornu se séparent sans faire trop d'esclandre... avant de se rabibocher à nouveau, mais cette fois-ci en union libre et sans exigence de fidélité, célébrant ainsi la victoire de l'amour et de la liberté.

Sur fond de politique politicienne, de gueuletons généreusement arrosés et de sexe à gogo, Gabriela, girofle et cannelle est donc bel et bien, quoiqu'en dise Amado, un livre de ruptures : rupture du contrat de travail entre Nacib et Josefina, sa vieille cuisinière ; rupture de Manuela d'avec son père trop autoritaire ; rupture des traditions électorales où l'on votait toujours pour les caciques locaux ; rupture des liens sacrés du mariage entre Nacib et Gabriela... (et, simple coïncidence, fruit du seul hasard : rupture entre Jorge Amado et le Parti Communiste Brésilien).

En extrait, non pas un portrait de Gabriela mais de Manuela, une autre figure féminine importante du roman. Manière d'illustrer le contraste de générations entre une mère et sa fille, le tout agrémenté de quelques us et coutumes locales :

Photographies de l'italo-brésilien Giancarlo Mecarelli (www.fromparaty.com.br)

Dans la nuit sans lune, une silhouette, svelte et intrépide, escaladait les rochers. C'était Malvina, nu-pieds, tenant ses souliers à la main, le regard décidé, à une heure où les jeunes filles sont au lit en train de rêver, dans leur sommeil, d'études, de fêtes, de mariage. Malvina rêvait tout éveillée en gravissant les rochers.
Il y avait là une cavité creusée dans la pierre par les tempêtes, formant un large siège face à l'Océan. Des amoureux s'y asseyaient, les pieds au-dessus de l'abîme. En bas les vagues se brisaient et tendaient leurs blanches mains d'écume en appelant. C'est là que Malvina alla s'asseoir, comptant les minutes, attendant avec anxiété.
Son père était entré dans sa chambre, silencieux et dur. Il lui avait pris ses livres, ses revues et avait cherché des lettres, des papiers. Il ne lui avait laissé que quelques journaux de Bahia et la douleur, la révolte de la chair meurtrie, noire de coups. Le petit mot d'amour — « Tu es la vie que je retrouve, avec la joie que j'avais perdue, l'espérance qui était morte. Tu es tout pour moi» — et elle l'avait gardé sur son sein. Sa mère aussi était venue lui apporter de la nourriture et lui donner des conseils. Elle avait parlé de mourir. Etait-ce une vie pour elle, entre un tel père et une telle fille, entre deux orgueils ennemis, deux volontés inébranlables, deux poignards dégainés ? Elle priait les saints de lui permettre de mourir. Oh ! pour ne pas voir s'accomplir de destin inéluctable, pour ne pas voir arriver l'inexorable malheur !
Elle avait embrassé sa fille et Malvina lui avait dit :
- Malheureuse comme vous, jamais je ne le serai, mère.
- Ne dis pas d'absurdités.
Elle ne dit plus rien car l'heure du choix était arrivé. Elle partirait avec Rômulo, elle irait vivre.
[...] De qui Malvina tenait-elle cet amour de la vie, ce désir anxieux de vivre, cette horreur de la soumission, cette répugnance à baisser la tête et la voix en présence de Melk [son père] ? De lui-même peut-être. Très tôt, elle avait détesté la maison et la ville, les lois et les mœurs, l'existence humiliée de sa mère tremblant devant Melk, toujours consentante, jamais consultée pour les affaires. Il arrivait et lui disait d'un ton autoritaire :
- Prépare-toi. Aujourd'hui, nous allons à l'étude de Tonico signer un acte.
Elle ne demandait pas de quel acte il s'agissait, si c'était un achat ou une vente. Elle ne cherchait pas à le savoir. Sa distraction, c'était l'église. Melk avait tous les droits, il décidait de tout. Sa mère s'occupait de la maison, c'était son seul droit. Son père fréquentait les cabarets et les bordels, se payait des prostituées, jouait dans les hôtels, dans les bars, tout en buvant avec des amis. Pendant ce temps, sa mère dépérissait à la maison, écoutait et obéissait. Pâle et humiliée, résignée à tout, elle avait perdue la volonté et n'exerçait même aucune autorité sur sa fille. Malvina s'était juré, encore toute jeunette, qu'avec elle il en irait autrement. Elle ne s'était pas soumise. Melk accédait à certains de ses désirs et parfois restait à l'observer, pensif. Il se reconnaissait en elle à certains détails, dans le désir de s'affirmer. Mais il la voulait soumise. Quand elle lui avait fait part de son désir d'entrer au lycée, puis à la faculté, il avait décrété :
- Je ne veux d'une fille docteur. Tu iras au collège des bonnes sœurs pour apprendre à coudre, à compter, à lire et à pianoter. Tu n'as pas besoin d'autre chose. Une femme qui prétend au titre de docteur est une tête folle qui cherche sa perdition.
Elle avait pu observer la vie des autres dames, semblable à celle de sa mère. Soumises à leur maître. Pire que si elles étaient nonnes. Malvina s'était juré que jamais, au grand jamais, elle ne se laisserait asservir. Dans la cour du collège, bavardaient, juvéniles et souriantes, des filles de riches. Leurs frères étaient à Bahia, au lycée ou en faculté. Ils avaient droit à des subsides, dépensaient de l'argent, faisaient ce que bon leur semblait. Leur seule prérogative à elles était cette brève période de l'adolescence. Les fêtes du Club Progrès, les amourettes sans conséquences, les billets doux échangés, les timides baisers dérobés au cinéma, en matinée, ou parfois, plus prolongés, dans les portails des jardinets. Un jour, le père arrivait avec un ami. Finies les amourettes. Les fiançailles commençaient. Si elles refusaient, le père les contraignait. Il advenait parfois que l'une épousât son amoureux quand le jeune homme plaisait aux parents. Mais cela ne changeait rien. Que le mari fût présenté et choisi par le père ou que ce fût l'amoureux envoyé par le destin, le résultat était le même. Une fois mariés, il n'y avait aucune différence. Le mari était leur maître et seigneur, il faisait la loi et voulait être obéi. Pour lui, tous les droits, pour elles le devoir, le respect. Gardiennes de l'honneur de la famille, du nom de leur mari, responsables de leur intérieur et de leurs enfants.
[...] Malvina détestait ce pays, cette ville de rumeurs et de commérages. Elle détestait cette vie et s'était mise à lutter contre elle. Elle avait commencé à lire. João Fulgêncio la guidait en lui recommandant des livres. Elle découvrit qu'au-delà d'Ilhéus, il y avait un autre monde où la vie était belle, où la femme n'était pas une esclave. De grandes villes où l'on pouvait travailler, gagner son pain et sa liberté. Elle ne regardait pas les hommes d'Ilhéus. Iracema la surnommait « la vierge de bronze », le titre d'un roman, parce qu'elle n'avait pas d'amoureux. [...] Elle aimerait celui qui lui offrirait le droit de vivre, qui la libérerait de la crainte d'avoir le sort de toutes les femmes d'Ilhéus. Il valait mieux devenir une vieille fille tout de noir vêtue, toujours fourrée à l'église, plutôt que de mourir comme Sinhàzinha, d'un coup de revolver.

Jorge Amado : Gabriela, girofle et cannelle - Chronique d'une ville de l'Etat de Bahia (1958)
Traduction de Georges Boisvert
Editions Stock

« La pauvresse s'est muée en jeune et jolie mulâtresse au parfum de girofle et au teint de cannelle » 
(Jorge Amado)