2014/10/31

Entretien : Jorge Amado — Dominique Desanti (Action, mars 1948)

« La fonction primordiale de l'art est d'aider l'homme dans sa marche vers une réalité toujours plus profonde. » (J. Amado, 1948)

Même contexte historique que le billet précédent, mais avec, cette fois-ci, des questions au contour nettement plus politique, règle éditoriale du journal oblige.
On pourra éventuellement trouver à cet entretien un petit goût de suranné ou, au contraire, estimer qu'il n'a rien perdu de son actualité... mais on retiendra surtout que les intellectuels d'après-guerre participaient à la vie de la cité en s'engageant corps et âme dans le combat des idées ; aussi qu'ils n'avaient pas pour nom Soral, Zemmour et autres propagandistes à la petite semaine de la xénophobie et du nationalisme — lesquelles doctrines avaient d'ailleurs conduit l'Europe au chaos, qu'on se le dise — mais qu'ils s'appelaient alors André Malraux, Albert Camus, Jean-Paul Sartre... et Jorge Amado.

A noter enfin que Dominique Desanti, outre sa fonction de journaliste, était également romancière, biographe, historienne, et accessoirement mariée au philosophe des mathématiques Jean-Toussaint Desanti, avec lequel elle entra dans la Résistance dès la première heure.


La première fois que j'ai rencontré Jorge Amado, il était en noir, à une réception; il avait l'air, avec son visage sépia, son regard sombre, ses cheveux d'encre de Chine d'un de ses propres personnages, d'un paysan brésilien venu à la ville en costume de cérémonie, et on sentait « qu'il n'aimait pas ça ». Je lui ai d'ailleurs trouvé une tête d'ours. La fois suivante, dans sa chambre en désordre, pleine de visiteurs, tous Brésiliens, tous chassés, il portait plus de couleurs qu'un tableau de Portinari, et ça lui allait bien, il était chez lui.

Je lui ai parlé de Terre violente; mais on ne peut pas dire à un auteur combien on aime son livre quand on l'aime à ce point; et celui-ci est, sans doute, un des meilleurs romans publiés depuis la Libération, et l'un de ceux dont on a le moins parlé. 
L'auteur correspond au livre; il a fui une école de frères à 13 ans; à 15 ans, il était journaliste; à 19 ans, il publiait son premier roman : Au pays du carnaval; à 20 ans, Cacao le rend célèbre. Il parle des plantations, des taudis dans les villes, de la vie des nègres dans Bahia de tous les saints, qui le porte au premier plan de la littérature brésilienne; il remporte le « Goncourt brésilien » en 1936, l'année même où il est emprisonné pour la première fois comme révolutionnaire. En 1937, Vargas le fait arrêter à nouveau; ses livres sont brûlés, mis au pilon; en 1941, il part pour l'Argentine, revient en 1943 pour militer en faveur de la guerre aux côtés des Alliés. En 1945, il est élu député... le voilà proscrit, tandis qu'on annonce le procès de Luiz Carlos Prestes et qu'on reste sans nouvelles de Pablo Neruda.

Je l'attaque :

- Cette influence américaine qui tente par tous les moyens de pénétrer au Brésil se sert-elle des intellectuels brésiliens ? 

- Dans leur ensemble, les intellectuels réagissent contre cette influence, maintenant. Au cours de la guerre, beaucoup d’écrivains, de savants, d'artistes ont été invités aux Etats-Unis; il en a résulté une sympathie certaine, mais qui allait à l'Amérique de Roosevelt, à celle qui combattait le fascisme. Maintenant, l'influence américaine crée le fascisme, et les intellectuels s'en sont aperçus. Depuis l'interdiction du Parti Communiste, beaucoup d'entre eux (et même des catholiques, des « maritainistes » comme nous disons) se sont rapprochés de lui. Nous comptons parmi les progressistes le plus grand de nos peintres : Portinari, le plus grand architecte : Neimeyer, le plus grand chimiste : Schemberg.
Mais, pour reprendre votre question, l'Amérique a trouvé des intellectuels pour faire sa propagande; malheureusement pour elle, ce sont ceux qui avaient servi le nazisme, le fascisme et les Japonais, comme, par exemple, Plinio Salgado (qui fut le chef des « chemises vertes » brésiliens !). 
L'influence fasciste est également propagée par les livres et les conférenciers envoyés par Salazar et par Franco; notre gouvernement oppose les livres portugais venus de Lisbonne ou même directement imprimés aux Etats-Unis (les Editions Pingouin, par exemple, ou le Reader's Digest, qui ne nous a pas épargnés), à l'influence française, pourtant traditionnelle chez nous, et à notre propre littérature nationale. Tenez, au Brésil le français était obligatoire dans les écoles : maintenant, les élèves ont le choix entre le français et l'anglais.

- La technique américaine a-t-elle influencé vos romanciers ?

- Non, je ne le pense pas. Sur certains points, les deux techniques ont suivi une voie parallèle : Caldwell a retrouvé le langage des paysans; nos romanciers, en plongeant dans la vie brésilienne, ont abandonné le portugais littéraire pour revenir à la langue de leur peuple et de leur pays. 
C'est là la grande innovation des dernières années; mais la technique du récit reste chez nous... comment dire... nationale.
Avant 1930, l'influence française était très forte : ces écrivains précisément, qui écrivaient en portugais littéraire et restaient très loin du peuple (qui, de son côté, restait très loin d'eux) vivaient du souvenir d'écrivains « attiques » de chez vous.
Tenez, un fait montre l'évolution de la littérature : après la guerre, les écrivains ont vécu de leur plume, pour la première fois, tant les tirages ont monté. Autrefois, 3.000 exemplaires constituaient un gros tirage.

- Je sais que vos livres atteignent les 20.000... Dites-moi, comment se comportent vos intellectuels en face du courant révolutionnaire ?

Amado fronce un peu le visage, réfléchit, et dit lentement : 

- Nos intellectuels sont entièrement pris par la lutte, en ce moment, car il ne faut pas oublier qu'au Brésil nous luttons pour obtenir la liberté de la petite bourgeoisie libérale et que nous franchissons une étape de révolution bourgeoise. Le contenu de nos œuvres porte toujours une marque sociale, une marque de combat, de sorte qu'une peinture abstraite, par exemple, serait inimaginable au Brésil, en ce moment. La culture est devenue un front et un moyen de lutte; et n'oubliez pas le degré d'évolution de notre peuple. Les mouvements progressistes, chez nous, demandent à leurs adhérents de peindre et d'écrire pour le peuple. 
Tenez, un fait caractéristique. Nous avons un vieux poète que l'on pourrait comparer à Paul Valéry; il s'appelle Monteiro Lobato. C'est aussi le maître du conte. Il a commencé maintenant à écrire pour les enfants. Il est rentré de voyage le jour de l'interdiction du Parti Communiste; aux journalistes venus l'attendre à la gare et qui lui demandaient son opinion à ce sujet, il a répondu : « Cette décision me donne envie d'adhérer au Parti Communiste ». Le livre qu'il vient de faire éditer a la forme d'un conte pour enfants; il s'adresse en réalité aux paysans et traite de la réforme agraire; la police a saisi l'édition entière.

- De sorte que tous vos intellectuels sont « engagés » fortement ? 

Jorge Amado, tout en parlant, s'est levé des dizaines de fois, a reçu des jeunes gens, donné quelques signatures, commandé un bain à la femme de chambre. Il se rassied à califourchon sur sa chaise, les bras sur le dossier, la tête sur les bras, tandis que je demande : 

- Il me semble que situer l'intellectuel au-dessus et en dehors de la politique risque de devenir dangereux. Car, à la limite, cette position conduit à la vieille rengaine : « L'artiste est un jardinier dans son jardin », comme dit votre André Maurois, chéri de nos demoiselles. Or, nous admettons tous, n'est-ce pas. que l'artiste a un double devoir de citoyen, qui prime tout, auquel tout doit être subordonné. Dans la mesure où l'artiste s'isole de la vie, il adopte une attitude de fuite devant le réel. Et c’est déjà là une attitude réactionnaire devant l'événement, car, enfin, la fonction primordiale de l'art est d'aider l'homme dans sa marche vers une réalité toujours plus profonde. 

- Et l'existentialisme ? A-t-il pénétré jusqu'au Brésil ? Y exerce-t-il une influence ? Qu'en pensent vos littérateurs réactionnaires ?

- Nos littérateurs réactionnaires sont groupés à l'ombre de Proust. Quant à l'existentialisme, il a été précédé par sa propre critique, faite par des progressistes. Quand les premiers ouvrages existentialistes paraîtront en traduction, ils rencontreront déjà une résistance.
Les groupes d'intellectuels influencés par l'Amérique tentent bien de faire de l'existentialisme un refuge et un contrepoids au courant révolutionnaire... Mais, encore une fois, je dois insister sur la différence de situation. Les conditions de vie de notre jeunesse petite bourgeoise ne la prédisposent pas à l'existentialisme. Car, chez nous, les jeunes bourgeois ne sont pas des décadents, ils sont, au contraire, animés d'une furieuse envie de vivre. C'est pourquoi l'existentialisme échouera auprès d’eux. C'est pourquoi, aussi, les théories progressistes les entraînent.

Jorge Amado soupira :

- Et c'est pourquoi les menaces de mort contre Luiz Carlos Prestes sont ressenties même par les jeunes bourgeois comme une offense à la vie du Brésil.


Entretien : Jorge Amado — Pierre Daix (Lettres françaises, 1948)

« Peut-il y avoir de tâche plus noble pour la littérature que de contribuer à hâter la prise de conscience par les masses des problèmes essentiels de leur vie, de les aider à aller de l'avant, à mieux connaître leurs forces et leur rôle ? » (J. Amado, 1948)

Pour en savoir un peu plus sur l'auteur de La terre aux fruits d'or, de Gabriela, Cacao, Tocaia... et tant d'autres, la librairie l'Entropie met en ligne une série d'entretiens donnés par Jorge Amado à la presse écrite de chez nous, entre 1948 et 89, autrement dit : entre le plan Marshall et la chute du mur de Berlin.
On retrouvera tout d'abord, dans les pages jaunies des Lettres Françaises, puis dans celles du journal Action, les préoccupations et le climat d'une époque aujourd'hui révolue... enfin, peut-être pas tant que ça.
On assistera par la suite aux transformations du monde et d'un homme, lequel, en vieillissant, délaissera peu à peu le discours militant et, tout en restant fidèlement lié au peuple, abordera des sujets plus "actuels", tels que l'écologie, le métissage ou la religion... le tout sur fond de littérature, qui est la réelle constante.
Et on verra aussi comment, les années passant et la roue tournant, il sera de plus en plus souvent question du passé d'Amado plutôt que de son avenir ou même de son présent.

***

Nous sommes ici en février 1948, au 37 rue du Louvre, à Paris. Le ciel est gris, l'air est froid et le charbon de chauffe va bientôt manquer. A 8000km de là, par-delà l'océan, le Brésil affiche des températures autrement plus douces, mais doit encore faire face à une nouvelle crise de démocratie, celle-ci due au général-dictateur Eurico Gaspar Dutra. Depuis quelques mois, en effet, le Parti Communiste Brésilien est re-déclaré illégal et ses milliers d'adhérents, ou de sympathisants, à nouveau traqués comme des bêtes par la police militaire et l'armée, raison pour laquelle l'écrivain Jorge Amado de Faria a quitté Bahia pour rejoindre la France. Il a 36 ans et a déjà publié treize romans, dont seulement deux ont été jusqu'alors traduits dans la langue de Molière. Sa notoriété, en France, tient donc davantage à son engagement politique qu'à son oeuvre littéraire encore mal-connue.

Attention ! Pierre Daix est un journaliste communiste, Amado un écrivain communiste, et les Lettres Françaises une publication communiste ! Aussi, au cas où le mot "communiste" te poserait un problème de conscience, tu peux toujours le remplacer par celui de "résistant", c'est pareil au même.


Le jour triste s'achève. Dans le vaste bureau, au septième étage de Ce Soir, où nous nous sommes rencontrés, les objets commencent à se fondre dans la grisaille. Jorge Amado est assis dans un fauteuil de cuir, à côté de moi. Il regarde lentement autour de lui comme pour s'habituer à l'atmosphère imprécise, toute de nuances, qui nous baigne, et contemple Paris, qu'on aperçoit à demi estompé dans le soir. Il écoute posément mes premières questions, puis, tout à coup, son visage s'anime. Il parle, lentement, en espagnol :

Chez nous, la pression de l'impérialisme américain est incomparablement plus forte qu'ici et va en s'accentuant. Elle devient chaque jour de plus en plus cynique, de plus en plus ouverte. Non seulement le gouvernement du dictateur Dutra n'a plus d'indépendance véritable, mais il n'a même plus une apparence d'indépendance. Par exemple, la veille du jour où, par jugement du tribunal supérieur électoral, le parti communiste a été interdit, le commandant des forces américaines au Brésil a lancé à ses troupes un ordre secret les appelant à prendre des mesures de sécurité pour le lendemain, et les avertissant que ce jour-là la parti communiste brésilien serait interdit.

Vous parlez de forces américaines ? Comment se fait-il qu'il y ait encore des forces américaines au Brésil ?

Il ne devrait plus y en avoir, mais les Américains ont conservé des bases militaires chez nous, et, naturellement, des forces armées pour les occuper. Ce sont principalement des forces de l'aviation. D'autres mesures du même ordre ont depuis été prises. Les députés communistes ont été privés de leur mandat, les journaux progressistes interdits, la Constitution est de plus en plus bafouée.

Quelle est la nature de cette constitution ? Est-elle démocratique ?

Quand le Brésil eut pris, sous la pression populaire, la décision de se ranger aux côtés des alliés dans la guerre, Vargas fut contraint de rappeler les exilés et de rouvrir les prisons politiques. La presse fut libérée, et l'ordre démocratique établi. Les forces démocratiques s'organisèrent et se développèrent. L'Association Nationale des écrivains, analogue à votre C.N.E., joua un rôle très important dans le développement du mouvement démocratique. A son premier congrès, en janvier 1945, elle demanda l'établissement d'un régime démocratique et contribua puissamment à la chute de Vargas. Huit ans après sa dissolution par Vargas, à la fin de 1945, le parlement national fut reconstitué. En septembre 1946, une constitution fut adoptée, constitution encore très imparfaite, mais démocratique néanmoins. C'est cette constitution qui n'est pas appliquée ou qui est violée.

Vous avez parlé du rôle important jour par l'Association Nationale des écrivains du Brésil. Comment l'expliquez-vous ?

Depuis les temps où le Brésil était un pays colonial, la lutte pour la culture est chez nous intimement liée à la lutte pour la démocratie et la liberté; elle est inséparable de l'action politique. De tradition, les écrivains savent que leur combat ne peut se dissocier de la lutte du peuple pour de meilleures conditions de vie. Notre pays compte plus de 70% d’illettrés. C'est seulement en portant les moyens d'existence à un niveau plus haut par l'industrialisation, par la réforme agraire, en conquérant à la fois notre indépendance et une vie plus heureuse que nous pourrons avoir la large audience nationale qui est indispensable au développement d'une culture riche. Le prestige politique des écrivains est d'ailleurs très grand. Beaucoup d'entre nous ont été élus députés. Tous les partis ont tenu à présenter des écrivains sur leurs listes. Le parti communiste en compte sept parmi ses députés.

Quel a été le rôle de l'Association Nationale des écrivains depuis la récente évolution des événements ?

L'Association Nationale des écrivains a tenu un second congrès en octobre 47. Elle a notamment adopté une déclaration pour la paix mondiale, elle a demandé que la Constitution soit appliquée, elle a pris des motions pour la libération économique du Brésil, pour la levée de l'interdiction du parti communiste. Elle a analysé les menaces contre la culture qui découlent de la situation actuelle et s'est élevée contre les brimades dont sont victimes les écrivains et les journalistes progressifs.

La situation des écrivains s'est-elle améliorée depuis ?

Non. Bien au contraire. Sous la pression étrangère, les mesures policières ont redoublé. Au moment où je partais pour la France, la police venait d'interdire deux pièces de Nelson Rodrigues. L'une d'elles parce qu'elle posait, timidement d'ailleurs, le problème noir au Brésil. Candido Portinari a dû s'exiler à Montevideo; Niemeyer, le grand architecte, a vu tous ses contrats cassés par le gouvernement. Il a été invité à faire des cours dans une université américaine, mais le Département d'Etat des U.S.A. a refusé de lui accorder son passeport. Le poète Aydano de Canto Ferraz a été condamné à 6 mois de prison; Raphael Corriedo de Oliveira, un grand journaliste indépendant, est poursuivi pour avoir écrit des articles anti-américains. Des dizaines d'autres artistes et écrivains subissent chaque jour des vexations et des brimades de la part du gouvernement. Dernièrement, le grand écrivain catholique espagnol José Bergamin, qui devait faire des conférences au Brésil, s'est vu refuser l'autorisation de séjour, et il a dû repartir aussitôt arrivé.

Quelle est, dans ces conditions, la situation de la culture au Brésil ?

La pression américaine se manifeste une fois de plus et tout particulièrement contre la culture française. Vous connaissez l'importance que nous attachons, depuis les temps coloniaux, à ce qui nous vient de France. Eh bien ! par divers moyens, notamment en empêchant les livres et les films français d'arriver chez nous, on tente de détruire cette influence. D'autre part, le gouvernement organise l'importation massive de livres édités en portugais. Comme les U.S.A. se sont mis à en éditer en grande quantité, cela revient à nous submerger d'écrits américains. Une édition portugaise du Reader's Digest avait d'ailleurs frayé la voie depuis longtemps. Il en est de même pour les films, et nous versons, chaque année, plus de 10 millions de dollars pour voir les productions d'Hollywood.

Comment pensez-vous que votre pays sortira de cette situation ?

Je voudrais d'abord vous parler encore des efforts de notre gouvernement pour seconder les visées d'expansion yankee dans le domaine culturel. On a lancé maintenant une campagne tout à fait officielle pour un art qui soit dégagé de la politique. Je dois dire qu'elle ne rencontre aucun succès auprès des écrivains. De plus en plus, au contraire, les artistes et les écrivains entrent dans la lutte pour l'indépendance politique du Brésil. Il est significatif, par exemple, que le grand romancier catholique Jose Geraldo Veira soit devenu un militant du parti communiste, comme Graciliano Ramos, Dancelio Madicido, ou les peintres Jose Pancetti et Graciano... Comme je vous le disais tout à l'heure, nous avons conscience que la tâche essentielle des intellectuels du Brésil est de lutter sans trêve pour obtenir des conditions économiques et politiques qui permettent notre émancipation et notre indépendance.

Malgré toutes ces tâches urgentes, vous continuez d'écrire. Que préparez-vous actuellement ?

Je prépare un roman important sur le Brésil de 1941 jusqu'à l'époque actuelle [Les Souterrains de la Liberté], où je veux montrer la grande évolution de notre peuple et ses combats pour la liberté. Peut-il y avoir de tâche plus noble pour la littérature que de contribuer à hâter la prise de conscience par les masses des problèmes essentiels de leur vie, de les aider à aller de l'avant, à mieux connaître leurs forces et leur rôle ? Le destin de la culture est lié aux combats des hommes qui veulent connaître enfin la liberté et la joie.

Amado m'a regardé en souriant, avec cette moue et ce léger froncement de sourcils qui indiquent chez lui le contentement. J'ai pensé que, décidément, le Brésil n'est pas aussi éloigné que la géographie pourrait le faire croire.

2014/10/25

Rachel de Queiroz : Jean Miguel

Chapitre 1

Jean Miguel eut dans la main qui tenait le couteau la sensation moelleuse de trouer un paquet. L'homme, blessé au ventre, tomba en avant et, sous son corps, du sang épais se mit à couler en un ruisseau rouge et tiède formant des flaques violacées dans les trous du carrelage...

Les deux premières phrases du roman nous plongent d'emblée dans le vif du sujet : un pauvre paysan du Nordeste, sous l'emprise de l'alcool, en éventre un autre qui l'insultait dans un bastringue. Arrêté pour son crime, puis incarcéré, le meurtrier va alors passer deux ans à se morfondre en prison en attendant d'être jugé... et finalement libéré.
Et donc un livre avec aussi peu de suspense que d'action, mais des questions à foison. Car derrière l'apparente pauvreté du thème de ce bref récit, Rachel de Queiroz ne cesse en réalité d'interroger son lecteur. D'abord sur l'étrange facilité avec laquelle une vie peut parfois basculer du 'mauvais côté'... Ensuite sur la psychologie des criminels, lesquels paraissent moins torturés par le remords d'avoir tué que par les conséquences de leur crime : la privation de liberté et, surtout, de moyen d'influer sur le cours des événements. Ainsi, coincé qu'il est entre les quatre murs d'une cellule, Jean Miguel ne peut guère empêcher sa compagne de le tromper avec son geôlier. Encore faut-il ajouter ici qu'elle ne lui met des cornes qu'à seule fin de subvenir à ses besoins, et donc qu'elle non plus, bien qu'étant libre, ne dispose pas d'une totale liberté d'action. Du reste, dans ce roman, personne n'est entièrement maître de son destin, pas plus les prisonniers que leurs proches ou leurs gardiens... personne... et c'est bien là ce qui relie tous les personnages entre eux, dans un sentiment d'inter-dépendance, voire de fraternité.
Ajoutons qu'il est aussi question de l'amour et de la mort, du châtiment et du pardon, et probablement d'autres choses encore, le tout écrit dans un style simple et direct duquel ce huis-clos tire sa force.
Savoir enfin que Rachel de Queiroz, alors jeune communiste, dut soumettre son manuscrit au Parti avant publication... et qu'il fut désapprouvé par un comité d'imbéciles. Ces derniers, chargés de veiller à l'édification des masses, ne surent pas voir en effet les vertus pédagogiques du roman (mise en garde contre l'abus d'alcool, dénonciation de la misère, salut par le travail...), mais jugèrent simplement inopportun de publier l'histoire "d'un travailleur qui en tue un autre".
Jeune femme de caractère, Rachel passa outre la censure. Et elle fit bien.

Chapitre 4
(l'examen de conscience de Jean Miguel, après quelques jours d'emprisonnement)

Santa lui avait apporté un hamac, le même hamac aux rayures blanches et bleues que l'on suspendait dans la petite pièce chez eux. Là, dans la saleté ambiante de la cellule, il avait pris un ton délavé de hamac de malade ou de défunt.
Couché, Jean Miguel regardait fixement sa main qui s'étirait sur le tissu du hamac d'un geste négligent. Les doigts sombres, aux phalanges courtes et aux ongles aplatis, semblaient avoir leur physionomie, leur tête. Le pouce, plié, se voyait à peine ; l'index se courbait un peu vers l'intérieur, comme un bossu ou un cagneux ; court et épais, raide, dans son immobilité de chef, le majeur pointait. Un anneau d'argent entourait l'annulaire ; et le petit doigt, malhabile, presque sans ongle, avait l'air de ne pas compter — un enfant au milieu des adultes.
Pour éviter d'avoir des fourmis, Jean Miguel ferma la main. Et en faisant ce geste, il se souvint de l'autre — du geste initial du crime, la main fermée sur le manche en corne du couteau. Il eut un frisson. Il rouvrit la main, il la regarda avec des yeux nouveaux, en cherchant ce qu'elle avait de criminelle.
Mais, calme, inoffensive, lourde, la main gardait sa manière pacifique de repos et de paix.
Néanmoins, c'était la même main... les doigts, maintenant tremblants, avaient la même apparence des jours anciens, des heures de travail et de plaisir.
La même...
En vain, dans un examen anxieux, il chercha le vestige du crime, du couteau, de la main frémissante. Rien n'avait changé en elle, comme rien n'avait changé en lui-même.
Alors, pourquoi sa vie de tous les jours avait-elle subi une révolution aussi étrange, douloureuse, irrémédiable ?
Il avait cessé d'être un homme, il avait perdu le droit de vivre comme les autres, de marcher, de parler, d'ouvrir une porte.
Il était comme une bête féroce que l'on garde enfermée pour qu'elle ne fasse de mal à personne.
Ceux qui avant voyaient en lui un ami, un copain, le voyaient maintenant comme un être monstrueux qui, après une vie entière se révèle, tout d'un coup, tel un sorcier qui devient serpent, sous une forme nouvelle pleine de perversion et de maléfice.
Et, malgré tout, il était encore bien lui-même. Rien en lui n'avait perdu l'ancienne forme. Ni l'âme ni le corps. La figure était la même, les mains étaient les mêmes, le cœur était le même...
L'homme d'après le crime était le même que celui d'avant le crime. Et pourtant c'était l'homme ancien qui subissait maintenant le châtiment conçu pour l' « autre » !...
Parce que celui qui savait vivre, qui savait rire, qui avait pitié, qui avait de la nostalgie, qui faisait l'aumône, qui priait, n'était pas le criminel que tout le monde insultait et qui faisait peur aux gens, celui qui était en prison.
Lui, il était bien le premier, l'innocent. L'autre n'avait vécu qu'une minute... à l'heure fatale de la mort.
Ce hamac familier le sentait bien inchangé ; son coeur était encore capable de tous les sentiments d'avant. Il avait seulement fait, sans trop savoir comment, ce malheur.
Et tout ça, au bout du compte, un seul geste, une seule seconde, pouvait changer toute sa vie ?
Il y avait criminel et criminel... Il avait tué... mais il n'était pas criminel...
Ou bien est-ce que tous les criminels se sentent aussi comme ça ?
Il rapprocha à nouveau sa main immobile. L'impression de dégoût était passée.
Et, petit à petit, la main amie, pécheresse, tomba sur sa poitrine, posée fraternellement sur l'autre, l'innocente.
Il s'endormit.


Chapitre 19
(les réflexions d'un détenu condamné à 8 ans pour homicide volontaire)

[...] Y a rien de pire en ce monde pour un homme que de passer sa vie en prison. On dit qu'il n'y a pas de malheur qui ne profite... Mais quel profit peut-on tirer en mettant une créature sous les verrous ? Si ce n'est pour venger ceux qu'on a tués... Mais quel intérêt peut-on tirer de cette vengeance ? Et quand Notre-Seigneur a-t-il dit que la vengeance était une bonne chose ? Et ce qui m'enrage le plus, c'est toute cette souffrance gâchée... comme quelqu'un qui tue pour détruire... Qui est-ce qui sort gagnant avec cette histoire de prison ? Le gouvernement a tous ces hommes sur le dos, il faut les entretenir, et en plus, il doit payer les soldats pour les garder. Le patron perd son employé, et souvent son homme de confiance. La terre n'a plus personne pour la bêcher, pour la faucher, pour la planter. Combien de mesures de maïs on n'a pas cueillies parce que je n'étais pas là ? Et nous aussi ? A quoi ça nous sert, la prison ? A nous rendre pires, c'est tout... On apprend à mentir, à se cacher, à ne plus avoir de cœur, tellement on se fait écraser par tout le monde. On perd l'habitude de travailler et, dans le meilleur des cas, on fait ces petits boulots de femmes, assis par terre... En vivant en mauvaise compagnie, ceux qui ne sont pas méchants par nature et qui ont fait une bêtise sans savoir comment, à la fin, ils deviennent comme les pires... Dis-moi, seu Jean, dis-moi pour l'amour de Dieu, quel profit y a-t-il pour cet homme qui est mort, pour le peuple de Riachão, à me mettre là à pourrir dans cette porcherie, avec mes enfants qui meurent de faim, ma femme qui s'esquinte pour trouver une gamelle de haricots et une calebasse de farine ? Parce que ce malheureux a crevé, ça valait la peine de mettre tous ces gens-là dans cette misère ? Est-ce que Dieu sur la terre comme au ciel commande une loi pareille ? Est-ce que ça n'aurait pas été beaucoup plus juste que je sois resté à travailler dans mon coin, en donnant à manger à cette bande d'enfants qui ne sont pas responsables de ce que leur père a fait et qui, eux, sont en train de payer ? Est-ce que ça ne serait pas beaucoup mieux qu'ils me forcent à nourrir la veuve du défunt et même à élever ses enfants ? Ça, ça serait juste, ça serait une loi correcte !

Rachel de Queiroz : Jean Miguel (1932)
Traduction de Mario Carelli (1984)
Aux Editions Stock


Jangadeiro (1943)                               Retirantes (1952)
Deux eaux-fortes de Raimundo Cela
(1890-1954)

2014/10/19

Jorge Amado : Conversations avec Alice Raillard

« Une oeuvre qui est à elle seule un continent, comme le Brésil dont elle projette partout l'image, avec sa lumière et ses zones d'ombre, sa violence et sa tendresse » (Alice Raillard, à propos de l'oeuvre de Jorge Amado)

Fin 1985, dans sa maison du Pelourinho, Jorge Amado accordait une série d'entretiens, ici réunis, à sa traductrice et néanmoins amie Alice Raillard, à qui l'on doit notamment les versions françaises du Vieux marin, de la Boutique aux miracles, Tereza Batista, Tieta d'Agreste, etc.
De cette rencontre amicale entre un homme bon et une brave femme, ne pouvait naître qu'un livre sensible et généreux, unique en son genre. Certes, on trouvera de-ci de-là plusieurs redites, des choses déjà lues dans Navigation de cabotage, puis à nouveau relues dans l'Enfant du Cacao, ou même Jardin d'hiver, mais, grâce à l'espèce de magie qui relie parfois un être à un autre — ce grand mystère qu'on appelle "l'amitié" parce qu'il faut bien lui donner un nom —, ces conversations débouchent parfois sur des révélations : elles font éclore des paroles qui ne pouvaient guère se dire qu'entre Alice et Jorge, ainsi des passages durant lesquels Amado lui parle de son père avec tendresse et émotion :

 - Ton père a participé aux grandes luttes entre planteurs : il ressemblait aux colonels des Terres du bout du monde, avec cet espèce d'envergure terrible ?

- Non. Mon père était un homme d'un grand courage, il participa à toutes ces luttes (...) mais c'était un homme qui n'était pas arrogant, mon père était d'une bonté infinie. C'était un homme extrêmement bon, extrêmement généreux, qui avait le culte de l'amitié ; il a aidé une foule de gens, y compris des gens qui n'en valaient pas la peine. Et il n'avait pas la moindre fatuité. Ce n'était pas un homme qui racontait ses exploits (...) Pas du tout. Pour lui c'était une chose normale et naturelle (...) Mon père était le contraire de la morgue, c'était un homme cordial dans ses manières, gai, il aimait rire, il aimait plaisanter (...) un homme d'une grande force intérieure, un homme qui s'est battu, un homme qui fut riche, qui fut pauvre (...) ou plutôt dans la gêne (...) mais toujours accroché à la terre, c'était tout pour lui. La terre du cacao, la plantation, c'était ce qu'il aimait le plus au monde. Ça et ses fils. Mon père fut un homme qui aima ça et sa famille, sa femme et ses fils. Un homme formidable, un homme très bon. Je pense à mon père tous les jours.

Bel hommage d'un fils rendu à son père et à son héritage, ce culte de l'amitié qu'Amado-fils n'a jamais cessé d'honorer : Graciliano Ramos, Arthur London, Anna Seghers, Ehrenbourg, Neruda, Carybé, Sartre, Verissimo, Rossellini... ... le plus grand des "murs d'amis" jamais construit ! Et de tous ceux-là aussi, Jorge Amado nous en parle avec tendresse, évoquant les luttes menées en faveur de la paix, de la justice, de la liberté, cette longue et riche histoire politique, à la fois nationale et internationale, sur laquelle il revient sans aucune amertume, malgré le grand fiasco du grand soir.
Et puis, ces conversations sont aussi l'occasion, pour l'écrivain, de revenir sur soixante années de création littéraire : genèse de ses principaux romans et vaste panorama de la littérature brésilienne, le lecteur y découvrira plusieurs pistes de lecture auxquelles il n'aurait jamais songé sans l'aide d'un parfait connaisseur...

Donc, pour résumer la chose, nous avons là de la politique, de l'histoire, de la littérature, le tout mâtiné d'éléments biographiques, et tout ça imbriqué de manière si naturellement fluide que ce bouquin se lit comme un roman. Et un bon! Mais sans doute parce que la vie d'Amado (1912-2001) en fut un également.

Cours de géographie :

Le Brésil est un pays qui ne répond pas aux mêmes coordonnées que les autres pays d'Amérique latine. Ici intervient le fait, par exemple, que nous avons peu de vocation continentale. Probablement parce que nous sommes, à nous seuls, un pays si grand que nous sommes nous-mêmes un continent. La langue également nous sépare des autres pays d'Amérique latine [...] C'est pourquoi je dis toujours que la littérature latino-américaine n'existe pas, il existe des littératures... Rien n'est plus différent d'un écrivain argentin qu'un écrivain mexicain, d'un écrivain chilien qu'un écrivain cubain, ils sont entièrement différents. La formation ethnique est différente. Et d'un point de vue économique, on trouve des pays en voie de développement — l'Argentine, le Mexique, le Venezuela, le Brésil —, d'autres qui sont extrêmement sous-développés comme le Paraguay ou la Bolivie, comme les pays d'Amérique centrale, on trouve un pays qui se réclame du socialisme, qui est Cuba, avec une économie non capitaliste. On voit clairement qu'il n'y a pas d'unité. Il n'y a pas d'unité non plus dans la formation ethnique. On a des pays où dominent l'ascendance indienne et l'ascendance espagnole — le Pérou ou l'Equateur —, d'autres où sont intervenus des éléments noirs, comme Cuba, un peu le Venezuela, d'autres qui ont été surtout formés d'émigrants, comme l'Argentine — bien des Argentins se considèrent comme européens pour ce qui est de leur culture. Alors, quelle unité y a-t-il : quelle unité littéraire ? Aucune. Ce sont différentes littératures.
Je crois que parler de « littérature latino-américaine » est une expression qui a une connotation colonialiste. Et quand elle est employée par des Ibériques, des Espagnols surtout, elle a une connotation impérialiste ; et quand nous l'acceptons, nous nous plaçons dans une situation de colonisés. C'est mon opinion.

Leçon d'histoire :

[...] La politique étrangère américain est la chose la plus stupide du monde, carrée, sans souplesse, d'une incapacité politique totale, si bien qu'ils passent leur temps à solliciter des étrangers — Kissinger ou d'autres — chaque fois qu'ils ont besoin d'un peu de souplesse. La politique étrangère américaine est ahurissante, subissant partout, successivement, des échecs, surtout dans le tiers-monde, en dernier lieu en Afrique, partout. Ils sont dominateurs, pleins d'eux-mêmes, confiants dans leur force et ils font ces sottises, comme ils firent avec Cuba, et maintenant avec d'autres, comme on le voit avec le Nicaragua...

De politique :

De droite, de gauche, je crois que ce sont des expressions qui ne signifient rien, pour moi ces mots ont un sens totalement différent. Droite veut dire faim, misère, dictature, et l'on trouve alors des éléments de droite dans tous les régimes, qu'ils soient capitalistes ou soi-disant socialistes. Gauche pour moi veut dire paix, veut dire liberté, veut dire ne pas avoir de misère, avoir un emploi, avoir la culture pour tout le monde, et avoir la liberté. La Liberté. Pour tout le monde.

Je ne suis concerné que par ce qui touche au peuple. Le sentiment d'appartenir à une classe sociale ne me dit pas grand-chose. Je suis en faveur de la classe ouvrière parce qu'elle souffre d'injustice, qu'elle est maltraitée, parce qu'elle travaille et ne recueille pas tous les fruits de son travail. La majeure partie de ce qu'elle réalise va servir à ceux qui ne travaillent pas, qui profitent, qui exploitent. Je n'ai aucun sentiment de classe, mon sentiment est le sentiment du peuple. Je ne me sépare jamais de lui. Quand on s'en sépare, on tombe dans cet élitisme des intellectuels de gauche, si répandu et si dangereux, qui leur fait dire parfois tant de sottises, démontrant qu'ils ne connaissent pas le peuple, qu'ils n'ont aucun sens de ce qu'il est. Cela provient d'un sentiment de classe. Ils adhèrent à la classe ouvrière, mais comme ils sont en général issus de la classe moyenne, de la petite bourgeoisie, quelquefois de la grande bourgeoisie, ils ont une espèce de honte de leur appartenance et veulent se dédouaner. Ils se font alors les idéologues de la classe ouvrière, parlent en son nom, prétendent la représenter et interpréter la vie à partir de ce qu'ils considèrent, eux, être la conscience de classe. En réalité ils ne connaissent pas le peuple dans sa complexité, dans sa vraie dimension, et ont à son égard une dose de méfiance et une dose de mépris.

Et de littérature appliquée :

Je suis un conteur d'histoire, l'auteur est un conteur d'histoires, je pense que les romanciers c'est ça surtout.
On peut inventer toutes les théories que l'on voudra et l'on en invente beaucoup, et l'anti-roman et le nouveau roman et je ne sais quoi, que c'est l'écriture qui compte et que le contenu n'a pas d'importance..., mais au fond le roman c'est une histoire racontée. Et mieux elle sera racontée, meilleur sera le roman, quelle que soit l'histoire. C'est ça la vérité, on n'en sort pas. Et en matière de roman, rien n'a surpassé encore les grands classiques : Cervantes. Après le Don Quichotte, on n'a rien fait de nouveau en matière de roman, avec tous les « modismes », tous les modernismes, toutes les écoles, toutes les tendances, avec tout et tout et tout, personne n'a absolument rien ajouté à Don Quichotte, pas même l'engagement. Cervantes a fait tout ce qu'on pouvait faire et après lui on n'a rien fait de nouveau. Et le roman est une histoire que l'on raconte. L'histoire d'un individu, d'une classe, d'une caste, d'un lieu, d'un groupe de gens, d'un couple, d'un fou, d'un philosophe, d'un gardien de troupeau, n'importe quoi, mais c'est une histoire, l'histoire de quelqu'un ou de quelque chose, de faits, individuels ou collectifs, c'est une histoire que l'on raconte à partir de ce qu'on sait de l'être humain. C'est ce que je pense.

Jorge Amado : Conversations avec Alice Raillard (1990)
Aux Editions Gallimard


Deux toiles d'Antônio Bandeira (1922-1967)

2014/10/14

Notes sur Ian Geay, la littérature et la mort (1)


Vendredi 26 septembre, la librairie Entropie recevait avec le plus grand plaisir des hôtes de marque à l'occasion de la stupéfiante parution de la sixième floraison de la revue Amer : Ian Geay, maître d'œuvre de la chose, Lilith Jaywalker — qui y livre un passionnant entretien de près de cent pages —, notre ami Karim Olivier Mebarkia (qui n'a jamais pris la peine de publier quoi que ce soit), Le Moine Bleu, le Préfet maritime, Laurent Diox étaient là, ainsi qu'une quarantaine d'autres personnes de tout aussi mauvais aloi (dont une partie de l'équipe de Gérard über Alès, par exemple).
Discussions et libations ont évidemment duré jusqu'à une heure avancée, le tout s'achevant par une sorte de sit-in sur le trottoir devant la librairie, comme sur une plage l'été autour d'un feu de camp mais sans feu ni guitare.


À propos de Ian, notre ami le Moine Bleu nous a demandé de reproduire ici un article que son alter ego Laurent Zaïche vient de lui consacrer, première partie d'une étude approfondie — ce que nous nous empressons de faire ci dessous.


La sixième édition de la revue Amer, dont nous vous entretenons régulièrement ici, est une splendide réussite. Trois entretiens, rythmés et évocateurs, y sont accessibles : avec un cinéaste révélant le génie utopiste d'ouvrier(e)s-jardineur(se)s organisé(e)s, une belle comédienne de giallo movies idéalement agressive, une littératrice pornographo-encyclopédiste sûre de son adorable (mé)fait, sans parler de beaucoup d'autres textes, et de chroniques (dont celles, littéraires, d'Éric Dussert, dit Le Préfet maritime, toujours instructif et pertinent) donnant également à penser, à voyager, à aimer. La chlorophylle y fait sa loi. L'idée y fleurit. La corruption fin-de-siècle, délicieusement pestilentielle, y est remuée de mains expertes. Tout cela, tout ce plaisir, nous le devons à un homme - mais est-ce un homme, au fait ? - : Ian Geay, l'organisateur, l'homme-orchestre de cette salutaire publication, qui y consacre toute son énergie depuis des années.

Le texte qui suit se veut la première partie d'une étude de ce qui apparaît et apparaît moins de sa pensée, d'un certain rapport entre ce que nous croyons avoir identifié, depuis notre prise de connaissance des travaux du bonhomme, entre sa méthode, qui nous a toujours beaucoup séduits et convaincus, et un projet général, ombre abstraite portée, sur cette méthode, d'une position conceptuelle directrice, dont nous nous sentons davantage éloignés. Ce conflit interne nous semblant définir de manière assez exacte l'attitude ambivalente du personnage devant le fait esthétique, et en particulier la littérature.

Ce texte se réfère, formellement, à toute une série d'articles publiés par Ian Geay dans différentes revues et ouvrages, dont les références seront, bien entendu, chaque fois précisées. Il renvoie néanmoins, plus spécifiquement, à l'article ouvrant ce numéro 6 d'Amer, et intitulé Le Lambeau pourpre.

Qu'il nous soit permis de réitérer ici à l'adresse de son auteur - et avant tout dire - l'expression de notre profonde admiration. 




Notes sur Ian Geay, la littérature et la mort 
(1) Faim de cycle.



 « Quelque chose de la littérature se nicherait là,
dans ce manque de l’écriture et l’expérience consécutive de l’indicible à dire,
c’est-à-dire dans l’expression de l’impuissance du geste esthétique
à saisir et retenir le réel tout entier. »
(Ian Geay, La chrysalide du cochon, in Quoique n°2.)
« Tout livre est stercoraire.
Toujours, toujours, toujours. »

(Ian Geay, Toujours toujours toujours, in Quoique n°1.)

« C'est à un petit garçon de trois ans que je dois
mes connaissances sur l'origine de l'angoisse infantile.
Un jour qu'il se trouvait dans une chambre sans lumière,
je l'entendis crier : « Tante, dis-moi quelque chose,
 j'ai peur, parce qu'il fait si noir ».
La tante lui répondit : « À quoi cela te servira-t-il,
 puisque tu ne peux pas me voir ?
 - Ça ne fait rien, répondit l'enfant,
du moment que quelqu'un parle, il fait clair. »

(Sigmund Freud, note additionnelle aux
Trois essais sur la théorie de la sexualité.)


De ce que les nombreuses études de M. Ian Geay consacrées, depuis des années, si ce n'est des décennies, au spectre de la décadence littéraire s'avèrent, sans exception, savantes et rigoureuses, comment conclure sans injustice à la domination, chez lui, d'une conception générale, d'une philosophie de la rigueur ? Reste à s'entendre sur les termes. Il est indéniable que la pensée de Michel Foucault, pour ne citer que cette référence épistémologique canonique, aura exercé sur celle de Ian Geay une influence décisive. La grande assimilation - constituant comme un leitmotiv de ces travaux ci-dessus évoqués - opérée par ce dernier entre le mot, le dire, la littérature, d'une part, la mort, ou plutôt le néant, d'autre part, semble bien procéder d'un certain désespoir comparable de l'exprimable (tout au moins de l'adéquat exprimable), de la croyance en un retard irréversible de tout discours vis-à-vis de chaque vérité humaine émettant ce discours en toute nécessaire opacité, en toute nécessaire inconscience.
Les sources théoriques, cependant, ayant nourri la réflexion de M. Geay sont bien autres et diverses. La grande critique de la séparation, en particulier, quels que soient ses apôtres modernes ou anciens, aura ainsi su débusquer la voie de son coeur, sans parler de celle de son cerveau. Quelqu'un qui juge tranquillement Lacan « illisible » (Amer n°6, p. 145) serait-il taxable de structuralisme orthodoxe ? Et quant au triomphe éventuel, en son âme, de l'esprit de sérieux désignant souvent telle Weltanschauung rigoriste, la chose nous semble carrément exclue. Ladite âme, comme nous l'allons bientôt voir, serait pour cela bien trop multiple, le souci, bien trop constant chez elle, des correspondances gigantesques à l'oeuvre dans l'univers, des ressources infinies de recomposition, grouillante, précisément offertes par la corruption généralisée des corps et de la langue, associés. Le nihilisme, enfin, au sens très politique du mot (ou russe, si vous préférez), de ses options pratiques fondamentales permet, en sus, d'écarter toute ambiguïté. La seule connaissance sérieuse qu'il conviendra jamais, pour M. Geay et ses amis, de retirer de ce monde ignoble touche au plus plus sûr moyen d'y bouter l'incendie, définitif.
Villiers de l'Isle-Adam, notre maître, associait en son temps le sombre ressort comique au but privilégié d'une telle combustion plaisante. Le sérieux, suggérait-il entre deux larmes de rire sanglant, c'est la mort.
Il se trouve que, de ce type d'humour, Ian Geay n'est nullement dépourvu, que son ironie rongeuse s'exerce même, à dire vrai, en tout sens, à tout moment. Et s'il goûte d'ordinaire le silence ainsi qu'une douce libération, notre forestier psychogéographe, dès lors qu'il s'est mis au travail, s'entend aimablement à faire feu de tout bois.


 
 
Ian Geay, monstre végétal.
« Si l'image du garçon de morgue qui tombe amoureux
du macchabée qu'on lui apporte est un lieu commun
qui ne choque plus en province, il est peut-être
plus difficile d'imaginer notre bon et loyal Paul Brouardel,
la moustache au vent, se moussant le pingouin 
en léchant les mucosités
tout droit sorties de la bouche cariée 
de phtisiques ou de prostituées refroidies... »

(Toujours toujours toujours, in la revue Quoique n°2).
 
Le caractère composite de ce style pourrait ainsi se voir figuré : une grande sécheresse broussailleuse soudain embrasée d'images colorées, rougeoyantes, à moins qu'on ne préfère évoquer, thermiquement, sa froideur parfaite de dissection, d'un coup chaudement vaporisée de quelque trait d'esprit distancié, jouissant d'avoir accumulé, avec patience, tel matériau comique hautement calorifuge, dans l'étalement antécédent - justement, et c'est un paradoxe - de phrases glacées, piquetées de précision, d'exactitude médico-légale. Bref, savoureux et acide chaud-et-froid que cette manière, lacis touffu de culture et de végétation dans lequel l'obstination, l'obsession de M. Geay d'y tailler sa route, avec nonchalance et élégance, contamine aussitôt le lecteur (M. Geay a également beaucoup de lectrices) d'un plaisir trouble, étrange.

Dans ce numéro six - ultime - de la revue Amer, son intérêt explose pour les dérivations sémantiques paradoxales, cet intransigeant mélange des contraires, pour le présenter sommairement, caractérisant notamment l'habitude décadente fin-de-siècle. La définition de ce fameux lambeau poétique pourpre - nom dudit mélange - est le fait d'un célèbre commissaire-chef de la belle écriture classique. Horace, en effet, dès son Art poétique, présente en substance ce lambeau pourpre (« purpureus pannus ») comme un ratage littéraire procédant de l'accolage maladroit (comme par « lambeaux » ) - et normalement risible - de mots chacun possiblement utilisables et participant de cette beauté pourpre réclamée par le canon classique, mais issus, réciproquement, de sphères sémantiques inconciliables. Le droit de tout oser en poésie ne saurait aller, selon Horace, « jusqu'à permettre qu'aux douceurs s'unissent les rudesses, que les serpents aillent avec les oiseaux, avec les tigres les moutons. Souvent, à un grave début, rempli de grandes promesses, on coud un ou deux lambeaux pourpres susceptibles de briller au loin (...). Enfin que l'oeuvre soit ce que l'on veut ; qu'elle soit du moins simple et une ». Les rapports entre le normal et le pathologique allant cependant, la chose est connue, fluctuant au cours de l'histoire, ce qui horrifiait Horace et ses disciples (ou les faisait rigoler) devient, à la fin du dix-neuvième siècle, l'apanage de littérateurs tels que Huysmans, Laforgue ou Mirbeau, lesquels s'y entendent désormais comme pas un pour proposer telle monstruosité de phrases associant, entre mille exemples rafraîchissants, syphilis et parfums, barbaque pourrie et fleurs, douleur et délice, etc. 

Tous les passages consacrés, dans Amer n°6, par Ian Geay, à de telles dérivations paradoxales constitue la part la plus brillante de son étude, sa part la plus dialectique. La façon dont les différentes tentatives de réprimer ou, antérieurement, conjurer, prévenir ces associations poétiques monstrueuses se retournent fatalement contre elles, pour en produire l'exemple désirable même, faisait déjà l'objet d'un développement passionnant dans son article Toujours toujours toujours. Quand Brouardel, ponte de la médecine-légale parisienne y est dit fustiger, au nom de la morale, les décadents venant souvent chercher chez lui (au moins dans ses oeuvres) quelque image-choc de cadavre et d'organe disjoint décomposé recyclable, « ce que nous pressentons dans ce mauvais procès qu'il intente aux mauvais littérateurs (...) c'est à la fois l'embarras et la culpabilité du spécialiste de la mort face à la littérature stercoraire qui se nourrit de ses propres livres. En pensant endiguer la progression menaçante de l'informe grâce au pouvoir structurant de la pensée et de l'écriture, il alimente une littérature du faisandé dont l'une des composantes principales est la décomposition de la forme » (in Quoique n°1). Et Ian Geay de citer, dans la foulée, le Pierrot fin-de-siècle de Jean de Palacio : « Contrairement à toute poétique classique, appuyée sur les notions de gain, clarté, séparation (des genres), intégrité, mesure et santé, une poétique de Décadence se situe d'emblée du côté de la perte, confusion, amalgame, morcellement, outrance et maladie. »

Il se trouve que cette esthétique se trouve en quelque sorte, chez Ian Geay, immédiatement relayée, et défendue par ses propres choix formels d'exposition. Le talent qui est le sien à évoquer la spécificité de cette genèse esthétique n'est pas celui, neutre et innocent, d'un universitaire quelconque affrontant la corvée d'une thèse extérieure. Les limites entre l'étude et la justification se trouvent souvent obscurcies, à l'aune de ses propres conceptions - stercoraires - de toute littérature. La très haute précision de ses dérives tendrait à culminer dans le service desdites conceptions, suscitant une manière, la sienne, de lambeau pourpre... 
M. Geay se comporte en effet souvent stylistiquement (au moins) comme ces décadents qu'il étudie, et aime (au moins) lire. À proprement (salement) parler, il les distingue moins qu'il ne les suit, en une langue bariolée, dérivant avec intensité à leur suite, maillon autochoisi de cette sarabande bacchique dont aucun membre ne reste sobre. Syndrôme de Stockholm ? La confusion de ses propres options et des choix décadents, en regard de la grande impossibilité que M. Geay assigne au mot, est patente. Les décadents n'ont parfois, sous sa plume, dans son article Le Lambeau pourpre comme dans les précédents, plus d'extériorité, ni d'époque cependant que lui ne se reconnaît plus de frein à les suivre, pour se trouver, et se perdre, avec eux. Significativement, son article sur Brouardel, dans Quoique n°1, se voit rapporter à une « mythobiographie » interrogeant notre rapport à l'abject. Identiquement, dans son interview de Lilith Jaywalker, dans Amer n°6, il évoque, en une boutade, le télescopage éventuel d'une « conception très linéaire de l'histoire en contrepoint d'une vision moins vectorielle et plus cyclique de la chose, sujette au surgissement, où nous avancerions avec audace une mytho-théorie, etc ». Ne serait-ce point là la manière la plus fidèle de présenter ce conflit permanent déchirant la pensée de Ian Geay entre méthode (de dérive linéaire ultra-précise, serrée, et éblouissante) et système (cette pensée débouchant sur une conception générale, presque mythique, de LA littérature), procédant de l'absence d'envie de s'abstraire de ce plaisir particulier de la dérive à l'intérieur de l'objet scientifique ?

Peu nous chaut (ni froid, bien entendu) que cette méthode, si c'en est une, ait précédé son idée stercoraire-littéraire ou inversement. M. Geay se promène dans une forêt, voilà tout. Et il se trouve que cette forêt, à supposer qu'elle ait un sens, une nécessité objective (historique) quelconque, ne l'intéresserait plus autant, à ce compte. Une vue d'ensemble n'est, pour ainsi dire, pas envisagée, risquant peut-être de détourner du sentier, de cette très rigoureuse anarchie de pérégrination. Comprendrait-on que l'herbe pousse ? Demanderait-on ses papiers à un chêne ? S'il y a méthode, elle consisterait, à la vérité, en l'inverse de celle jadis préconisée par Descartes, dans son discours du même nom, suggérant, afin de conjurer l'égarement intellectuel, de s'astreindre toujours (toujours toujours) au progrès dans la même direction, fût-elle défavorable au départ, cet entêtement devant bien finir par mener quelque part, à force : de préférence hors ce bois maudit grouillant de loups, de goules, parfois même de nord-vietnamiens communistes déchaînés et assoiffés de sang, sans parler d'autres périls tout aussi essentiels, la forêt étant par définition le lieu de l'inquiétude et de la mort-vivance, ainsi que nous le soupçonnons déjà à ce stade de notre étude, confuse et ramifiée.
M. Geay, pour lui, bien loin de Descartes, entend se perdre avec méthode dans la forêt de signes qu'il se sera choisie. Il digresse, bifurque, au gré du moindre buisson ou épiphyte tropical dont il lui aura plu, soudain, d'épouser l'azimut marginal. Voilà pour son côté éminemment végétal et monstrueux, la chose faisant évidemment, pour nous, pléonasme. M. Geay, dans le moindre de ses développements, prolifère, pousse partout des racines aériennes, s'incruste ailleurs en formant de nouveaux troncs. Et quant à la diversité de ses influences, déjà évoquée, rappelons que la pluralité de génomes coexistant au sein d'un même arbre (l'unicité fondant précisément, par contraste, l'identité insécable, donc le vivant du non-monstrueux) n'étonne plus guère aujourd'hui les spécialistes tropicaux, quoiqu'elle les laisse interdits.

Chaque livraison de Ian Geay sur la décadence constituerait ainsi ce que l'on nomme, chez ces derniers, une unité réitérée, ou groupe de branches reproduisant exactement la structure primitive tige-feuilles, dont l'auto-suffisance apparente masque souvent, densité et touffeur oblige, la tendance à la confluence vers l'ensemble arborescent, autrement dit le principe de celui-ci, son maître-mot, sa raison de poussée.

De fait, la cohérence globale de cette pensée (« rhizogénétique »,  ainsi que M. Geay en convient lui-même à la note 23 de son Lambeau pourpre), sa systématicité (inconsciente), ne sauraient s'apercevoir idéalement que depuis l'espace : vues du ciel, comme dirait M. Arthus-Bertrand, d'où se découpe alors, sous les yeux de ceux qui, comme nous, le lisent depuis des années avec plaisir et admiration (M. Geay, pas M. Arthus-Bertrand, envers lequel, d'ailleurs, nous ne nourrissons aucune haine spécifique, nous qui sommes des généralistes), une véritable canopée d'arbres timides : phénomène bien connu des botanistes, consistant en un évitement (toujours largement inexpliqué à cette heure) des groupes de branches les plus importants, la même occurrence pouvant intervenir symétriquement à l'autre extrémité de l'arbre (les racines s'entrecroisant en un joyeux foutoir et les branches supérieures non, ou inversement), le tout donnant à ce feuillage l'apparence macrocosmique d'un puzzle géant aux limites délicatement apparentes, aux sections finalement associées, enfin à l'unité recomposée par l'observation (en l'espèce, la nôtre).
Un système, en somme, végétal plutôt que philosophique.
C'est ainsi que ce dernier travail écologique-imaginaire de M. Geay, Le Lambeau pourpre, possède à notre sens la vocation principale de fournir la clé, dans ses non-dits et évitements thématiques même, d'une telle systématicité arborescente.
Il s'agit là, en effet, d'une étude formellement spécialisée (le rapport de la décadence littéraire au végétal, à ses métaphores et hybridations monstrueuses) mais échappant finalement à la spécialisation du fait même de la plasticité redoutable de ce thème, de la richesse, débordante et incontrôlable, de cet objet, ce germe primitivement précis foisonnant cependant irrésistiblement outre ses limites, éclatant celles-ci comme un Ficus benghalensis éclate le tronc du palmier ayant accueilli son développement originel.
Amer n°6, par ce choix végétal, excède forcément tout ce que la sinuosité méticuleuse des études antérieures de Ian Geay pouvait nourrir de risque spécialisé : il impose à la conscience, à la mémoire, à l'imagination des lecteurs (aux nôtres, une fois de plus, en tout cas) le devoir proliférant de sortir de toute logique interne à la décadence, de voir celle-ci d'ailleurs, depuis l'Ailleurs, un ailleurs bien de son époque, dont les livraisons précédentes de la revue n'auraient pu - faute de ce thème végétal - atteindre l'ensemble des articulations dialectiques. Tel aspect de la décadence littéraire s'étant vu, à chaque fois, traité par lui auparavant (Amer mis à part, n'oublions pas les articles de la revue Quoique, à laquelle Ian Geay collabore) en un sens, malgré tout, particulier : le Coeur, la Domesticité, la Boxe, etc (et ceci n'interdisant pas, chaque fois, il faut y insister, le foisonnement intérieur), le sens des sens, cependant, impensé, cristallise en ce développement ultime, et végétal, contenant tous les autres, puisque contenant M. Ian Geay lui-même (au-delà, une fois de plus, voire contre tous ses présupposés et hypothèses conscients d'être philosophique).


Le désespoir du mot.

Or, nous voilà ainsi revenus à notre point de départ. Le fond, problématique, de la philosophie consciente de M. Geay. Sa part non-végétale. Sa Weltanschauung, comme l'on dirait dans l'Espagne du nord-ouest. Sa conception du monde, et notamment de la littérature, laquelle procède, comme vous ne l'ignorez point, d'une mise en forme de mots. Un rassemblement dont M. Geay doute fortement, pour employer une pauvre litote, de la pertinence efficace. Sa grande affaire, à lui, étudiant passionnément la décadence littéraire, et ses accouplements monstrueux de sèmes opposés, de fleurs et de maladie ou de boucherie, est toujours la même : toujours, toujours, toujours le rapport de la littérature en général, de la pulsion littéraire à la mort.
L'écriture (« le livre »,  écrit-il) serait « toujours stercoraire. »
Ceci, à en rester là, pourrait déjà s'entendre au moins (nous n'avons que deux mains, pardonnez-nous, et autant d'hémisphères) de deux manières, dont l'une, n'en doutons pas, serait plus proche que l'autre de la mystérieuse conception de l'auteur.
Soit l'inadéquation du mot à la chose est essentiellement impérieuse, et accessoirement navrante. Alors, tout écrivain, tout poète, tout assembleur de mots ne manifesterait jamais, dans le plus abouti de ses travaux, que son impuissance congénitale à dire le réel en sa vérité. En ce cas, reconnaissons d'abord que l'impuissance ne signifie pas la mort de manière obligatoire, que d'aucuns vivent fort bien la chose, du moins s'en accommodent, contrairement aux injonctions écrites de certains virilistes (et conformément, sans doute, à la pratique quotidienne de ceux-ci) : MM. Zemmour et Soral, par exemple, très mâles.
Soit, deuxième solution, pour nous plus séduisante : l'écrivain ou poëte véritable serait, certes, voué au morbide mais en tant que l'être, autrefois déterminé, capable d'abolir sciemment son individualité historique afin de se mettre au diapason des correspondances du monde, rejetant la dictature du vouloir-dire ponctuel des mots, de ce fascisme contingent de la langue, préférant de ceux-ci la seule, et haute, capacité évocatoire. Désespérer, alors, de sa position particulière, de son identité historique et des responsabilités débiles précises qu'elle impose (gloire, triomphe marchand dans cette vie, bonheur gras et aveugle de la possession et de la réussite) serait commun aux hommes, aux meilleurs des hommes (ou aux derniers d'entre eux), aux plus conscients de la nullité positive des exigences d'une époque triviale, aux hommes de la Décadence, de toutes les décadences de l'histoire, lesquelles (ainsi que, selon le mot célèbre de Huysmans, toutes les fins-de-siècle se ressemblent) communiqueraient d'une certaine manière, an-historique, organique, cyclique, en un mot : végétale, ou végétative.
Mais revenons, si vous le voulez bien (et sinon, prenez la porte s'il vous plaît, tu me fatigues) à la première hypothèse.
La disjonction essentielle du mot et du réel.
Ian Geay est, là, radical et sans équivoque : « Le langage, écrit-il, revient à dire les choses en leur absence, ce qui veut dire qu'il ne dit rien d'autre que l'absence des choses qu'il représente. » (Le Lambeau pourpre, Amer n°6, p. 31). Il évoque, dans la foulée, un « hiatus original entre les choses et les mots, le réel et sa représentation, l'être et le non-être » (id.). Surtout, la malédiction qu'il suppose au mot désigne aussi le malheur, la mélancolie, la peine que porterait ce dernier, l'amoindrissement de la vie qu'il signifierait nécessairement : « Pour le dire autrement, ce que disent les mots de ces choses, n'est rien d'autre que ce rien qu'elles sont, ce "non-être qui circule quand on parle" selon la formule de Michel Foucault. Pierre Macherey explique que le langage dit les choses comme elles sont, c'est-à-dire comme elles ne sont pas. C'est ce néant que découvre Mallarmé au cours des froides nuits de Tournon alors qu'il tente fiévreusement d'écrire son Hérodiade (...) » (id.).
Ici, sauf quant à cette considération qu'on peut en effet, à l'occasion, se les cailler grave à Tournon, ville par ailleurs charmante, nous nous séparons résolument de ce point de vue, dont le sombre et gigantesque « hiatus » qu'il admet ne nous semble ni « original » ni réel.


Brouardel et la digue du cul.

Les mots, dans leur insuffisance même, dès lors que celle-ci est nécessairement dynamique, collective et poétique, font advenir les choses avec une immense nécessité. Ces deux instances n'en forment à dire vrai qu'une, dont il serait vain de la vouloir scinder ainsi, en deux hypostases, éternisées.
Nous y reviendrons bientôt.
Commençons modestement par cet échec des mots, que nous acceptons sans problèmes comme moment, pourvu qu'on le circonstancie et le conditionne le plus largement possible.
Il se trouve, au risque de nous répéter, que c'est précisément ce que fait toujours Ian Geay, dont la rigueur implacable, en l'espèce, fait merveille dès lors qu'elle s'échine à dégager du matériau concret, déterminé, fécond (le Foucault de l'Histoire de la Sexualité ou de Surveiller et Punir, identiquement, se séparant pour nous avec bonheur de l'épistémê idéologique des Mots et les Choses). Il serait vain de citer ici les développements jouissifs de ses articles, auxquels nous renvoyons le lecteur, et dont, une fois de plus, la prolifération organique de bourgeonnements savants fait la malice et excite la pensée, tandis que les positionnements de fond venant les émailler, seuls, posent parfois problème.
Les nombreux personnages dont Ian Geay aura, au cours de son existence, débrouillé, au scalpel, la trame existentielle ou artistique : ce brave Dr Brouardel en particulier (ex-directeur, et tritureur de maccabes en chef de la Morgue parisienne), qu'il soumet à un terrible traitement de déshabillage idéologique dans son trépidant article Toujours toujours toujours, sont des personnages extraordinairement déterminés, chargés de caractères et de complexes dont les nuances historiques de composition interdiraient presque de les rapprocher de quiconque, écrivain ou non. Pourtant, le Dr Brouardel, à suivre Ian Geay (contredisant là sa propre méthode) n'accuserait aucun caractère spécial en tant que producteur d'écriture. Il écrirait, en quelque sorte, sous une dictée universelle, une impulsion de désirs secrets faisant structure, ou plutôt (tout de même, restons corrects) intéressant (au sens d'une action crapuleuse intéressée, en l'occurrence, s'agissant de ce charmant ponte hygiéniste bourré de secrets ignobles) l'ensemble de l'humanité écrivante, savante, esthétisante, au fond tout uniment objectivante. L'objectivation serait ainsi essentiellement aliénation (au sens dépréciatif, feuerbachien, du terme) : « Nous nous accommodons généralement, écrit Ian Geay, de notre propre merde et de son odeur. Moins de celle des autres, à moins de la mettre en boîte. De l'esthétiser. Le geste esthétique est une mesure d'hygiène : comme "l'aspiration culturelle à la propreté", elle est une digue que la culture élève là où précisément le refoulement "organique" ne suffit pas ou plus. Tout ça pour ça, nous direz-vous. Oui, car écrire n'est jamais autre chose que poser une digue de papier, un voile de cellulose ; et un livre, la trace suspecte - car paradoxale -, d'une part soustraite. » (Toujours toujours toujours, in Quoique n°1).

Certes, la pertinence du lien étymologique emprunté par Ian Geay à François Dagognet pour traiter le cas Brouardel, entre abject (ce qu'on jetterait à terre, par dégoût, mais qui serait susceptible, alors, soumis au regard différenciant, d'éveiller du désir) et objet, semble incontestable : Brouardel, devant la décomposition des corps, à laquelle il n'assisterait plus guère qu'en spectateur distrait, en spectateur littéralement absorbé, pour y être plongé toute la sainte journée jusqu'au cou, entendrait figer cette décomposition galopante, la transformer en objet (par la classification, la photographie pathologique, etc) à la fois pour en cultiver le désir, forcément honteux, et (corollaire social de ce très-propre principe de plaisir) retarder, à son petit niveau, de sa petite situation socio-symbolique de toubib reconnu et honoré chèrement acquise, le passage, la dictature implacable de la déchéance des formes.
De même, les parties disjointes et maltraitées de chaque corps, le corps synthétique disparaissant, croulant sous l'analyse morbide progressive (Ian Geay s'en remet là significativement, dans l'exergue de son Lambeau pourpre, à une analogie foucaldienne tirée de l'Histoire de la Clinique), conduisant membres et organes, peu à peu, à se séparer les uns des autres avant de sombrer dans la disparition misérable finale, seul le discours, donc, l'écrit, le mot seraient jugés aptes par le refoulement idéologique à maintenir un tant soit peu de cohérence parmi cette pourriture envahissante, à dresser contre cet innommable, qui ne doit pas le rester, une digue (Ian Geay dixit), un barrage.
Pourquoi ce destin, cependant, ou cette épopée lamentable, serait-elle celle du mot, tout le mot, le mot lui-même davantage que celle, plus simplement, de la fausseté moralisante - au fond limitée à telle époque, à telle prégnance idéologique contingente - débusquée à l'origine de ce projet de maintien homogène des fluides et humeurs viscérales ? Brouardel, personnage historiquement infâme, odieusement précisément déterminé, aura tenté de dissimuler sous un prétexte moral, civilisateur, hygiéniste, universaliste, la propre crasse bourgeoise de son âme, et voilà tout. Ian Geay suggère même de considérer, dans la propre mort de l'illustre praticien, de la tuberculose - pathologie dont il était spécialiste et aurait dû, en principe, se relever sans dommages - une forme de suicide par acceptation, épuisée, d'un refoulé torturant et insupportable. Fort bien. Cela nous va comme ça. À strictement parler (nous ne sommes ni stricts ni sérieux), nous sommes d'accord là-dessus. On n'écrit, en effet, jamais pour les raisons qu'on dit. Seulement, tout cela : les raisons fausses et authentiques des uns, et puis des autres, finit par se savoir, et même s'écrire. Ce qu'écrit, par exemple, M. Geay sur Brouardel détruit gaillardement le fantasme d'objectivation écrite représentée par la jolie science de ce dernier. La différence évidente de l'un à l'autre écrivant réside précisément dans cette volonté de détruire, dans cette pratique critique de l'écriture caractérisant l'un, et repoussée par l'autre avec horreur. Il y a écrire et écrire, de même qu'il y a monde et monde, révolution et révolution.
Soit le monde ne bouge pas, les révolutions n'étant jamais que celles des planètes : un très comparable éternel retour du même et alors, c'est vrai, l'inadéquation du mot au monde représente un souci, car la connaissance de ce qui se trouve ainsi réduit à un simple donné intangible demeure absolument indépassable. Soit le monde est susceptible d'être combattu, détruit, nouvellement changé par la liberté d'un sujet, et alors tel mot ne renverra qu'aux mots des autres hommes et à leurs inadéquations réciproques, autrement dit à leur mise en rapport prochaine forcément agissante, extension de cette seule vérité qui vaille : la liberté absolue, chaque seconde efficiente et bouleversante, de la pensée, dont le mot ne représente jamais qu'une objectivation rapide, un symptôme passager, lancé dans le flux d'une phénoménologie constituant, elle, l'essentiel (sans pour autant qu'elle méprise l'objet, sans qu'elle méprise le mot erratique).

                                                     Le poète, mal armé ? Allons donc...


Crise de vers.

Dans sa référence à Mallarmé, Ian Geay passe sous silence deux vérités fondamentales de la crise de Tournon (et, plus généralement, de la seconde partie des années 1860, au cours desquelles le poëte avoue sans ambages, à ses amis, risquer de basculer dans la folie). D'abord que le malheur de Mallarmé, à cette époque, présente des facteurs nettement extra-littéraires (des deuils personnels, l'humiliation et la tristesse quotidienne d'enseigner aux rejetons de la bourgeoisie provinciale, qui le harcèlent de méchancetés, sans oublier une certaine précarité matérielle : « Art-dèche. Ce nom me fait horreur, écrit-il à Cazalis le 30 août 1864. Et pourtant il renferme les deux mots auxquels j'ai voué ma vie. »). Bref, autant de misères que le mot pur qu'il fréquente alors, ce Grand oeuvre auquel il s'abandonne Mon esprit se meut dans l'Éternel et en a eu plusieurs frissons » - à Cazalis, mai 1866 ; « Je suis depuis un mois dans les plus purs glaciers de l'Esthétique » - au même, juillet 1866, etc, etc), se révèle en effet impuissant à contrecarrer. Mais il y a plus : cette crise poétique, précisément, n'est, chez son sujet, qu'une crise, bientôt dépassée, une crise de croissance. Le « néant » glacial éprouvé à Tournon, comme le dit Ian Geay, ne débouche pas sur la mort, il cède la place non seulement au pouvoir nouveau désormais inébranlable du poëte conscient de ses buts mais surtout à l'acceptation joyeuse, ou tout au moins salubre, saine, vitale de ses limitations. On sait aujourd'hui que le conte L'Agrément inattendu, de Villiers de l'Isle-Adam, décrivant l'étrange splendeur d'un lac souterrain brusquement offerte aux yeux d'un visiteur, spéléologue de rencontre, est probablement une forme de remerciement adressé à Mallarmé pour l'administration de joie, d'euphorie extatique jamais oubliée qu'avait représenté pour lui le séjour chez son ami, à Avignon, en 1870, au cours duquel lecture lui avait été faite de son très hermétique Igitur. L'impuissance, relative, du mot ne fait plus ni désespoir ni néant, elle donne la vérité de la poésie, définit les conditions objectives de son exercice, de son être comme besoin vital non-négociable. Cette vérité de l'erreur est collective et humaine. Il est tout sauf indifférent que l'approche concrète de la guerre de 1870 accélère la sortie de crise mallarméenne. S'il n'est pas sûr que Mallarmé ait alors lu Hegel, il est obligé d'en avoir entendu parler, ne serait-ce que par Villiers. On trouve la trace d'une telle influence possible dans ce genre de remarques posant, en tout cas, le mot du poète, et la fonction de ce dernier, avant tout comme témoignage, comme écho, comme relais du monde : « Je suis maintenant, écrit Mallarmé, impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, - mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi. » (à Cazalis, 14 mai 1867) ; « La première phase de ma vie a été finie. La conscience, excédée d'ombres, se réveille, lentement formant un homme nouveau, et doit retrouver mon Rêve après la création de ce dernier. Cela durera quelques années pendant lesquelles j'ai à revivre la vie de l'humanité depuis son enfance prenant conscience d'elle-même. » (à Cazalis, 19 février 1869).
Ce statut de pur écho symboliste, assumé par le poète, n'a, d'ailleurs, pas vocation à évacuer complètement le projet de sens, d'adéquation classique du mot à la chose, pourvu que ce projet lui-même soit ironiquement (passée la terrible crise) reconnu également inadéquat et glorieux : « Je redeviens un littérateur pur et simple, écrit Mallarmé le 3 mars 1871. Mon oeuvre n'est plus un mythe ». De fait, certaines lectures trop « structuralistes » de Mallarmé auraient eu, dans les années 1960, le tort, selon J.-L. Steinmetz, d'oublier ce rapport au sens, recherché et privilégié, et d'attirer plutôt « l'attention sur la polysémie de ces textes où comme pudiquement s'ajourne la compréhension. Nombreuses furent les interprétations qui se donnèrent libre cours pour déployer à l'infini lettres, mots et significations, dans l'espoir d'en épuiser le sens ou plutôt d'en promouvoir la "signifiance". Certes, Mallarmé éprouva quelque bonheur à faire se réverbérer phonèmes ou graphèmes, à produire des entrelacs, à favoriser des équivoques ; mais aucune lecture (cette "pratique") ne saurait se développer si l'on défie l'articulation calculée par lui des mots entre eux, si l'on ne décèle, déplacée la plupart du temps, leur obligatoire fonction grammaticale. Toute entreprise de compréhension échoue dès lors qu'on s'abandonne à la seule séduction de virtuosités splendides. Le sens mallarméen, qui se génère mot à mot, repose sur un principe de retardement qui diffère l'élucidation finale par une succession d'indices de plus en plus irrécusables. » (Préface aux poésies et autres textes de Mallarmé, Livre de Poche, 2005, p. 27).
C'est ce simple « principe de retardement » dans la compréhension de soi-même qu'avait, à notre sens, expérimenté durement Mallarmé au cours de sa longue crise des années 1860, laquelle le nourrit en substance autant qu'il s'en éloigne.
À condition de s'observer honnêtement, de remonter ainsi à rebours le cours de sa propre éducation, de sa propre évolution pédagogique, chacun reconnaîtra de celle-ci la linéarité, son caractère de fondu-enchaîné, pour parler le langage du cinématographe, autrement dit l'importance progressive et temporelle de chaque séquence de savoir vis-à-vis de la suivante. Dans le cas de Mallarmé, ce « passage par le négatif, qui risquait de le conduire au suicide, l'a fait déboucher enfin sur une forme de certitude qu'il ne remettra plus en question par la suite : d'une part, l'univers existe à l'extérieur de l'homme dans son immanence matérielle qui ne dit mot ; d'autre part, nous sommes des êtres de langage, et ce langage s'édifie aussi sur une certaine absence des choses singulières placées dans le monde. Dans ces conditions, le constat d'une impossibilité aurait pu se faire. Ce n'est pourtant pas à une telle difficulté qu'il se heurte, puisque, riche de l'unique force que représente la faculté de nommer et, bien plus, de configurer des fictions, il n'a pas reculé devant le "nouveau devoir" qui s'imposait à lui : énoncer le monde en ses situations les plus remarquables ou les plus frivoles, tout en admettant qu'on ne pourra mieux produire qu'un "glorieux mensonge". » (Jean-Luc Steinmetz, op. cit., p. 26).
Un « mensonge », donc, qui ne mène pas son sujet à l'abattoir, loin de là, et dont le temps qui passe, forme réelle du concept, révèle même la « gloire ».
Le temps confie ainsi deux sens différents à une maxime composée de mots strictement identiques, selon que celle-ci se voit soumise à un adolescent ou à un vieillard près de sa fin.
La phrase poétique pourrait dès lors se définir comme « une  nécessité pour comprendre et se comprendre (...) Et la pureté qui s'en dégage, loin d'être l'indice d'une désincarnation funeste, authentifie une quintessence du réel, perçue au plus vif de ses contradictions et mobilités. » (ibid. p. 25. C'est nous qui soulignons). Qu'on mette en rapport cette désincarnation-là avec la perfection du langage informatique binaire : sa sublime aptitude au référencement impeccable ! Soit dit en passant, c'était bien l'intérêt subversif d'un film comme Matrix de lier précisément une telle adéquation à l'empêchement du réel, à la stricte impossibilité, pour l'humanité, d'en jouir. La structure matricielle devait y être combattue et détruite précisément parce que sa vérité incontestable représentait le mensonge suprême, la suprême impuissance.

 
Borges en pleine montée.

 
Tlön-express

De même, le lecteur d'un texte, chargé de son propre background, son propre contenu temporel, historique, bref de sa propre individuation irréductible, produira en le lisant un texte différant absolument du même texte, tel que vu (conçu et écrit) par son créateur. C'est évidemment la leçon borgésienne du Quichotte de Ménard.

Dans Amer n°6, Ian Geay, citant ce texte et d'autres, de Borges, conclut au sujet de ce dernier : « Il suggère qu'il ne fait qu'écrire sous la dictée ce que d'autres ont déjà dit, ce qui induit que tout est déjà écrit. » (pp. 140-141). Et que, comme dit plus loin : « tous les livres sont à écrire, ou à réécrire. » (id.). Un optimisme qui nous sied mieux. En vérité, le sujet nous semble ici largement excéder le seul problème du Livre, à lire ou écrire (celui-ci constituât-il, pour Borges, la métaphore suprême). Il concerne à dire vrai celui du néant de langage des hommes, et l'attitude qu'on se doit d'adopter vis-à-vis de lui. Quand Borges écrit à son lecteur (ainsi que rappelé dans Amer) : « Nos néants diffèrent à peine ; le fait n'est que fortuit et sans importance que ce soit toi le lecteur de ces exercices et moi leur rédacteur », peut-être y distinguerons-nous, davantage que Ian Geay, l'apologie joyeuse, pleine de vie, d'un tel néant du mot.
Tout est peut-être, en effet, « déjà écrit » dans tous les univers, mais alors d'une manière tellement infiniment diverse que ce « déjà » déjà passé a déjà explosé, aussitôt qu'on l'aura conçu, dans toutes les directions de la temporalité, et du possible. Impossible de considérer semblable expérience de profusion, de richesse, de bonheur, de réconfort directement liée à l'insuffisance, l'inexactitude radicale du mot, comme un problème, ni que la littérature, de fait, ainsi entendue, constitue l'antichambre morbide, l'exemple de disjonctions suprêmement moroses et funestes (un rapprochement auquel Ian Geay, pour être honnête, ne procède point au moment précis d'évoquer Borges, quoique cela soit sa position générale). Le fait d'assumer clairement l'impossibilité de s'entendre sur une vérité pourtant simple, pourtant épuisable, du plus élémentaire, du plus « factice » des phénomènes (un mot écrit dans un bouquin), ne nous paraît point, pour autant, la révélation d'un désolant chemin de mort. Le disjoint, chez Borges, ne semble pas camouflé. Il est vecteur d'ironie, vertigineuse. La conscience, indéfiniment lancée, perdue dans un processus de recollection prométhéenne, s'y connait là à ce point comme telle qu'elle reconnaît, maintes fois, son échec. Du coup, en est-ce un, vraiment ? Le mot écrit et lu aura fait penser, vivre, tenir, progresser. Il aura informé son sujet, il l'aura réjoui (la joie étant une augmentation de l'être), et à travers lui, les autres, le monde. Borges trouvait justement, à l'occasion, dans ce désespoir d'avoir le dernier mot une forme de remède paradoxal contre le nihilisme de l'adéquation imposée, quelle qu'elle soit.

François Taillandier le confirme en ces termes (les passages non-italiqués sont soulignés par nous) : « La fiction borgésienne (...) est d'abord une fabrique où la lecture et la réflexion, la technique littéraire, l'imaginaire et le rêve concourent à la constitution — la reconstitution — d'un monde fort différent de celui que nous avons accoutumé. Nous avons insisté sur une charge critique que nous jugions insuffisamment perçue. Mais à l'avers de la réponse aux illusions du siècle, et de leur congédiement, se dessine ce que l'on nommerait aujourd'hui une contre-proposition : celle de réinstaller, dans notre paysage mental, des dimensions oubliées et par là nouvelles... La Factory borgésienne déploie son activité entre les différents plans où s'installent les codes fondamentaux, les schémas perceptifs, les ordres empiriques, les interprétations qui conditionnent l'appréhension de la réalité. En l'occurrence, moins que du raisonnement, elle produit du jeu, et de la conjecture davantage que de l'affirmation. Mais on sait que ce jeu est précisément celui qui nous apprend le monde à travers des histoires. Il y a un effet Borges, qui ressortit à l'humour et à la distance critique ; mais en reconvoquant des formes « périmées » de la pensée, en découvrant les secrètes identités — ou en déployant les disparités les plus inconcevables — des temps, des lieux, des actes de l'odyssée humaine, il réouvre pour nous une réalité en voie de réduction. Une vision du monde est délivrée et proposée, qui l'enrichit, le réenchante et, si nous le voulons, nous désincarcère. (...) Axiome : toute conjecture est légitime, quoique invérifiable, et parce que invérifiable. Et ces perspectives indéfiniment démultipliées, symétriques ou inversables nous permettent de défamiliariser, de débanaliser le monde et la vie. Nous accédons à un réel qui ne se réduit pas à l'évidence du visible, du déjà-là, du donné environnant ou de l'imaginaire réifié des écrans ordinaires, des images courantes ; à un monde magnifié parce qu'il est une question, parce qu'il est entouré, et irradié, par l'inconnaissable. (...) C'est peut-être cela, la « littérature » : un paysage intérieur, un édifice symbolique donnant statut humain à la réalité brute, la proposition multiple, réitérée, sans cesse en travail, de références, de métaphores, de questions, de vertiges et de rétablissements. » (François Taillandier, Borges, une restitution du monde).

L'inadéquation du mot, en vérité, chaque instant, aux objets de la perception d'un sujet, l'inadéquation de ce sujet à lui-même, à sa propre vérité intérieure momentanée, comme sujet de ses propres mots, de son propre retour sur lui, et enfin : l'inadéquation des mots de tous les hommes envers leurs situations réciproques diverses, ce gigantesque réseau d'imperfections apodictiques du langage dirait, pour nous, bien plutôt sa vérité esthétique collective, la coexistence nécessaire de milliards de mondes réels dans lesquels basculer. Quand, pour Ian Geay, répétons-le : « l'écriture est un voile porté [cette notion mayesque d'illusion nécessaire, en quelque sorte, revenant plusieurs fois sous sa plume] sur la disjonction du vivant et de sa représentation », quand  « cette opération esthétique sépare là où elle prétend réparer et dit réunifier ce qui est disjoint lorsqu'elle se contente de le recomposer en tant que séparé. Le morbide, produit du geste esthétique, témoigne d'un irrémédiable dépérissement du corps, mais conserve par ailleurs le souvenir nostalgique d'une perfection antérieure dont l'image reste la gardienne. » (Toujours toujours toujours, in Quoique n°1), cela vaut, sans doute, bien comme critique de l'idéologie artistique prétendant assumer la réalité suprême des idées, dans « l'opération » esthétique gratifiante, en-dehors de tout intérêt pour le monde réel, la vie, les contradictions réelles, bref comme critique de cette fausse conscience bourgeoise du monde toujours reconduite à un niveau plus ou moins élevé, et à laquelle Marx, les Situationnistes ou d'autres ont réservé le sort qu'elle mérite. Le secret crasseux du livre, de cet objet distingué, à couverture somptueuse et pages immaculées, que Ian Geay ramène à la condition inhumaine des ouvrières misérables chargées de le fabriquer (sa référence aux Soeurs Vatard, de Huysmans, à la fin de l'article Toujours toujours toujours), ce secret-là est avant tout un secret marchand. Marx le dévoile en des termes approchants, dans Le Capital, leurs critiques résonnant alors sur un mode généalogique. Mais Marx est bien moins mélancolique que Ian Geay. Et s'il reconnaît, avant lui, une masse de subtilités métaphysiques à la marchandise, il verse cependant, sur toute cette pitoyable affaire, un torrent de larmes de rire (fort contagieux), que les gauchistes d'aujourd'hui, présentant le vieux barbu comme quelque sociologue rouge tolérant, plein d'empathie, au fond, pour les curailleries de prolétaire, ne perdraient pas leur journée à méditer : « Transportons-nous maintenant sur le terrain de l'action : le marché.  Nous y accompagnons un échangiste quelconque, notre vieille connaissance le tisserand, par exemple. Sa marchandise, vingt mètres de toile, a un prix déterminé, soit de deux livres sterling. Il l'échange contre deux livres sterling, et puis, en homme de vieille roche qu'il est, échange les deux livres sterling contre une bible d'un prix égal. La toile qui, pour lui, n'est que marchandise, porte-valeur, est aliénée contre l'or, et cette figure de sa valeur est aliénée de nouveau contre une autre marchandise, la bible. Mais celle-ci entre dans la maisonnette du tisserand pour y servir de valeur d'usage et y porter réconfort à des âmes modestes. » (Le Capital, Livre premier, 1, III). Bienvenue dans le monde effectivement enchanté de l'équivalence universelle, laquelle ne ferme sa porte ni aux douceurs de la culture, ni aux délices de la mysticité...

Mais la critique vaut-elle pour toute pulsion, tout départ esthétique ? Car ce n'est pas la seule littérature que Ian Geay tient ici dans son viseur, mais toute pratique esthétique. Dans Amer n°5, consacré à la photographie, la critique « essentialiste » de ce dernier art se superpose volontiers, en particulier lors d'interviews passionnantes accordées à des artistes très différents, à une critique « sociale » ou « politique » assimilant le besoin photographique à une tendance classificatoire, presque policière, qui s'ignore, ou disons plus ou moins consciente, et souvent funeste pour ses sujets même (Ian Geay cite l'exemple des Communards, avides de se faire photographier afin d'immortaliser la Révolution, pour le plus grand profit ultérieur de leurs bourreaux physionomistes). Et l'on se souvient aussi du secret véritable, ultime, du secret modèle de l'Art, ainsi identifié par Ian Geay dans sa préface magnifique (sans doute le plus beau texte que nous lui connaissons) au recueil de photographies Sang-Froid, publié aux Âmes d'Atala en 2011 : la prolétaire qui prend la pose, durant des heures, dans l'atelier mal chauffé de l'artiste-chef, lequel oublie souvent ses droits essentiels de vivante, porte en elle la vérité maudite et violente de l'Art. Celui-ci est fixation de la vie, fixation du sang qui - sans lui, sans son action, sans son commandement - s'écoulerait, du monde, enfin, qui sans lui s'écroulerait, dans l'informe. L'Art objective, entrave ce mouvement naturel de l'informe. Il lui fait violence : « Nous disons que les modèles ont le sang violet [violé, note du MB] », outre qu'il est bleu « non pas parce que ces femmes et ces hommes seraient issues de la noblesse, mais parce que lorsqu'on commence à les dessiner, à les modeler, à les reproduire, leur rythme cardiaque ralentit, leur respiration devient plus profonde et leurs corps se marbre d'infinies veines et veinules bleutées (...). Le bleu du sang est le signe du travail artistique sur le vivant, le signe du travail esthétique contre le vivant (...). Ce couteau effilé, c'est la main de l'artiste, du peintre ou du sculpteur, de l'écrivain ou du photographe. Le bleu du sang, ce bleu froid des écrans qui nourrit un monde d'images, est cruel et abstrait. C'est celui de la séparation, de la vitesse, de l'échange général et généralisé, de la monnaie vivante, de l'abstraction et de l'oeuvre d'art » (op. cit., pp. 5 et 6).

C'est pour cette raison que, de manière très claire mais sans doute infiniment conflictuelle et douloureuse pour lui, qui, quoi qu'il en puisse dire, ne vit que pour l'art, et en particulier la littérature, Ian Geay traitera spontanément tout artiste se limitant à ce statut en ennemi (fût-il de basse intensité, certes) au double plan philosophique et politique. Il l'admet, comme une confidence arrachée, au cours de son entretien avec Anna d'Annunzio (très énergique, faut avouer ! très capable sans doute de faire se révéler une nature profonde) : « Là d'où je viens, dit Ian Geay, on n'aime pas trop les bouquins et encore moins ceux et celles qui en lisent. On s'en méfie - et peut-être à raison. Mais c'est pourtant pour ces gens ni lettrés, ni cultivés, ni éduqués qui sont les miens que j'en confectionne de manière un peu têtue et solitaire. » (Amer n°6, p. 145).

Oui, Ian Geay fait des livres. 
Et des beaux, même.
Et, au fait, pourquoi pas ?
La victoire devrait-elle a priori (hors toute réalité de classe contingente) revenir à l'innommé, à l'innommable, au silence ? Le dynamisme mystérieux du geste esthétique, notamment scripturaire, ne se suffirait-il point comme gage de pulsion proprement vitale, évocatrice, créatrice ? L'innommable, en vérité, autrement dit l'incréé, ne peut au fond exister, attendu que la pensée, l'esprit ne s'interdisent jamais rien, que la création d'objets, transitoires, certes, constitue un stade d'activité (vitale et morbide) irrésistible, au grand scandale continué de toutes les polices du fantasme. L'aléatoire absolu (qu'il soit, d'ailleurs, ou non scandaleux) demeure le privilège des hommes, malgré le brillant troupeau des roboticiens post-humanistes lesquels, en dépit de toutes leurs rodomontades, ne parviendront jamais à remédier à ce très déplorable état de fait. Dans la langue du peuple de Tlön (appelé, rappelons-le, pour Borges, a finalement remplacer tous les autres) : « on ne dit pas lune, mais aérien-clair-sur-rond-obscur ou orangé-ténu-du-ciel ou n'importe quelle autre association (...) », et dans sa littérature : « abondent les objets idéaux, convoqués et dissous en un moment, suivant les besoins poétiques. Ils sont quelquefois déterminés par la pure simultanéité. Il y a des objets composés de deux termes, l'un de caractère visuel et l'autre auditif : la couleur de l'aurore et le cri lointain d'un oiseau. Il y en a composés de nombreux termes : le soleil et l'eau contre la poitrine du nageur, le rose vague et frémissant que l'on voit les yeux fermés, la sensation de quelqu'un se laissant emporter par un fleuve et aussi par le rêve. Ces objets au second degré peuvent se combiner à d'autres ; le processus au moyen de certaines abréviations est pratiquement infini. Il y a des poèmes fameux composés d'un seul mot énorme. Ce mot intègre un objet poétique créé par l'auteur. Le fait que personne ne croit à la réalité des substantifs rend, paradoxalement, leur nombre interminable. » (Borges, Tlön Uqbar Orbis Tertius).

Il est, de même, possible, dès ce monde-ci, de ne rien dire d'autre sur telle pierre parcourue d'accidents de textures, de creux, de bosses et marques diverses que ces formes évoquent, au sujet l'observant, des dessins comparables à ceux qu'il retrouve ailleurs : sur les ailes de certains papillons ou coquillages. Les romantiques de toutes époques, Thomas Mann, Jünger, Caillois et bien d'autres ont relevé cette vérité opératoire. Serait-ce manquer la pierre, cela ? Ou risquer de se perdre, dans un hiatus séparant le réel et sa représentation, que de poser, d'entrée, comme sa vérité la plus intime, la plus intrinsèque, la correspondance dans laquelle cette pierre entre (sortant littéralement d'elle-même) par définition : comme jeu de forces internes, unité concrète de déterminations et qualités tantôt agrégées face au monde, tantôt disséminées, opposées en elle (le blanc de la pierre s'opposant, tandis que je l'examine, à sa dureté, sa forme, etc) ? Le discours véridique que je suis susceptible de tenir sur une chose est ainsi authentiquement infini plutôt qu'impossible, à mon infini plaisir, lequel plaisir est le plus haut facteur d'unification subjective (on ne se connaît vraiment, dans ses propres limites, donc sa propre intégrité et unité, que dans l'agrément du plaisir. Le tout étant, bien sûr, de préférer ces limites à la dissolution, séduisante, des jouissances les pires, et les plus raffinées. Mais nous aborderons ce sujet, explosif, dans un prochain billet).

Les possibilités d'une pure absurdité formelle d'énonciation, de prédication sont d'ailleurs également virtuellement infinies, les mots désirant pour ainsi dire spontanément (écoutez donc vos rêves) faire l'amour dans les positions les plus extravagantes, ainsi que le montrent Dada, Mallarmé, Schwitters ou les surréalistes, sans parler des amis de M. de la Tourette (que nous préférons aux autres : cela, justement, est très subjectif). Mais cette absurdité n'en dirait pas moins une vérité particulière de l'objet en question, inséparable de moi, de ma capacité inépuisable de création poétique euphorisante, laquelle se confond d'ailleurs originellement avec une stratégie de conservation, de défense primordiale de mon être, ou du moins la révélation plus ou moins transparente de celle-ci (Freud).

De sorte que cette « inadéquation » du mot à la chose, dans sa version radicale et, pour ainsi dire, malheureuse, ne nous paraîtrait une ossification, une forme d'immobilisation volontaire de l'esprit que du seul discours la défendant comme hypothèse. Ce discours serait-il « scientifique » qu'on pourrait toujours reconnaître, en dépit de lui, la possibilité de « savoir faussement », selon le terme de Hegel, tout savoir étant progressif, linéaire, dialectique, et cette fausseté, plutôt cette insuffisance apodictique du mot confessant bien plutôt, en réalité, toute la vie foisonnante qu'il porte. Le mot, en tant qu'insuffisance, inconscience, le mot, imprécis et lointain, ouvre des mondes plutôt qu'il ne ferme brutalement la porte à l'un d'entre eux, d'ailleurs le plus pauvre, le nôtre : « Le monde tel qu'il existe n'est pas vrai. Il existe un deuxième concept de vérité, qui n'est pas positiviste, qui n'est pas fondé sur une constatation de la facticité (...) ; mais qui est plutôt chargé de valeur, comme par exemple dans le concept " un vrai ami ", ou dans l'expression de Juvenal Tempestas poetica - c'est-à-dire une tempête telle qu'elle se trouve dans le livre, une tempête poétique, telle que la réalité ne la connaît jamais, une tempête menée jusqu'au bout, une tempête radicale. Donc une vraie tempête, dans ce cas par rapport à l'esthétique, à la poésie ; dans l'expression " un véritable ami ", par rapport à la sphère morale. Et si cela ne correspond pas aux faits - et pour nous, marxistes, les faits ne sont que des moments réifiés d'un procès, et rien de plus - dans ce cas-là, tant pis pour les faits, comme le disait le vieux Hegel. » (Ernst Bloch, cité dans Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires, de Michaël Löwy, 1976).

Péter la forme !
 
L'outrance verbale comme diarrhéique roborative.

L'objet, abject, est surtout ce qui se tient momentanément devant nous (Gegenstand) et qui, à regarder ailleurs, ou plus tard au même endroit, se sera déjà, en effet, évanoui. Mais cette mort-là, pourtant, ne saurait recouper (c'est le cas de le dire) celle de la mise en pièces politiquement conservatrice d'un Dr Brouardel. Elle apparaît, au contraire, comme la pure vie maintenue en elle aux niveaux logique, historique, botanique : partout.
Elle est la chance du mot, son calvaire
Quand, ainsi qu'Amer sixième du nom nous l'apprend opportunément, le très-orthodoxe Horace lui-même admet négativement, tout en la condamnant socialement, pour des raisons politiques anti-anarchiques bien compréhensibles, la possibilité d'accoupler des mots n'ayant rien à voir dans le but de produire du monstrueux Si un peintre voulait joindre à une tête humaine une encolure de cheval et appliquer des plumes de diverses couleurs sur des membres rapportés de toutes parts, de telle sorte que se terminerait hideusement en poisson noir ce qui était par en haut une belle femme, admis à contempler cela, retiendrez-vous votre rire, amis ? », op. cit., p. 26), il semble qu'une telle chance, une telle liberté absolue reconnues formellement au mot, par la mise à mort même du sens convenable, constitue une intuition en quelque sorte a priori de la poétique universelle : « Creuser l'écart entre les mots, écrit Romaine Wolfe-Bonvin, pour leur infuser la force vive des échos qui se répondent à distance ; ce qui se trame dans la texture apparemment désorganisée de l'Art poétique - son plus secret humour - réside bien dans cette revalorisation ultime et ambiguë du lambeau de pourpre. » (id.).
Et Ian Geay de conclure, dans le sens d'un affaiblissement, d'une dimension ontologiquement maladive de tout le langage simplement révélé du fait du recours massif, par la décadence finiséculaire, à un tel accouplement sémantique monstrueux : « La tâche pourpre, fruit de l'union contre-nature du chien et du séraphin, est essentiellement affaire de forme et en cela fait écho à l'hubris grec, l'attentat contre le divin. Mais aussi, elle semble contaminer celui-là même qui la commente, la parodie ou la fustige. " The Decadent to His Soul" [recueil poétique de Richard le Gallienne de 1892 où est en effet envisagé un "inceste du corps et de l'âme", un "mariage" de séraphin et de chien, ainsi que la "chose pourpre" qui en résulterait génétiquement], écrit contre la décadence, fait lui-même oeuvre de décadence tant sa "maladie de forme même" est contagieuse. La tâche pourpre, comme principe poétique, resurgit à la surface du poème censé la blâmer, car à force de tourner la langue dans le vide, celle-ci enfle jusqu'à pendre du texte, annonçant sa propre mise à mort. Pour Des Esseintes, " Tout est syphilis", car la corruption est à l'origine même du langage (...). » (id. p. 28).

Nous croyons avoir assez expliqué, déjà, ce qui nous séparait d'une telle conception, ou plutôt de ses conséquences sur le moral (comme dirait la regrettée Compagnie Créole). Ian Geay précisera ailleurs que « L'excès [symbolisé par le lambeau pourpre décadent] n'exalte pas la vie. Il exhale la mort. » (id. p. 31). Pour ne s'en tenir qu'à ces seuls derniers aspects en quelque sorte purement médicaux, lorsque nous lisons, toujours dans ce numéro d'Amer, cette fois du fait de la rage de Léon Bloy, le vibrant morceau suivant, lui-même assimilable à cette tendance de l'époque et du milieu au « lambeau pourpre », nous trouvons autre chose - presque l'inverse - dans cette union sauvage et scandaleuse de sèmes inappropriés (comme on dit chez les puritains actuels d'Amérique du Nord) : « Le réel, écrit Bloy, c'est de trouver des épithètes homicides, des métaphores assommantes, des incidentes à couper et triangulaires. Il faut inventer des catachrèses qui empalent, des métonymies qui grillent les pieds, des synecdoques qui arrachent les ongles, des ironies qui déchirent les sinuosités du râble, des litotes qui écorchent vif, des périphrases qui émasculent et des hyperboles de plomb fondu. Surtout, il ne faut pas que la mort soit douce. » (L'Art de déplaire ou le scalp critique, in Amer n° 6, p. 9).

La diarrhée que nous goûtons là non seulement nous purge, nous fait du bien à nous, mais sans doute en allait-il ainsi pour Bloy lui-même : « l'invective systématique, notait Roland Barthes, maniée sans aucune limite d'objets, constitue d'une certaine façon une expérience radicale du langage : le bonheur de l'invective n'est qu'une variété de ce bonheur d'expression, que Maurice Blanchot a justement retourné en expression du bonheur ». C'est là l'essence (si l'on peut dire, au sens olfactif) du style de Bloy. Villiers de l'Isle-Adam l'appelait, on le sait, un « volcan de merde », projetant, donc, ses objets orduriers un peu partout alentour, non sans risques fâcheux pour le malheureux récipiendaire direct. Mais si l'on qualifie ce style, à juste titre, d'exagéré, d'outrancier (puisque basé sur l'insulte), découplant de cette façon, une fois de plus, le mot de sa chose, le premier manquant, à force d'excès, la seconde, nous considérons, dans ce manquement-même, un étalage de vérité, et dans cet excès la vie, la pure vie. Vérité et vie, de Bloy, en l'occurrence, lequel - à l'inverse de tous les constipés littéraires de la conscience - n'aura, semble-t-il, jamais eu loisir de se retenir. Et cette fameuse « digue de papier » dont cause ailleurs Ian Geay, qui symboliserait le Livre, on imagine aisément l'usage pratique qu'en trouverait ce chieur infernal de Bloy.
C'est que l'occlusion - intestinale, entre autres -, le refoulé (et ce qui refoule) représentent une menace considérable, une menace potentiellement mortelle pour tout organisme. Le caca doit sortir, fût-ce en désordre, en lambeaux pourpres ou ocre. En l'espèce, chez Bloy, le fait littéraire soulage, il est, par la reconnaissance même accordé à l'abject en tant que tel, en tant qu'informe diarrhéique, vecteur excrétatoire de bonne santé. Il dit la vérité profonde de l'individu, et du monde qu'il combat : l'affrontement toujours renouvelé des esprits de Justice et d'avarice (qu'on se rappelle l'assimilation opérée par Freud entre la rétention des matières fécales et les comportements avaricieux, ainsi que les parallèles étymologiques multiples qu'il relève, dans les langages de la Terre, entre la merde et l'or). La littérature - toute incontinente soit-elle - mène parfois au repos salutaire des entrailles.


 
Ian Geay, faim de cycle.

Au final, que le mot soit - ou non - libératoire, son surgissement décadent, ce lambeau pourpre de la fin du dix-neuvième siècle, semble en tout cas, sous la plume de Ian Geay, d'une certaine façon annulé puisque chaque fois renvoyé soit à l'essence du langage, soit à d'autres tentatives précises, ou séductions, antérieures. Il n'y aurait, alors, revers de cette « liberté nécessaire » prise avec le style, pas d'évolution autre que programmée, attendue. La décadence littéraire perdrait une grande part de son originalité, de son caractère de rupture, de nouveauté, les conditions ultra-précises de son apparition historique s'effaçant devant l'inéluctabilité de quelque progression maladive impersonnelle, dont elle ne serait qu'un mode...
Diable ! Serait-ce vraiment là la position de Ian Geay, dont le tryptique qu'il associe à sa belle revue finissante : « Littérature-amour-révolution » suggérerait alors, dans cette perspective, la nature particulière de son apologétique : plaidoyer pour la corruption esthétisée des formes, pour la mort littéraire, pour la Révolution entendue comme simple amorce ou retour - fervemment attendu, certes - de cycles d'états avérés (et avariés) ?
À le lire, suivant sa langue hypnotique et serrée, nous commençons par en douter. La mort n'est l'amie de personne quoique elle ne sache revêtir pour Ian Geay ni le même sens ni, bien sûr, la même allure effrayante, et paniquante, que pour le bon Dr Brouardel et tous les représentants ordinaires de sa classe positive, laquelle, comme on le sait, ne croit jamais que ce qu'elle touche facilement, pour le moins cher possible, son goût général ne s'épanouissant que dans un type de merde (ou d'abject) extrêmement standardisé.
La réponse surviendra à la toute fin du Lambeau pourpre, lors de son épilogue floral. En attendant, la longue et brillante présentation de la langue décadente comme outrage, comme viol fait à la langue normée (tout le passage intitulé La corruption du viol), aura suscité en nous les mêmes insolubles interrogations. Si l'outrage, ou le viol commis sur la langue, est reconnu typique de la décadence littéraire, si, par ailleurs, sa possibilité est estimée (quoique négativement, comme dit déjà, par les classiques eux-mêmes) de toute éternité littéraire, comment intégrer métaphoriquement le viol au sein d'un développement organique, lui que nous eussions défini, essentiellement, par-delà tout jugement moral, comme type d'acte absolu, de violence de choix, de liberté radicale opérant une brisure ? La fixation définitive, éternelle, des correspondances, des symboles, cette communication intégrale - abolissant l'histoire et ses péripéties, fournissant elle-même chaque séquence littéraire historique, dont celle des Décadents - serait donc actée ? Un viol cyclique toujours recommencé, en quelque sorte, plutôt que le viol comme libre choix d'agression ? Le corps pourrissant tranchant avec ce dernier : ce visage, cette langue chargés de syphilis, cet ex-abdomen partant désormais en lambeaux verdâtres et morveux, se décomposent spontanément. Les vers qui les rongent ne les auront pas choisis, violés plutôt que d'autres en fonction de critères esthétiques ou libidinaux. Violerait-on un corps humain ayant exercé son désir de même qu'une langue se trouverait fatalement violée suivant un cycle quelconque (comme celui, donc, qu'un cadavre entame pour tomber en morceaux, ou celui unissant, par exemple, aux yeux de Huysmans, via Des Esseintes, « les » décadences latine et contemporaine, à l'aune de la corruption du langage littéraire ? Choix (dégueulasse) d'un côté, nécessité (gerbante) de l'autre. Histoire, mouvement et nouveauté toujours radicale, contre Mythe (et cycle).
La conclusion finale tombe, encore énigmatique : « Le viol de la langue ne vient pas corrompre un langage original adéquat aux choses qu'il est censé représenter, car basé sur l'harmonie préétablie entre le signe et le sens ; comme un symptôme, le lambeau pourpre qui en résulte montre au contraire à travers l'outrance qu'il est et génère le hiatus original entre les choses et les mots, le réel et sa représentation, l'être et le non-être. L'excès n'exalte pas la vie. Il exhale la mort. Et les fleurs outrancières qu'il produit sont les chrysanthèmes de notre vivant. En nous mettant en présence du rien, la littérature nous "apprend à mourir" [tiré de Pierre Macherey, Michel Foucault, lecteur de Roussel]. » (Ian Geay, Le Lambeau pourpre, in Amer n° 6, p. 31).

La langue violée n'est rien autre que la langue normale. En son principe, celle-ci procède d'une souffrance exposée, exhibée subissant, dès la naissance, son calvaire en place publique.
Nous revient alors ici en mémoire ce développement étonnant : « Il s'agit pour les décadents d'éprouver la phrase jusque dans la chair des mots, car la langue est considérée comme un organisme vivant qu'il est loisible de modeler et de malmener à souhait. Si il y a décomposition du langage, c'est que celui-ci vit et qu'il est donc susceptible de subir les assauts d'un écrivain aux allures de bourreau chinois, au coeur de ce qu'il serait convenu d'appeler son jardin des supplices, à savoir la littérature. » (op. cit., p. 10).
Avez-vous bien noté le lien organique (c'est le cas de le dire), et quasiment logique, effectué ici entre la vie d'une part, et la possibilité, immédiatement conséquente, d'une intervention sur ce qui vit de la science coruscante du bourreau chinois-littérateur ?
Certes, nous direz-vous, Ian Geay évoque là, de manière précise, l'oeuvre d'Octave Mirbeau, son fameux Jardin des supplices.
Qu'à cela ne tienne.
Parlons-en des Chinois.
Et puis des Vietnamiens, aussi.

(à suivre...)