2014/04/26

Paroles d'embusqués : les profiteurs



« Une boucherie sans profit », disait à propos de la guerre un instituteur de Seyssins mobilisé au 105ème Régiment d'Infanterie. Sans profit, vraiment ? Pas pour tout le monde, non. On sait l'affaire particulièrement juteuse pour les mines de Carmaux, les manufactures Hotchkiss, la General Motors, l'usine Citroën et ses 10 000 obus par jour... On sait aussi les gains fabuleux réalisés par les familles Schneider, Renault, Krupp et consorts... On sait encore par ouï-dire la prolifération des mercantis aux  abords du Front, lesquels vendaient aux poilus la douzaine d’œufs et le litron de pinard au double ou au triple de ce qu'ils valaient ailleurs... On sait un peu moins la façon dont certains petits patrons plein d'opportunisme utilisèrent la situation afin de rentabiliser leur commerce, n'hésitant pas pour cela à jouer de la fibre nationale ou, pire, à instrumentaliser l'indicible angoisse des familles — l'inquiétude des mères pour les fils, des épouses pour l'époux — et vidant la bourse des unes pendant que les autres se vidaient de leur sang.

Il y aurait sans doute un livre à faire sur les dizaines de publicités parues dans la presse française entre septembre 1914 et novembre 1918, car ces publicités aussi, à leur façon, retracent l'histoire de la Grande Guerre :




































2014/04/25

Paroles de Poilu : carnet de guerre d'un soldat inconnu

« Un incendie à notre droite éclaire l'horizon : c'est Hurlu qui est en flamme » (le 06/10/1914)

Originaire du Dauphiné (natif de Seyssins, dans le département de l'Isère) et âgé d'environ quarante ans, l'auteur des notes qui vont suivre appartenait à l'armée territoriale (105ème R.I.T., 3ème Bat., 10ème Cie), où il officiait en tant que sergent-fourrier, c'est-à-dire chargé de l'intendance et de menus travaux logistiques, tels que la réfection des routes, l'entretien des cantonnements, l'enterrement des cadavres... et parfois aussi préposé à des tâches beaucoup plus périlleuses, telle que l'aménagement des tranchées de 1ère ligne.

Si le nom et le numéro matricule de cet officier nous sont restés inconnus, on sait toutefois qu'il était marié, qu'il avait un enfant et exerçait, dans le civil, le métier d'instituteur au sein d'une petite école de province. Et c'est donc à la veille de la rentrée scolaire, le 16 septembre 1914, par une matinée pluvieuse, qu'il embarqua en gare de Seyssins dans "un wagon de 50 hommes", dont un avait la colique, nous apprend son carnet.
Les premières notes qu'il consigne au crayon ressemblent davantage à celles d'un géographe en goguette plutôt qu'à celles d'un soldat en route pour la guerre. De son écriture fine et appliquée, il décrit en effet les cultures et l'architecture des villes ou des villages traversés tout au long de son voyage de 500 kilomètres en chemin de fer : Villefranche, Mâcon, Chalons, Dijon, Troyes...
Mais à son arrivée à Vitry-le-François apparaissent déjà les premières traces laissées par la bataille de la Marne : "maisons dévastées, terres saccagées, chevaux crevés..." Et à partir de là, les visions de guerre se succèdent jour après jour jusqu'au 4 novembre 1914, date à laquelle s'achève brutalement le carnet, sans que l'on sache si le sergent-fourrier est mort ou s'il a seulement changé de support...

Voici donc les extraits de ce carnet vieux d'un siècle, sur lequel, par une cruelle ironie de l'histoire, les notes du soldat côtoient les slogans publicitaires d'une Cie d'assurances garantissant notamment contre les accidents de chasse, de tir ou de sports divers. Il a été tenu durant deux mois par un instituteur de 40 ans qui me semble assez bien représentatif du corps enseignant de la IIIème République : patriote sans être fanatique, ayant tout à la fois le sens du devoir et l'esprit critique.

~ Septembre 1914 ~

Retour au cantonnement : patates au singe, soupe et coucher au foin. Jouchard tousse. La pluie me tombe sur le nez. Le canon tonne.

J'ai allumé un fourneau pour me laver un peu proprement. Je n'ai pu le faire depuis Seyssins. Quand pourrais-je enfin laver ma chemise et ma flanelle ?

Patrouille : s'enfoncer par la nuit noire dans un pays inconnu, c'est impressionnant.

Le pain manque, la viande et le tabac aussi. Il faut entamer les biscuits en attendant le ravitaillement qui est annoncé pour l'après-midi.

On a arrêté un habitant dénoncé pour avoir renseigné les Allemands sur les ressources particulières de chaque personne du village. On parle de le fusiller.

Visite à l’instituteur Boissol qui nous a parlé des habitants de son village : esprits arriérés qui aimeraient autant être allemands si on ne détruit pas leurs maisons. Ils sont égoïstes.

Altercation avec Jules Billon qui va trop au-devant du désir des habitants. " Soyons amis ! , me dit-il, et il me donne la moitié de son tabac.

Réveil frais et dispos. La canonnade est furieuse. Elle paraît proche.

C'est dimanche. Ici les gens bien-pensants s'en vont en chœur à la messe. Des jeunes dames et des jeunes filles montrent leurs cheveux sans chapeau. Et c'est pourquoi le samedi on voyait beaucoup de bigoudis.

Passage de 250 chevaux éclopés : blessures purulentes, maigreur extrême... quel déchet en quelques jours ! Abattage d'une centaine, puis enfouissement. D'autres sont offerts à des paysans. Le reste est évacué sur Chalons, et de là je ne sais où.

Ici, à Louvois, fourmilière de soldats. Nous sommes dans la 2ème ligne. Les gros canons de 120 sont à 400m et ébranlent l'atmosphère. Dans les granges, les soldats grouillent comme des lapins.


~ Octobre 1914 ~

L'après-midi : reconnaissance du côté de Wargemoulin. Les obus allemands tombent à 1km de nos pièces d'artillerie. On s'habitue à ce bruit énorme. Dans les champs beaucoup de croix et de charognes de chevaux... Il y a du travail.

Les deux villages de Saint-Jean et Sainte-Tourbe sont complètements détruits. C'est la désolation. L'église de Saint-Jean est pleine de cadavres allemands et les champs pleins de petites croix...  Pauvres morts ! Où sont les mères ? Les femmes ? Les enfants ? Quelles douleurs !

Carrière de charognes purulentes. On la comble. Les chevaux grouillent de vers. Il faut les brûler. Je demande du cognac pour ce travail. Le lieutenant approuve.

Le nombre de cartouches et de fusils abandonnés dénote un esprit fâcheux pour une armée.

Ce matin on vient d'arrêter un déserteur muni d'une bicyclette, qui faisait semblant d'être cycliste. Il n'a pas l'air mauvais mais il ne paraît pas comprendre la gravité de sa faute. Je l'ai enfermé dans l'église.

Enfin les premières lettres depuis le départ de Seyssins. Je dévore la mienne. A côté de moi, l'ami Blanchet découvre la photographie de ses trois gros garçons. Il pleure de joie et de tristesse, car il n'avait pas encore eu le bonheur d'apprendre l'heureux accouchement de sa femme.

Le baptême du feu : je suis avec 30 hommes à la gauche d'une Cie du Génie (incident de l'adjudant souffletant un soldat qui ne pouvait plus marcher). Il pleut. La nuit est d'une clarté obscure. On traverse des bois avec des feux de bivouac. C'est plein de soldats. Les uns portent des paquets de fil de fer et les autres des piquets. En avant. On traverse ouvrage de défense sur ouvrage de défense : véritables villages d'Indiens sous-terre, où l'on n'entre qu'en rampant [...] Un coup de feu éclate à 200m de nous, une fusée lumineuse s'élève, la fusillade éclate, les outils s'arrêtent. " C'est un combat de patrouille, on ne craint rien " dit un sapeur. Le canon tonne bientôt de tous les côtés. Le lieutenant du Génie arrive : " Equipez-vous, nous allons nous retirer ! ". Mais déjà quelques-uns qui travaillaient avec leur fourbi s'enfuyaient sans attendre le commandement. C'est la panique. L'instinct de conservation laisse croire que le danger n'existe plus quand on lui tourne le dos. On descend un vallon, on gravit un découvert. La mitraille fait rage. On baisse la tête au passage d'un obus. Chaque sifflement fait courber les hommes vers la terre. Enfin, derrière un nouveau repli de terrain, on s'abrite dans une tranchée. Il manque un homme. La violence se déchaîne avec une violence inouïe.
Tapi dans le fossé protecteur, tout le monde attend avec angoisse l'issue de la bataille. Allons-nous entrer dans la danse ? Chacun revoit son foyer en image. La pluie tombe. Un incendie à notre droite éclaire l'horizon : c'est Hurlu qui est en flamme.

Construction de tranchées au-dessus de Wargemoulin. Le lieutenant du Génie paraît indécis et peu compétent : il sort sa théorie pour connaître les dimensions des tranchées. Pauvre commandement. Incapacité, ignorance, et personne pour prendre ses responsabilités.

Départ pour Neuville-au-Pont. On nous fait passer par Somme-Tourbe complètement brûlée. Pourquoi allonger le chemin ?  Doit-on fatiguer inutilement les hommes ? Nos chefs sacrifient souvent au décorum d'une entrée sensationnelle : le commandant veut entrer à la tête de son bataillon avec l'arme sur l'épaule droite. Le bataillon n'en peut plus, mais le Commandant n'en a cure.

Le Colonel du 105ème a demandé que son régiment aille au feu. Pourquoi ? Dans l'active, son insuffisance n'a pas pu lui faire décrocher les étoiles de Général. Veut-il les conquérir sur le dos des territoriaux ? [...] C'est un incapable. Il a toujours les moustaches retroussées pour se donner un air terrible, mais il ne fait peur qu'à ses inférieurs les plus lâches, qui ne gagnent leur tranquillité que par la platitude. Détruire les énergies droites et les initiatives intelligentes, voilà son but. En arrivant au cantonnement, il s'inquiète d'abord de son lait, de son lit, de sa popote... et il oublie les soldats. Puis il accapare Mr Satre, docteur du bataillon, et ne fait mentionner sur le cahier qu'un nombre restreint de malades : il n'en veut pas plus de 2 ou 3 par Cie. Alors le docteur en soigne une quinzaine en cachette.

Les territoriaux sont inutiles ! Sous prétexte de les employer, on les transforme en balayeurs de rues. Mon ami Bouchet demande au Capitaine de gendarmerie s'il y a des outils pour cet usage.
   " Je vous ai dit de balayer les rues. Balayez ! " lui répond le pandore galonné.
   " Mais je vous demande... " réplique poliment Bouchet.
   " Il n'y a pas de mais ! Je n'entre pas dans ces détails ! "
Quelle mentalité ! C'est la morgue des officiers, abrutis par le métier et ayant toujours exécuté la consigne sans réfléchir. La raison a complètement disparue chez ces gens-là. Il n'y a plus que des machines capables d’interpréter de travers une consigne, simplement parce qu'il manque un point, une virgule ou un accent grave sur un ordre écrit.

Ces deux inscriptions sur un très vieux lit :
   " Que le Seigneur pénètre en toi chaque jour " (Panneau de devant)
   " Que sa main fasse bien tout ce qu'elle fait " (Panneau de derrière)
Qu'en penses-tu Mamiche ?

Notre ignorance nous empêche de voir que notre intérêt supérieur, c'est l'intérêt général ; l'intérêt immédiat n'est qu'éphémère, il est condamné par la justice immanente qui prend sa revanche tôt ou tard.

~ Novembre 1914 ~

En France nous sommes trop portés à croire que le bel habit noir et les uniformes galonnés ne peuvent être portés que par des gens honnêtes et loyaux. Cela provient que durant longtemps on nous a nourri de ce préjugé et qu'ensuite on nous a appris que ces gens-là pouvaient nous être utiles. La première raison est destinée aux simples d'esprit, et la seconde aux malins.

Lettre de la femme d'un mobilisé du 105ème : " Aurevoir mont petit chéri. Tache de te soignier pour ne pas venir malade, par ce que tu sait il faudra bien ratraper notre temp perdu et tu va avoir beaucou afaire pour enlevé les araigniers, tache donc de te préparé. "

L'affaire d'un bataillon du 138ème : trompés par l'obscurité, des chefs incapables, croyant l'ennemi à seulement 50m alors qu'il était à 200m, ont lancé le bataillon baïonnette au canon. Résultat : les hommes n'ont pas pu arriver jusqu'aux tranchées allemandes et ont été décimés par la mitraille (600 morts). Le capitaine est resté sur le champ de bataille. On raconte que c'est une balle française qui l'aurait tué. Le reste du bataillon est revenu dans les tranchées, démoralisés, anéantis. Ils sentent qu'ils sont destinés à une boucherie sans profit.

Suivent une douzaine de pages vierges...

2014/04/20

14-18 : Magazine mensuel de la première guerre mondiale (Audio)

Troisième et dernière page de publicité pour l'Institut National de l'Audiovisuel, qui met à la disposition du public (généreusement pour l'instant) une série de 37 émissions radiophoniques comme la radio FM n'en fait plus depuis longtemps. Pensez, soixante-sept heures d'antenne au total sur un seul et même sujet : la guerre ! Et puis une si riche quantité d'intervenants qu'on a parfois l'impression d'assister à un défilé de régiment ! Et pas n'importe qui, hein, rien que du beau linge, grands écrivains, grands historiens, grands témoins de la Grande Guerre, et parfois les trois choses en même temps : Pierre Abraham, Emmanuel Berl, Georges Blond, André Chamson, Jacques Chastenet, René Cheval, Henry Contamine, Roland Dorgeles, André Ducasse, Georges Duhamel, Jean-Baptiste Duroselle, Raymond Escholier, Marc Ferro, Maurice Genevoix, Jean Guehenno, Douglas Haig, Annie Kriegel, Ernest Labrousse, Pierre Mac Orlan, Henri Massis, André Maurois, Jacques Meyer, Henry de Montherlant, Paul Morand, René Naegelen, René-Gustave Nobécourt, Pierre Paraf, Guy Pedroncini, Gabriel Perreux, André Pézard, Pierre Renouvin, Jules Romains, Louise Weiss, etc, etc... Et puis z'aussi une très bonne mise en scène et d'excellentes lectures, toutes effectuées par les sociétaires de la Comédie Française qu'étaient : Michel Bouquet, Jean Brunel, Jean-Roger Caussimon, François Chaumette, Henri Cremieux, Jean Davy, René Farabet, Patrice Galbeau, Daniel Ivernel, Odile Mallet, Jean Negroni, Nathalie Nerval, Robert Party, Jean Péméjat, François Perier, Jean Topart, Michel Vitold, etc, etc, un plateau de rois, oui monsieur ! Voilà, voilà, c'était une production de l'ancienne O.R.T.F, toujours à l'occasion du cinquantenaire de l'armistice, donc en 1968, il y a déjà presque un demi-siècle, du temps du Général-à-vos-ordres, dans une France qui comptait encore plusieurs milliers d'anciens combattants et quelques millions de jeunes chevelus échevelés ! Un choc de culture, en somme...

Ci-dessous le sommaire des 37 émissions, toutes disponibles à l'écoute par-ici :

  • 01 : L'hiver 14-15
  • 02 : Les Dardanelles
  • 03 : Mai 1915
  • 04 : L'Italie en guerre
  • 05 : L'Eté 1915
  • 06 : L'attaque du 25 septembre 1915
  • 07 : Les Balkans en 1915
  • 08 : L'arrière 1914-1915
  • 09 : Les blessés
  • 10 : Romain Rolland et la guerre
  • 11 : L'attaque allemande du 21 février 1916
  • 12 : Verdun (février-mars 1916)
  • 13 : L'Angleterre en guerre
  • 14 : Verdun (avril-juin 1916)
  • 15 : Verdun (juin-août 1916)
  • 16 : L'offensive de la Somme
  • 17 : Verdun, la riposte française (août-septembre 1916)
  • 18 : La coalition alliée en 1916
  • 19 : La crise politique française en 1916
  • 20 : Noël 1916
  • 21 : La guerre sous-marine
  • 22 : La révolution russe et l'opinion française
  • 23 : L'offensive du chemin des dames (16 avril 1917)
  • 24 : Les mutineries (avril-septembre 1917)
  • 25 : L'Amérique en guerre en 1917
  • 26 : Le monde en 1917
  • 27 : Le Pape et la paix
  • 28 : Lénine et la Révolution d'Octobre 1917
  • 29 : Les Balkans en 1917
  • 30 : Brest-Litovsk et les 14 points du président Wilson
  • 31 : L'Italie et le Moyen-Orient (février-mars 1918)
  • 32 : Le commandement unique et la Bertha
  • 33 : L'Angleterre au combat
  • 34 : Le 2ème désastre du Chemin des Dames (mai 1918)
  • 35 : Le tournant de 1918
  • 36 : L'effort de l'Amérique et le déclin de l'Allemagne (septembre 1918)
  • 37 : Le succès des armées d'Orient (septembre-octobre-novembre 1918)

Heinlein fils de l'Homme

Un cratère de la planète Mars, astre errant de la guerre, porte son nom. Il est rare qu'une conversation portant sur l'écrivain américain Robert A. (Anson) Heinlein survive sans heurts à la vulgate commune, qui en fait un auteur de science-fiction au mieux militarisme, au médian fasciste, au pire que sais-je. 

Malgré ses quatre prix Hugo du meilleur roman de science-fiction, une poignée de Hugo et de Nebula, une forte rumeur dextre continue à lui coller aux doigts, pour mieux le mettre à l'index. Certes, son Starship Troopers (1959, en français Étoiles, garde-à-vous !) adapté par Paul Verhoeven a fait débat. C'est oublier un recul natif au roman, qu'on peut voir dans deux détails : la plupart des roughnecks de l'histoire, qui acquièrent le droit de citoyen par engagement militaire, sont d'origines étrangères. Ils  furent légions dans de nombreuses guerres occidentales, et les récentes guerres en Irak ont vu mourir force Latinos offrant leur vie contre un sésame yankee pour la famille. Et il y a cette anecdote, où le héros, conscrit brimé pour son treillis mal taillé, se voit répondre à l'intendance, pour un échange de costume, que, dans l'armée, il n'y a que deux tailles "la trop grande et la trop petite".

Qui a eu l'occasion de lire Podkayne, fille de Mars (1962, Podkayne of Mars), où l'auteur se place dans la peau d'une jeune diariste, ou Double Étoile (1956, Double Star), qui voit le "Grand Lorenzo", acteur xénophobe (anti-Martien) et imitateur courant le cacheton avec ses rêves de grandeur, évoluant vers un grand rôle imprévu d'ambassadeur des aliens... donc (la phrase précédente étant un peu longue), qui a eu l'occasion de lire sérieusement ces romans, peut voir chez Robert Heinlein une écriture humaniste. Eh oui. Carrément. Certes, nonobstant, ce n'est pas Arthur C. Clarke.

Hier à la librairie Entropie, la mémoire éponge de cratères défaillait pour citer intégralement ce programme heinleinien, un avatar de l'homme/femme compétent(e) :
"A human being should be able to change a diaper, plan an invasion, butcher a hog, conn a ship, design a building, write a sonnet, balance accounts, build a wall, set a bone, comfort the dying, take orders, give orders, cooperate, act alone, solve equations, analyze a new problem, pitch manure, program a computer, cook a tasty meal, fight efficiently, die gallantly. Specialization is for insects." [Time enough for love]
En d'autres termes :
« Tout être humain devrait être capable de changer une couche-culotte, de planifier une invasion, d'égorger un porc, de manœuvrer un navire, de concevoir un bâtiment, d'écrire un sonnet, de faire un bilan comptable, d'ériger un mur, de réduire une fracture [NDLR : le sens originaire du mot algèbre], de soutenir un mourant, de prendre des ordres et d'en donner, de coopérer ou d'agir seul, de résoudre des équations, d'analyser un problème nouveau, d'épandre du fumier, de programmer un ordinateur, de préparer un repas savoureux, de se battre efficacement, et mourir avec élégance. La spécialisation, c'est bon pour les insectes. » [Time enough for love]
Commencer par une couche-culotte, en passant par des rudiments d'arithmétique et de poésie, programme difficile à prêter à un militariste sang pour sang pur guerre. A l'un des très grands écrivains de science-fiction, plus. Ecce homo.

2014/04/19

Maurice Genevoix : Ceux de 14 (Audio)

« Je souhaite que d'anciens combattants, à lire ces pages de souvenirs, y retrouvent un peu d'eux-mêmes et de ceux qu'ils furent un jour ; et que d'autres peut-être, ayant achevé de lire, songent, ne serait-ce qu'un instant : "C'est vrai, pourtant. Cela existait, pourtant." » (Maurice Genevoix, dans sa préface à l'édition originale des Eparges)

« Aucun réquisitoire contre la guerre n'atteint la puissance de ce récit, de ce constat modeste, mesuré, terriblement précis... Sans élever le ton, Genevoix raconte l'horreur quotidienne » (Paul Guimard)

Couverture de J.L. Lefort
Front de Somme (1916)
Lorsque les troupes allemandes envahissent la Belgique, le 4 août 1914,  Maurice Genevoix est alors âgé de 24 ans. Elève à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm, et passionné de littérature, il prépare avec assiduité une agrégation de lettres modernes, se destinant sans doute à une longue et brillante carrière universitaire... Mais trois semaines après les premiers échanges de coups de feu en territoire belge, le sous-lieutenant Genevoix se retrouve à son tour sur le Front, en Argonne, où il assiste impuissant à la déroute des armées françaises, ainsi qu'à l'exode des populations civiles : villages bombardés, maisons incendiées, dévastées, pillées, etc. Durant les huit mois suivants, il affronte courageusement la mitraille à de multiples reprises, notamment lors de la bataille de la Marne, avant que d'être atteint au bras et au flanc par trois balles allemandes, qui le laissent ko du côté de Calonne et surtout handicapé pour le restant de ses jours. La guerre est donc finie pour lui en avril 1915. Enfin, finie... finie, ça c'est vite dit. Car pour tous ceux qui l'ont vécu et qui en sont revenu, la guerre n'a jamais cessé : elle a hanté leur mémoire jour après jour jusqu'à leur dernière nuit.
Allongé sur un lit d'hôpital, le corps meurtri, Maurice Genevoix commence à relire les notes qu'il a prises sur son petit carnet quadrillé dès les premiers jours du conflit. Pour l'instant il ne sait pas trop quoi en faire de ces foutues notes. Alors il les relit... encore... encore... et c'est son ami Paul Dupuy, un vieux professeur d'histoire-géo de l'E.N.S, qui l'incite à écrire un livre à partir de ses gribouillis. Eh bien, allons-y ! En avant ! lui répond Genevoix. Et il s'atèle si bien à la tâche que, dès avril 1916, Sous Verdun fleurit déjà dans les bacs des librairies Hachette et Cie. Un gros succès. Puis viennent ensuite Nuits de Guerre (1917), Au Seuil des Guitounes (1918), La Boue (1921) et enfin Les Eparges (1923), cinq récits chronologiques aujourd'hui regroupés en un seul volume : Ceux de 14. C'est un grand classique de la littérature de guerre, le mètre-étalon des témoignages auprès duquel tous les autres font plutôt pâle figure, il faut bien le reconnaître. Sans doute parce que d'entre tous, Genevoix est celui qui a trouvé le ton le plus juste, qu'il n'en fait ni trop ni trop peu, retranscrivant la réalité et rien que la réalité, sans effet de style à la façon de L.-F. Céline, ou de lyrisme anti-militariste à la manière de Barbusse :

« Barque et Biquet sont troués au ventre, Eudore à la gorge. En les traînant et en les transportant, on les a encore abîmés. Le gros Lamuse, vide de sang, avait une figure tuméfiée et plissée dont les yeux s'enfonçaient graduellement dans leurs trous, l'un plus que l'autre. On l'a entouré d'une toile de tente qui se trempe d'une tache noirâtre à la place du cou. Il a eu l'épaule droite hachée par plusieurs balles et le bras ne tient plus que par des lanières d'étoffe de la manche et des ficelles qu'on y a mises. La première nuit qu'on l'a placé là, ce bras pendait hors du tas des morts et sa main jaune, recroquevillée sur une poignée de terre, touchait les figures des passants. On a épinglé le bras à la capote. Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert.
Quand nous les voyons, nous disons : "Ils sont morts tous les quatre." Mais ils sont trop déformés pour que nous pensions vraiment : "Ce sont eux." Et il faut se détourner de ces monstres immobiles pour éprouver le vide qu'ils laissent entre nous et les choses communes qui sont déchirées. » (Henri Barbusse, Le Feu, journal d'une escouade, 1916)

« Le colonel avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par l'explosion et projeté jusque dans les bras du cavalier à pied, le messager, fini lui aussi. Ils s'embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours mais le cavalier n'avait plus sa tête, rien qu'une ouverture au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au moment où c'était arrivé. Tant pis pour lui ! S'il était parti dès les premières balles, ça ne lui serait pas arrivé. » (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932)

« Il y a des cadavres autour de nous, partout. Un surtout, épouvantable, duquel j'ai peine à détacher mes yeux : il est couché près d'un trou d'obus. La tête est décollée du tronc, et par une plaie énorme qui bée au ventre, les entrailles ont glissé à terre ; elles sont noires. Près de lui, un sergent serre encore dans sa main la crosse de son fusil ; le canon, le mécanisme doivent avoir sauté au loin. L'homme a les deux jambes allongées, et pourtant un de ses pieds dépasse l'autre : la jambe est broyée. Tant d'autres ! Il faut continuer à les voir, à respirer cet air fétide, jusqu'à la nuit. » (Maurice Genevoix, Sous Verdun, 1916)

Parti à la guerre en tant qu'étudiant et futur enseignant, Maurice Genevoix en est revenu huit mois plus tard profondément blessé, reconnu par l'armée invalide à 70%... et romancier.

En novembre 1968, à l'occasion du cinquantenaire de l'armistice, l'ORTF diffusait à l'antenne une série de cinq dramatiques adaptées d'après Ceux de 14.
Aujourd'hui, grâce à l'INA, les cinq épisodes d'une trentaine de minutes chacun (3h35mn au total) sont audibles ici.

Et pour qui veut en écouter seulement un extrait, c'est là :



2014/04/12

Jules Romains : Les Hommes de Bonne Volonté (Audio)

« Jamais tant d'hommes à la fois n'avaient dit adieu à leur famille et à leur maison pour commencer une guerre les uns contre les autres. Jamais non plus des soldats n'étaient partis pour les champs de bataille, mieux persuadés que l'affaire les concernait personnellement. Tous ne jubilaient pas, tous ne fleurissaient pas les wagons ou ne les couvraient pas d'inscriptions gaillardes. Beaucoup ne regardaient pas sans arrière-pensées les paysans qui, venus le long des voies, saluaient un peu trop gravement ces trains remplis d'hommes jeunes » (J. Romains, Prélude à Verdun)

Du prix de l'Académie Goncourt décerné en 1915 à René Benjamin pour son Gaspard soldat français, jusqu'à Pierre Lemaitre et son Au revoir là-haut, couronné en novembre 2013, la masse de romans ayant pour thème la Première Guerre Mondiale est tellement kolossale qu'elle pourrait occuper à elle seule plusieurs pans d'une vaste et belle bibliothèque. On y trouverait forcément du bon et du moins bon, on y croiserait quelques auteurs connus cernés par un bataillon d'anonymes et d'oubliés, et puis on y verrait aussi du flambant neuf, des inédits sentant encore la colle et l'encre fraîche, adossés à de vieux octavos défraîchis aux relents de moisi... une bibliothèque, quoi.
Quiconque a beaucoup lu sur le sujet est naturellement tenté d'établir une espèce de classement, eins-zwei-drei, le top-ten des meilleurs récits, the best-of world war : 1/ Léon Werth, 2/ Henri Barbusse... Mais faut pas. En revanche, rien n'empêche de signaler telles ou telles lectures qui, bien que rarement citées dans les bibliographies consacrées au conflit, nous paraissent indispensables à sa bonne compréhension. Ainsi des 15ème et 16ème tome des Hommes de bonne volonté, de Jules Romains, à savoir Prélude à Verdun et Verdun, deux volumes écrits en 1938 par un "non-combattant" (âgé de 29 ans lors de la mobilisation, Jules Romains, malade, fut affecté aux Services Auxiliaires de l'armée et n'a donc pas vraiment "vécu" la guerre). Toutefois, en historien scrupuleux mâtiné d'écrivain talentueux, les personnages qu'il décrit, tout comme les scènes qu'il dépeint sonnent toutes juste et vrai... on y croit.
Et puis Jules Romains ajoute encore à ses qualités de romancier, d'historien, de poète et de dramaturge, celles d'un grand comédien. Il faut en effet l'écouter dans des enregistrements sonores effectués pour la Radio-Télévision-Française en 1952, l'écouter présenter les 27 volumes de son oeuvre maîtresse, mais surtout l'écouter en lire de très larges extraits, de sa parfaite diction, adaptant sa voix et ses intonations au gré des personnages qu'il interprète avec un plaisir évident, et notamment ici (de la 15ème à la 20ème minute : un régal).
Et puis Les Hommes de bonne volonté, c'est enfin l'illustration par l'exemple d'une théorie littéraire attachée au nom de Jules Romains : l'unanimisme. Théorie selon laquelle l'écrivain doit exprimer la vie unanime et collective de l'âme des groupes humains et ne peindre l'individu que pris dans ses rapports sociaux. Or, pour l'illustrer, cette théorie, quoi de plus judicieux qu'une mobilisation générale et ses emballements collectifs ; quoi de plus idoine qu'une guerre mondiale englobant pour la première fois l'ensemble de la société ; et quoi de mieux approprié que cette grande mêlée qui eut lieu du 21 février au 19 décembre 1916 sur les bords de la Meuse.

Prélude à Verdun & Verdun :



L'intégralité des 28 émissions d'une trentaine de minutes chacune (13h08mn au total) est disponible ici, sur le site de l'INA.

2014/04/06

Luiz Ruffato : Tant et tant de chevaux

Salué par la presse brésilienne lors de sa parution en 2001, Tant et tant de chevaux a de nouveau été encensé, quatre ans plus tard, par les critiques du Figaro, de l'Express et de Télérama, ces derniers tellement blasés de littérature  "classique" qu'un peu d'innovation stylistique et les voilà qui crient aussitôt au génie ? On peut se le demander. En tout cas, cette histoire chevaline sans chevaux m'a quant à moi laissé sur ma faim, un peu comme ces burgers de MacDo qui ne vous remplissent pas l'estomac, ou comme ces émissions de télé-réalité entrecoupées de publicités : du vide sur du rien. Et donc un livre dans l'air du temps, censé en rendre compte par une absence de fond et un trop-plein de forme. L'histoire ? Il n'y en a pas vraiment, ou plutôt il y en a plusieurs qui se suivent sans lien ni raison, du coq à l'âne, à zappe que veux-tu, dans un chaos d'images... Et alors quoi ? Alors il s'agit de passer 24h00 au coeur d'une grande ville et de son voile de fumée, en l'occurence São-Paulo (mais qui pourrait tout aussi bien être Saint-Denis, Manchester, Détroit, New Delhi, ou toute autre ville de plus de 100 000 habitants, la plupart à faible revenu). Il s'agit d'écouter les creuses confidences d'un chauffeur de taxi /zap/ les coups de gueule d'un couple qui se déchire /zap/ des messages laissés sur un répondeur /zap/ les cris d'un gamin de favelas mordus par des rats /zap/... Il s'agit aussi de baigner, le temps d'une lecture, dans une sorte d'enfer cacophonique : fanfare de chômeurs, de voleurs, d'assassins, de prostituées et de vagabonds, chacun d'eux interprétant ici sa propre partition : violence / pauvreté / solitude / précarité / indifférence... Le tout assemblé à la façon d'un collage Pop-Art, donc effectivement très novateur, tout comme le sont d'ailleurs les variations typographiques (voir Mallarmé : 1842-1898), les jeux de ponctuation (cf. Saramago : 1922-2010) ou encore l'écriture fragmentaire (Burroughs, Barthes, Blanchot, etc). Et puis surtout, au terme de cette lecture hachée comme un steak, une seule question : « Et alors ? »

Les trois premières pages (réalisé sans trucage) :




Luiz Ruffato : Tant et tant de chevaux (2001)
Traduction de Jacques Thiériot (2005)
Aux Editions Métailié