2013/08/31

Jorge Amado : L'Enfant du Cacao


... : la jument tombant morte, mon père, baigné de sang, me soulevant du sol. 
J'avais alors dix mois. Je me traînais à quatre pattes dans la véranda de la maison à la fin du crépuscule, quand les premières ombres de la nuit descendaient sur les cacaoyères fraîchement plantées, sur la forêt vierge, antique et farouche. Défricheur de terres, mon père avait bâti sa maison au-delà de Ferradas, bourgade du jeune municipe d'Itabuna, avait planté du cacao, la richesse du monde. A l'époque des grandes luttes.

Il faut s'imaginer assis sur l'un des bancs du jardin municipal de Bahia, à l'ombre d'un manguier en fleurs, en compagnie d'un vieil homme encore vert, alerte et volubile comme un perroquet gris d'Afrique.
Dans les allées du parc passent des jeunes gens branchés, des bandes d'adolescents bruyants, tous l'iPod à la main, l'iPhone à l'oreille et l'avenir devant eux, grand ouvert.
Le vieil homme les regarde passer en souriant, sans amertume, les yeux mi-clos, sans doute un peu perdu dans ses souvenirs d'enfance. Lui aussi a eu 12 ans, il y a déjà longtemps, même si ça lui semble hier.
— De tanto ouvir minha mãe contar, a cena se tornou viva e real...
Il se met à vous parler de ses premières années comme s'il vous connaissait depuis toujours.
— En ce temps-là...
Le souffle de son haleine sur votre visage et le bercement de sa voix : une chaleur d'âme.
Dans l'air flottent un vieux parfum, une musique d'un autre âge, des images de Far-West : creuset dans lequel l'enfant grapiùna a forgé son identité, et où l'écrivain viendra plus tard puiser l'essentiel de son inspiration. D'abord les luttes pour le cacao, féroces batailles auxquelles participèrent activement ses parents, ensuite les tripots et les maisons de passe (où il fit ses universités), aussi la variole noire, la misère et la mort (compagnes de toute son enfance), et puis la mer d'Ilhéus (le chemin sans fin), autant de thèmes récurrents dont Jorge Amado a nourri tous ses livres, y compris celui-ci bien évidemment.

Dans cette courte autobiographie, qui ne va pas au-delà de sa quatorzième année, c'est finalement toute la généalogie de son oeuvre qu'Amado esquisse peu à peu. Il le fait sur le ton de la conversation, en évitant l'écueil narcissique et en nous révélant au passage le secret de sa vitalité : garder présente en soi la source vive de l'enfance, mélange d'émerveillement et d'insoumission, de malice et d'innocence, de rêves et de réalité.
C'est donc tout un monde qui nous est ici raconté par un vieil homme aux yeux de presque-nouveau-né... et sans doute faut-il l'être un peu soi-même, vieillard et nouveau-né, pour être aussi touché, ému ou amusé, par ce recueil de souvenirs confiés à l'ombre des manguiers en fleurs.

Qu'ai-je été d'autre qu'un romancier de putes et de vagabonds ? Si quelque beauté existe dans ce que j'ai écrit, elle vient de ces dépossédés, de ces femmes marquées au fer rouge, de ceux qui sont aux franges de la mort, au dernier degré de l'abandon. Dans la littérature et dans la vie, je me sens chaque jour plus loin des leaders et des héros, plus près de ceux que tous les régimes et toutes les sociétés méprisent, rejettent et condamnent.

Que outra coisa tento sido senão um romancista de putas e vagabumdos ?

2013/08/25

ANPéRo : Les Vivants et les Dieux (23/08/2013)

18h00, boulevard Voltaire, dans le temple de Delphes, au pied du Mont-Louis, parlèrent l'oracle et la Pythie, aussi les fils de Gaïa, les trois muses et quelques barbares :
   - En oïda oti ouden oïda...
   - Pardon ?
  - La p'tite dame cherche un helléniste, vous causeriez pas le Grec ancien des fois ?
  - Ni grec ni latin, à peine le français, c'est pour dire.
  - Ah ! Et pour dire quoi ?
  - Façon de parler ! Par exemple, moi je dis toujours indépassable, mais j'suis pas sûr que ça soye correct, ni même qu'ça existe.
  - Faut voir... c cédille ?
  - Plutôt deux s !
  Le doux bruissement d'un livre qu'on feuillette, et puis :
  - Indéniablement... Indentation... Indépassable : adjectif — 1886 ; de in et dépasser ♦ Qu'on ne peut dépasser.
  - Yé bien fé dé passer !
  - Ha ha ha ! très drôle, ouais, vraiment très drôle. N'empêche que...
Librairie Entropie
(Photo de Stéphane)
  - N'empêche que quoi ?
  - Ma locution : En oïda oti ouden oïda ?
  - 'ffectivement...
 - Le seul qui pourrait vous dépanner c'est Bidulopoulos.
  - Il est polyglotte ?
  - Mieux que ça : une vraie lumière !
  - Le phare d'Alexandrie ! 
  - Un dieu vivant !
Entre alors un cinquième personnage, une bouteille pleine dans chaque main, une autre déjà vide derrière le gosier :
  - Un Dieu vivant ? On parle de moi ?
 - Hourrah ! Hourrah ! Joie et prosternation ! Y a Madame ici-présente qui cherche un spécialiste des langues exotiques, un expert ès rastaquouère, on a pensé à toi.
  Flexion de genou, inclinaison du buste et baise-main pour finir, le polyglotte est galant homme :
  - Bidulopoulos, pour vous servir, ma belle ! Kya haal hey orat ? Comment allez-vous ? C'est de l'Ourdou, un idiome assez rare, et très difficile, mais que nous maîtrisons à la perfection. Nous parlons aussi couramment l'Araméen — le talmudique ou le syro-chaldaïque —, le Sanskrit et le Yiddish, bien évidemment, ainsi que l'Azéri, le Kazakh, l'Ouzbek, et toutes les variantes de la famille altaïque, encore le Kalmouk et le Mandchou, l'Occitan et le Morvandiau, le langage des signes, plus quelques notions d'espéranto et de javanais, ces dernières fort peu utiles, il faut bien le reconnaître.
  - Suis z'épatée !
  - Toutefois, si madame souhaite une traduction dans une langue plus commune, il va sans dire que nous lisons également dans leur version originale les oeuvres de Goethe, Shakespeare ou Dante Alighieri : Apri a la verità che viene il petto ; e sappi che, sì tosto come al feto l'articular del cerebro è perfetto etc etc...
  - Ça alors !! Et le Grec ancien ? Il le parle aussi, j'imagine ?
  - Euhhh... Le Grec ancien, dites-vous ? Eh bien...
  - Eh bien quoi ?
  - Eh bien... ma foi... non... pas du tout...
  - Ah, décidément ! J'ai vraiment pas de pot !
  Consternation générale :
  - Pfff...
  - Quelle poisse !
  - C’est la guigne, oui, la pouille, la misère, la débine !
  - Abditi in tabernaculis suum fatum querebantur, ce que disait César dans la Guerre des Gaules, livre premier, chapitre 39.
  - Eh ! Oh ! Dis ! Ça va bien comme ça, hein !
  - Un p'tit remontant, m'dame ?
  - C'est pas de refus, oui !
  Le long glouglou des verres qu'on remplit, puis le drelin-drelin de la porte d'entrée qui s'ouvre :
  - Ben j'arrive à temps, dites donc ! Vous m'en mettez un, patron ?
  - Muscadet ? Sauvignon ?
  - Va pour un Sauvignon... Z'avez de ces tronches d'enterrement ! Y a quelqu'un qu'est mort ?
  - Tout comme ! C'est la Môme que v'là, un problème de traduc' : En oïda oti...
  - En oïda oti ouden oïda, autrement dit : je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien. Merci qui ?
  Acclamations collectives, vivats, bravos et autres cris d'allégresse entourent l'érudit, qui enchaîne humblement :
  - Réflexion socratique... base de la philosophie... vague souvenir de lycée... un professeur barbu... la voix grave... le dos un peu vouté... devant son tableau noir... Gnôthi seautón : Connais-toi toi-même... l'injonction de la Pythie, gravée ici aussi, sur le fronton du temple.

Fin de séquence.

2013/08/22

Revue Europe n°724/725 (août/sept 1989 - Amado)

« Qui en veut... de mes crêpes aux oeufs ? »

Exu
(dessin de Carybe)
Au numéro 33 de la rue Alagoinhas — quartier Rio Vermelho, Salvador da Bahia —, deux hommes sont assis face à face : Jorge Amado, qu'il n'est pas utile de présenter, et l'un de ses plus vieux camarades : le brillant académicien Eduardo Portella, également professeur émérite, avocat à la cour, critique littéraire et ministre de l'Education nationale à ses moments perdus : une sommité, du genre de celles à qui l'on ne dit pas bonjour en leur tapotant le dos, Salut mon pote, mais plutôt en inclinant la tête avec tout le respect dû à leur rang, si l'on est bien éduqué.
Figure majeure de l'intelligentsia brésilienne, le senhor Eduardo Portella a, de surcroît, la soixantaine élégante, le physique encore jeune et séduisant, une forme de sex-appeal propre à charmer des étudiantes en mal d'image paternelle, d'où, peut-être, cette expression d'intense félicité gravée sur son visage d'homme comblé. Ajoutons qu'il est aujourd'hui vêtu d'un costume Cerruti 100% cachemire, de couleur sombre et sur mesure, lequel sied on ne peut mieux à son attitude d'intello compassé, cependant qu'Amado, comme à son habitude, est en tenue légère, bariolée, presque négligée, nus pieds dans ses savates usées. Sur la table de salon trônent deux grands verres de tafia — celui d'Amado, presque vide, et celui d'Eduardo, presque plein —, ainsi qu'un assortiment de salgadinhos amoureusement préparés par Zélia, mais auxquels Eduardo ne fait pas même honneur, laissant à son hôte le soin de vider l'assiettée.
Comment deux hommes aussi dissemblables de caractère et d'allure ont-ils réussi à tisser entre eux des liens d'amitié si solides ? voilà précisément la question qu'ici on ne se pose plus, et donc qu'on ne se posera pas non plus. De quoi parlent-ils ? De littérature. Et quoi qu'y disent ? Amado pas grand chose, quasi-rien, c'est surtout le p'tit père Eduardo qu'on entend causer, sans pause ni répit, égrenant son rosaire de sa voix douce et condescendante, qui n'est pas sans rappeler celle d'un prélat en chaire. Ainsi, après avoir longuement expliqué à son vieil ami en quoi le parcours intellectuel et la création littéraire de celui-ci étaient intimement et réciproquement liés à l'évolution politique du Brésil — le discours littéraire est le parti sans péché ni commandement. Les infiltrations affectives, la sexualité, élargissent l'horizon de la représentation ; elles compensent ou bouleversent le ritualisme du marxisme mécanique... —, le professeur enchaîne, le dos calé bien droit dans son fauteuil, les jambes croisées :
- Il est curieux de constater combien les propositions esthétiques à base technocratique ou autoritaire restent inflexiblement fixées sur une position dans la meilleure des hypothèses néo-inquisitoriale. Elles canonisent ou anathémisent au nom de la vérité stable et incontournable, née de la source inépuisable de leurs éternelles propositions philosophiques. Tout ce qui ressemble à des intervalles, des pauses, des arrêts dans la journée de travail du système métaphysique, est destiné à être incompris ou nié. On argumente au nom d'une connaissance, d'une autorité autodésignée... Tu m'écoutes ?
- Oui, oui, j'écoute.. Tu disais : d'une autorité autodésignée, marmonne Amado, la bouche encore pleine des petits gâteaux salés de Zézinha, excellentissimes, l'épouse et les amuse-bouches.
- Et donc, l'effort de nationalisation des modèles narratifs alors en vigueur cherche à s'accompagner du travail simultané de réduction critique, à l'intérieur de laquelle on peut aussi lire la volonté modernisatrice...
Sur un regard interrogateur du professeur Portella, Amado lui montre qu'il est toujours aussi attentif, malgré les apparences :
- La volonté modernisatrice !
- Je n'ai nullement la prétention de simplifier...
- Humpf ! Que Dieu t'en garde ! glisse Amado, l'œil pétillant, le sourire en coin.  
- ... de simplifier la modernité, mais plutôt d'étudier son paradoxe. L'une des positions les plus nettes du modernisme consiste à refuser la modernisation, en frôlant le conservatisme. Il y a des résistances au projet modernisateur dans ce qu'il garde seulement de compétent ou de purement bureaucratique, qui se trouvent chargées d'esprit critique. Par-là transite une modernité en conflit qui, au nom de la sécularisation a perdu son esprit chrétien et, incroyante et sans protection, cherche en vain à récupérer son Dieu perdu...
Venant de la mer : un petit vent frais, une odeur d'iode, des rires d'enfants.
- ... avant-gardes plus ou moins idéologiques qui ne font pas autre chose qu'émettre des opinions basées sur la législation aristocratique du code hégémonique...
Un... deux... trois : les cloches de l'église Sant'Ana viennent de sonner 15h00. Dans moins de vingt minutes la Seleção affrontera l'Argentine en match amical au stade de Maracanã. Sur quelle chaîne déjà ?
- ... ce sont des réfutations productivistes qui produisent laborieusement, inflexiblement, les intérêts superlatifs de la raison instrumentale...
Pff... Où est passée Zélia ? Cheveux baignés de lune, laurier et récompense, gorgée d'eau-de-vie, porte d'Orient, champ de coquelicot... ZEZINHA !
- Et s'il est vrai qu'il n'y a pas de raison sans espoir, il est vrai aussi que l'espoir échappe au contrôle de la raison. N'est-ce pas là ton avis, Jorge ?
- Certamente !
La réponse fuse, lapidaire et presque brutale. Loin de s'en formaliser, Eduardo sourit, se lève tranquillement de son fauteuil, puis se dirige vers la télé qu'il allume — Et le soleil de la liberté, en rayons fulgurants, brilla dans le ciel de la patrie en cet instant —, de la télé qu'il allume au moment même où retentit l'hymne national.
- Tu crois qu'on va gagner, Jorge ?

(Toutes mes excuses aux personnes qui se reconnaîtront dans cette divagation écrite à partir d'un article qu'il m'a fallu relire plusieurs fois avant de le comprendre et de m'apercevoir qu'Eduardo Portella utilisait des phrases compliquées pour dire des choses plutôt simples, cependant qu'Amado écrivait simplement pour exprimer des sentiments complexes, soit tout le contraire l'un de l'autre — on vous l'avait bien dit —, mais bons amis quand même.)

2013/08/21

Sabri Louatah : Les Sauvages



Est-ce la lune gibbeuse ascendante, la nouba chez les voisins du dessous ou bien les beignets à la farine de manioc, toujours est-il que la nuit d'avant-hier a été courtissime... mais instructive. Juste après une excellente émission sur Agatha Christie, et juste avant deux conférences ennuyeuses sur Benjamin Constant et Marceline Desbordes-Valmore, France Culture rediffusait vers les 3h00 du mat' un numéro des Bonnes Feuilles, en l'occurrence celles de Sabri Louatah, un jeune écrivain dont je n'avais jamais entendu parler, mais qui, en plus d'être très agréable à entendre causer, donne sacrément envie d'être lu. Ce qui tombe plutôt bien, vu que le troisième volet de sa trilogie Les Sauvages sort aujourd'hui en librairie...

2013/08/20

Dans la série : "Chérie, où t'as mis mon slip ?"

  • « Un beau désordre est un effet de l'art. » (Nicolas Boileau, in L'Art Poétique)
  • « L'ordre est une tranquillité violente. » (Victor Hugo, in Les Misérables)
  • « Repassez dans une heure, le temps que je dégage l'accès. » (Joseph Trotta, bouquiniste, in Les Falaises de Trotta)

Ce beau foutoir est situé au 148 de la rue Beauvoisine, à Rouen, dans une librairie d'occasion tenue par l'arrière-petit-fils de Karl Marx ; un Marx avec l'accent du Gers, le blouson Levi's sur le dos et le borsalino sur le crâne : Joseph Trotta. Ça se visite tous les jours, sauf le dimanche, jour du Seigneur, opium du peuple, de 14h30 à 19h00 environ.



Photo et citation rapportées par Florence

2013/08/19

Ostie d'calisse d'maudit tabarnak !

S'il y en a qui disent qu'à l'Entropie c'est le foutoir, le bordel, l'anarchie, c'est qu'ils ne connaissent pas le MacLeod's Books, sur la Pender-Street-West, à Vancouver, ou bien qu'ils ont la langue aussi mauvaise que des vipères :

Capture d'écran de la série télé Fringe, avec Clark Middleton dans le rôle de Markham,
le bouquiniste un peu fou, mais vachement sympathique...

2013/08/17

Jorge Amado : L'Invitation à Bahia


Un livre d'amour peu commun, celui d'un homme pour sa ville, sa population, sa culture et ses traditions, l'ensemble ne formant qu'un seul corps enlacé, uni et indivis. Viens ! les lèvres de Bahia s'entrouvrent, pulpeuses et charnues, son appel est pressant. Viens ! Invité à l'aimer à son tour, le lecteur aguiché cède à l'exhortation, explore des yeux les coins et recoins, puis se laisse guider par elle à travers ses rues et ses ruelles, ses plages de sable blanc, sa lagune aux eaux claires, découvre ici un pli mystérieux, là une saveur inconnue, appétissante, savoureuse. Viens ! Et lorsqu'il pénètre enfin dans les jardins secrets ou les temples sacrés, lorsqu'il s'abandonne soudain et tout entier aux seuls plaisirs des sens, le lecteur se surprend à être lui aussi amoureux de Bahia, les jambes nouées aux siennes, les corps enlacés, unis et indivis. Viens ! ...

Beaucoup de sensualité dans ce voyage loin d'ici, aussi toute la tendresse et la sensibilité d'Amado, grand connaisseur de Bahia, de son histoire, souvent douloureuse, de sa géographie, bénie des Dieux, de son peuple et de sa gastronomie, aujourd'hui métissés, de ses nombreuses croyances et autres superstitions, sur lesquelles l'auteur, expert en ce domaine, s'attarde peut-être un peu trop, détaillant les rituels et recensant les divinités, mais ne parvenant pas, hélas, à les rendre accessibles à un non-initié. On a donc sauté quelques pages, mais on en copie-colle quelques autres qui, elles, méritent le détour :

~ A T M O S P H E R E    DE    L A    V I L L E ~

[...] C'est une ville où l'on parle beaucoup. Où le temps n'a pas encore acquis la vitesse hallucinante des villes du sud. Personne ne sait bavarder aussi bien qu'un Bahiannais. Il utilise une prose calme aux phrases bien tournées, de longues pauses pour réfléchir, des gestes mesurés et précis, des sourires tranquilles et de larges éclats de rire. Lorsqu'un de ces gros métis bahiannais, un peu solennel mais aussi un peu gamin, le visage jovial, commence à bavarder, si vous fermez les yeux et si vous faites un petit effort d'imagination, vous pourrez parfaitement distinguer son lointain ascendant portugais et son non moins lointain ascendant noir, l'un nouvellement arrivé d'une patrie colonisatrice, l'autre des forêts d'Afrique. A qui appartient ce sonore éclat de rire, sinon au Noir ? A qui appartient cette solennelle considération pour le docteur, personnage sordide de l'histoire qu'il raconte, sinon de l'émigrant portugais, frustre admirateur des hommes savants ? Ce métissage bahiannais, où le sang noir entre pour une bonne part, n'a pas produit le classique mulâtre loquace, sentencieux, égoïste, servile, violent envers les inférieurs. Chaque fois que je pense au mulâtre bahiannais je vois un homme gras, mais pas seulement au physique. Par le caractère aussi : bon, aimable, gourmand, sensuel, à l'intelligence aiguë, parlant bien mais doucement, sachant traiter aussi bien ses inférieurs que ses supérieurs, ou peut-être mieux encore. Il aime manger des nourritures riches, huileuses et pimentées. Voilà le portrait de l'homme de Bahia, un peu bavard, un peu distrait, on pourrait dire un peu poète, mais aussi politicien astucieux, le plus habile politicien du Brésil. [...]

~ I M P O R T A N C E    D E    L A    C U L T U R E ~

Ce qui est important à Bahia c'est son peuple. D'une force vitale démesurée, artiste à sa naissance, aimable de caractère, capable de résister aux plus misérables conditions de vie et de continuer son chemin, aimant le rire et la fête, créateur de civilisation et de culture, le peuple bahiannais marque et atteste toute oeuvre de création réalisée ici.
Point de rencontre de races et de coutumes, première capitale du pays, riche et célèbre à l'aube de la nation brésilienne, port ouvert aux navires du monde entier, aux idées et aux voyageurs, ces conditions rendirent favorables le métissage et le syncrétisme culturel (et religieux), l'interpénétration de sources et de courants de pensée dans le mélange de sang — noir, blanc et indigène —, mélange toujours croissant, jusqu'à devenir la caractéristique dominante du panorama social, donnant à Bahia une vigoureuse culture populaire, visible dans les divers aspects de la vie de l'Etat et particulièrement florissante dans sa capitale. C'est de cette culture que nous nous nourrissons, nous tous, créateurs ici de littérature et d'art.
Plus d'une fois j'ai écrit que l'Afrique était notre ombilic, pour notre sensibilité, notre façon de voir la vie et le monde, de réagir devant les événements, de vivre avec les autres, de penser et d'agir, nous sommes au moins aussi ibériques qu'africains. La contribution des Noirs à la formation de notre culture nationale fut définitive. Malgré les terribles et monstrueuses conditions dans lesquelles se trouva la culture noire en débarquant des navires négriers — cette culture d'esclaves, vilipendée, méprisée, combattue, violée, dont la substitution violente, basée sur la massue et le baptême, fut tentée lorsque les maîtres d'esclaves voulurent imposer aux Noirs dans son intégralité la culture des colons, la langue des dieux.
La force de vivre des Noirs fut plus forte que le fouet et l'eau bénite, gardant vivant et toujours présent, au milieu des plus incroyables conditions d'esclavage, un aspect original, le mêlant au long du temps aux deux autres matrices de la nation brésilienne, pour donner comme résultat l'originalité de la culture métisse du Brésil, peut-être unique au monde. Ici tout fut mélangé, les langues parlées dans les maisons de maîtres, dans les cabanes des Noirs et dans la forêt, les saints venus de la péninsule Ibérique, les orixas d'Afrique, les iaras et les caboclos cachés dans la forêt et les fleuves. Nous sommes des métis, que le Seigneur de Bonfim et Oxala soient loués, amen, axé.
A Bahia la culture populaire entre par les yeux, par les oreilles, par la bouche (son art culinaire est riche, coloré, savoureux), pénètre par nos sens, détermine la création littéraire et artistique, c'est sa poutre maîtresse. Elle détermine ainsi la condition nationale de la littérature et de l'art : le caractère populaire reste présent même dans l'oeuvre la plus spécifiquement intellectuelle.

~ A V E N U E S ~

Proches des quartiers riches, derrière les maisons élégantes, il y a parfois de nombreux et misérables taudis, amoncelés comme les anciens villages noirs, où vit une population prolétaire dans la plus grande saleté. Bonne source de rente pour les propriétaires qui donnent à ces endroits le nom pompeux d'avenues...

~ Q U A R T I E R S    O U V R I E R S ~

[...] Si vous voulez connaître la qualité qui domine dans ces quartiers, ces maisons infâmes, ces taudis, je vous dirais un seul mot : résistance. Résistance à la faim et à la maladie, au travail mal payé, à la mort des enfants, à l'hôpital, aux malheurs de la vie. Résistance. La résistance du peuple dépasse toutes les limites. Malgré tout, il survit. Et donne à ces quartiers immondes des noms d'espoir qui sont comme un drapeau qu'il dresse avec ses mains maigres, mais encore puissantes : Route de la Liberté !
[...] La faim, les maladies, la mortalité infantile, l'analphabétisme, sont la réalité fondamentale de ces quartiers. Dans des espaces réduits au minimum s'entassent, hommes, femmes et enfants. Les mots sont fragiles, pauvres, incapables de révéler toute la grandeur du drame quotidien de ces rues et de ces impasses. Et les zones marécageuses ? Les Algados ? L'immense ville lacustre bâtie sur la boue n'a rien de pittoresque. C'est la misère nue et crue, un spectacle déprimant et révoltant.
Avez-vous déjà assisté à l'enterrement des "anges" — des enfants qui meurent par dizaines chaque jour ? Ils n'eurent droit ni au lait, ni à l'assistance médicale ni aux médicaments. Ils ne pèsent pas lourd dans le petit cercueil porté par d'autres enfants. Parfois quelques voisins les accompagnent, parfois personne. Souvent il n'y a même pas de cercueil, seulement un père pressé qui n'a pas de temps pour la douleur ou la nostalgie et qui porte sous son bras une boîte en carton ou un paquet enveloppé de papier. En le voyant on peut penser que l'homme pauvrement vêtu transporte des souliers, des chemises, du linge à laver. Qui pourrait imaginer le véritable contenu du paquet, de la boîte en carton ? [statistiques]

~ N U I T    D E S    C H A T S ~

Une confrérie de chats envahit au crépuscule les toits, les recoins des impasses, les ombres de la cité. La nuit des chats va commencer, longue et lancinante, dans la cruauté et la luxure de l'amour. Une mafia de chats — la beauté explose dans les caniveaux, le félin traverse l'espace vide comme un bolide, pareil au plus incroyable des danseurs. Dès que tombe la nuit avec son obscurité et sa faim d'amour, s'élève le miaulement de la chatte en chaleur. Il n'y a pas au monde de clameur où s'exprime autant de désespoir, une invite aussi violente, une voix plus caressante, une demande aussi langoureuse, appel plus terrible. Tout maintenant dans cette petite chatte timide est une fleur de sexe épanouie, rauque de désir, ouverte en rage et en caresse. Tout a disparu en elle : le poil brillant et lustré, la paresse de la race, l'élégance, la gentillesse et la fierté. Il ne reste que le désir et le sexe rutilant — un rayon de lumière, un rougeoiment d'incendie.
Sur la trace de cet incendie se déploie la croisade des chats, tous revêtus de leur armure, de leurs habits médiévaux, de leurs harnais de guerre. Ils surgissent de façon inattendue, un bond, une apparition, un cri d'agonie, ils s'observent, haineux, sages, féroces, mâles, pleins de subtilité et de force vitale. La bataille va commencer : la petite chatte explose la fleur de son sexe brûlant d'un feu de poignards, se roule par terre dans une invite langoureuse et fait de son miaulement une tendre et douce musique. Les chats arrivent, champions invincibles. Mais il ne doit en rester qu'un seul.
Il n'y a pas au monde de bataille plus violente, de combat plus terrible, de rencontre plus féroce, de sang plus généreux versé en l'honneur du désir, que cette bataille engagée par les chats dans l'obscurité de la nuit, sur le bord des toits, dans le mystère des caniveaux. Tout devient couleur de sang et chaque miaulement de victoire reçoit en réponse un cri de douleur. Puis, sans oreilles, presque aveugle, ongles et dents arrachés, le vainqueur s'avance pour recevoir son prix. Les deux amoureux s'éloignent sur les toits, la plus magnifique des fêtes va commencer, l'amour fulgurant sans interdits ni limites, un amour de chats en chaleur, rien de plus sensuel ni de plus dense, de plus terrible et de plus doux. Dans l'ombre de la nuit, dans les coins de rue où règne Exu une confrérie de chats livre bataille par amour.

Edité chez Messidor en 1989, et sans doute trop daté pour être réimprimé aujourd'hui, le livre est traduit par Isabel Meyrelles et enrichi de nombreuses illustrations de Carlos Bastos (1925-2004) :

Illustrations de Carlos Bastos (1925-2004)







2013/08/13

Jorge Amado : Tereza Batista

Couverture :
Isabelle Dejoie
« Le capitão fait un pas, Tereza s'esquive, reçoit une tape sur la figure. Le capitão rit à nouveaux, voilà le bon moment des larmes. Les larmes réchauffent le cœur, activent le sang de Justiniano. Au lieu de pleurer, Tereza répond par un coup de pied; entraînée dans les batailles de gamins, elle atteint l'os au milieu de la jambe nue, l'ongle du pouce griffe la peau — une éraflure, une goutte de sang : c'est Tereza qui a fait saigner la première. Le capitão se baisse pour regarder, quand il se redresse son poing s'abat sur l'épaule de la fillette. De toute ses forces, pour lui apprendre. [...]
L'heure est venue de la première leçon. Tereza reçoit dans la figure sa main ouverte, combien de fois, elle ne sait pas, elle n'a pas compté, le capitão Justo non plus. La fillette tente de défendre son visage avec le bras, ça ne sert pas à grand-chose : la main de Justiniano Duarte da Rosa est lourde et elle frappe de la paume et du revers, des doigts bagués. Tereza a fait couler le sang la première, une goutte, rien du tout. Maintenant c'est le tour du capitão, le sang de la fillette lui salit les mains : tu apprendras à me respecter, malheureuse, tu apprendras à m'obéir, quand je te dis de te coucher, tu te couches, quand je te dis d'ouvrir les jambes, tu les ouvres en vitesse, honorée et heureuse. [...]
Il retire son caleçon, balance ses bourses au-dessus de la fillette : regarde, ma fille, tout ça est à toi, allons, quitte ta robe, j'ai dit. Tereza tend la main vers le bord de sa robe, le capitão suit son geste d'obéissance. Il a vaincu la rébellion de ce démon. Plus vite, allez, quitte ta robe, enfin docile, ça fait plaisir : plus vite, allons ! Alors, d'une main, Tereza prend appui sur le sol, se lève d'un saut de gamin, à nouveau dressée dans l'angle du mur. Le capitão perd la tête, je vais t'apprendre, chienne ! Il fait un pas, reçoit le pied de Tereza dans les bourses, une douleur pas croyable, la pire des douleurs. Il pousse un cri affreux, se tord et se contorsionne. Tereza arrive à la porte, frappe avec les poings, appelle au secours, pour l'amour de Dieu, à moi, il veut me tuer. C'est là qu'elle reçoit la première morsure de la lanière de cuir cru. Une lanière faite sur commande, sept cordes de cuir de bœuf, tressées, traitées à la graisse, à chaque corde dix nœuds. Fou furieux, écumant, avec cette douleur atroce, le capitão ne pense qu'à battre. La lanière atteint Tereza aux jambes, au ventre, à la poitrine, aux épaules, sur le dos, sur les fesses, sur les cuisses, sur la figure, à chaque sifflement des sept fouets, à chaque morsure des nœuds, une zébrure, une déchirure, une tache de sang. Le cuir est une lame coupante, les fouets sifflent dans l'air. Haletant, aveugle de haine, le capitão fouette comme il n'a jamais fouetté, même la petite négresse Ondinha n'a pas été battue autant. Tereza défend son visage, les mains emportées, elle ne doit pas pleurer, mais les cris et les larmes sortent et coulent indépendamment de sa volonté, il ne suffit pas de vouloir : Tereza hurle de douleur, ah ! pour l'amour de Dieu ! »

S'il y en a bien une qui s'en prend plein la tronche dans l'œuvre d'Amado, c'est Tereza Batista, une fillette orpheline élevée par sa tante jusqu'à l'âge de treize ans, puis cédée à bon prix à Justiniano-Duarte-da-Rosa, dit le Capitão. Certes, la vendeuse éprouve de légers remords à monnayer sa nièce encore prépubère à un homme dont elle connaît la réputation de brute épaisse, mais elle s'y résout malgré tout, tant qu'il est encore temps : avant que la marchandise ne perde sa valeur mercantile en perdant sa fleur dans un fourré des environs. L'acheteur, lui, est un quadra bedonnant, riche et redouté collectionneur de jeunes vierges, à la fois sadique et vicieux : une pourriture d'homme que l'on aimerait voir mort au plus vite. Ce qui viendra. Mais en attendant, pour Tereza Batista, finis les rires et les jeux, les courses folles, les comptines à tue-tête : l'enfance de la fillette s'achève brutalement pour 15.000 cruzeiros et quelques 100.000 reis.

Dans les pattes du capitão, Tereza va souffrir le martyre durant deux longues années : réduite à l'état d'esclave sexuelle, elle se pliera aux caprices de son maître et seigneur, encaissera les coups et les humiliations, découvrira la vie sans imaginer qu'elle puisse être autrement qu'impitoyable et cruelle. Cependant, jamais le fouet du capitão ne parviendra à lui enseigner ni la peur ni le respect, mais seulement le courage et la haine dont elle armera son bras à l'heure du châtiment dernier, saignant enfin le pourceau par là où il péchait.

Entre les mains de son deuxième homme, un bel étudiant en droit et en Kâma-Sûtra, Tereza apprendra des choses dont elle ne soupçonnait pas même l'existence : les caresses et les gestes tendres, les baisers dans le cou, la nuque, le creux des reins, etc. Son corps, jusqu'alors simple objet de torture, s'ouvrira peu à peu au désir, à la sensualité, au plaisir partagé. Mais elle apprendra aussi à ses dépens, la naïve enfant, qu'un séducteur ne recule devant rien pour parvenir à ses fins : de belles paroles et des promesses en l'air, ça oui, autant qu'on en veut, pis des serments d'amour susurrés sous les draps, les yeux dans les yeux, les corps enlacés : ah ! mon chéri ! gémira plus d'une fois Tereza Batista à l'oreille de son bien-aimé, de ce jeune homme prodigue en ruses et en mensonges, aussi intrépide au lit que poltron dans la vie, le visage d'un ange et l'âme d'un salaud, oh ! pas vraiment méchant, non, mais assez bien représentatif du mâle dans toute sa splendeur imbécile, ce dont Tereza finira fatalement par s'apercevoir.

Avec le banquier Emiliano Guedes, homme raffiné s'il en est, Tereza goûtera enfin au bonheur infini d'aimer et d'être aimée. Aimée non seulement pour son exceptionnelle beauté, mais pour une chose plus admirable encore : sa personnalité. Très rare, en effet, cachée sous les guenilles de la gueuse, la noblesse de son âme, et plus que précieuse l'étincelle dans les yeux, l'éclat de diamant brut que seul Emiliano Guedes saura déceler dans toute sa pureté. Pour elle, il se fera tour à tour protecteur et pygmalion, reniera sa famille, délaissera ses affaires ; pour lui, elle se révèlera peu à peu telle qu'il la voyait : intelligente, courageuse, honnête et généreuse. Une grande dame dans les mains d'un grand homme, un bijou dans celles d'un joaillier, le couple parfait. Et tout autour d'eux, les cancans des envieux, des petites gens qui ne peuvent rien comprendre ni rien apprécier, leurs yeux n'étant pas faits pour voir, mais seulement pour juger, et leur langue pour déblatérer, faut bien s'occuper.

Après la mort du banquier, survenue comme il se doit dans les bras de sa maîtresse, les héritiers se disputeront sa fortune, cependant que Tereza, digne et droite, retournera au ruisseau d'où elle vient, dans un bordel de Muricapeba. Là, quantité d'autres hommes traverseront encore sa vie, aussi la peste et la variole, terribles épidémies contre lesquelles se dressera une infirmière pleine d'énergie et de compassion, une femme à la fois sainte et putain, celle dont le nom sonne comme celui d'une redoutable guerrière : Tereza Batista.
Longtemps, cette inoubliable figure pétrie par les mains d'Amado, cette égale d'Antigone — en qui l'amour et l'espoir étaient plus forts que la mort ou la résignation —, longtemps Tereza Batista hantera nos jours et nos nuits, ou comme le dit joliment Georges Raillard, le préfacier : Peu de livres entreprennent si puissamment sur notre chair, au foyer primitif où la sensibilité s'épanouit en intelligence. Et c'est dire combien le cœur prédomine ici, dans cette espèce de lexique des relations amoureuses qu'Amado décline sous toutes leurs formes et coutures : du simple assouvissement sexuel à l'amour fusionnel, en passant par l'amour filial, paternel, égotique, donjuanesque, adultérin, obsessif, romantique, sadique, érotique, altruiste, hygiénique, tarifé... La liste est longue.

Enfin, puisqu'il est dit que des milliers de Brésiliennes ont reconnu leur propre destin dans celui de Tereza Batista, voici donc, pour les illustrer, un petit florilège des femmes de Rio, de Bahia, Recife, Manaus, Belèm... toutes vues par le regard un chouïa lubrique de Lanfranco Aldo Ricardo Vaselli Cortellini Rossi Rossini, plus connu sous le nom de Lan, un caricaturiste d'origine italienne installé au Brésil depuis déjà soixante ans.

Illustrations de Lan (Lanfranco Aldo Ricardo Vaselli Cortellini Rossi Rossini)

2013/08/10

La Petite Boutique

Une chanson de la Môme pour rester en thème...
Les paroles sont de Roméo Carles, la musique d'Octave Hodeige, et nous sommes en 1936, dans l'effervescence du Front Populaire :



Je sais dans un quartier désert
Un coin qui se donne des airs
De province aristocratique
J'y découvris l'autre saison
Encastrée entre deux maisons
Une minuscule boutique
Un gros chat noir était vautré
Sur le seuil quand je suis entrée
Il leva sur moi ses prunelles
Puis il eut l'air en me voyant
De se dire : "Tiens ! Un client...
Quelle chose sensationnelle !"

Ce magasin d'antiquités
Excitait ma curiosité
Par sa désuète apparence
Une clochette au son fêlé
Se mit à tintinnabuler
Dans le calme et tiède silence
Soudain, sorti je ne sais d'où
Un petit vieillard aux yeux doux
Me fit un grand salut baroque
Et j'eus l'étrange sentiment
De vivre un très ancien moment
Fort éloigné de notre époque

Je marchandais un vieux bouquin
Dont la reliure en maroquin
Gardait l'odeur des chambres closes
Lorsque je ne sais trop comment
Je me mis au bout d'un moment
A parler de tout autre chose
Mais le vieux ne connaissait rien
Quel étonnement fut le mien
De constater que le bonhomme
Ne savait rien évidemment
Des faits et des évènements
Qui passionnaient les autres hommes

Il ignorait tout de ce temps
Aussi bien les gens importants
Que les plus célèbres affaires
Et c'était peut-être cela
Qui, dans ce tranquille coin-là
Créait cette étrange atmosphère
J'acquis le bouquin poussiéreux
Et je partis le cœur heureux
Le chat noir toujours impassible
Dans un petit clignement d'yeux
Parut me dire, malicieux:
"Tu ne croyais pas ça possible !..."

Je m'en allai, et puis voilà
Mon anecdote finit là
Car cette histoire ne comporte
Ni chute, ni moralité
Mais quand je suis trop affectée
Par les potins que l'on colporte
Par les scandales dégoûtants
Par les procédés révoltants
Des requins de la politique
Afin de mieux m'éloigner d'eux
Je vais passer une heure ou deux
Dans cette petite boutique...

2013/08/09

Amoureuse des livres, amoureux grâce aux livres…


Watine chante les livres dans Books and lovers (Still Grounds for Love). C'était en fin de radio dans le billet Les pieds sur terre : Libraires en galère (radio). On a chanté les bouquinistes, mais également les bouquins. Retrouvez George Orwell, Richard Powers, Anthony Burgess, William Blake, Jorge Luis Borges, Bret Easton Ellis.


C'est ici, ou chez les bons disquaires

You can find Sue in a blue dress
Fishnet stockings over her long legs
Floatin’ red hair, and playing chess
A white skin of silk, a ponytail, a sunny face
Sue is a bookworm setting her mind at rest
Readin’ the Book of Powers, the two brothers’s quest
Readin’ George Orwell, as well
“1984” (Nineteen Eighty-Four) she says, hé hé hé
And you penetrate the secrets of my days
“The Time of our Singing” she says, hé hé hé
And You penetrate the secrets of my days
Obviously, Sue is not a « readymade »
Obviously, she’s out of reach of the average
She’s got Stiletto heels and long legs
A blackpearl necklace, such a fancy face
Sue loves readin’ Burgess & William Blake
And she offers books to her lovers
Could they ever understand
She put her life in their hands
Could they ever understand
You will catch Sue at the first look
Walking the flea-market for second-hand books
Sue is driving her life for chess and books
Just found Borges,  just found Easton Ellis, thanks Bret
And she offers books to her lovers
Could they ever understand
She’s got their life in her hands
Could they ever understand
And Sue slaughters all her lovers
They could never understand
That she ‘s got their whole life in her hands
Could they ever understand
And every day ; Sue’s lovers say
What’s hot in my days , hé hé hé
“American Psycho” she says, hé hé hé
What’s hot in my days , hé hé hé
“Dreamtigers” she says, hé hé hé
What’s hot im my days , hé hé hé
“A Clockwork Orange” she says, hé hé hé
What’s hot im my days , hé hé hé
“1984” (Nineteen Eighty-Four) she says, hé hé hé
Never mind the book she says…

On a chanté les bouquinistes (1)



…  Mais pour respecter le vocabulaire de cette profession qui s'étiole à vitesse fissa, on rappellera qu'il s'agit en réalité non de quatrième de couverture mais de quatrième plat, et pour ce qui regarde le texte, de prière d'insérer…

2013/08/05

Jorge Amado : Cacao

« Quant au troisième des rois du Brésil, le cacao [après le café et le tabac], je n'eus pas la possibilité de lui rendre ma visite protocolaire. Car le cacao préfère les zones humides et chaudes, sous le couvert de la forêt vierge, où il trouve l'épaisse chaleur de serre si propice à sa croissance, et si peu faite pour nous, tandis que des myriades de moustiques tissent leurs nuages au-dessus de lui. » (Stefan Zweig)

Un petit livre incisif et tranchant, tenant davantage de la chronique sociale que du roman, et dans lequel Amado raconte "avec un minimum de littérature au profit d'un maximum d'honnêteté la vie des travailleurs dans les plantations de cacao", ainsi qu'il prévient son lecteur.
 - L'écriture est effectivement on ne peut plus simple et dépouillée, à l'image des ouvriers agricoles du Domaine Fraternité, propriété du Colonel Manuel-Misael-de-Sousa-Teles, surnommé Mané-la-Peste, on devine pourquoi.
 - Le point de vue adopté est à la fois celui de l'auteur et celui du narrateur, un jeune ouvrier d'à peine 20 ans, José Cordeiro, alias Sergipano, parce qu'originaire du Sergipe, le plus petit des 26 Etats brésiliens.
 - Quant à l'histoire, il n'y en a pas vraiment, si ce n'est au début du livre, dans un bref chapitre au cours duquel Amado évoque l'enfance et l'adolescence de Sergipano à travers leurs épisodes les plus marquants, et donc déterminants : Né dans une famille relativement fortunée du Nordeste brésilien (à São Cristóvão, où son père dirige une usine de textile), Sergipano grandit entouré d'amour et d'affection jusqu'à l'âge de 5 ans, âge auquel survient la mort de son paternel. Un malheur n'arrivant jamais seul, le frère aîné du défunt, un individu sans scrupule, s'approprie bientôt l'usine et ravale de facto toute sa parentèle au simple rang de prolétaires, condamnés à habiter la ville pauvre et à gagner un jour leur vie en travaillant pour lui.
A 15 ans, par force et par nécessité, Sergipano délaisse donc les bancs du collège pour l'usine de son oncle, où il découvre de plus près la classe ouvrière à laquelle il appartient désormais, sans pour autant s'y fondre. Car s'il trime et sue comme ses compagnons d'atelier, de par ses origines et son éducation il reste encore à la périphérie de leur monde, ne pouvant guère qu'observer, sans les assimiler vraiment, leurs frustrations et leur ressentiment.
A 20 ans, sans réelle conscience politique ni grande expérience de la vie, il dérouille le patron, son oncle, au prétexte que celui-ci courtise d'un peu trop près sa petite amie. Chassé de l'usine, il part alors en direction du sud de Bahia à la recherche d'un nouvel emploi et c'est là le début de la chronique.

Embauché dans la fazenda d'un Colonel (titre honorifique accordé aux gros propriétaires fonciers), Sergipano se familiarise peu à peu avec l'univers de la plantation. A sa grande surprise, il découvre tout d'abord qu'ici les hommes sont loués comme du matériel agricole ou des bêtes de somme, puis qu'ils n'ont pour seules distractions que l'alcool de mélasse, le mauvais cinéma et les putes à bon compte, enfin qu'ils n'ont pour unique espoir que celui d'aller un jour au ciel. Exploités à longueur d'année par le Colonel de Sousa, maltraités par le contremaître et spoliés par l'économat du domaine, ces damnés de la terre, pour la plupart analphabètes, sont si mal-vêtus et si mal-soignés qu'ils n'ont plus rien d'humain aux yeux des bourgeois de Bahia. Pour eux, rien de plus légitime ici-bas que cet ordre naturel et quasi-divin des choses qui fait les uns riches et puissants, les autres corvéables à merci ; et rien d'anormal non plus à ce qu'on les humilie ou les frappe à loisir : jeunes filles violées, paysans insultés, enfant battu à coups de gourdin et de coups de pied au cul.

Au fil des évènements rythmant la vie de la plantation, Sergipano développera peu à peu un sentiment plus fort que la résignation, celui de l'injustice, puis découvrira un sens à sa vie, celui du combat. Et lorsque l'opportunité s'offrira à lui d'épouser la fille du patron, il préférera rester fidèle à ses compagnons d'infortune afin de garder le cœur propre et heureux.

Petit roman initiatique écrit dans les années trente, par un auteur de 21 ans encore inconnu du grand public, Cacao n'est pas un livre parfait : il manque de style, de finesse, de raffinement, et c'est tant mieux : fine et raffinée, la vie des ouvriers qu'il nous décrit ne l'est pas vraiment non plus. La leur est épaisse, lourde et rudimentaire, monotone et sans éclat, mais également sincère et touchante, tout comme ce livre, en partie autobiographique, et son jeune auteur.
Issu lui aussi d'un milieu relativement aisé, Jorge Amado de Faria, pour son entrée en littérature, se fait le porte-parole du sous-prolétariat et de la lutte des classes. A l'exacte image de Sergipano, il choisit d'aller à l'encontre de ses intérêts et de rester aux côtés du peuple des laissés-pour-compte, des déshérités et autres sans-voix. Parlant d'eux en leur nom, et combattant pour eux par amour pour eux, il use, et peut-être abuse, diront certains, d'oppositions binaires et paradigmatiques, bah ! disons plus simplement : palpable et tangible est la misère qu'Amado dépeint; fort et puissant l'espoir qui l'anime : celui d'un monde plus juste et plus solidaire.

Gravures de Tomás Santa Rosa (1909-1956)
Extraits :

Valentin savait de bonnes histoires, et nous les racontait. Agé de plus de 70 ans, il travaillait comme bien peu d'entre-nous, et buvait comme personne. Il interprétait la Bible à sa façon, entièrement différente de celle des catholiques et des protestants. Un jour, il nous conta le chapitre d'Abel et Caïn :
 - Dieu avait donné en héritage à Caïn et Abel une plantation de cacao à se partager. Caïn, qui était  un mauvais homme, divisa la propriété en trois parts. Et il dit à Abel : « Ce premier morceau est à moi; celui du milieu est à moi et à toi; le dernier, à moi aussi. » Abel répondit : « Ne fais pas ça, mon petit frère, que ça me fend le cœur... » Caïn rigola : « Ah ! ça te fend le cœur ? Eh ben, tiens. » Il tira son revolver et - poum - il tua Abel d'un seul coup. Ça se passait il y a longtemps...
 - Caïn doit être le grand-père de Mané-la-Peste.
 - J't'en fous. La grand-mère de Mané-la-Peste était putain à Pontal.

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Les nuages envahirent le ciel et, pour finir, il se mit à pleuvoir à grosses gouttes. Plus la moindre trace de bleu. Le vent secouait les arbres, et les hommes à moitié nus frissonnaient. L’eau qui dégouttait des feuilles ruisselait sur les hommes. Seuls les ânes semblaient ne pas sentir la pluie. Ils mâchaient l’herbe qui poussait devant le dépôt. Malgré l’orage, les hommes continuaient à travailler.

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Les gamins grimpaient aux arbres comme des singes. Le fruit tombait - boum - et eux se jetaient dessus. En peu de temps, il ne restait plus que l'écorce et les déchets, que les porcs dévoraient gloutonnement.
Les pieds écartés semblaient des pieds d'adultes, le ventre était énorme, gonflé par les jaques et la terre qu'ils mangeaient. Le visage jaune, d'une pâleur terreuse, accusait l'héritage de maladies terribles. Pauvres enfants blafards, qui couraient au milieu de l'or des cacaoyers, en haillons, les yeux éteints, à demi idiots. La plupart d'entre eux travaillaient à la mise en tas dès l'âge de cinq ans. Ils restaient ainsi, petits et rachitiques, jusqu'à dix ou douze ans. [...]
Ecole, mot sans signification pour eux. A quoi sert l'école ? Cela n'avance à rien. On n'y enseigne pas à travailler sur les plantations ni aux barcasses. Certains, en grandissant, apprenaient à lire. Ils comptaient sur leurs doigts. [...]
Le sexe se développait de bonne heure. Ces enfants petits et obèses avaient trois choses disproportionnées : les pieds, le ventre et le sexe.
Ils connaissaient l'acte sexuel dès leur naissance. Les parents faisaient l'amour sous leurs yeux, et plusieurs d'entre eux avaient vu leur mère avoir différents maris.
Ils fumaient de grosses cigarettes de tabac haché et buvaient de grandes gorgées de tafia dès la plus tendre enfance. [...]
Ils se roulaient dans la boue avec les porcs et demandaient la bénédiction à tout le monde. Ils avaient une vague idée de Dieu, un être un peu comme le Colonel, qui récompensait les riches et punissait les pauvres. Ils grandissaient pleins de superstitions et de plaies.