2015/03/29

Alexandre Soljenitsyne

Apostrophe (1975)
Soljenitsyne : un nom et un visage sans doute parmi les plus connus de la littérature mondiale et même chez les moins lettrés de mes congénères. En tout cas, quiconque était gamin dans les années 70 a forcément en mémoire des images de ce déjà vieillard à longue barbe grise que l'on voyait, je ne dirais pas tout le temps, mais suffisamment souvent pour imprimer durablement nos rétines.
Ramené dans le contexte de la guerre froide, Soljenitsyne c'était le dissident par excellence, la figure de proue d'une Europe de l'Ouest toujours inquiète des agissements du Kremlin, aussi d'une France pompido-giscardienne si peu sûre d'elle-même qu'elle n'avait d'autre recours, pour vanter son modèle économique et social face au danger que représentait pour elle les communistes français, d'autre recours que faire appel à un nostalgique de la Russie des tsars pour dénoncer la Russie des soviets. Mouais, même si on tend un peu à l'oublier aujourd'hui, on vivait alors une époque assez trouble et paradoxale. Je me souviens par exemple du climat délétère qui régnait sur le plateau d'Apostrophe lorsque Soljenitsyne, entouré d'égards, en était l'invité d'honneur et que, sous couvert de littérature, l'émission se transformait quasiment en tribune politico-religieuse où la propagande réactionnaire de Soljenitsyne allait si bon train que l'inaltérable d'Ormesson, invité lui aussi, prenait presque figure de grand progressiste ! Mais ce dont je me souviens surtout, c'est d'un homme au regard un peu fuyant, d'un écrivain à l'air un peu hautain, faussement inspiré, pas franc du collier... et voilà sans doute pourquoi je n'ai jamais rien lu d'Alexandre Soljenitsyne.

2015/03/15

The Fantastic Flying Books of Mr. Morris Lessmore



Caetano Veloso : Livros

« Os livros são objetos transcendentes... »


Tropeçavas nos astros desastrada
Quase não tínhamos livros em casa
E a cidade não tinha livraria
Mas os livros que em nossa vida entraram
São como a radiação de um corpo negro
Apontando pra a expansão do Universo
Porque a frase, o conceito, o enredo, o verso
(E, sem dúvida, sobretudo o verso)
É o que pode lançar mundos no mundo.

Tropeçavas nos astros desastrada
Sem saber que a ventura e a desventura
Dessa estrada que vai do nada ao nada
São livros e o luar contra a cultura.

Os livros são objetos transcendentes
Mas podemos amá-los do amor táctil
Que votamos aos maços de cigarro
Domá-los, cultivá-los em aquários,
Em estantes, gaiolas, em fogueiras
Ou lançá-los pra fora das janelas
(Talvez isso nos livre de lançarmo-nos)
Ou­ o que é muito pior­ por odiarmo-los
Podemos simplesmente escrever um:

Encher de vãs palavras muitas páginas
E de mais confusão as prateleiras.
Tropeçavas nos astros desastrada
Mas pra mim foste a estrela entre as estrelas

Caetano Veloso : Livro (1997)
Grammy Award du meilleur album de musique du monde (2000)

2015/03/14

Clarice Lispector : Un souffle de vie

« J'écris comme si cela devait permettre de sauver la vie de quelqu'un. Probablement la mienne » (Clarice Lispector)

Voilà un objet littéraire pour le moins troublant, déjà parce que l'auteure, grande et belle figure de la littérature brésilienne, le rédigea alors qu'elle souffrait cruellement d'un cancer et se savait proche de la fin, ensuite parce que sa lecture provoque d'obscures résonances chez quiconque s'est toujours senti étranger à soi-même ainsi qu'aux autres et au monde, enfin parce que le style d'écriture est, sinon hermétique, du moins suffisamment mystérieux pour venir titiller le lecteur à l'endroit où ça pense.
¤¤¤¤   Je ne cesse de m'accumuler, m'accumuler, m'accumuler... jusqu'à ne plus tenir en moi et alors j'éclate en mots   ¤¤¤¤   J'ai pensé une chose si belle que je ne l'ai même pas comprise, puis j'ai fini par oublier ce que c'était   ¤¤¤¤   Mon échec spectaculaire et constant prouve qu'existe son contraire : le succès   ¤¤¤¤   La vie est à ce point cruelle et nue qu'un chien vivant vaut mieux qu'un homme mort   ¤¤¤¤   Le mot est la déjection de la pensée   ¤¤¤¤
Si on peut facilement tirer de ce bouquin deux bonnes douzaines d'aphorismes, ce n'est pas là l'essentiel. Ce dont il est ici question, c'est du sens et de l'origine de la vie de toutes les créatures, du souffle qui les anime, donc de Dieu, de l'Homme et du Verbe ; ce dont Clarice Lispector parle ce n'est pas seulement d'elle mais de nous tous, car en s'interrogeant elle nous interroge, et en se livrant nous découvre. Sa langue, d'ailleurs assez poétique, cherche à dire l'indicible, fouille et creuse la création littéraire, explore les pourquoi des comment, se perd, se retrouve, puis s'égare à nouveau... et comme Clarice n'est pas philosophe mais "simple" écrivain(e), elle le fait en créant un personnage : vague auteur de roman qui lui-même crée un personnage rêvant d'écrire un livre. Deux intermédiaires qui se font écho l'un l'autre, conversant de tout et de rien, comme du vide et du plein, mais surtout de l'impérieuse nécessité d'écrire, de sa difficulté aussi.
En lire un autre...

Clarice Lispector (1920-1977) ~ Un visage qui ne s'oublie pas...

Extrait d'un dialogue à trois entre Clarice Lispector, son Auteur fictif et Angela Pralini, le personnage de son personnage :

ANGELA. [...] Avoir un contact avec la vie animale est indispensable à ma santé psychique. Mon chien me revigore toute. Sans parler qu'il dort parfois à mes pieds en emplissant la chambre de sa chaude vie humide. Mon chien m'apprend à vivre. Il est seulement "étant". "Etre" est son activité. Et être est ma plus profonde intimité. Quand il s'endort sur mes genoux, je veille sur lui et sa respiration bien rythmée. Et — lui immobile sur mes genoux — nous formons un seul tout organique, une vivante statue muette. C'est quand je suis lune et suis les vents de la nuit. Parfois, à force de vie mutuelle, nous nous gênons. Mon chien est aussi chien qu'un homme et aussi homme. J'aime la chiennerie et l'humanité chaude des deux.
Le chien est un animal mystérieux parce qu'il pense presque, sans dire qu'il sent tout sauf la notion du futur. Le cheval, à moins qu'il soit ailé, à son mystère résolu en noblesse et le tigre est d'un degré plus mystérieux que le chien parce que son comportement est encore plus primitif.
Le chien — cet être incompris qui fait son possible pour expliquer aux hommes ce qu'il est...
L'AUTEUR. Le chien d'Angela semble avoir une personne en lui. Il est une personne enfermée par une condition cruelle. Le chien a une telle faim de gens et d'être un homme. C'est crucifiant ce manque de conversation d'un chien.
Si j'avais pu décrire la vie intérieure d'un chien, j'aurais atteint un sommet. Angela aussi veut entrer dans l'être-vivant de son Ulysse. C'est moi qui lui ai transmis cet amour pour les animaux.
ANGELA. [...] Moi et mon chien Ulysse nous sommes des corniauds. Ah, cette bonne pluie qui tombe. C'est une manne du ciel et seul Ulysse le sait aussi. Comme c'est joli de voir Ulysse boire une bière glacée. Un de ces jours cela va arriver : mon chien va ouvrir la bouche et parler. Ce sera magnifique. Ulysse est Malte, il est Amapà — il vit au bout du monde. Comment peut-il aller jusque là ? Il aboie carré — je ne sais pas si on peut comprendre ce que je veux dire. Lors de la coupe du monde, les pétards l'ont complètement affolé. Et ma tête est devenue toute carrée. J'essaie de comprendre mon chien. Il est l'unique innocent.
Je sais parler une langue que seul mon chien, mon cher Ulysse, mon bon maître, comprend. Par exemple : da coléba, toutiban, ziticoba, létouban, Atotoquina, zéfiram, Jétobabé ? Jétoban. Cela veut dire une chose que pas même l'empereur de Chine ne comprendrait.
Une fois il a eu une réaction inattendue. Bien fait pour moi. J'ai voulu le caresser, il a grondé. Et j'ai commis l'erreur d'insister. Il a fait un bond qui venait de ses profondeurs sauvages de loup et m'a mordu la bouche. J'ai eu peur et j'ai dû aller au dispensaire où l'on m'a posé seize points de suture. On m'a conseillé de donner Ulysse à quelqu'un puisqu'il était devenu un danger pour moi. Mais il se trouve que, depuis cet accident, je me sens encore plus unie à lui. Peut-être parce que j'ai souffert à cause de lui. La souffrance à cause d'un être approfondit le cœur dans le cœur.
L'AUTEUR. Angela et moi sommes mon dialogue intérieur — je converse avec moi-même. Je suis fatigué de penser les mêmes choses.

Clarice Lispector : Un souffle de vie (1978)
Traduction de Jacques et Teresa Thiériot (1998)
Aux Editions "Des femmes"

2015/03/08

Rachel de Queiroz : Dôra, Doralina

« Sans se soucier de "faire de la littérature", Rachel de Queiroz écrit comme les femmes du Nordeste brodent ou tissent leurs amours » (Mario Carelli)

Tout comme Antônio Torres, Rachel de Queiroz vous pond des livres émouvants avec trois fois rien, si ce n'est son talent. Ici, le portrait d'une femme, Dôra Doralina, que la vie n'aura pas épargnée, c'est le moins que l'on puisse dire. D'abord la perte de son père lorsqu'elle était gamine, ensuite la tutelle d'une mère autoritaire et dominatrice, suivi d'un mariage de convenance avec un mari volage, puis un enfant mort-né, le décès de l'époux, et autres choses encore du même acabit, fin de la première partie. 
Dans la deuxième partie, Dôra Doralina, veuve de fraîche date et pas vraiment éplorée, se sent pousser des ailes. Coupant le cordon qui la relie malgré tout à sa mère, elle quitte la ferme où elle est née, a grandi et souffert, dans l'espoir de vivre enfin selon ses propres désirs. Pas si simple. Car c'est contre sa volonté profonde qu'elle se laisse finalement convaincre d'intégrer une troupe de théâtre amateur qui part en tournée à travers la province. Des mois durant, Dôra Doralina va donc se maquiller, se costumer, se travestir, pour jouer des pièces écrites par d'autres qu'elle-même et, pire, se produire devant un public qu'elle doit faire rire aux éclats alors qu'elle n'en a nulle envie, comme une allégorie de la vie et de ses faux-semblants. Pas vraiment son truc. Mais Dôra va aussi découvrir l'amour en la personne du capitaine de navire et trafiquant de pierres Asmodeu Lucas, fin de la seconde partie.
Et dans la troisième et dernière partie, Dôra Doralina nous raconte encore, outre la mort de sa mère, toutes les années passées avec Asmodeu, un homme qu'elle a passionnément aimé et qui l'a rendue heureuse, bien qu'il l'ait lui aussi dominée de la tête aux pieds, du moins jusqu'à ce que la fièvre typhoïde l'emporte à son tour, et qu'elle décide alors d'aller finir ses jours à la ferme où elle est née, a grandi et souffert, comme sa mère avant elle et la boucle est bouclée.

Dire que ce livre en trois parties, ou trois actes d'une même pièce, soit passionnant de bout en bout, non, sûrement pas, on y ressent même beaucoup d'ennui, mais c'est précisément, je crois, ce que souhaitait Rachel de Queiroz. Avec sa sécheresse d'écriture habituelle et un semblant d'histoire, elle illustre une nouvelle fois, par petites touches impressionnistes, sa vision de la vie qui n'est pas franchement des plus folichonnes et vous laisse même dans la bouche un sale goût d'amertume. C'est donc un livre qui fait mal pour peu qu'on arrive à le lire, le vivre et le subir, en entier et jusqu'au bout ; un livre de pas-grand-chose et qui pourtant, au final, libère en vous toute une puissance d'émotions négatives, comme éprouver au plus profond de soi, sur fond de solitude extrême, le sentiment de la brièveté d'une vie dont on n'aura maîtrisé ni le cours ni l'usage... A Soledade.

« Je ne suis pas un animal littéraire ! »
Rachel de Queiroz (1910-2003)

Extrait (quand Dôra Doralina, vieillissante, revient là où tout a commencé, dans sa fazenda) :

[...] Dans le monde entier, du Pará à Rio de Janeiro, c'était le seul endroit bien à moi. A moi la maison, dont les murs peints à la chaux avaient été salis par la vase de l'hiver précédent ; à moi l'étable aux clôtures qui avaient besoin d'être réparées ; à moi le petit reste de bétail.
[...] Ici, le matin, j'avais une écuelle de lait de ma vache, le reste de haricots de ma réserve avec du poulet pour le déjeuner, un œuf ou un poisson de l'étang ; je mangeais de ma pauvreté, mais je mangeais ce qui m'appartenait.
[...] Seu Bradini ne comprenait pas que, parmi les étrangers, je me trouvais enterrée, noyée, ensevelie, sans rien autour de moi, seule au milieu des autres, toute seule du lever au coucher du soleil, seule dans ma chambre et dans la rue, dans l'obscurité de la nuit et au milieu de la foule... Il ne comprenait pas ça.
A la fazenda, j'étais seule aussi, mais dans une sorte de solitude peuplée, une solitude que je connaissais, une solitude ancienne que je portais dans mon sang.


Rachel de Queiroz : Dôra, Doralina (1975) 
Traduction et présentation de Mario Carelli (1980) 
Aux Editions Stock

2015/03/01

Jorge Amado : Best-Of (entretien avec moi-même)

Quand et comment avez-vous rencontré Jorge Amado ?

C'est une longue histoire... Tu sais sans doute que le chemin qu'emprunte un lecteur n'est pas le fruit du hasard, mais plutôt de sa curiosité. Les uns se précipitent avec avidité sur les derniers prix Machin, histoire de voir de quoi ça cause afin de pouvoir en parler devant la machine à café... d'autres préfèrent explorer de fond en comble un genre ou un domaine particuliers, le romantisme, les polars, la S.F, n'importe. Quant à moi, je me laisse tout simplement guider par les auteurs, leurs ramifications... Je veux dire que si tu lis Depestre, comme ce fut mon cas, eh bien tu tombes nécessairement sur "J. Amado", soit par le biais d'une note en bas de page, soit par celui d'un clin d’œil amical qui éveille aussitôt ta curiosité, laquelle curiosité t'incite alors à acheter un premier Amado, puis un second, un troisième et ainsi de suite, moyennant quoi de nouvelles perspectives de lecture s'ouvriront bientôt devant toi, comme celle de poursuivre la route avec Pablo Neruda, Ilya Ehrenburg, Anna Seghers... ou bien encore celle d'étudier la "littérature brésilienne", mais c'est une autre histoire.
Et donc, en février 2013, j'ai lu la Boutique aux miracles, un livre à la fois drôle et sérieux — puisqu'il est question de cette bêtise infinie qu'est le racisme — en même temps qu'une espèce de guide touristique où l'on découvre un univers qui nous est foncièrement étranger, avec son folklore, ses mythes, tout son vocabulaire exotique : salgadinhos, macumba, candomblé, tereiros, cachaça... Bref, j'ai avalé tout ça d'un seul trait, puis j'ai dévoré l'oeuvre entière.

Avant d'aborder l'oeuvre de Jorge Amado, peux-tu nous parler de sa vie en deux ou trois mots ?

Un roman-fleuve.

Et moins succinctement ?

Je dirais que la biographie du bonhomme comporte certains éléments permettant de mieux apprécier la complexion de l'écrivain. Savoir qu'il est né en 1912, soit une vingtaine d'années seulement après l'abolition de l'esclavage et la proclamation de la République brésilienne — donc au sein d'une société encore baignée d'archaïsmes et de préjugés de toutes sortes — puis qu'il a grandi dans un monde où la force primait sur le droit et où la violence n'était pas l'exception mais la règle : coups de feu, embuscade au coin du bois, règlements de comptes, crues dévastatrices, épidémies de variole meurtrières, voilà, entre autres choses, de quoi fut témoin Jorge Amado dès son plus jeune âge, y compris dans la fazenda de son père, un petit planteur de cacao qui dormait toujours la main posée sur la crosse d'un fusil.

En somme, toute l'enfance d'Amado est ponctuée d'évènements tragiques.

Absolument ! Et il en fera d'ailleurs l'une des matières premières de ses livres.

Ceci explique sans doute également pourquoi la mort y est omniprésente.

Oui, mais pas d'égale manière. Par exemple, si tu prends Suor, l'un de ses premiers romans (1934), ou Les chemins de la faim (1946), la mort y est d'autant plus poignante et dramatique qu'elle découle de la misère sociale... mais dans Quinquin (1961), ou Dona Flor (1966), elle est traitée de manière humoristique et presque joyeuse. C'est un retournement complet, un peu comme si Victor Hugo se mettait tout à coup à faire du François Villon, ou comme si Zola passait de Germinal à Pantagruel. Pourquoi ce revirement ? Eh bien on peut supposer qu'après trois longues décennies de combats politiques menés en première ligne, Jorge Amado, qui frisait alors la cinquantaine, a éprouvé le besoin de souffler un peu, de mieux savourer la vie et l'instant présent.

Un changement de paradigme que tu sembles donc associer à sa rupture d'avec le Parti Communiste vers la fin des années cinquante.

Insinuerais-tu que les communistes manquent d'humour ?

Je dis simplement, et sans vouloir t'offenser, que la fantaisie n'est pas ce qui les caractérise le mieux...

Possible en effet qu'ils prennent la vie un peu trop au sérieux et que leur vision du monde ne soit pas des plus réjouissante, c'est vrai, mais, en même temps, la misère, les souffrances, l'injustice... leur credo politique est une réalité qui, permets-moi de te le dire, ne prête pas vraiment à la rigolade ou aux compromis, mais plutôt à l'insurrection. En fait, ce qui empêche un communiste d'être pleinement heureux, vois-tu, c'est le malheur des autres, et un malheur qu'il perçoit avec d'autant plus d'acuité qu'il est persuadé d'avoir les moyens d'y remédier. 

Mais l'Histoire a démontré le contraire !

Tous les "ismes" au pouvoir, qu'ils s'appellent communisme, capitalisme ou libéral-socialisme, tous ont démontré, et démontrent encore, leur incapacité à faire le bonheur du peuple, du moins durablement. Mais on peut cependant souligner qu'entre le début des années 30 et celui des années 60, les conditions de vie des masses laborieuses se sont quand même sensiblement améliorées, non pas par l'opération du Saint-Esprit, mais grâce aux combats d'hommes-de-gauche tels que Jorge Amado, il est bon de le rappeler. Et même après 1956, l'année de la "rupture", il a continué à défendre les mêmes causes que par le passé, mais d'une autre façon, de manière beaucoup plus détachée, moins partisane, et donc plus amadienne, au sens où, enfin libéré des contraintes artistiques du Parti, l'écrivain se permet de dire ce qu'il veut... comme il veut... quand il veut. Et on peut d'ailleurs rappeler ici une anecdote révélatrice d'une personnalité au caractère pas franchement compatible avec la discipline du PC : c'était en 1925, Jorge Amado avait alors 13 ans et était pensionnaire d'un collège jésuite aux règles non moins strictes et sévères que celles du Komintern. S'y sentant à l'étroit comme entre les quatre murs d'une prison, le jeune adolescent implorait instamment ses parents de l'en sortir, mais rien n'y faisait. Rien ! Aussi décida-t-il un beau jour de s'enfuir et de prendre la route, tout seul et à pied, direction le Sergipe où logeait son grand-père paternel. Sa fugue, longue de trois mois et 300km, de Bahia à Itaporanga, démontre assez bien, je crois, un goût prononcé pour la liberté et le vagabondage, deux penchants mieux en phase avec les concepts anarchistes qu'avec les pratiques communistes à la mode de Staline.

Une erreur d'orientation ?

En quelque sorte, oui. Disons que son engagement politique a répondu à la nécessité du moment et, qu'aveuglé par l'espoir peut-être insensé de changer le monde, il a sans doute été naïf mais sincère, sillonnant le monde et ses congrès en faveur de la paix, de la justice sociale, de l'union des peuples, etc... et n'hésitant pas à donner de sa personne quoiqu'il lui en coûtât — l'exil et la prison. Oui ! tu peux creuser la bio d'Amado de fond en comble, jamais tu n'y trouveras rien dont il ne puisse être fier, au contraire. Par exemple, en 1946, jeune élu député communiste de 36 ans, et bien qu'étant profondément athée, il fait voter par la nouvelle Assemblée une loi garantissant à tous la liberté de culte, permettant ainsi aux afro-brésiliens de pratiquer le Candomblé sans plus risquer la persécution. Tout Amado est là, dans cette ouverture d'esprit peu commune, propre aux grands humanistes et aux grands philanthropes...

Dans la lignée d'un Camus ?

Oh ! plutôt dans celle d'Eulália, dite Lalu, et João, ses parents. Jorge Amado n'est pas un intellectuel féru d'équations philosophiques, pas du tout. Son truc, ou ses préoccupations, sont exactement les mêmes que celles du "petit peuple" dans lequel il se fond en toute modestie, malgré ses études supérieures, son diplôme d'avocat et sa notoriété. L'humanisme d'Amado est po-pu-lai-re, en ceci que sa culture s'enracine dans le monde ouvrier dont il est issu et duquel, fidèle aux origines, il tire son amour des choses simples et vraies : plutôt les chansons d'un Dorival Caymmi que les élucubrations sérielles d'un Pierre Boulez, par exemple. Et ne pas oublier non plus qu'Amado a été formé en partie à l'école de la rue, quand, pas plus haut que trois pommes, il accompagnait son oncle dans les salles de jeux, les maisons de passes ou les cabarets d'Ilhéus. C'est là, plus qu'ailleurs encore, que l'enfant a fait ses premières classes, découvrant la vie au milieu des putes et des vagabonds, parmi les boit-sans-soif et les voyous, toujours entouré de leur affection, de leur tendre humanité, puis la leur rendant plus tard, lorsque, devenu écrivain, il fera d'eux tous des personnages positifs.

Tu dis "plus tard", mais Jorge Amado a publié très jeune, non ?

Jeunissime ! Peu après son escapade à travers le sertão, ses parents décident de lui lâcher la bride, d'abord en l'inscrivant dans un collège beaucoup plus libéral que le précédent, ensuite en l'autorisant à s'installer au cœur même du vieux quartier populaire du Pelourinho, sur les hauteurs de Bahia. Pour Jorge Amado commence alors une nouvelle vie, faite d'études et d'apprentissages, certes, mais aussi de folle bohème avec la bande d'adolescents rimbaldiens qui partagent avec lui la passion des Lettres et des virées nocturnes. Et puis, pour répondre à ta question, c'est également durant cette période que commencent à paraître dans un journal local les premières chroniques d'un gamin d'à peine 15 ans nommé Jorge Amado de Faria. Quant à son premier roman, Le pays du carnaval, il sortira quatre ans plus tard, soit à 19 ans !

Le début d'une longue série...

Plutôt, oui, puisque s'ensuivront une trentaine de livres, essentiellement des romans, tous publiés entre 1931 et 1997, donc reflétant la société des "années 30", puis celle des années 40, 50... jusqu'à nos jours ou presque. Plonger dans l'oeuvre amadienne, c'est comme s'embarquer pour un long voyage à travers l'histoire et pas seulement "brésilienne", malgré qu'elle soit parfois qualifiée, par des gens qui ne l'ont pas lue, d'oeuvre régionaliste. Le décor est brésilien, ça oui, et le folklore est omniprésent, notamment le candomblé ou la gastronomie, mais les thèmes évoqués, eux, sont universels : exploitation de l'homme par l'homme, délinquance juvénile, immigration, racisme, écologie, libération sexuelle, féminisme, etc. Dans n'importe lequel de ses livres, Amado traite toujours au moins un aspect social du "vivre ensemble", et il le fait tantôt avec gravité, tantôt avec légèreté, ce qui déconcerte la plupart des critiques littéraires...

Lesquels critiques lui ont quand même réservé un accueil des plus favorable.

Oui et non. En fait, ils tendent à scinder l'oeuvre en deux comme un pâté en croûte. Par exemple, pour un critique du Figaro hyper-allergique à la notion de lutte des classes, des livres engagés tels que Suor ou Cacao sont disqualifiés d'emblée, puis, par réflexe immuno-protecteur, taxés d'être manichéens parce qu'il y est simplement question d'oppression, donc d'oppresseurs et d'opprimés, tu vois...
A contrario, une critique d'inspiration gauchiste peut reprocher à Jorge Amado la trop grande légèreté d'un Vieux Marin, d'une Gabriela ou encore d'une Dona Flor, et ne pas hésiter à accuser l'auteur de s'être embourgeoisé, devenant de ce fait indifférent au malheur des autres... 
Il y a aussi les puristes de la littérature, ces précieux ridicules qui trouvent les phrases d'Amado mal tournées, son vocabulaire insuffisamment recherché, sa syntaxe approximative, ses personnages peu crédibles... ses romans bâclés.
Et puis il y a les lecteurs, tous ceux qui se reconnaissent dans ses livres ou ses personnages, aussi imparfaits soient-ils, parce qu'ils partagent avec eux une même façon d'être, de voir et de sentir, et donc qu'ils sont à leur image ainsi qu'à celle de l'auteur : à la fois désinvolte et sérieux, superficiel et profond, médiocre et génial... capable du meilleur comme du pire. Oui, Jorge Amado écrit dans un style accessible au plus grand nombre, et alors ? C'est un conteur d'histoire : sa lecture est facile, sans être stupide, et elle est variée, c'est tant mieux ! pour l'apprécier il ne suffit que d'une chose : aimer la prose vagabonde et souvent luxuriante, agrémentée de personnages comme s'il en pleuvait. Une anthologie de Paulo Tavares (Criaturas) en a d'ailleurs recensé pas moins de 3358, parmi lesquels des portraits de femmes inoubliables, telle que Tereza Batista, et quelques fameux loustics : Mané-la-Peste, Zé-la-Crevette, S'la-Coule-Douce, Chico-la-Graisse, Patte-Molle, Chéri-du-Bon-Dieu, José-la-Fouine, Pue-le-Bouc, N'a-Qu'une-Couille, etc. Surnommer les gens, voilà encore une pratique typiquement populaire par laquelle le peuple reconnaît comme l'un des siens celui qui s'y adonne.

Mais n'est-ce pas justement en vertu de cette "popularité" que le Prix Nobel lui a toujours été refusé ?

Je ne sais pas... En fait, on peut discuter à l'infini de savoir si Jorge Amado méritait ou non son Nobel, mais que l'Académie suédoise n'ait jamais honoré aucun écrivain brésilien, ça c'est incroyable ! On le sait peu par chez nous, mais le Brésil est vraiment un grandissime pays de littérature, avec des auteurs à mon sens injustement dédaignés par le public européen, lequel public a de ce pays une vision encore très archétypale : futebol, carnaval, bossa-nova, Corcovado et bimbos des plages. A la trappe, les Carlos Drummond de Andrade, les Graciliano Ramos, Guimarães Rosa, João Ubaldo Ribeiro, Clarice Lispector, Rachel de Queiroz, Érico Veríssimo et tant d'autres... Quand je pense qu'il y a à peine deux ans, j'ignorais jusqu'à leur nom...

Tu les a découverts grâce à Jorge Amado ?

Oui, petit à petit et pas à pas, en parcourant son oeuvre comme on parcoure et découvre un pays.

Une dernière question : quel mot résume le mieux cette oeuvre, selon toi ?

La Liberté, sans hésitation. Et peut-être aussi l'amitié.

(1912-2001)

Pour un tour d'horizon de l'oeuvre complète de Jorge Amado, on trouvera de-ci de-là sur ce blog des extraits de livres accompagnés d'avis pas toujours éclairés. On pourra aussi découvrir cet auteur en tapant dans la douzaine d'ouvrages listés ci-dessous. C'est une sélection, donc forcément subjective, mais qui me semble toutefois aussi représentative que possible de l'étendue de son talent :

1935 : Bahia de tous les saints
Le premier "grand livre" de Jorge Amado, encensé à juste titre par Albert Camus dans l'Alger républicain, en 1939. Un roman sans temps mort, au style très épuré, retraçant les mille aventures tragi-comiques du nègre Antonio Balduino, de son enfance jusqu'à l'âge adulte : l'histoire d'une prise de conscience politique et de tout ce qui s'ensuit. (très touchant)

1937 : Capitaines des sables
Un sujet sensible, la délinquance juvénile, vue par quelqu'un qui la connaît plutôt bien. Dans un hangar désaffecté du port de Bahia, des adolescents livrés à eux-mêmes vivent de petits larcins. D'où viennent-ils et qui sont-il ? Comment la bonne société les perçoit ? Qui les aide et qui les rejette ? (beaucoup d'émotion et de tendresse, mâtinées d'un peu de drôlerie)

1942 : Terre violente (Les terres du bout du monde)
L'un des quatre ou cinq livres de Jorge Amado dans lesquels il retrace la saga de l'or jaune du Brésil : le cacao. Ici, une histoire inspirée de faits réels qui raconte les sanglantes rivalités opposant entre elles des familles de fazendeiros pour la conquête de nouvelles terres à exploiter. (épique)

1946 : Les chemins de la faim
Sans doute le plus violent, le plus dur et le plus fort de ses romans, illustrant le drame des populations contraintes à fuir la sécheresse du Nordeste pour émigrer à Rio ou à São Paulo, où elles espèrent trouver de quoi survivre... sauf qu'il leur faut d'abord traverser à pied l'enfer de la caatinga survolée de vautours et parsemée de cangaceiros mi-anges mi-démons. (dramatique)

1954 : Les souterrains de la liberté
Mon préféré. L'équivalent brésilien des "Communistes" de Louis Aragon, soit une fresque historique de la société brésilienne de 1937 à 1940, donc sous l'ère dictatoriale de Gétulio Vargas. Un récit de grande amplitude, avec beaucoup de personnages, et sans doute un peu de parti-pris, mais davantage de complexité que certains vous le diront. (passionnant)

1961 : Le vieux marin
Un nouvel habitant débarque un beau jour à Péripéri avec des histoires fabuleuses de marins plein la bouche. Sont-elles vraies, sont-elles fausses ? voilà la question. Mais qu'est-ce que la vérité, après tout ? Eh bien... eh bien c'est un rêve qui prend corps, comme une histoire parfaitement racontée, nous répond ici Jorge Amado. (tonique)

1969 : La boutique aux miracles
Un sujet gravissime, le racisme, mais traité à la manière d'une farce au cours de laquelle le mulâtre Pedro Archanjo oppose son érudition, et sa joie de vivre, à la bêtise d'une high-society majoritairement hostile au mélange des races ou des croyances. Aussi une critique douce-amère de la manière de penser des z'élites à la zémour. (hautement salubre)

1972 : Tereza Batista
Ma préférée. L'histoire d'une pauvre et jolie orpheline qui découvre peu à peu toutes les formes que l'amour ou le désir peuvent prendre, et donc, par voie de conséquence, tout ce dont les hommes sont capables en bien comme en mal. Un personnage à la hauteur d'Antigone — celle en qui l'amour et l'espoir étaient plus forts que la mort ou la résignation. (poignant)

1977 : Tieta d'Agreste gardienne de chèvres
Tieta revient passer quelques mois dans son village natal après en avoir été chassée vingt ans plus tôt pour cause de mœurs jugées trop légères. Toujours aussi libertine, mais devenue riche à millions, elle va combattre l'hypocrisie et la morale à deux balles de ses parents et concitoyens, tout en défendant l'écologie contre les intérêts d'une multinationale étrangère. (réjouissant)

1984 : Tocaia Grande
Mon préféré. Au départ était la Nature, puis est venu l'homme... Il y eu d'abord le hameau, puis est venu le village, la ville... et la civilisation civilisatrice, avec ses rois, leurs lois, leurs juges, leurs flics et leurs prisons. Tocaia Grande : un lieu utopique, et comme hanté par des personnages de chair et de sang, pour ne pas dire de glaise et de boue. (formidable)

1988 : Yansan des orages
Une sorte d'enquête menée tambour battant pour retrouver une statue de Sainte-Barbe mystérieusement disparue. Aussi un roman d'aventure avec beaucoup d'humour, du sexe à gogo et un saisissant contraste entre deux pratiques religieuses : celle de l'Eglise apostolique et romaine, austère et contraignante, et celle du Candomblé, célébrant le plaisir des sens. (jubilatoire)

1990 : Conversations avec Alice Raillard
Une belle série d'entretiens accordés par Jorge Amado à sa traductrice et néanmoins amie Alice Raillard. De nature plutôt loquace, l'écrivain, mis en confiance, se livre ici encore un peu plus d'habitude, évoque ses parents avec émotion, nous parle de son enfance, de politique, d'histoire, de littérature... tout est passé au crible avec intelligence et pertinence. (captivant)