2014/03/30

ANPéRo : A voix nue (28/03/2014)


«  I n    g i r u m    i m u s    n o c t e    e t    c o n s u m i m u r    i g n i  »

De taille modeste, les cheveux ras, le visage rond et juvénile parfois secoué d'un tic nerveux, Guillermo ressemblait trait pour trait à l'idée que l'on se fait d'un intellectuel de gauche abonné à Libération. Quiconque le croisait dans la rue le prenait volontiers pour un professeur de lettres ou d'histoire, ce qu'il n'était pas, à son grand désarroi. Sa profession ? Journaliste. Après avoir passé dix ans à la rubrique "chiens-écrasés" d'une gazette provinciale, Guillermo était monté à Paris dans l'espoir d'y faire fortune et d'y trouver la gloire. Jeune homme ambitieux, il se rêvait alors chroniqueur au Nouvel-Obs, ou équivalent, mais n'aurait jamais imaginé se retrouver douze ans plus tard faisant des piges au Figaro-Madame, où il pissait de la copie pour un salaire de misère.
- Vraiment, tu ne remarque rien ? demanda-t-il à Vicente.
Assis derrière le comptoir de sa librairie, Vicente scruta une nouvelle fois l'allure de son compère, sans rien y déceler d'anormal et encore moins de remarquable, si ce n'est l'anorak d'un mauvais goût certain qu'il portait ce jour-là et qui non seulement le boudinait façon paupiette, mais était d'une couleur marronasse un peu nauséeuse.
- Alors, rien de rien ? insista la paupiette.
- Ton nouvel anorak ? répondit Vicente, le cœur au bord des lèvres.
- Pfff... souffla Guillermo. J'ai rasé mon bouc et personne pour s'en apercevoir, ni un vieux copain comme toi, ni même ma propre mère. A croire que je suis devenu pour tout le monde complètement transparent, que je ne suis plus qu'une image éthérée, sans contour et sans consistance (et comme pour se prouver à lui-même qu'il avait raison, Guillermo se palpait le corps de bas en haut, puis sa voix enfla soudain jusqu'à devenir un cri) Ah ! je suis en voie d'extinction, je m'efface, me dissous, disparais... je suis... je suis... aaah, je ne suis déjà plus rien !
Vicente regardait Guillermo avec bonhomie. Il connaissait suffisamment son ami pour savoir à quel point son amour des mots et son goût du théâtre le conduisaient parfois à l'exagération, mais il savait également que derrière cette emphase se dissimulait un sentiment d'échec bien réel. Aussi est-ce en psychologue nourri aux œuvres de Gustav & Sigmund qu'il lui répliqua :
- Pour quelqu'un qui prétendument n'est plus, je trouve que tu l'ouvres encore bien fort. Je dirais donc que tu mets en scène ta pseudo-disparition à seule fin d'occuper l'espace et accaparer ainsi toute mon attention...
Puis, désignant d'un mouvement circulaire de la main les rayonnages de sa librairie, il ajouta :
- Les livres, Guillermo, ou plutôt la culture, voilà l'espèce réellement menacée ! Regarde autour de toi : Erasme, Voltaire, Goethe, Hugo, Camus, six siècles d'humanité pensante... aujourd'hui remplacée par des Musso, des Levy et des Gavalda en veux-tu en-voilà ! Plus de 50 millions d'exemplaires vendus à eux trois ! Et des adaptations au ciné, en BD, des blogs et des forums à travers le monde entier...
- Oui-da, opina Guillermo, c'est l'abêtissement généralisé, la pensée sous-vide, la dictature marchande et la culture de masse...
- L'ère du tout-numérique, du jetable et du zapping à tout-va...
- Le triomphe annoncé de la Société du Spectacle...
- Et donc, par voie de conséquence, la mort du p'tit libraire !
Ils se turent tous les deux, avec un même sourire de dépit vissé au coin de la bouche.
Du fond de la boutique, João da Setubal, silencieux jusque-là mais jugeant sans doute le moment propice à une intervention, lança alors aux deux autres acolytes :
- On peut être situ et pas sectaire, figurez-vous.
Puis il replongea derechef son museau dans les œuvres complètes de Ludwig Wittgenstein, mâchant et remâchant le Tractatus tout en fumant des Gitanes. Quand il releva à nouveau la tête, la salle était pleine et bruyante. Il y avait là, outre Vicente et Guillermo, le discret Jeremías, le maladroit Henrique, les deux Lourenço et le grand Estêvão, l'équipe au complet, laquelle dissertait de choses et d'autres aux quatre coins de la boutique, se découvrant et s'appréciant toujours un peu plus dans un climat de partage, de chaleur humaine et de fraternelle amitié, soit précisément ce que chacun d'entre-eux était venu chercher ici, par cette soirée printanière encore un peu fraîche.

2014/03/25

Librairie Entropie : Kultur Pop 21, répétitions et AnPéRo

Les tables tournantes de Jersey
Bis repetita placent. Tandis :
  • qu'on a un nouvel ANPéRO à la librairie Entropie, annoncé le vendredi 28 mars (198 boulevard Voltaire), à partir de 18h00-18h30,
  • que la poutine n'est plus seulement l'ennemie des artères,
  • qu'il va peut-être être temps de s'abstenir de s'abstenir,
le volume 21, sûrement le deuxième de  l'an 2014, des génériques d'émissions de Radio France, et surtout France Culture - Kultur Pop, 2014 point 21 vient de paraitre. Il s'agit de morceaux où la répétition tient un grand rôle, où la répétition tient un grand rôle, tiens... Vous pouvez venir avec un peu d'alimentation solide ou liquide, à partager. Au programme :
Ils sont en lien ici-bas, mais existent bien sûr en solides électrons. 

2014/03/23

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent (Tome 2 : Portrait de Rodrigo Cambará)

On avait quitté à regret la famille Cambará à la toute fin du 19ème siècle, on retrouve avec joie Rodrigo, le cadet des enfants, au début du 20ème. On avait littéralement dévoré l'épopée du tome 1, on a péniblement franchi le cap des 100 premières pages du tome 2 avant que d'être à nouveau comblé par les 500 suivantes. Le rythme est ici plus lent, moins épique que dans le premier volume, puisqu'il s'agit cette fois-ci d'une chronique : celle d'une époque (entre 1909 et 1920), d'une ville (Santa Fé) et d'un santafessien : Rodrigo Cambará.
Qui est Rodrigo Cambará ? Un homme aux multiples facettes. Jeune diplômé de la faculté de médecine de Porto Alegre, il est sans aucun doute plus cultivé que son père, le fazendeiro Licurgo, et apparemment plus raffiné que son frère, le gaucho Toribio. Il est également épris d'art, de culture, de progrès, d'idées sociales et politiques, enfin c'est du moins l'image de lui qu'il veut donner à voir et d'abord à lui-même. Mais lorsque le vernis craque, et il n'est pas rare qu'il craque, on découvre une sorte de bobo avant l'heure, de bourgeois-bohème qui sous des dehors altruistes se révèle égocentrique, de dandy de province dont les grands principes évoluent au gré des opportunités, qui veut être généreux mais n'est que charitable, se veut aussi époux fidèle mais ne peut s'empêcher de courir les jupons, tout comme le font d'ailleurs son père et son frère. Il se dessine alors au fil des pages une personnalité riche, complexe, forcément "imparfaite", et cependant pas antipathique du tout, et même plutôt attachante, peut-être parce que l'auteur s'attache à montrer, sans jamais le juger, combien il est difficile de vivre pour Rodrigo Cambará, déchiré qu'il est entre ce qu'il veut et ce qu'il peut. De sorte qu'à travers ce portrait, Erico Verissimo nous offre l'analyse psychologique d'un homme en quête de pouvoir à la fois réel et figuré, politique et ontologique. Quelles sont en effet les motivations inconscientes, inavouées, inavouables de Rodrigo Cambará, candidat à la députation ? Que cache-t-il derrière ses nobles discours, ses belles pensées, ses bons sentiments affichés ? Et sa vie publique, honorable et respectable en façade, a-t-elle seulement pour vocation d'embellir une vie privée dont il n'est au fond pas fier, manière pour lui de dissimuler à ses yeux et à ceux d'autrui des comportements qu'il ne peut assumer ? Beaucoup de questions, peu de réponses ! Aussi, pour nous aider à mieux cerner son personnage principal, Erico Verissimo portraiture-t-il également toute une galerie de seconds rôles plus contrastés les uns que les autres, comme par exemple Pepe Garcia, un vieil anarchiste espagnol, par définition hostile au pouvoir, et le capitaine Rubim, un disciple de Nietzsche, du Surhomme et de sa volonté de puissance. On y croisera aussi, sur fond de lutte électorale, un maire despotique et un prêtre libéral, une épouse ultra-soumise, une tante autoritaire et encore bien d'autres personnages, mais on ne saura malheureusement jamais qui est vraiment Rodrigo Cambará, puisque Albin-Michel n'a pas jugé bon d'éditer le troisième tome du Temps et du Vent, dans lequel est pourtant retracée toute une partie de sa vie. Frustration. Un peu comme si La Divine Comédie était amputée du Paradis, ou l'Anneau du Nibelung du Crépuscule des dieux

Extraits :

Une nuit de décembre 1909, cependant que Rodrigo et son frère Toribio se demandaient quel sens donner à leur vie, tout en s'amusant à tirer sur des boîtes de conserve sur la place de Santa Fé :

Une silhouette approchait.
- Qui est-ce ? demanda Rodrigo.
- L'Espagnol.
Don Pepe Garcia ouvrit les bras et s'écria :
- Que c'est beau ! Les deux frères ensemble, à parler. J'ai cru à un duel. J'ai entendu les tirs. Qu'est-ce que c'était ?
Il les embrassa chaleureusement.
- On s'exerçait à tirer.
- Mais pas sur cibles humaines !
- Non. Juste sur une vieille boîte.
- Pourquoi ne pas garder les balles pour les crânes humains ? Pour la rédemption de l'humanité il faut abattre des crânes, beaucoup de crânes.
Rodrigo contemplait Pepe Garcia avec sympathie. Il aimait ce type d'homme décharné et efflanqué comme un don Quichotte, cette tête cuite, oblongue et d'aspect dramatique, aux yeux enfoncés, noirs et vifs, moustaches aux pointes tombantes et barbiche pointue comme une lance. Il appréciait surtout sa voix riche d'inflexions, bien placée, grave et théâtrale, qu'il savait utiliser avec saveur et à-propos, l'aidant des gestes de ses belles mains fines qui avaient aussi leur éloquence. [...]
Rodrigo se leva et prit affectueusement Pepe par le bras.
- Pepe, il nous faut secouer cette ville de son marasme.
- D'accord, hombre !
- Dans un mois au plus tard, je lance le journal. Je commence par un article de fond qui met Trindade [le maire de Santa Fé] en poussière. Je m'attaque aussi au militarisme. Je peux compter sur toi ?
- Bien sûr, hombre, j'aime la bagarre. Je suis comme ce type qui en arrivant quelque part demandait : « Il y a un gouvernement ? Si oui, je suis contre. »
Rodrigo, de nouveau, regardait les étoiles.
- Don Pepe, si Dieu apparaissait soudain là-haut ?
- Dieu n'existe pas.
- Bon. Il ne s'agit pas de savoir s'il existe ou pas. Supposons qu'il existe. S'il te disait : « Pepe, tu peux me demander quelque chose. » Qu'est-ce que tu lui demanderais ?
Le peintre leva la tête vers le ciel.
- Quitte le ciel, hombre ! N'aie pas peur. Voilà ce que je veux : descends. Ne reste pas caché chez toi, à fuir tes responsabilités. Viens un peu voir les injustices de la société bourgeoise, la misère et la faim du peuple, le mercantilisme de ton Eglise et l'hypocrisie de tes prêtres. Viens un peu voir le monde que tu as fait.
Rodrigo riait en secouant la tête. Pepe restait immobile, les yeux levés, comme attendant une réponse de Dieu.
- Ce n'est pas cela, Don Pepe. Je voulais une demande plus modeste, qui n'oblige pas le Créateur à changer ses habitudes.
- Bon. Je lui demanderais la victoire de l'anarchisme. Mais je ne crois pas qu'il me l'accorderait. Il est réactionnaire !
Dieu réactionnaire ! Rodrigo éclata de rire. Toribio souriait à peine, un peu distrait.
- Vous êtes comme des gosses.
C'était maintenant Rodrigo qui regardait le ciel.
- Eh bien, moi, je lui demanderais une chose très simple et très importante : qu'il me donne une longue vie. Le reste, je m'en charge.
- Et que veux-tu faire de ta vie ? demanda Don Pepe sur le ton sévère d'un inquisiteur.
- Une belle vie.
- Et qu'est-ce que c'est, une belle vie ?
- Une vie de plaisirs et en même temps de bonté, de beauté.
- Des mots, des mots et encore des mots ! Il faut définir plaisir, bonté, beauté.
- C'est pas fini toutes vos âneries ?
- Tais-toi, malheureux ! grogna Don Pepe sans même regarder Bio. Allez l'ami, il faut définir.
Rodrigo lui saisit les bras avec force.
- J'ai besoin de définir le mot plaisir ? Qu'est-ce qui donne du plaisir dans la vie ? Aimer... manger, bien boire, bien s'habiller... les joies spirituelles, écouter de la bonne musique, faire de bonnes actions, lire de bons livres, avoir de bons amis et, avant tout, la sensation d'être aimé, admiré et respecté. Hein, Don Pepe, je dois continuer à définir ?
- Plaisirs typiquement bourgeois.
- Et la bonté, dis donc ! Mener une vie de bonté et de beauté, ça signifie vivre harmonieusement, pas égoïstement, une vie avec des actes et des pensées altruistes, pitié pour les malheureux, les faibles et les opprimés. Tout à l'heure je disais à Bio que je voulais faire médecine pour les pauvres, que je voulais fonder un hôpital de charité. Et je veux délivrer cette ville de son tyran. Si faire tout cela ce n'est pas mener une vie de bonté et de beauté, alors je ne sais plus rien.
Il attendit l'approbation de l'autre. Ce dernier se taisait. Il tira de sa poche du papier et du tabac et commença à faire une cigarette avec ses doigts fins et nerveux. Rodrigo attendait.
- Alors, Don Pepe, satisfait ?
L'artiste regardait l'église.
- Tu es irrémédiablement bourgeois. Ton idée de bien-être social repose sur la charité, la répugnante charité chrétienne. Con ! Il faut faire la révolution, et pas des hôpitaux de charité. — Il cracha avec dégoût. — Le mot charité me fait vomir.
- C'est pourtant la plus belle des vertus chrétiennes.
- Merde pour le christianisme.
Rodrigo le frappa dans le dos.
- Ton nihilisme est de façade. Je ne crois pas qu'un homme comme toi, un artiste sensible, un peintre, un poète des couleurs puisse vivre sans une croyance.
Don Pepe roula sa cigarette, l'alluma, souffla une bouffée.
- Qui t'a dit que nous les anarchistes nous n'avons pas de croyance ? Oui, monsieur, tout comme vous les catholiques, nous avons même un credo.
- En voilà assez, protesta Bio. Nous allons faire quelque chose d'utile. Pourquoi ne pas aller boire quelques bières dans la pension de la vieile Tucha ? Je tirerais bien un coup, pour entrer directement dans le nouvel an.
On ne lui prêta pas attention. Rodrigo s'intéressait au credo de Don Pepe. L'Espagnol retira sa cigarette, recula de deux pas et, d'une voix claire et lente, il récita :
- Je crois en le Socialisme révolutionnaire Tout-Puissant, fils de la Justice et de l'Anarchie, qui est et a été poursuivi par toutes les polices bourgeoises, est né au sein de la Vérité, a souffert sous le pouvoir de tous les gouvernements, qui l'ont maltraité, bafoué et déporté. Il est descendu dans les cachots ténébreux d'où il est venu émanciper le prolétariat, et il est assis dans le cœur des associés. De là il jugera ses ennemis. Je crois en les grands principes de l'Anarchie, la Fédération et le Collectivisme, je crois en la Révolution sociale qui rachètera l'Humanité de tout ce qui la dégrade et l'avilit. Amen.
- Amen, répéta Bio. Allons à la pension.
- Et toi, Don Rodrigo, en quoi tu crois ? En le Dieu Tout-Puissant créateur du Ciel et de la Terre, en la sainte Mère Eglise catholique apostolique et romaine ?
- Et pourquoi pas ?
Il avait une conviction plus intime qu'il n'osait formuler à voix haute : Je crois en moi-même. Dieu me pardonne mais je crois en le Dr Rodrigo Terra Cambará.
Don Pepe ralluma sa cigarette, éteinte pendant le credo. Il regarda l'église en face et hurla :
- Merde aux curés ! Merde au souverain pontife !
De la Matriz l'écho lui renvoya ses paroles.
- Xô mico, Don Pepe, dit Bio. Pourquoi tout ce ramage ? Personne n'écoute.
- Mais il faut agiter, hombre, il faut agiter !

Natif de São-Paulo, diplômé d'architecture en 1982, Paulo von Poser...

Quelques chapitres plus tard, tandis que le gouverneur de l'Etat, en pleine campagne électorale, vient faire le tour de la ville et des électeurs :

Don Pepe entra au Sobrado très excité et attira Rodrigo dans un coin.
- Quelle occasion, fils, quelle occasion ! Une bombinette, rien qu'une bombinette, et alors, ay mère de mon âme, quel beau spectacle.
Rodrigo souriait. Les enthousiasmes nihilistes de l'Espagnol l'amusaient. Le peintre avançait et reculait, à pas nerveux.
- C'est que je suis perdu dans cette misérable ville, hombre ! Je me ramollis. Je ne fais rien. Sais-tu ce que disait Bakounine du véritable anarchiste ?
Ah ! Le grand Bakounine avait écrit dans son catéchisme que le révolutionnaire ne doit pas avoir d'intérêts personnels, ni sentiments ni propriété. Il doit se concentrer sur l'unique pensée de la Révolution. Un unique but doit l'intéresser : la destruction. Il méprise la morale. Pour lui est moral ce qui favorise la Révolution. Entre le véritable anarchiste et la société, c'est une lutte à mort, une haine irréconciliable. Il doit toujours être prêt à mourir, à supporter mille tortures et à tuer des ses propres mains quiconque fait obstacle à la Révolution. Toute affection doit lui être étrangère, car les sentiments de cette sorte peuvent retenir le bras.
- Mais comment expliques-tu, demanda Rodrigo, que le grand Tolstoï soit anarchiste et prêche l'amour comme loi suprême de la vie ?
- Tolstoï est un anarchiste modéré. Moi je suis un anarchiste exalté.
Après un moment de réflexion, il ajouta : Mais il faut respecter le petit vieux, con !
Il s'assit théâtralement sur le sofa.
- Ah, une bombinette ! Rien qu'une bombinette !
- On va boire quelque chose, Pepito ?
- Oui, soude caustique.
Bio alla chercher les bouteilles de bière qu'il avait mises à rafraîchir dans le puits. Ils emplirent les verres, trinquèrent au candidat civiliste et à sa proche victoire. Les moustaches couronnées d'écume, ses maigres jambes étendues, Don Pepe prit la parole et entreprit de prouver à ses amis que, en dernière analyse, l'assassinat politique devait être considéré aussi comme un des beaux-arts. Ah ! les beaux attentats de France ! Vaillant, faisant honneur à son nom en jetant une bombe dans le Parlement. Caserio qui abat à Lyon, à coups de poignard, le président Sadi Carnot ! Mais les plus jolis attentats du monde étaient les russes. Alexandre II tué par une bombe nihiliste en 1881. Exalté, l'Espagnol peignait le tableau. Les rues de Moscou sous un ciel funèbre, de plomb à bistre... Le tsar dans sa voiture entourée de cosaques... Tout à coup surgit l'anarchiste qui se précipite en pleine rue avec un objet noir serré sur sa poitrine et se lance aux pieds des chevaux. Un éclair, une explosion terrible et le tsar qui s'en va par les airs avec voiture, cheval, nihiliste et tout !
En 1902, les anarchistes russes liquidèrent Bobollepot, ministre de l'Instruction. En 1903, Bogdanovitch, gouverneur militaire d'Ufa. En 1905, le grand-duc Serge, commandant militaire de Moscou. Et Pepe prononçait les noms des victimes avec le même plaisir qu'un gourmet énumérant des plats : Bobikov, Bogulavski, Sipiaguin... Gouverneurs, ministres, grands-ducs, rois... Quelle magnifique moisson ! Il s'en léchait les babines.
- Et qu'est-ce que je fais, moi, messieurs, qu'est-ce que je fait ? Je bois de la bière à Santa Fé avec les représentants de la bourgeoisie !
Il regarda, désolé, son verre vide, que Bio se hâta se remplir.
- C'est bien, Don Pepe, dit Rodrigo en souriant. Rends un service à la Patrie et à l'Humanité : assassine le Trindade !
L'Espagnol regarda fixement son ami, le sourcil froncé. Puis il fit une grimace de répulsion.
- Trindade ? Trindade est indigne de mon poignard.
Rodrigo se mit à rire, car il savait que le poignard de Pepe Garcia, comme ses bombes, était purement imaginaire.

... Paulo von Poser est un artiste plasticien, céramiste, graveur, sérigraphiste et...

Une discussion théologique de bonne facture et pleine d'humour :

Grand, efflanqué, un peu courbé, le visage d'une pâleur huileuse de séminariste, le nouveau vicaire de Santa Fé avait quelque chose d'adolescent dans la physionomie, bien qu'il eût plus de trente-trois ans. Ses cheveux coupés en brosse et ses grandes lunettes cerclées d'écaille lui donnaient l'air studieux d'un lycéen appliqué. Ses traits étaient réguliers et d'une délicatesse presque féminine. [...] Natif du Minas Gerais, le père Astolfo Neves, d'après les on-dit, avait été rappelé à l'ordre par plus d'un évêque, pour sa dangereuse tolérance quant aux idées. C'était indubitablement un libéral, sans atteindre aux extrémités du légendaire père Romano, qui admettait l'évolutionnisme et lisait passionnément Voltaire, Diderot et Renan.
Après avoir salué les dames au salon, Rubim serra la main au colonel et à Rodrigo en criant jovialement :
- Je vais quitter Santa Fé sans avoir converti le vicaire à ma philosophie !
Il arborait un uniforme d'une blancheur immaculée qui contrastait avec la soutane noire du père. Et Rodrigo se demanda si une même opposition ne régnait pas entre leurs idées. Le vicaire s'assit, croisa ses longues jambes et, par un tic qui lui était particulier, il se tira le lobe de l'oreille en le serrant entre le pouce et l'index.
- J'essayais de convaincre le père, raconta Rubim, que l'homme chrétien, dans sa monstrueuse tentative d'étouffer les instincts, a perdu sa vitalité et ne peut désormais trouver intérêt à la vie qu'en recourant à des drogues telles que la religion, le sport, la morphine, la musique, la littérature, l'art enfin. Ce sont là des alcaloïdes. — Il frappa le dossier de sa chaise en s'exclamant: Voilà ! Dieu aussi est un alcaloïde !
Le vicaire regardait le lieutenant en souriant avec bienveillance. Rodrigo les interrompit pour demander quelle musique ils désiraient entendre.
- Verdi ! demanda Jairo. C'est mon alcaloïde préféré.
Rodrigo passa au salon choisir un disque et bientôt on entendit le prélude du dernier acte de La Traviata. Le colonel ferma les yeux et inclina la tête. Rubim dévisageait le vicaire, provocateur:
- Que dites-vous de ma classification, révérend ? Dieu, le Grand Alcaloïde !
- Bien trouvé ! répondit le prêtre. Pourquoi pas ? Dieu est le baume pour toutes les douleurs morales, le remède pour toutes les maladies de l'âme.
Sa voix, grave et lente, marquée d'une fatigue précoce, était beaucoup plus vieille et animée que le visage. [...]
- Impossible d'accepter l'existence de Dieu sauf par l'aveuglement de la foi, qui est aussi une drogue.
Alfoso tirait avec force le lobe déjà congestionné. [...]
- La Foi n'est que l'un des nombreux chemins qui mènent à la connaissance et à l'amour de Dieu. La révélation est le chemin des élus mais un fanatique de la logique comme le capitaine pourrait arriver à Dieu par les méandres de l'intelligence.
- Absurde ! répliqua Rubim.
Il se leva. Les cheveux en bataille, la dentition dehors, il ressemblait à un hérisson. Il alla au vicaire, lui frappa l'épaule et lui demanda d'un air espiègle :
- Dieu est solide, liquide ou gazeux ? Allons ! Quelle est l'essence de Dieu ?
Jairo, les yeux toujours fermés, secouait la tête comme un pendule, donnant à entendre que cette discussion était non seulement inutile mais inopportune.
Le père ne perdit pas son calme.
- Notre connaissance de l'essence divine est très imparfaite. Nous ne pouvons donc pas déduire l'existence de Dieu de son essence.
- N'est-il pas dit que Dieu a créé l'homme à son image et ressemblance ? demanda Rubim en s'adressant au père mais en clignant de l’œil vers Rodrigo. Dieu doit donc avoir comme nous un corps...
- Dieu n'a pas de corps, répondit le prêtre comme un élève soumis à une interrogation orale, car les corps ont des parties, et en Dieu il n'y a pas composition. Dieu est Sa propre essence, raison pour laquelle Il est simple.
Le capitaine croisa les bras, leva un peu la tête et lança à son interlocuteur un regard qui parut glisser le long de son nez.
- Les docteurs de votre Eglise n'affirment-ils pas que Dieu est composé d'essence et d'existence ?
- Composé ? répéta Astolfo. Pas du tout. En Lui, existence et essence sont identiques.
Rodrigo était étourdi. Il se sentait perdu sur le terrain des idées abstraites et ne cachait pas son hostilité pour les « philosofailles ». Voulaient-ils discuter histoire ? Qu'ils viennent et il disserterait brillamment sur l'Empire romain et les campagnes napoléoniennes ; il pouvait parler des heures de la Révolution française et de ses meneurs. Mais si la discussion prenait le chemin de la métaphysique, il n'était pas plus sûr de lui qu'un navigateur sans boussole sur une mer de brumes.
- Alors, donnez-moi une claire définition de Dieu, demanda l'artilleur et, tandis que le père croisait et décroisait ses jambes, il tirait son pince-nez, embuait les verres de son haleine et les nettoyait méticuleusement avec son mouchoir.
- Dieu ne peut être défini, dit le prêtre en dévisageant tranquillement le militaire. Sa nature ne nous est connue qu'à travers ce qu'elle n'est pas.
Rubim remit son pince-nez et fit une moue.
- C'est confus, père, très confus. Je suis un soldat. J'ai l'esprit mathématique. Je n'accepte pas l'existence d'une chose qui ne puisse être prouvée.
- Bon... murmura l'autre et un instant son regard, un peu perdu, erra dans la salle.
- Mais y aura-t-il des choses que Dieu le Tout-Puissant ne puisse pas être et ne puisse pas faire ?
Jairo protesta :
- Pour l'amour de ce Dieu dont vous discutez, écoutons la musique, la divine musique. Vous discuterez un autre jour.
- Dieu ne peut être un corps, ni se changer lui-même. Il ne peut se tromper...
A chacune de ces assertions, Rubim demandait avec une insistance automatique : « Mais pourquoi ? Pourquoi ? » Le vicaire continuait, sans répondre :
- Dieu ne peut se fatiguer, ni se mettre en colère, ni oublier, ni se repentir... ni s'attrister... ni changer le passé, ni pécher, ni faire un autre Dieu...
- Mais il peut cesser d'exister, non ?
Le prêtre secoua la tête.
- Non. Absolument pas. Dieu est une entité sans accidents : Il ne peut être spécifié par aucune différence substantielle.
- Bravo ! s'exclame Rubim. Votre Dieu, en fin de compte, est plus limité que je ne l'imaginais.
- Je puis aussi ajouter du positif à son propos : Il est ce qui meut et n'est jamais mû.
Jairo tourna la tête et ouvrit les yeux.
- Axiome vieux comme Aristote.
- Pas moins vrai pour autant. Mais laissez-moi continuer... Dieu est l'inamovible qui meut, la cause première et l'origine même de la nécessité. Il est la source de toutes les perfections de l'univers.
Rodrigo pensa qu'il devait mettre son grain de sel.
- Et tout ce qui est mal fait retombe sur le diable.
Comme s'il n'avait pas entendu, Astolfo poursuivit.
- Dieu est bon et en même temps Il est sa propre bonté.
- Cela, c'est trop fort pour un simple capitaine d'artillerie, murmura Rubim. Comparée à cette sorte de métaphysique, la balistique en vient à être un jeu d'enfants.
Il prit le verre de Porto que Laurinda lui tendait. Jairo refusa. Il ne buvait rien. Le père accepta, but une petite gorgée et continua.
- Dieu est intelligent.
Tout à coup animé, il se leva comme pour un discours :
- Et Son acte d'intelligence est Son essence.
- Une belle phrase qui n'éclaircit rien, répliqua Rubim.
L'homme en noir et l'homme en blanc étaient debout, face à face. Rodrigo les observait en souriant. Jairo, les yeux fermés, écoutait le prélude.
- Dieu est immuable car en Lui il n'y a aucune potentialité passive. En somme, Dieu est Vérité.
Rodrigo but une large gorgée de vin et posa une question :
- Le père croit-il, comme Aristote, que l'âme soit localisée dans la glande pinéale ?
- Bien sûr que non. L'âme est présnte partout dans le corps.
Rubim baissa la voix pour demander si l'âme se transmettait par le sperme. Le prêtre fit vigoureusement non de la tête. Dieu créait une âme nouvelle pour chaque nouveau-né. Alors Rubim se frappa la cuisse et vociféra :
- Comment s'explique alors la transmission du péché originel de père à enfant ? Comment ? Si c'est l'âme qui pèche et non le corps et si l'âme n'est pas transmise de père à fils, comment chaque nouvel être peut-il hériter du péché d'Adam ?
- Tirez-vous de celle-là, père ! sourit Jairo.
Le vicaire regardait pensivement au fond de son verre.
- Eh bien, dit-il en plissant les lèvres, saint-Augustin, qui était plus éclairé que moi, était perplexe sur ce point.
Il regarda Rubim, le dévisagea un moment et commença à rire d'un rire lent et grave. Jairo se dirigea vers le vicaire.
- Dieu connaît les choses particulières ou seulement les universelles, les vérités générales ?
Le père n'hésita pas.
- Il est clair que Dieu connaît même ce qui n'a point d'existence, comme... — Il regarda alentour et désigna le portrait de Rodrigo. — Comme l'artiste qui a peint ce tableau le connaissait avant de le peindre.
- Don Pepe n'est pas exactement l'idée que je me fais de Dieu, plaisanta Rubim.
La musique s'était arrêtée et l'on n'entendait plus que le grincement de l'aiguille. Rodrigo courut et mit une valse de Strauss.
- Mais comment Dieu peut-il connaître les contingences futures ? demanda le colonel.
- Parce qu'Il est hors du temps.
- En somme, observa Rubim, dans une position très commode. Une vraie sinécure. Un poste de commande sans supérieurs hiérarchiques et sans patron. Il ne faut pas s'étonner que Dieu se donne le luxe d'être bon et juste et parfait, comme l'assurent les théologiens. Il a carte blanche et est au-dessus de tout tribunal.
Un instant le vicaire écouta le gramophone, remuant la tête au rythme de la valse. [...]
Quand Laurinda vint porter les assiettes de jambon, de pain au caviar et de croquettes, Rubim et le père discutaient des délices de ce monde et de l'autre. Ils cherchaient, sans parvenir à se mettre d'accord, une définition du mot : félicité. Pour Rubim il était synonyme de force, de pouvoir, de victoire. Victoire de l'homme sur le nature, sur la peur et sur les autres hommes. Il ne comprenait pas que l'on trouve du plaisir dans les « actions vertueuses ». Le père mordit une croquette et commenta le thème :
- Voilà où on se trompe. Les actions vertueuses ne peuvent être une fin en soi. Ce ne sont que des moyens.
- Pour quelle fin ?
- Pour arriver à la contemplation de Dieu, qui est la félicité suprême. En ce monde nous ne pouvons voir Dieu en Son essence ni atteindre la véritable félicité. Dans l'autre vie, si nous nous sommes mérité la grâce suprême, nous jouirons du privilège de voir la face du Créateur.
- Dieu a-t-il une face ? demanda Rubim, les lèvres et les dents constellées de caviar.
- Voyons, c'est une figure de langage.
Rubim insinua que Dieu pourrait bien être lui aussi une figure de langage, ce qui fit rire Rodrigo qui faisait circuler les assiettes. Jairo serra cordialement le bras du père et, comme pour conclure, lui déclara avec une ironie paternelle :
- Vous connaissez votre Somme contre les gentils à la perfection. Vous êtes reçu avec félicitations.
Mais Rubim voulut avoir le dernier mot.
- Saint Thomas d'Aquin fut un homme de génie qui chercha des raisons pour justifier sa foi. Il partit de conclusions dogmatiques et se mit à la recherche de prémisses. Il en trouva certaines très habilement, je ne le nie pas. Mais les accepter c'est affaire de foi, non d'intelligence.
Le vicaire sourit et, pour montrer qu'il n'était pas fâché, il frappa légèrement l'épaule du capitaine.

... illustrateur de la dernière édition brésilienne du Temps et du Vent.

Et enfin un passage du dernier chapitre, censé faire transition avec le troisième et dernier tome, hélas resté dans les tiroirs d'Albin-Michel. Il s'agit ici d'une réflexion de Floriano, le fils de Rodrigo Cambará, un jour de 1945, dans le cimetière de Santa Fé :

[...] tout drame individuel, si terrible fût-il, pâlissait quand on le comparait à la tragédie collective que le monde venait de vivre. L'humanité émergeait de la plus sanglante des guerres. Des noms comme Coventry, Rotterdam, Lidice, Hiroshima, Buchenwald et Dachau resteraient dans l'histoire comme les signes noirs des horreurs jamais imaginées par le plus malade des cerveaux.
[...] Récemment, dans un article que Floriano n'avait pas publié ni même terminé, il avait ébauché un parallèle entre horreur antique et horreur moderne. L'antique était celle des histoires que racontait la vieille Laurinda : maisons hantées, cimetières nocturnes, sorcières et âmes de l'autre monde. C'était aussi l'horreur gothique des contes de Poe, Hoffmann et Villiers de l'Isle-Adam : le coeur humain battant de peur devant la Mort et l'Inconnu. L'horreur moderne était la peur de la Vie et du Connu. L'horreur sociale, fruit de la violence et de la cruauté de l'homme pour l'homme.
Après la Première Guerre mondiale, la peur de la faim, du chômage, de la misère, et la peur de la peur même avaient ouvert le chemin à l'Etat totalitaire. Celui-ci à son tour avait industrialisé et rationalisé la peur afin de se fortifier, de survivre et d'amplifier ses conquêtes, tant géographiques que psychologiques. Avec la collaboration de la science, de l'art et de la littérature convenablement dirigés, il avait créé l'Horreur moderne dont les aspects les plus dramatiques étaient le mythe de l'Etat et du Chef. Les ministères de propagande. La police secrète et ses méthodes du torture raffinées. La militarisation de la jeunesse et de l'enfance. Les camps de concentration. Les troupes d'assaut. L'orgueil racial et l'exaltation fanatique du nationalisme. La glorification de la guerre comme le sport des peuples mâles. L'Etat totalitaire avait élevé la délation à la dignité de vertu civique. Mais son exploit le plus monstrueux — et cette prouesse dépassait le songe le plus hallucinant des alchimistes de l'Antiquité — avait été de transformer la personne humaine en un simple numéro, ce qui avait rendu possible d'envisager le massacre de millions d'êtres humains comme une simple opération d'arithmétique élémentaire.
La Deuxième Guerre mondiale avait pris fin depuis quelques mois. Apogée de l'Horreur moderne ! — et l'on voyait déjà que la paix désirée n'était qu'une trêve. On parlait ouvertement d'une Troisième Guerre. Pourtant fumaient encore les fours d'Oswiecim et Birkenau où avaient été brûlés cinq millions d'êtres humains torturés dans les camps et les prisons. Des milliers d'entre eux avaient servi de cobayes pour de cruelles expériences pseudo-scientifiques. En plusieurs points du globe il y avait encore de ces sinistres camps où s'entassaient dans une promiscuité animale hommes, femmes, enfants sans foyer, sans patrie, sans espoir.
A toutes ces horreurs s'était ajoutée l'Horreur atomique. Le 6 août 1945 était né le nouveau dieu effrayant : la Bombe. Dans les décombres d'Hiroshima errait une population de fantômes. C'étaient les survivants de l'explosion. Créatures dans le corps desquelles la radiation avait fait éclore d'étranges fleurs purulentes, les plus horribles ulcérations. Des êtres humains rendus stupides par le choc, tremblants de fièvre, perdant leurs cheveux, gencives en sang, brûlés, déformés, stérilisés, affreux...
L'Etat totalitaire avait désintégré la personne humaine. Les physiciens avaient désintégré l'atome. Une troisième guerre désintégrerait le monde. Mais peut-être, pensait Floriano, le monde n'était-il qu'un numéro dans les archives de Dieu.

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent - Le portrait de Rodrigo Cambará (1951)
Traduction française : André Rougon (1997)
Editions Albin Michel

2014/03/22

Estas Tonne : The Song of the Golden Dragon

Une fois n'est pas coutume nous quittons le Brésil et la littérature pour faire un petit tour du côté de l'Allemagne, un jour de festival musical en plein air. Et quelle musique ! Je ne sais pas si c'est la gueule du gars qui joue ou bien son incroyable dextérité, si c'est le public autour ou bien seulement le regard émerveillé des gamins, mais cette vidéo me met les larmes aux yeux et me dresse les poils à chaque fois que je la regarde... 9'12" de pur bonheur :



2014/03/15

Spacca : Santos-Dumont et les pères de l'aviation (BD)

Sous-titrée Histoire de Santos-Dumont et des hommes qui désiraient voler, cette BD de 164 pages en noir et blanc retrace les principaux épisodes d'une aventure humaine qui demeura longtemps un rêve avant de devenir réalité : se faire plus léger que l'air, volare nel blu dipinto di blu. Et donc, d'Icare à Louis Blériot en passant par Lilienthal, Farman et Curtiss, ce sont toutes les figures de l'aviation, des plus illustres au moins connues, qui sont ici croquées à bord de leurs fragiles coucous, mais la part du lion revient tout naturellement à Santos-Dumont, un compatriote de l'auteur, lequel mûrissait ce projet depuis bientôt quinze ans, le temps sans doute de maîtriser son sujet.

A la question « Qui a inventé l'avion ? », un américain vous répondra sûrement : « It's the Wright brothers ! », cependant qu'un français vous dira sans doute : « C'est Clément Ader », et qu'un brésilien vous affirmera, la main sur le cœur : « Este é o señor Santos-Dumont ». João Spacca de Oliveira, lui, s'attache à montrer dans cette bande dessinée à quel point les grandes inventions sont presque toujours le fruit d'une aventure collective, chacun n'apportant finalement que sa pierre à l'édifice commun. Non seulement il n'élève pas Santos-Dumont au rang d'héros national, mais il reconnaît volontiers que celui que les français surnommèrent "le petit Santos", en raison de sa taille, est probablement le moins héroïque des pionniers de l'aviation, au vu du temps libre et de l'argent dont il disposait. Le plus riche d'entre-tous, certes, mais pas le moins passionné ni le moins inventif ou le moins glorieux. Ainsi, outre ses nombreux titres et records aéronautiques — en ballon, mono ou biplan —, l'histoire retient également qu'il lança à Paris la mode du Panama mou et qu'il suggéra même au joaillier Louis Cartier de créer la montre-bracelet, autrement plus pratique en vol que la montre-gousset.

Et puisque Santos-Dumont a longtemps séjourné en France, cette BD est aussi l'occasion de survoler le Paris de la Belle Epoque, de naviguer peinard à travers ses rues, ses salons, et d'y croiser certaines des personnalités les plus en vogue de l'époque : Jean Lorain, Sem, le président Loubet, le préfet Lépine, Albert de Dion, etc.





Spacca : Santô e os pais da aviação ©
Editions : Quadrinhos Na Cia © (2005)

Et puis ces quelques photos sportives pour finir en beauté. Elles sont toutes extraites des archives de la BNF, laquelle propose les 36 tomes de la "Collection Jules Beau", consultables en ligne et gratuitement ici :


2014/03/08

Jorge Amado : Lectures et dialogues autour d'une oeuvre

Ecrivain brésilien le plus connu du public français (après l'inénarrable Paulo Coelho, après aussi Jorge Louis Borges... qui est argentin, Gabriel García Márquez, qui est colombien, Mario Vargas Llosa, péruvien, Octavio Paz, mexicain, et Pablo Neruda, chilien), Jorge Amado a produit trente-et-un livres en l'espace de soixante-six ans, soit entre 1931 (Le pays du carnaval) et 1997 (Du miracle des oiseaux). Autant dire une oeuvre plutôt conséquente, avec toutes les évolutions et la richesse qu'elle suppose. Et pourtant, en France, au pays des Arts et des Lettres, on cherchera non seulement en vain une seule biographie consacrée à cet écrivain, mais on ne trouvera pas non plus d'études ou de critiques littéraires, hormis ce petit recueil qui en contient quinze d'une douzaine de pages chacun. Discrètement édité en 2005, il fait suite à un colloque organisé trois ans plus tôt par la Nouvelle Sorbonne et regroupe l'ensemble des interventions des universitaires français et brésiliens qui se succédèrent à la tribune.
Outre qu'il faut déjà être accoutumé aux romans d'Amado pour trouver de l'intérêt à ces quinze articles plus ou moins pointus ("L’écriture de la marge dans la figuration identitaire"), on regrette surtout que l'éditeur n'ait pas jugé bon de faire traduire les nombreuses citations portugaises — faisant parfois de cette lecture un parcours de combattant —, mais on est malgré tout content de découvrir certains aspects d'une oeuvre auxquels on ne risquait pas de songer :

« [...] Ce double registre spécifique des littératures émergentes est une des apories des "littératures mineures", d'une part, le branchement sur le politique, le national et le populaire, d'où une hétéronomie de la littérature et l'hégémonie d'une esthétique néo-naturaliste condamnant le formalisme comme aliénation dans des modèles étrangers dominants et trahison de l'ethos national, et d'autre part, le combat moderniste d'autonomisation du travail littéraire, dénonçant comme populiste et folklorique, et donc mystificateur, idéologie politique et imposture exotique, ce versant localiste. » (Pierre Rivas)

LE SOMMAIRE :

1ère partie - L’écrivain et son oeuvre

Myriam Fraga : Le document et la fiction
Pierre Rivas : Fortune et infortunes de J. Amado-Réception comparée de l’œuvre amadienne
Anne-Marie Quint : Réflexions sur les traductions françaises des romans de J. Amado
Eduardo de Assis Duarte : Jorge Amado, exil et littérature
Ariane Witkowski : Jorge Amado ou la tentation autobiographique

2ème partie - Lectures plurielles des romans amadiens

Jacqueline Penjon : O País do Carnaval, laboratoire du roman
Rita Olivieiri Godet :  Amado et l’écriture de la marge dans la figuration identitaire
Zilá Bernd :  L’univers créolisé de J. Amado
Elvya Shirley Ribeiro Pereira : Les lieux de l’utopie : une lecture de Tocaia Grande
Constáncia Lima Duarte : Relations sociales de genre dans Gabriela, de J. Amado
Claude Gumery-Emery : Signification des personnages de mulâtresses dans l’univers d'Amado
Raphaël Lucas : La pédagogie de l’espace dans le roman amadien

3ème Partie -  L'oeuvre amadienne en dialogue intersémiotique

Rubens Alves Pereira : Traits et couleurs de Bahia : l’illustration dans l’œuvre de J. Amado
Sylvie Debs : La transposition cinématographique de l’œuvre amadienne
Licia Soares de Souza : Forces et faiblesses de Porto dos Milagres, adaptation télévisée de Mar Morto

2014/03/02

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent (T1, Le Continent)

« Au Brésil il y a peut-être des romans aussi grands que Le Temps et le Vent. De plus grands je n'en connais pas » (Jorge Amado)

ENORME !! Que ce soit du Brésil ou d'ailleurs, de plus grands romans que Le Temps et le Vent (tome 1), je n'en connais pas non plus. D'aussi grand ? Peut-être Vie et Destin, du russe Vassili Grossman. Deux histoires se déroulant en des lieux et des temps différents, mais deux auteurs assez semblables par cette extraordinaire capacité qu'ils avaient à animer leurs personnages en les dotant d'une âme, d'un souffle, de caractère et d'appétits, au point de les rendre tout bonnement humains. Aussi ce même talent à faire surgir en quelques mots quantité d'images dans l'esprit du lecteur : il suffisait en effet à Grossman ou à Verissimo d'évoquer par exemple une cheminée, plus cinq ou six morceaux de bois secs, pour qu'aussitôt vous entendiez le feu crépiter, tout en sentant sur votre peau la chaleur de ses flammes. Enfin, autres points communs entre les deux écrivains nés à cinq jours d'intervalle, leur intérêt pour l'histoire, leur intelligence de la vie et surtout cette toute petite chose qui leur donnait un peu plus de poids sur terre : une conscience morale.

Il est difficile d'expliquer ce qu'est Le Temps et le Vent sans énoncer d'abord quelques chiffres :

  • 13 : le nombre d'années qu'Erico Verissimo a consacré à la rédaction de cette trilogie (débutée en 1948, achevée en 1961).
  • 2250 : le nombre de pages constituant l'ensemble des trois tomes (dont seulement deux ont été traduits jusqu'à présent).
  • 6 : le nombre de générations se succédant durant le siècle et demi couvert par le premier récit (entre 1745 et 1895).

Ni sans citer son épigraphe, tirée de l'Ecclésiaste :

Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche, il se hâte vers son lieu et c'est là qu'il se lève. Le vent part au midi, tourne au nord, il tourne, tourne et va, et sur son parcours retourne le vent.

Ou les quatre premières lignes par lesquelles l'auteur nous plonge à son tour dans l'immuable et universelle vanité des choses :

C'était par une froide nuit de pleine lune. Les étoiles scintillaient sur la ville de Santa Fé, si déserte et si calme qu'on l'aurait prise pour un cimetière abandonné. Si absolu était le silence et l'air si léger qu'on aurait pu entendre le serein tomber dans la solitude [...]

S'ensuit une histoire dont on ne peut guère donner qu'un bref aperçu tant les péripéties sont nombreuses et variées. Savoir que toute l'action du roman se déroule dans le Rio Grande du Sud, mais qu'au niveau de sa construction temporelle elle se présente sous la forme d'un constant va-et-vient entre passé et présent — le premier éclairant peu à peu le second de manière très cinématographique —, l'ensemble étant, de plus, méthodiquement entrecoupé d'une sorte de chant à la façon des tragédies grecques antiques. Donc très élaboré.
Savoir aussi qu'à travers cette saga familiale c'est tout un pan de l'histoire brésilienne qui nous est ici raconté : de la conquête de Rio Grande par ses primo-habitants jusqu'à la guerre civile de 1895, en passant par celles de l'Indépendance, de Farroupilha, de Cisplatine, de la Triple Alliance, aussi l'abdication de l'empereur, l'abolition de l'esclavage, l'immigration européenne, les épidémies de peste, de choléra... le temps qui passe et qui emporte les hommes, comme le vent la poussière.
Savoir encore qu'au niveau symbolique, éros et thanatos sont figurés par une vieille paire de ciseaux et un poignard au manche d'argent, l'une et l'autre se transmettant de génération en génération : les ciseaux pour les filles, elles couperont avec le cordon ombilical de chaque nouveau-né, et le poignard pour les gars, ils en useront comme en usent tous les garçons, c'est là leur patrimoine, avec aussi leur nom, leur caractère et leur physionomie hérités de leurs lointains ancêtres.
Et savoir enfin qu'une fois qu'on a dit tout ça du bouquin, on n'en a presque rien dit, tellement... tellement il est ENORME.

Erico Verissimo (1905-1975)

 Extraits :

Aux alentours de 1765, la rencontre entre Ana et Pedro l'indien, à l'origine de la lignée Terra-Cambarà :

[...] On entendait au loin la flûte de Pedro. Ana se sentait les yeux lourds, la tête vide, le corps moulu et endolori, comme si elle venait d'être battue. Elle regarda dehors mais ne put supporter l'éclat du soleil. Des mouches bourdonnaient en voltigeant. Un âne pleureur commença à braire au loin.
- Je crois que je suis malade, murmura-t-elle.
- Ce doit être tes affaires qui arrivent, lui dit sa mère, les bras plongés dans l'eau graisseuse.
Ana ne répondit pas. Elle continua d'essuyer les assiettes. Le son de la flûte aggravait la sensation de chaleur, de lassitude, de malaise.
- Si au moins il s'arrêtait de jouer, murmura-t-elle.
Elle ne prononçait jamais le nom de Pedro. Pour en parler, elle disait "lui" ou "cet homme".
- Laisse-le, le pauvre, répliqua la mère. Il est si seul, faut bien qu'il s'amuse un peu.
Ana était inquiète. Au fond elle savait de quoi il s'agissait, mais elle avait honte et aurait voulu penser à autre chose. Impossible. Le pire était de sentir la pointe de ses seins (le seul contact de la blouse la faisait frissonner) et son sexe comme trois foyers ardents. Elle savait ce que cela voulait dire. Depuis l'âge de quinze ans, la vie n'avait plus de secrets pour elle. Durant ses insomnies, elle s'interrogeait sur ce qu'on ressentait à être embrassée, baisée, pénétrée par un homme. Elle n'ignorait pas que c'étaient là pensées indécentes, qu'il fallait chasser. Mais elle les avait bel et bien dans la tête et dans le corps, et rien au monde ne pourrait lui faire avouer à personne, ni à sa mère, ni à la statue de la Vierge, ni au curé en confession, les choses qu'elle sentait et désirait. Et maintenant, là, dans la touffeur de midi, sous le son de cette flûte, elle était possédée comme jamais du désir de l'homme. Elle pensait aux chiennes en chaleur et se dégoûtait elle-même. Le souvenir du taureau couvrant une vache lui causait un fourmillement de honte par tout le corps. C'était encore le désir. La faute en était à la canicule. Elle pensa aller se baigner. Mais non. Après le repas c'est mauvais. Et puis il aurait fallu marcher jusque là-bas dans la fournaise. Le trou d'eau était comme un lieu interdit, un danger. C'était Pedro. Pour y arriver, elle devait passer devant sa cabane. Il risquait de la voir.
L'eau devait être fraîche. Ana y plongea en pensée. Elle sentit les lambaris lui frôler les jambes et les seins. Et puis voilà la main de Pedro qui se glissait sur ses cuisses pour les caresser, molle et ondulante comme un poisson. Quelle honte ! C'était le mâle qu'elle voulait. Et si elle pensait à Pedro, c'est que, mis à part son père et ses frères, il était le seul homme ici. Seulement pour cette raison. Puisque, en vérité, elle le haïssait. Elle pensa à ses lèvres humides collées à la flûte de bambou. Aux lèvres de Pedro sur ses seins. Cette musique sortait du corps de Pedro et pénétrait son corps à elle... Oh ! mais elle le détestait ! Il était sale. Il était mauvais. Tout en le haïssant, elle ne pouvait détacher sa pensée de son corps à lui, de son visage, de son odeur, elle ne pouvait pas, ne pouvait pas, ne pouvait pas.
- S'il s'arrêtait de baiser ! — réalisant qu'elle avait dit : baiser au lieu de jouer, elle rougit et se troubla.
Elle laissa tomber une assiette qui heurta le sol avec un bruit mou. Dona Henriqueta, inquiète, lui dit d'aller se coucher. Sans un mot elle se dirigea vers son lit.

Une lettre de septembre 1855, adressée par le docteur Carl Winter à l'un de ses compatriotes allemands :

« Mein lieber baron, quatre ans aujourd'hui que je suis à Santa Fé. Je ne porte plus le chapeau haut de forme, mes habits européens tirent à leur fin, et, hélas, je m'adapte peu à peu. J'en tire une impression de décadence, de dissolution, de dépersonnalisation. Bientôt, tel un pauvre caméléon, j'aurai la couleur de mon habitat. Je me suis fait au maté, bien que je déteste cet amer breuvage. (Peut-on comprendre les contradictions de l'âme humaine ?) Je vivais chastement, faute de femme que j'aimasse ou qui voulût coucher avec moi. Mes songes érotiques étaient peuplés de femmes blondes et je devais me contenter de ces amours oniriques, maintenant, mon cher, il arrive que mon esprit chancelant cède aux appels de cette chair faible — qui, soit dit en passant, reste très maigre sur ses os — et que j'attire dans mon lit des filles faciles, des Indiennes et même des mulâtresses. Après ces orgies, je sors mon violon et je prends un bain de musique. Ou alors, j'ouvre mon Heine et je m'inonde de poésie. Puis, pendant mes longues semaines de chasteté, je reviens à mes vagues rêveries de femmes blondes et germaniques. Ah ! mon ami, je suis le personnage d'un drame que Goethe n'écrirait jamais, un drame qui n'apporterait la gloire à personne, parce qu'il est sordide, vide et sans contenu. Mais c'est plutôt une comédie. Pourquoi je reste ici ? Pourquoi ? Je ne sais. Quelque chose m'attache à cette terre. Ni affection, ni amour. L'habitude. L'habitude est comme une épouse que nous n'aimons plus, que nous détestons désormais, mais à laquelle nous sommes collés par force... L'habitude, et la paresse. L'inertie, Carl, a de la force. La routine est une fade ballade aux rimes éculées.
La vie ici est monotone. Il n'arrive rien. De temps à autre on m'appelle pour un homme étripé dans un duel, pour une affaire d'honneur, une querelle aux courses, aux cartes, aux osselets. Même cela, c'est de la routine. Un intestin ressemble à un autre intestin ; les réactions sont toujours les mêmes. Les patients supportent les remèdes sans crier. On n'est jamais d'accord pour savoir qui a commencé, qui a tort.
Il apparaît rarement une tête nouvelle. Les jours se ressemblent. Le courrier arrive une fois par semaine, quand il arrive. Une charrette met une éternité pour aller à Rio Pardo et en revenir. Les gens sont bons, dans l'ensemble, mais d'une bonté un peu sèche, rugueuse. Les sujets de conversation limités. On parle bétail, chevaux, troupeaux, hivernages, nourriture, terres, ou alors bagarres, guerres et révolution passées ou à venir.
Ah ! j'allais oublier de t'apprendre une grande nouvelle. Lucia, ma Melpomène, a eu un fils. Elle l'a appelé Licurgo, non qu'elle admire le chef spartiate, mais parce que (elle me l'a avoué avec un sourire angélique) ce nom a une sonorité sombre, dramatique. Bien vu : Licurgo, c'est vraiment un nom de la nuit. On ne m'a pas appelé pour l'accouchement. Ils ont préféré une vieille négresse aux mains sales mais expertes. Je m'en suis réjoui, car pour rien au monde je n'aurais voulu voir ma muse de la Tragédie dans cette conjecture tragi-grotesque. Je l'ai vue tout de suite après. Elle était plus belle que jamais et irradiait lumière et bonté. Oui, bonté, Carl. Après tout ce que je t'ai dit d'elle, ça a l'air absurde. Mais c'est ce que j'ai senti. A ce moment, mein liebe baron, je l'ai aimée. Je l'ai aimée tendrement pour la première fois, et cet amour a duré exactement le temps que j'ai passé dans cette chambre qui sentait l'encens. Elle n'a pas de lait. On a fait venir une Noire de l'estancia pour allaiter. Le père, l'orgueil le rend jobard. La grand-mère, si elle est contente, sait cacher ses sentiments sous un masque de pierre.
[...] Changeant de sujet, je dirai que les hivers rigoureux de Santa Fé m'ont révélé une mixture délicieuse que mon cher baron doit déjà connaître. C'est la cachaça, avec du miel et du jus de citron. Positivement divin ! Si on te raconte, Carl, que je suis mort ivre dans un caniveau de Santa Fé, tu peux le croire, à la réserve près qu'il n'y a pas de caniveaux à Santa Fé, pour la simple raison qu'il n'y a pas de chaussées comme il n'y a pas de réverbères, comme, en dernière analyse, il n'y a rien. C'est peut-être cette absence de tout qui me fascine et me retient.
[...] Envoie-moi, quand tu le pourras, livres et journaux. Même périmés, car dans ce bourg oublié des dieux et des hommes, je me persuade chaque jour davantage que le temps, en fin de compte, n'est qu'une invention des horlogers suisses pour vendre leurs coucous. Envoie des livres, ou je vais oublier l'allemand. J'ai relu mille fois mon volume de Heine. Mon Faust est hors d'usage parce que la belle Gregoria l'a laissé tomber dans l'eau de la lessive.»

En 1895, une discussion amicale au cours de laquelle s'entremêlent gaiement l'herméneutique et les pâtés en croûte :

Le père Atilio Romano avait devant lui une assiettée de pâtés, qu'il dévorait avec une telle fougue qu'il lui arrivait de les enfourner entiers dans sa bouche. Il mastiquait vaillamment et en même temps continuait de parler car le Dr Winter, cet athée incorrigible, ne le laissait pas en paix. En ce moment, il lui récitait par cœur des passages d'un livre de son ami von Koseritz, autre hérétique de male mort. Le buste incliné sur la table, la fourchette en bataille, le médecin fixait le père tout en parlant :
- « Le Plus croyant d'entre vous va-t-il croire que la Terre soit le centre de l'Univers et que Soleil, Lune et les autres astres n'aient été créés que pour servir de lampions ? »
Le vicaire l'écoutait, souriant et mastiquant.
- Et pourquoi pas ? interrompit-il. Pourquoi pas, si Dieu l'a voulu.
Il se carra sur sa chaise et demanda à une Noire de lui apporter des pâtés, puis, les lèvres luisantes de graisse, les joues colorées, l’œil joyeux, il revint au médecin.
- Et pourquoi pas ?
Winter brandissait toujours sa fourchette.
- « La Bible est l'oeuvre d'ignorants ; l'histoire de la création est un mythe. Laplace avait raison quand, à Napoléon qui lui demandait pourquoi il ne parlait pas de Dieu dans son système de mécanique céleste, il répondit : "Sire, je n'avais pas besoin de cette hypothèse." »
- Quos Deus vult perdere, prius dementat, cita le père en lâchant un rot bienheureux.
- « L'état des couches terrestres montre à l'évidence que l'homme est le fruit de l'évolution de la matière, comme la Terre elle-même, comme tous les mondes qui peuplent l'univers. »
Atilio Romano savourait son vin, le gardant sur la langue pour ensuite l'avaler avec une sensuelle lenteur. Il remplit de nouveau son verre.
- Rien de tout cela n'est nouveau pour moi, docteur. Tous ces auteurs athées, vos amis, je les connais. J'ai leurs livres à mon chevet, preuve que je ne les crains pas.
- Et vous ne trouvez pas qu'ils ont raison ?
- Tout à fait ! Ah ! Voici les pâtés chauds. — Il se frotta les mains — Servez-vous, belo !
Le Dr Winter ne se laissa point émouvoir par les pâtés qu'on apportait devant lui, dodus, odorants, saupoudrés de sucre et de cannelle. Il leur jeta un regard froid et revint à son interlocuteur :
- Mais si vous trouvez qu'ils ont raison, pourquoi continuez-vous à exercer le sacerdoce d'une religion basée sur un mythe puéril ?
La grosse main du père avança et ses doigts agrippèrent un pâté.
- La raison n'a rien à voir avec la foi !
Et, ayant enfourné le pâté, il l'enfonça avec les doigts.
- Vous avez lu Darwin et Lamarck, n'est-ce pas ?
- Je les ai lus, et peut-être mieux que vous.
- Vous acceptez les lois de l'évolution et de la sélection ?
- Je les accepte.
- Alors ?
- Alors quoi ?
- Comment pouvez-vous reconnaître, en même temps, l'autorité de la Bible ?
- La Bible parle dans un langage symbolique, belo !
- C'est un sophisme !
- L'hypothèse évolutionniste n'exclut pas Dieu nécessairement. Elle est plutôt une preuve de la suprême, incomparable, subtile et imaginative intelligence du Tout-Puissant. — Il essuya avec la pointe de sa serviette ses lèvres graisseuses — La Bible n'est qu'une version poétique de la genèse, à la portée de l'intelligence du peuple.
- C'est de l'hérésie, père !
- Personne n'est plus autorisé qu'un père pour proférer une hérésie, belo ! s'exclama le vicaire en riant aux éclats.
Le Dr Winter secoua la tête en riant de son rire de fausset. Il regarda son interlocuteur avec sympathie. Il admirait le père Romano. Il avait connu d'autres vicaires à Santa Fé : certains peu instruits qui vivaient dans la terreur sacrée de déplaire au chef politique local. Ils ne lisaient pas et avaient peur de discuter. Maintenant Santa Fé avait un vicaire indépendant, exubérant de santé et de bonne humeur, un libéral, et, si absurde que cela paraisse, un libre-penseur. Il possédait chez lui une riche bibliothèque où Winter, ravi, trouvait dans de belles reliures en cuir certains de ses auteurs favoris : Renan, Schopenhauer, Diderot... Un des livres de chevet du vicaire était le Candide de Voltaire. Un jour, Winter avait surpris le père à lire les contes de Boccace, avec d'homériques éclats de rire.
- Le vicaire qui lit Boccace ! s'était-il exclamé, stupéfait.
Fermant le livre avec fracas et se levant en sursaut, le père avait expliqué :
- Je lis ce vaurien pour deux puissantes raisons. Primo, parce que j'aime ça. Secundo, parce que ses histoires matérialistes et paillardes me font mieux apprécier les délices de la chasteté et de la vie spirituelle.
Le père était en général estimé dans sa paroisse. Il savait raconter une anecdote, et, pasteur aimable, ne passait pas son temps, comme ses prédécesseurs, à menacer ses ouailles des feux de l'enfer. Quelqu'un a-t-il péché ? On va voir, asseyez-vous, mettez-vous à l'aise, reposez-vous un peu. Ne craignez rien. Tout cela peut s'arranger. Dieu est bonne personne. Ouvrez-lui votre cœur, bela. Allez ! J'écoute.

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent - Le Continent (1949)
Traduction française : André Rougon (1996)
Editions Albin Michel