2015/09/19

C. F. Ramuz : Joie dans le ciel

"Alors ceux qui furent appelés se mirent debout hors du tombeau.
Avec la nuque, ils ont fait aller la terre en arrière ; du front, ils ont percé la terre comme quand la graine germe, poussant dehors sa pointe verte ; ils ont eu de nouveau un corps [...] Et là ils se sont levés, là le soleil leur est venu dessus ; ils voyaient le soleil avec leurs yeux retrouvés, ils buvaient l'air avec une bouche retrouvée. Et, d'abord, ils ont branlé encore un peu, pas solides sur leurs jambes, puis elles se sont affermies : alors ils sont venus, ils sont venus de tout côté..." 

Ça démarre et ça finit comme un livre de zombies, mais ça n'a rien à voir, ou pas grand chose. L'histoire de Ramuz se déroule en effet dans un village de la vallée vaudoise, en Suisse, pays réputé pour l'impérissable beauté de ses paysages de lacs et de montagnes, que l'auteur excelle d'ailleurs à décrire par petites touches imagées :

"L'eau de la rigole avait une petite voix comme quand l'écolier récite sa leçon. L'ombre du sorbier sur le chemin était percée de trous comme une passoire... et l'air bleu, plein de papillons blancs, tremblotait autour des épines blanches."

Et c'est donc par un matin tout baigné de soleil qu'une première fournée de Vaudois reviennent à la vie, puis regagnent leurs demeures, elles aussi remises à neuf. Résurrections d'autant plus miraculeuses que l'aveugle retrouve non seulement la vie mais la vue, que la mère infanticide peut serrer à nouveau dans ses bras l'enfant qu'elle avait noyé, ou encore qu'une nouvelle paire de guibolles est offerte à un vieil amputé. Point commun entre l'aveugle, la mère, le cul-de-jatte et les autres élus : avoir été mis sous terre avec le remords d'avoir péché ou mal agit durant sa vie. Des repentis, donc, à qui l'auteur octroie l'immense privilège de mener une existence telle qu'ils n'osaient la rêver de leur vivant : sous un ciel uniformément bleu, dans un monde où l'on ne vieillit plus ni d'un poil ni d'un cheveu, où nul ne cherche plus querelle à personne ni ne jalouse son voisin, un monde enfin dans lequel ont disparues douleurs et maladies, contingences matérielles et autres entraves de toutes sortes. Soustractions faites, ne restent plus que le bonheur et la paix, des sentiments que les Vaudois apprécient d'autant mieux qu'ils se souviennent du temps précédemment passé sur terre, quand :

"on ne faisait rien à sa guise, on faisait non ce qu'on voulait, mais ce que les choses voulaient ; on faisait et c'était défait, et il fallait recommencer à faire ; et on refaisait, et c'était défait... vous souvenez-vous ? c'était sous un ciel ennemi de nous et jaloux, c'était contre toute la nature. C'était contre la terre fâchée qu'on la touchât, contre la plante ayant ses idées. Contre les animaux, contre les hommes, tous ennemis aussi les uns des autres, jaloux les uns des autres et en guerre toujours. Et l'homme ennemi des animaux, les animaux ennemis des animaux, et la plante ennemie de la plante. Et partout la destruction d'une chose par sa voisine, de sorte qu'on devait tout le temps réparer, tout le temps se défendre, et on passait son temps à s'empêcher d'être détruit..."

Pour eux tous, la vie s'écoule à présent comme un long fleuve tranquille, mais tellement tranquille et monotone que l'ennui commence à poindre et vient bientôt leur mordre l'âme. Il y a d'abord l'amoureux dont l'amour s'estompe à force d'aimer, puis le peintre qui n'éprouve plus le moindre plaisir à peindre sans cesse le même paysage, jusqu'à l'infirme qui, écœuré de bonheur, en vient à regretter son infirmité. Pour eux tous, la vie n'a plus aucun goût ni aucune saveur, car les jours se suivent sans relief ni contraste, identiques à ceux qui précèdent comme à ceux qui suivront, dans un éternel recommencement...
Et puis, par un procédé romanesque un peu biscornu, Ramuz amène ses personnages à côtoyer à nouveau la méchanceté, le malheur, les sombres versants, de sorte qu'après nous avoir fait ressentir à quel point la vie dans le Jardin d'Eden ressemblerait vite à l'enfer, il nous aide peut-être à mieux accepter les épreuves d'ici-bas. Moralité : 

"Il y a eu enfin pour eux tout le ciel quand il y a eu toute la terre de nouveau ; il y a eu pour eux toute la joie quand la souffrance est revenue prendre place à côté d'elle."

Dire de ce livre qu'il me laissera un souvenir impérissable serait mentir. Outre la syntaxe acrobatique et parfois déroutante de Charles-Ferdinand Ramuz, outre aussi son accent biblique un peu gênant aux entournures, on retiendra qu'il véhicule ici quelques images fortes tout en soulevant des questions simples, mais pourtant essentielles, et surtout qu'il m'a donné envie de fouiller un peu son oeuvre, ce qui n'est pas rien.

2015/09/06

ANPéRo : Ouvert la nuit (28/08/2015)


Les Nourritures terrestres

Bloqué sur le boulevard Barbès en me rendant l'autre jour à la librairie, j'aurais pu moi aussi jouer du klaxon, griller des politesses ou même glisser ma Dacia entre un bus et un taxi, au lieu de quoi je regardais tranquillement les passants comme si j'étais assis à la terrasse d'un café.

Fasciné par le spectacle de cette foule en mouvement — dont l’œil ne peut jamais saisir qu'une infime partie — j'attrapais à la volée des bribes de vie quotidienne : ici un chahut d'enfants, là une vieille femme en pleurs, un baiser d'amoureux, un gars plié en deux par son lumbago... rien que de très banal et de très ordinaire, soit précisément ce qui me touche. 

Sur le visage de ces dizaines d'inconnus à peau sombre ou dorée, se décelait tantôt de la joie, de l'espoir, du désir, tantôt de la peine, de la souffrance, des soucis, tout ce dont sont pétris les hommes d'où qu'ils viennent où qu'ils soient, avec leur cœur qui bat et l'histoire qu'ils trimballent... 

En arrivant enfin à destination, boulevard Voltaire, j'étais littéralement hanté par une phrase entendue peu avant à la radio et qui disait à peu près ceci :

"Combien faudrait-il de pages si on voulait essayer de noter ce qu'on pense, c'est-à-dire aussi ce qu'on voit et ce qu'on sent, pendant seulement trois minutes ? (*) 

Et combien faudrait-il de pages pour noter ce à côté de quoi on passe, non pas durant trois minutes mais durant toute sa vie ? D'imaginer tout ce que je n'aurai pas vu, pas senti, pas pensé au terme de la mienne, j'en avais des frissons et comme une boule d'angoisse, un sentiment de grand vide... alors j'ai serré des mains, celles de Vincent, Jacques, Laurent, Stéphane, etc — des mains habituées à feuilleter des bouquins — et la soirée démarra gentiment. 

Au menu du jour : pâté de campagne, houmos et sauciflard, puis fromage alpestre et tarte-maison, avec des vins du pays d'Oc et des Bordeaux à volonté. En somme, une table plutôt bien garnie, chacun d'entre nous ayant versé sa quote-part, hormis le pique-assiette qui s'en vint les mains dans les poches et fila s'empiffrer au buffet. 

Au programme : des sujets hautement sensibles, tels le cas Céline ou les conférences d'Onfray. Terrains minés ! Surtout Onfray. Là, tu sais qu'au moindre faux pas, ou au plus petit écart, boum ! ça va te péter à la gueule comme un retour de flamme. Alors tu n'avances tes pions qu'à coup sûr et en veillant à ne rien froisser ni personne, ménageant la chèvre et le chou à la manière d'un politicien en campagne et t'en trouvant d'autant plus con. 

What else ? Eh bien, les frères Bogdanov, Stephen Hawking et Didier Daeninckx, aussi la grille de rentrée de France Culture et l'encéphalopathie spongiforme... la levure de bière, le minerai de viande et les bouillons KUB... l'empereur Maurice, Ron Hubbard, le Javascript... et mille autres sujets, y compris l'avenir de la librairie dont le sort demeure encore incertain... 
Et pis un nespresso pour finir. 

  
(*) Grands écrivains, grandes conférences : très belle lecture d'un passage de Une main, de C.F. Ramuz, par le comédien Roger Rudel en 1958 (de 12'30 à 28'30).