2013/02/23

Jorge Amado : La Bataille du Petit Trianon


Créée en 1896 sur le modèle de son homologue française, l’Académie brésilienne des Lettres compte elle aussi quarante Immortels siégeant tous les jeudis, dans leurs habits vert et or, à l'intérieur d'un bâtiment offert par la France en 1923 : une réplique du Petit Trianon érigée à Rio, d’où le surnom de cette Académie et l'intitulé du roman qui a pour thème principal la succession au fauteuil du poète à la fois romantique et bohème, Antonio Bruno.

Nous sommes ici en septembre 1940, l'Europe est en guerre, le monde entier mis à feu et à sang. Après avoir déferlées sur Prague, Dantzig et Varsovie, les hordes nazies occupent à présent Paris et bombardent jour et nuit la capitale londonienne. Au Brésil, depuis la fin des années trente, un état autoritaire s'est là aussi mis en place avec, comme partout ailleurs, l'appui d'une bonne partie de la population locale. L'Estado Novo, c'est le nom de ce régime, ne cache pas ses sympathies à l'égard d'Hitler dont il adopte sinon la doctrine du moins les méthodes, chassant, torturant et assassinant tous les opposants politiques. C'est donc dans ce contexte international que se présente, en remplacement du poète décédé, un adorateur du IIIème Reich, le colonel d'active et chef de la Sûreté brésilienne, Agnaldo Sampaio Pereira. Face à lui, propulsé sur le devant de la scène par deux espiègles académiciens, un autre militaire haut gradé, mais celui-ci fervent démocrate : le général à la retraite Waldomiro Moreira. Chacun de ces deux officiers ayant bien évidemment ses partisans et ses adversaires, leurs troupes vont rapidement s'affronter sur le terrain de la stratégie, lançant offensives et contre-attaques, espionnant l'ennemi, pilonnant ses positions et soudoyant ses alliés tout comme à la vraie guerre.
Lequel de ces deux camps décrochera la victoire au terme des quatre mois durant lesquels va durer cette lutte acharnée, qui des deux prétendants obtiendra la place tant convoitée d'Immortel, ce n'est pas moi qui le dirai, mais l'intrigue va bon train et, de rebondissements en coups de théâtre, charrie avec elle son lot de compromission, d'opportunisme et de combines en tout genre... des portraits d'homme, en somme, que l'on prend plaisir à parcourir tant ils semblent crédibles. Sans doute parce qu'Amado s'appuie ici sur une double expérience, celles de militant anti-fasciste et d'académicien de longue date, pour traiter cette histoire à la manière d'un vaudeville où, si rien n'est tout à fait vrai, rien n'est complètement faux non plus ; sans doute aussi parce qu'il rédigea et fit paraître cette Bataille du Petit Trianon en 1979, alors qu'une junte militaire, encore une ! régnait sur le Brésil et ses 120 millions d'âmes.

De la même veine littéraire que La Boutique aux Miracles, ce livre mêle une nouvelle fois le passé au présent, suggérant ainsi, mais avec recul et légèreté, l'éternel recommencement de toute chose, notamment l'incompatibilité des hommes entre-eux, leurs incurables rivalités, allant des querelles les plus mesquines aux haines les plus farouches, aussi leur incapacité à vivre et laisser vivre, hormis chez quelques rares et nobles individus tels que l'appariteur Pedro Archanjo (La Boutique aux Miracles) ou le poète Antonio Bruno (La Bataille du Petit Trianon). Deux personnages un peu frères, en qui se reconnaît probablement l'auteur, et deux romans somme toute assez similaires, au cours desquels Jorge Amado se livre à une critique amusante des élites, souvent conservatrices, dénonce également l'hypocrisie des uns, les tartufferies des autres et les travers de tous, se moque gentiment de la vanité des intellectuels, s'en prend encore à la soldatesque et à son arrogante stupidité, mais appelle aussi à la résistance, tout en exaltant la jeunesse et sa soif de liberté, sans oublier de consacrer plusieurs pages à l'amour et aux femmes, sans quoi Amado ne serait pas tout à fait Amado.

La scène qui va suivre, ma préférée, se situe au milieu de roman, à un moment où la bataille fait rage et où chaque voix, ou promesse de voix, s'arrache de haute lutte. Le colonel nazi, cherchant à obtenir celle d'un illustre académicien au seuil de la mort, le professeur Persio Menezes, se rend à son domicile, sanglé dans son plus bel uniforme, presque sûr de son fait. Il est alors conduit par une jeune fille dans la bibliothèque du professeur et là, cerné par les livres et les objets d'art :

Le colonel se sent troublé, envahi par un brusque et pénible sentiment de médiocrité. Il cherche à réagir, concentre son attention sur les accords de piano qui viennent de la pièce voisine. Il connaît cette mélodie ; où l'a-t-il entendue ? Avec ses camarades du Santa Catarina, dans des fêtes de confraternisation, il avait entendu des concerts de musique allemande, avait appris l'admiration du Führer pour Richard Wagner. Qui sait, ces notes martiales, annonçant le triomphe final, avaient peut-être été composées par Wagner.
  - Prenez un siège. Le professeur ne tardera pas.
  - Cette musique ? C'est de Wagner, n'est-ce pas ?
La jeune fille paraît étonnée de la question, elle tarde à répondre, le regard fixé sur les rutilantes décorations, c'est quelque chose !
  - Wagner ? Non. C'est la Troisième Symphonie de Beethoven, L'Héroïque. Très connue.
Elle ajoute, peut-être pour prévenir de nouvelles questions :
  - C'est dona Antonieta qui joue, l'écouter est un privilège. Excusez-moi...
Domestique, parente, secrétaire ? Insolente, le ton professoral de qui enseigne le b.a. ba à un ignorant. Elle jette un dernier regard aux décorations, sort, le laisse seul et encore plus diminué [...] En vérité, il n'y a pas de raison réelle de se sentir ainsi gêné dans la pénombre de cette atmosphère inusitée où chaque objet révèle savoir et goût, grandeur sans ostentation, austérité sans tristesse. Certainement, au courant de sa visite, l'excellente dame, en un geste d'aimable hospitalité, s'était assise au piano pour lui accorder cette faveur [...] Beethoven est peut-être très connu, mais c'est Wagner que le Führer aime, il doit avoir ses raisons pour le préférer car il ne se trompe jamais, il est infaillible dans ses jugements sur la guerre ou sur l'art. La guerre n'est-elle pas l'art suprême, le plus beau ? Les sons du piano cessent, le colonel examine avec répugnance un portrait sur le chevalet, un art dégénéré. Il détourne son regard, mais en vain, il continue à voir ces pupilles de feu qui le scrutent, intolérables.
Le piano revient, le rythme a changé, une cadence de marche funèbre. Fuyant le portrait, poursuivi par la musique puissante, le colonel Sampaio Pereira lève les yeux et se trouve face à face avec la mort, dans l'encadrement de la porte, qui le fixent, les mêmes pupilles de feu. Il frémit.
A pas lents, la terrible vision avance si doucement que pour l'attendre le temps s'est arrêté. Géant difforme, avant la maladie c'était un imposant athlète ; maintenant, un squelette recouvert d'une peau macérée ; plus de longue barbe ni de chevelure rebelle ; les doigts longs ne sont que des os ; les vêtements trop amples accentuent la destruction du corps. Visage émacié, couleur de cire, face de défunt.
Pas à pas, Persio Menezes s'approche. Epouvanté, le colonel se lève de son fauteuil, les médailles se mêlent sur la poitrine de la tunique. Distants mais audibles, les sons de la marche funèbre.
  - Asseyez-vous, ordonne la voix caverneuse, sépulcrale.
Il ne lui tend pas la main, griffe informe. Il désire éviter au visiteur le désagréable contact des doigts décharnés, songe Sampaio Pereira, reconnaissant. Il occupe un siège, bras et dossier de jacaranda, revêtement de cuir, face au fauteuil du colonel. D'un geste bref, il autorise le candidat affolé à parler. Faisant effort pour surmonter son insécurité, le colonel Sampaio Pereira, candidat à l'Académie brésilienne des lettres, commence à déclamer le texte routinier auquel viennent s'ajouter les louanges à l'Immortel, si proche de la Mort qu'avec elle il se confond.
Le professeur de mécanique céleste écoute en silence, ses yeux lumineux mi-clos. Les accords vont et viennent, montent et descendent, perturbent l'exposé du postulant. Pourquoi la pianiste n'a-t-elle pas choisi une musique de Wagner si réellement elle a pensé lui octroyer un privilège ? Trébuchant, le colonel arrive à la fin de sa requête : il espère mériter l'insigne honneur d'être désigné par l'éminent académicien, il veut croire que sa voix n'est pas encore engagée.
  "Mon vote est décidé, il y a longtemps." La voix sourde et lente, chaque mot lui coûte un effort : "Dès maintenant je vous informe que je ne voterai pas pour votre adversaire, le général, qui était ici il y a quelques jours. Je n'ai rien contre lui, personnellement, mais la littérature qu'il commet est de dernière qualité. C'est pourquoi je ne voterai pas pour lui." Sans s'élever, la voix s'impose : "Il me reste très peu de temps de vie mais avant de mourir je désirais vous voir, car je sais tout ce qui vous concerne, colonel Agnaldo Sampaio Pereira."
Pour la première fois depuis qu'il a traversé le seuil de la maison du Cosme Velho, le colonel respire avec un certain soulagement. Le moment solennel et glorieux de la décision était venu ; la lettre, avec la voix, rédigée à l'avance doit être sur la table, tapée à la machine par la secrétaire. Il attend, les nerfs à vif, s'efforçant de ne pas entendre les accords du piano, maudite faveur.
Persio Menezes lève sa main décharnée, montre du doigt la poitrine d'Agnaldo, éclatante de médailles :
  - Où est la Croix de fer ?
Il ne lui laisse pas le temps de répondre, le doigt se lève à la hauteur du visage du colonel stupéfait :
  - La seule que vous devriez porter, sur le cœur. Sur une tunique de la Gestapo, pas sur un uniforme brésilien.
Perplexe, le colonel balbutie :
  - Que voulez-vous dire ?
Persio Menzes s'appuie sur les bras de son siège, avec lui se lève la mort :
  - Comment osez-vous espérer ma voix ? Vous, un nazi ! Le contraire de la culture, l'opposé d'un Brésilien.
Les sons de la marche funèbre, la voix de sépulcre arrachée des entrailles malades, de longues pauses entre les phrases, dégoût mortel entre chaque mot :
  - Nous avons tous deux côté, un bon, un mauvais. Pire qu'un robot, vous n'êtes que la moitié d'un homme, un bourreau qui torturez les prisonniers. Avez-vous par hasard une épouse et des enfants, un être que vous aimez ? Je ne crois pas. Quelqu'un qui vous aime ? Personne. Ceux qui vous servent le font par peur ou par intérêt. Avez-vous aimé, un jour, senti de l'affection pour une femme, souri à un enfant, eu un moment de tendresse ? Ou avez-vous toujours été ainsi, un malheureux ? Vous êtes pourri et vous sentez mauvais. Mon suffrage ? Comment pouvez-vous imaginer que je vote pour la Gestapo ?
La voix, jusqu'alors lente et sourde, monte, terrible :
  - Hors d'ici, avant que je ne vous gifle !
Il lève la main, les doigts de la Décharnée, dressés vers le visage décomposé du candidat. Le colonel Agnaldo Sampaio Pereira recule de dos, les accords de la marche funèbre grandissent, très hauts. La Mort avance vers le colonel qui part en courant dans le corridor, franchit la porte de la rue ouverte par la secrétaire, tombe dans les bras des gorilles de la Sûreté, s'effondre sur la banquette de l'automobile, couvre son visage de ses mains.

Fin du chapitre.

2013/02/16

Jorge Amado : La Boutique aux Miracles


Un grand moment de bonheur que cette Boutique aux Miracles dont les intitulés de chapitre suivant reflètent assez bien la tonalité générale : "Où l'on traite de gens illustres et distingués, d'intellectuels de grande classe, dont quelques-uns savent ce qu'ils disent" et "Où il question de défilés de carnaval, de batailles de rues et autres merveilles, avec des mulâtresses, des négresses et une Suédoise (qui en vérité était finlandaise)". Ajoutons à cela d'inénarrables cuites à la cachaça (alcool de canne), des séances de macumba ou de candomblé (cérémonies mystico-religieuses), aussi des spécialités culinaires de Bahia et mille autres petites choses qui font que le Brésil n'est pas l'Espagne, la Suisse ou le Liechtenstein. De sorte que la lecture d'Amado permet de voyager loin et à moindre coût, d'élargir ses horizons sans bouger de chez soi, de voir le monde à travers d'autres yeux depuis un autre lieu, d'appréhender analogies et différences sans éprouver pour elles aucune espèce d'hostilité, tout le contraire de la xénophobie contre laquelle s'éleva un jour le personnage central de ce roman : le mulâtre Pedro Archanjo.

Né pauvre à Salvador de Bahia, et mort de même 75 ans plus tard, Pedro Archanjo a été un si fameux coureur de jupons qu'on lui prête la paternité d'un bon millier d'enfants, tous de sexe mâle et de sang mêlé, et qui, sitôt pubères, brasseront à leur tour leurs gènes et leur sang avec des filles de Bahia et d'ailleurs, noires, blanches, jaunes, amérindiennes ou mulâtres elles-mêmes. Nul n'aura autant contribué au métissage du Brésil que cet Archange tombé du ciel, qui aimait par dessus tout la vie et en aura profité sans compter, jouissant d'absolument toutes ses bontés, à fond et jusqu'au bout. Les femmes et l'alcool, bien sûr, mais aussi l'étude et les livres. Erudit comme pas un, cet humble appariteur à la faculté de médecine de Bahia se fera l'avocat des opprimés et des minorités, en leur apprenant à lire et à écrire, en défendant leurs us et leurs coutumes, qui sont aussi les siennes, et en publiant également quatre ouvrages, dont de retentissantes "Notes sur le métissage dans les familles bahianaises". Sorti en 1928, en pleine montée des fascismes, ce livre démontrera l'inanité des préjugés raciaux très largement répandus au sein de l'élite blanche brésilienne. Comment ? En révélant que du sang d'esclave à peau noire coule dans les veines de ladite élite et qu'il n'est pas même nécessaire de creuser bien loin pour trouver de l'ancêtre africain y compris chez les plus ardents militants de la xénophobie ambiante, comme chez cette autre figure importante du roman : l'universitaire Nilo Argolo.
Extrait d'un long dialogue entre ce dernier et son subalterne :

[...] En s'approchant, Pedro Archanjo remarqua que Nilo Argolo gardait les bras derrière le dos pour éviter d'avoir à lui serrer la main. Une rougeur lui monta au visage.
Avec l'impertinence de quelqu'un qui examine un animal ou une chose, le professeur étudia attentivement la physionomie et l'aspect de l'employé ; sur son visage hostile se refléta une surprise non dissimulée en constatant l'élégance et la propreté des vêtements du mulâtre, sa parfaite correction. De certains métis le professeur pensait et disait même à l'occasion : "Celui-ci aurait mérité d'être blanc ; ce qui le gâche, c'est le sang africain".
- C'est vous qui avez écrit une brochure intitulée La Vie...
- ... populaire à Bahia...
Archanjo avait dominé l'humiliation première et acceptait le dialogue.
- J'ai déposé un exemplaire pour vous au secrétariat, monsieur.
- Dites "Monsieur le professeur", corrigea âprement l'illustre enseignant. Monsieur le professeur, pas monsieur tout court. J'y ai droit et je l'exige. Compris ?
- Oui, monsieur le professeur - la voix distante et blanche, l'unique désir d'Archanjo était de s'en aller [...]
- J'ai lu votre brochure et, en tenant compte de qui l'a écrite - à nouveau il l'examina de ses yeux fauves et hostiles -, je ne lui dénie pas un certain mérite, limité à quelques observations, bien entendu. Elle manque de sérieux scientifique et les conclusions sur le métissage sont des insanités délirantes et dangereuses. Mais, néanmoins, c'est une nomenclature de faits dignes d'attention. Ça vaut d'être lu.
Dans un nouvel effort Pedro Archanjo franchit la muraille qui le séparait du professeur, il renoua le dialogue :
- Vous ne pensez pas, monsieur le professeur, que ces faits parlent en faveur de mes conclusions ?
Avare de sourires qui apparaissaient rarement sur ses lèvres minces, le professeur Argolo ne savait rire que lorsque l'y poussaient la sottise, l'imbécillité des individus :
- Vous me faites rire. Votre petit recueil ne contient pas une seule citation de thèse, de mémoire ou de livre ; il ne s'appuie sur aucune sommité brésilienne ou étrangère, comment prétendez-vous lui donner une valeur scientifique ? Sur quoi vous basez-vous pour défendre le métissage et le présenter comme la solution idéale au problème des races au Brésil ? Pour oser qualifier de mulâtre notre culture latine ? Une affirmation monstrueuse, perverse.
- Je me base sur les faits, monsieur le professeur.
- Sottises. Que signifient les faits, que valent-ils si nous ne les examinons pas à la lumière de la philosophie, à la lumière de la science ? Vous est-il déjà arrivé de lire quelque chose sur cette question ? Je vous recommande Gobineau. Un diplomate et un savant français : il a vécu au Brésil et c'est une autorité définitive sur le problème des races. Ses travaux sont à la bibliothèque de l'Ecole.
- Je n'ai lu que quelques travaux de vous, monsieur le professeur, et ceux du professeur Fontes.
- Et ils ne vous ont pas convaincu ? Vous confondez le batuque et le samba, des sons horribles, avec la musique ; d'abominables pantins, sculptés sans aucun respect des lois de l'esthétique, sont les exemples d'art que vous proposez ; les rites africains ont, à vos yeux, une valeur culturelle. Malheur à ce pays si nous assimilons pareille barbarie, si nous ne réagissons pas contre cette invasion d'horreurs. Vous entendez ? Tout ça, toute cette fange qui vient d'Afrique, qui nous souille, nous la balaierons de la vie et de la culture de la Patrie, même s'il faut pour cela employer la violence.
- On l'a déjà employée, monsieur le professeur.
- Peut-être pas comme il faut et pas suffisamment - sa voix, habituellement sèche, prit un timbre plus dur; dans ses yeux hostiles, impitoyables, brilla la lueur jaune du fanatisme. Il s'agit d'un chancre, il faut l'extirper. La chirurgie paraît une forme cruelle de la médecine mais, en réalité, elle est bénéfique et indispensable.
- Qui sait, en nous tuant tous... un à un, monsieur le professeur...
Osait-il ironiser, le misérable ? La gloire de la Faculté fixa l'appariteur d'un regard suspicieux et menaçant, mais il le vit impassible, correct, aucun signe d'irrespect. Tranquillisé, son regard devint rêveur et, avec un sourire presque jovial, il réfléchit sur la petite phrase d'Archanjo :
- Les éliminer tous, un monde fait d'Aryens ?
Monde parfait ! Grandiose, irréalisable rêve ! Où y aurait-il ce téméraire génie capable de risquer cette idée et de la mettre en pratique ? Qui sait, un jour, un dieu invincible de la guerre accomplirait cette mission suprême ? Visionnaire, le professeur Argolo scruta l'avenir et pressentit le héros à la tête des cohortes aryennes. Fulgurante image, instant glorieux, une seconde à peine : il revint à la misérable réalité :
- Je ne crois pas nécessaire d'en venir là. Il suffit que l'on promulgue des lois prohibant la miscigénation, codifiant les mariages : Blanc avec Blanche, Noir avec Noire et mulâtresse, et la prison pour qui ne respecte pas la loi.
- Il sera difficile de faire le partage, la classification, monsieur le professeur.
A nouveau le professeur chercha un accent de persiflage dans la voix paisible de l'appariteur. Ah ! s'il le découvrait !
- Difficile, pourquoi ? Je ne vois pas la difficulté...
Il décida de considérer la conversation comme terminée, il commanda :
- Allez à vos occupations, je n'ai plus de temps à perdre. De toute façon, au milieu des excentricités, il y a quelque chose de valable dans votre livre, mon garçon.
S'il ne parvenait pas à être aimable, il se faisait au moins condescendant : il tendit le bout des doigts au métis.
Ce fut alors le tour de Pedro Archanjo d'ignorer la main osseuse, se bornant à un signe de tête identique au salut dont l'avait gratifié le professeur Nilo Argolo de Araùjo au début de la conversation, peut-être un peu, un brin plus petit.
- Canaille ! grommela, livide, le professeur.

Bien évidemment, la rivalité opposant les deux hommes ira croissante au fil du temps. Sous la pression de monsieur le professeur, l'appariteur Pedro Archanjo perdra d'abord son emploi à l'Université (malgré l'appui de plusieurs dizaines d'étudiants et de cinq ou six sommités), puis il sera arrêté par la police, pour cause de subversion, et séjournera quelques jours en prison, cependant que ses livres aux vérités provocantes seront quasiment tous brûlés. Il finira sa vie dans la misère, en proie à une dernière ivresse, et son nom, qu'aucun de ses fils ne portera jamais, sombrera peu à peu dans l'oubli.
Mais en 1968, soit 25 ans après sa mort, un prix Nobel américain le remettra à l'honneur en lui rendant un hommage appuyé lors de son passage à Salvador de Bahia :

Je suis venu pour connaître la ville où a vécu et travaillé un homme admirable, aux idées pénétrantes et généreuses, un créateur d'humanisme, votre concitoyen Pedro Archanjo.

Stupeur et tremblements parmi les édiles municipaux : qui est donc ce Pedro Archanjo, cet enfant du pays vanté par le gringo ? Nul ne le sait mais qu'à cela ne tienne : on lui inventera aussitôt de toutes pièces une vie irréprochable et exemplaire - du genre de celle qu'on peut citer en exemple dans les magazines ou les livres d'école -, puis on célèbrera en grande pompe cette figure imaginaire, mais consensuelle, en tenant sur elle des discours élogieux et malheureusement fallacieux. L'occasion pour Jorge Amado (Jorge Leal Amado de Faria) de se livrer aussi à une agréable satire sur l'art et la manière qu'ont certains d'enjoliver l'histoire et d'embellir les hommes, souvent après leur mort.
Cette Boutique aux Miracles est donc un roman bariolé où, à travers une écriture ludique et acrobatique qui n'est pas sans rappeler l'art de la capoeira, Amado s'amuse à enchevêtrer les tribulations in-vivo d'Archanjo à ses aventures post-mortem ; on suit les unes avec intérêt, les autres avec plaisir, amusement et parfois même émotion.

Un mot encore pour dire qu'en 1941, alors qu'Amado était contraint à l'exil pour raison politique, Stefan Zweig décidait quant à lui de se réfugier au Brésil et publiait dans la foulée un livre dans lequel il donnait de ce pays une vision on ne peut plus idyllique :

[...] Tandis que dans notre vieux monde, la mauvaise plaisanterie qui consiste à vouloir élever des hommes 'de pure race', comme on le ferait pour des chiens ou des chevaux de course, est plus que jamais à l'ordre du jour, la formation de la nation brésilienne repose uniquement, et ceci depuis des siècles, sur le principe du mélange libre et sans obstacles, sur l'égalité absolue des noirs et des blancs, des jaunes et des bruns. Alors que dans les autres pays, l'égalité absolue entre citoyens, dans la vie publique comme dans la vie privée n'existe que théoriquement, sur le papier ou le parchemin, on la trouve au Brésil concrète et apparente, à l'école, dans l'administration, dans les églises, dans les professions, dans L'Armée et dans les Universités. Il est touchant de voir les enfants aller bras dessus bras dessous, dans toutes les nuances de la peau humaine, chocolat, lait et café, et cette fraternité se maintient jusqu'aux plus hauts degrés, jusque dans les académies et les fonctions d'Etat [...]

Du Zweig tout craché, à la fois écrivain hors-pair et hagiographe en diable. Mais il est certain que comparé à l'Europe nazifiée d'alors, le Brésil devait avoir des allures de Paradis terrestre où il faisait bon vivre et mourir...
Pour une vision plus juste du racisme brésilien d'hier à d'aujourd'hui, on peut lire également cet article du Monde, où l'on apprend, entre autres choses, qu'ont été répertoriées pas moins de 136 colorations de peau, soit un peu moins que cette toile intitulée 1024 couleur, une oeuvre de l'artiste vivant le plus cher du monde, à savoir le peintre allemand Gerhard Richter :

2013/02/02

René Depestre : Hadriana dans tous mes rêves


Derrière ce titre à l’eau de rose se dissimulent les trois mouvements d’une symphonie loufoque et forcément fantastique avec Depestre à la baguette. 
Au cours du premier mouvement, le narrateur relate la légende d’Hadriana Siloé telle qu’elle se racontait jadis et que voici sommairement résumée : Un mari cocufié par son fils adoptif le transforme illico-presto en un papillon-bizango sur lequel planera à jamais la malédiction paternelle. Puni par là où il a péché ce néo-lépidoptère se voit condamné à voleter d’alcôve en alcôve pour tenter d’assouvir un appétit sexuel surmultiplié. Ainsi, après avoir défloré une poignée de pucelles, l’insatiable bestiole remémore aux mères et aux épouses quelques félicités oubliées, puis elle console encore de sa trompe cinq ou six veuves éplorées, avant d’initier à la divine extase des Sœurs de la congrégation qui n’en demandaient pas tant. Ses nuits de débauches prennent fin du jour où un heureux hasard l’amène à l’entrecuisse de madame Germaine Villaret-Joyeuse, une femme d’âge et d’expérience avec laquelle il file le parfait amour à raison de 36 orgasmes/jour, façon DSK à l’hôtel Carlton. L’intégrité des jeunes filles n’étant plus menacée, la ville, en émoi jusqu’alors, respire à nouveau la sérénité. Pas pour longtemps, hélas ! A peine deux mois de répit et survient la mort tragique de madame Villaret-Joyeuse. Cette disparition, aussi soudaine qu’inattendue, ça lui bouleverse un chouia les hormones, au papillon, ça lui met les glandes à la diète et la libido aux abois. Sa dulcinée n’est pas encore mise en bière qu’il commence déjà à regarder à droite à gauche où tremper son biscuit. Une vierge, perle rare et précieuse, ferait parfaitement son affaire, qu’il se dit l’animal. Mais où diable la trouver ? qu’il se demande aussi sec. Eh bien, en la personne d’Hadriana Siloé, la fille d’un colon français, dont le mariage est prévu incessamment et auquel la gazette locale consacre son éditorial : 

« Nous tenons pour un évènement le prochain mariage de la jeune française Hadriana Siloé avec notre compatriote Hector Danoze. Les familles des futurs conjoints ont obtenu le soutien de nos édiles pour donner à ces épousailles l'éclat d'une bacchanale publique. Après le cyclone Bethsabée, la chute du prix du café sur le marché mondial, la terreur exercée sur les hymens par un extravagant papillon des bois, la disparition récente de Germaine Villaret-Joyeuse, ces noces mixtes viennent opportunément donner à Jacmel l'occasion de rythmer de nouveau sa vie dans la danse et la fantaisie »

De la danse et de la fantaisie, il y en aura. Mais aussi des larmes et de la peine. Il est tout juste 18h00, le samedi 29 janvier 1938, lorsque Hadriana Siloé, drapée d’une robe de soie, de dentelles et d’organdi, s’avance vers l’autel au son des orgues matrimoniaux. Quelques minutes plus tard, sitôt prononcé le oui sacramentel, la belle Hadriana s’écroule raide morte aux pieds du prêtre officiant. A partir de là tout part en sucette. Non seulement la veillée funèbre se déroule sur fond de carnaval, mais voilà que l’on se dispute encore la dépouille de la défunte entre partisans de rituels vaudous et adeptes de la foi chrétienne. Et kif-kif ses funérailles où alternent messe d’adieu, procession de croque-morts, gueules de circonstance… et nouba à tout casser, costumes bariolés, chants de joie et rires orgiaques. Bref, enterrée dans le respect de la liturgie catholique et le paganisme le plus débridé, Hadriana appartient désormais à la terre, ainsi soit-il.
Le lendemain, coup de théâtre : le corps d’Hadriana Siloé a disparu du cimetière de Jacmel. Une évidence s’impose alors aux yeux de chacun : un sorcier vaudou a sorti la belle de sa tombe, puis il l’a ressuscitée pour en faire son esclave. Fin du premier acte.

Dans le deuxième mouvement, une trentaine d’années plus tard, le narrateur s’essaie à une analyse théorique du vaudou et, ce faisant, offre aux lecteurs des clés pour la bonne compréhension du roman (elles m’ont toutes échappées).

Dans le troisième et dernier mouvement, Hadriana fait elle-même le récit de ses aventures en pays zombie et en profite pour lever les mystères entourant sa vie, sa mort et sa résurrection.

(L’impression laissée par ce prix Renaudot est pour le moins mitigée. Sensible à sa drôlerie et à sa poésie, un peu gêné par son érotisme échevelé, et carrément déçu par le caractère fantomatique de ses personnages, au final l’émotion fait défaut et la magie n’opère pas. C’est un livre d’esthète, qui oscille entre rêve et réalité, où la vie et la mort ne font qu’un, comme un couple enlacé ; un livre qui parle encore et toujours d’Haïti, des rapports alambiqués de l’auteur à son île et à sa population bon-enfant, empêtrée jusqu’au cou dans d’insolubles conflits : culturels, identitaires et religieux ; un livre sans plus)