2014/12/27

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (1907-2004)

Ci-dessous l'émouvante lettre d'une fillette de 8 ans à l'approche de Noël 1914, son premier Noël sans papa...
Elle s'appelait Jeannine, mais son père l'avait affectueusement surnommée "Chipette"... et bien que Chipette évoluait au sein d'une famille aisée, on verra qu'elle pensait d'abord aux autres avant que de penser à soi-même :

Pour Noële

Petit Jésu, apportez moi s'il vous plaît la Victoire

Des chaussettes pour les soldats

20 francs pour envoyer aux soldats à papa

La fin de la guerre (dans un mois si vous voulez)

Je voudrais aussi que papa ne soit pas tuer

Que le paralytique de l'hopitale de maman ne soit pas si ennuyeux

Comme poupée : un soldat Anglais

Jeannine Marcou


(Le grand-père de Jeannine était Charles Chenu, bâtonnier du barreau de Paris, surtout connu pour avoir défendu la famille de Gaston Calmette lors du procès de l'épouse de Joseph Caillaux)

2014/12/24

Spacca : Feliz natal e ótimo 2015 (BD)

On ne trouvera chez moi ni sapin, ni guirlandes, ni rien qui rappelle la Nativité, hormis ces quatre planches du dessinateur brésilien João Spacca de Oliveira, qu'il a lui-même traduites en français tout spécialement pour nous. C'est un cadeau ! Et mieux encore : une aimable pensée, un geste d'amitié, un petit message d'espoir venu d'outre-Atlantique... Joyeux Noël à tous !





2014/12/22

Feuille, ciseaux, pierre, sable

"Apprends à écrire tes blessures dans le sable et à graver tes joies dans la pierre."

Ah, Lao Tseu. Ah la Chine. Leurs produits manufacturés sont à obsolescence programmée, mais leurs maximes sont intemporelles... Je veux dire, les Chinois... Quoi ? Moi un beauf ?
 
Et impossible de deviner leur âge...

A tel point qu'aujourd'hui, entre une maxime intemporelle et un produit manufacturé, je ne fais plus bien la différence

2014/12/21

Antônio Torres : Chien et Loup

« Me voilà de retour au pays, cette terre de philosophes et de fous, à commencer par mon père, qui tient un peu des deux... » (Antônio Torres)

Couverture de
Victor Burton
J'aime décidément beaucoup Chien et Loup, malgré l'absence totale d'intrigue, de suspense ou d'action : un livre où il ne se passe quasiment rien mais qui pourtant vous captive, tellement les mots tracés par la plume sont ici portés par la voix. Une voix qui parle des choses de la vie les plus simples, comme par exemple du temps qui court et des rêves qu'on laisse derrière soi : parents qui vieillissent et copains d'école qu'on oublie, désillusions d'amour et déclin du corps... ce petit parfum de nostalgie que dégage "les plus de quarante ans" à cet instant de la vie où ils ne sont plus tout à fait jeunes mais pas encore tout à fait vieux : entre chien et loup. 

Antônio Torres a 57 ans lorsqu'il remet en scène Totonhim et les principaux personnages de Cette Terre, un roman publié vingt-et-un ans plus tôt. Deux décennies durant lesquelles l'auteur a gagné en maturité et maîtrise de son art, cependant que Totonhim perdait pied à São Paulo : le chômage le guette et son couple bat de l'aile, tout part en sucette sans préavis ni raison. Un peu paumé dans sa vie comme dans sa ville, il décide alors de renouer avec ses racines en s'en allant passer 24h00 en compagnie de son père dans le village où il est né, a grandi et connu ses premiers émois. De ces retrouvailles entre un vieux loup solitaire et un chien perdu naissent peut-être les pages les plus sensibles du roman, encore que celles où Tontonhim retrouve son premier amour de jeunesse ne manqueront pas de rappeler à chacun ses propres souvenirs, comme celles où il s'en va visiter la maison de son enfance... dont il ne reste plus rien qu'un morceau de tuile cassée : 

[...] J'arrive à la barrière. Le chien ne vient pas en courant de la maison, en sautant de joie, pour m'accueillir. Et la barrière est attachée au pieu par une chaîne. Avec un peu de précaution et beaucoup d'effort, j'arrive à la sauter. Je monte le raidillon, redécouvrant ici et là les vestiges du chemin que nous parcourions chaque jour, aujourd'hui envahi de ronces. Rien de plus facile que de retrouver l'endroit précis où mon père avait bâti la maison si solidement. L'énorme ficus qui trônait devant, avec son ombrage bienfaisant, est toujours là, seul témoin du temps passé. Partant de lui, j'essaie de reconstituer chaque espace. La grande véranda. Le salon. La chambre des garçons. La salle à manger, la chambre des parents, la chambre des filles, le couloir de la cuisine, la dépense, le grenier pour les haricots, le maïs, la farine et les régimes de bananes, le cabinet de toilette, la petite véranda du fond qui donnait sur le jardin rempli de fleur, le moulin à farine tout de suite après, le papayer près de la fenêtre de la salle à manger, et tant d'arbres encore — juazeiro, cajazeira, graviola, araticum, pinha — tout autour de la maison, donnant leurs fruits et leur ombre. De tout cela, plus rien. Plus rien, à part l'herbe qui a recouvert toute trace de notre existence ici. Et ce poteau où j'accrochais la cage de mon canari jaune, où se trouvait-il ? Et le chant du hamac dans lequel je me balançais, en voyant le monde monter et descendre ? Et mon lit, où je rêvais de la ville ? Plus rien. Plus rien à part un bout de tuile cassée, que je ramasse et caresse au creux de ma main. Ma sœur Noêmia m'avait prévenu pourtant, pas plus tard qu'hier : 
— Totonhim, n'y va pas. La seule chose que tu vas y trouver c'est un bout de tuile cassée. J'en ai ramassé un, Totonhim. Et j'ai pleuré comme une enfant. Tu t'imagines, Totonhim, toute notre histoire réduite à un bout de tuile cassée... 
Tant de rêves, tant de rêves, je me dis, déambulant d'un côté sur l'autre, le bout de tuile dans la main. Une tuile faite par mon père, certainement, dans sa tuilerie tout en bas, près de l'étang. Tant de rêves, tant de rêves, maintenant je parle tout haut, et fort, je hurle, je m'adresse au vent, à l'herbe, au ficus, au tesson de tuile, à la poussière. Noêmia a dit que moi aussi j'allais pleurer quand j'en trouverais un. Non, je ne pleure pas. Mais c'est pire. J'ai l'impression que je deviens fou. Je regarde alentour, cherchant à localiser les maisons du voisinage, des grands-parents paternels et maternels, des oncles et des tantes, de toute la famille. Il n'y a plus que les arbres qui entouraient chacune d'elles. Je commence à crier le nom des personnes que j'aimais le plus, et je me souviens du temps où, quand je criais, quelqu'un répondait. C'était un enfant qui en appelait un autre pour qu'il vienne coucher chez lui. Pour jouer ensemble. Aujourd'hui mon cri ne rencontre aucun écho et se perd dans l'espace, dérisoire. Un cri pour personne. 

Antônio Torres : Chien et Loup (1997)
Traduction de Cécile Tricoire (2000)
Aux Editions Phébus

Trois peintures de Bruna Zanqueta, tirées de la série intitulée "A Cor dos Despossuídos" (2013) 

2014/12/15

Livres numériques et petites mains

Scanner avec doigtier
Livres hérétiques, de sorcellerie ou obscènes, il y a un Index pour cela. Dans un processus inconscient de sélection darwinienne, l'église sur son Saint-Siège mit en exergue des livres à lire absolument. Dur labeur de la congrégation de l'Index (baptisée en 1571) qui dut se palucher les livres à lecture absolument proscrite,  ceux méritant juste correction (donec expurgetur) ou grosse purge (donec expurgetur). L'Index Liborum Prohibitum vit le jour dans l’œil illuminé du pape népote Paul IV en 1559, sous l'impulsion de la très sainte Inquisition, se confirma avec le concile de Trente, et l'Index survécut et fut mis à jour jusqu'en 1961. Sans jamais y inclure Darwin, va comprendre, Charles.

On sait depuis Le nom de la rose, d'Umberto Eco, qu'In pagina Venenum, que le poison peut être caché dans les pages des livres, que seuls les doigts gantés de Guillaume de Baskerville lui permettent de lire  une Comédie perdue d'Aristote.

Le livre est devenu numérique, digital, et s'il est lu, c'est grâce à d'autres doigts. Ceux-là, couverts de préservatifs, à la couleur de la rose, pourraient opérer un toucher médical, ou licencieux. Ce sont les doigts des petites mains qui scannent anonymement les livres, quelques dizaines de millions, que l'on retrouve au rayon des Google Books, par exemple. Ce sont les petites mains analogiques qui maintiennent un pan de l'économie numérique (voir Amazon: l'algorithme contre le libraire). On imagine les blessures et les mycoses, les allergies au latex. C'est peut-être les mains positives ou négatives de l'art numérique pariétal de demain.


2014/12/13

Des chiffres et des lettres



Une des hypothèses probables de la création du pseudonyme de Voltaire est que l'écrivain, fils de François Arouet, a anagrammisé l'abréviation de « Arouet Le Jeune », soit AROUET L. J., en usant de la licence autorisée par l'écriture latine, où U = V et J = I : une anagramme de AROVETLI est en effet VOLTAIRE.

À Paris, sur le boulevard qui lui rend hommage, est sise certaine librairie à une adresse assez caractéristique puisque ce numéro de l'artère est un nombre composé de trois chiffres dont le premier ôté du second donne le troisième et, en y adjoignant à droite un quatrième chiffre qui est la moitié du troisième, on obtient le titre du roman d'un écrivain anglais dont l'énoncé phonétique du patronyme (lui-même un pseudonyme, ailleurs) évoque précisément l'origine de l'anagramme précitée — sans tenir compte cette fois de la licence latiniste.

Quel est cet écrivain, quel est ce roman, quelle est cette librairie, et pourquoi ?

2014/12/12

Herberto Sales : Les visages du temps

« Un livre dense et fort avec des personnages de chair et de sang, qui raconte la saga de la colonisation, le moment où Portugais, Noirs et Indiens se mêlent sur une terre sauvage, à une époque pleine de périls et de menaces » (extrait de la postface de Jorge Amado)

Ecrit à la façon d'un récit d'explorateur d'autrefois, ce livre, à la fois subtil et jubilatoire, nous plonge non seulement dans l'histoire spécifique de la colonisation du Nordeste, mais nous explique également, par extension du sujet, comment se forma l'immense et métissée nation brésilienne, aussi comment s'établirent les rapports inter-raciaux et tout ce qu'il reste encore d'eux aujourd'hui...
Ceci étant dit, Les visages du temps n'est pas l'énième ouvrage d'un universitaire à barbiche pétri de science et d'érudition, mais plutôt un roman d'aventure et d'amour, avec moult personnages et maintes péripéties, à commencer par l'arrivée en terre brésilienne d'un riche gentilhomme portugais, Policarpo Golfão, accompagné de son cousin bâtard Quincas Alçada...
Sans rien dévoiler de l'intrigue, disons simplement qu'à peine débarqué du galion, Policarpo Golfão tombera éperdument amoureux d'une dénommée Liberata — fille cadette d'une famille de notable établie de longue date à Bahia — mais qu'il lui faudra employer force ruses et malices pour parvenir un jour à ses fins. Ajoutons que les épisodes s'enchaînent rapidement, chacun d'eux montrant une facette différente des coutumes de l'époque, le 18ème siècle, et qu'il est donc évidemment question de la manière dont les terres furent cédées, les esclaves traités ou les autochtones convertis. Evident aussi qu'autour de quelques Blancs, figures dominantes du roman, gravite quantité de Noirs et d'Indiens, personnages à la fois secondaires et omniprésents, vu qu'ils préparaient puis servaient les repas de leurs maîtres, gardaient leur bétail, torchaient leurs gamins, bâtissaient et récuraient leurs demeures, cultivaient leurs champs, etc. De cette armée de travailleurs mise au service d'une poignée de privilégiés, l'auteur dresse un tableau somme toute assez complet, plutôt bien nuancé et bourré d'ironie, qu'il manie d'ailleurs avec dextérité. Ainsi, entre autres personnages croisés au fil des pages, on se souviendra longtemps du Nègre Domiciano qui, sitôt affranchi, deviendra le plus redoutable des chasseurs d'esclaves en cavale... aussi de cette tribu d'Indiens maracas, tous désespérément hermétiques aux bienfaits d'une civilisation qui, après les avoir dépossédé de leurs terres en échange d'un baptême chrétien, les repoussera toujours plus loin et plus profond dans la forêt Amazonienne... et on se rappellera surtout de Gertrude, une "négrillonne bien tournée", achetée 50$00 selon les tarifs du marché en vigueur : née en Afrique et vendue au Brésil, elle gravira pas à pas les échelons de la hiérarchie sociale grâce à ses seuls mérites et capacités...
Comment le destin de Gertrude se mêlera à celui de la famille Golfão, de quoi et de qui les Indiens sont-ils les victimes, quels sont les apports des uns et des autres dans la construction de la nation, et comment exprimer sa gratitude envers les plus humbles ou les moins fortunés, voilà, je crois, quelques-unes des réponses que Les Visages du Temps apporte à ses lecteurs.

Herberto (de Azevedo) Sales, natif d'Andaraí, dans l'Etat de Bahia, est vraiment un excellent romancier, aussi se demande-t-on pourquoi son oeuvre, riche d'une vingtaine d'ouvrages, est si peu traduite en français ?

Herberto Sales (1917–1999)

* Extraits *

Les présentations d'usage :

Le premier Golfão dont nous ayons connaissance s'appelait Antônio José Pedro Policarpo : Antônio José Policarpo Golfão, de son nom complet, plus riche de prénoms que de patronymes. Tout ce que nous réussîmes à vérifier au sujet de son ascendance, en nous valant d'informations recueillies de la bouche des personnes les plus anciennes de la région, fut qu'il se disait fils d'un gentilhomme portugais qui avait péri dans un naufrage, sur le chemin des Indes.

Des transactions entre "gens-de-biens" :

Remarquez qu'il y avait des documents à signer pour que devînt effectif et ferme l'achat d'esclaves fait par Policarpo auprès du juge et de son petit-neveu le Père Salviano Rumecão. Les documents accompagnant la transmission d'une chose, quelle qu'en soit la nature, sont une invention humaine passablement pratique depuis que l'homme a constaté avec sagacité que la seule façon de remédier au défaut de confiance entre ses semblables, c'était de le remplacer par la confiance en des documents signés entre eux. Et d'ailleurs, l'homme n'a pas inventé les documents pour autre chose que pour rendre, grâce à eux, digne de foi la parole humaine.

De l'art de mener son troupeau par la corde : 

Sachez que les esclaves furent menés de la façon accoutumée, suivant l'usage consacré qui prévoyait l'usage d'une corde ou d'une chaîne.
On les amarra les uns aux autres par le moyen d'une longue corde assez résistante, mais en leur laissant néanmoins la liberté de mouvoir leurs jambes, afin qu'ils puissent avancer ; quant à leurs bras, ceux-ci furent dûment immobilisés et maintenus ligotés par-derrière ; de surcroît, on leur passa autour du cou une autre corde, longue et garnie de nœuds coulants prêts à leur serrer la gorge jusqu'à les étrangler si d'aventure ils essayaient de s'enfuir. Le responsable de leur convoiement, appelé conducteur d'esclaves, les remorquait par l'extrémité de la corde en évitant toutefois de trop tirer dessus.
[...] Cette façon de convoyer de d'acheminer les esclaves ainsi attachés, était en ce temps-là une occurrence assez courante dans les rues de Bahia : personne ou presque personne n'y prêtait attention. Il ne faut point négliger, toutefois, l'éventualité que l'un ou l'autre passant, les voyant ainsi marcher attachés par une corde, ou par des liens, pût un instant les prendre en pitié.

De l'art de mener son troupeau par les mots : 

Bien que dépourvue d'accompagnement d'orgue ou d'harmonium, car les ressources faisaient défaut à la paroisse pour un régal musical aussi dispendieux, la messe fut entonnée et chantée. Et la voix des deux concélébrants alternait dans le chant religieux que les fidèles écoutaient avec une pieuse attention encore que le latin ne leur fût pas une langue familière — ce vénérable idiome des premiers chrétiens que l'Eglise, par attachement à une transmission inaltérée des valeurs spirituelles, préservait jalousement, dans la célébration des offices religieux.
[...] Au moment de l'homélie, composée, elle, en portugais et non point en latin, car le prêtre ne s'adressait plus à Dieu mais directement à ses ouailles, le Père Salgado prononça un prêche vibrant dans lequel il stigmatisait le péché et exhortait les fidèles à mettre tout en oeuvre pour sauver leur âme, fût-ce dans les circonstances les plus adverses, tourmentés par le froid, talonnés par la faim, car pour nous sauver Notre Seigneur Jésus Christ avait souffert infiniment plus cruellement sur la croix. Il jeta l'anathème sur l'Envie, l'abominable péché de Caïn, conseillant aux pauvres de ne jamais envier les riches, mais bien plutôt d'apprendre à accepter avec résignation et sagesse leur état de pauvreté, ne serait-ce que parce que, à supposer que les pauvres fussent malheureux, ils le seraient encore davantage si les riches n'existaient pas. Persuadés par l'éloquence du Père Salgado de bannir l'Envie de leur coeur, et dans le cas des pauvres de continuer à vivre une vie de pauvreté résignée, les fidèles assistèrent, remplis de bonnes et pieuses intentions, et à genoux, à l'élévation du calice et de l'hostie ; et, tandis qu'ils se signaient, ils entendirent le tintement de la clochette rituelle avec un frisson voilé de béatitude.

De quelques considérations diverses et variées :

La Maison de la Tour, située sur une éminence, présentait la silhouette lourde d'un bastion, d'une forteresse. Et de fait, la maison, avec sa tour, était une construction fortifiée. Plusieurs combats s'étaient déroulés là, entre Portugais et Indiens, entre Indiens et hommes de Garcia d'Avila. La tour symbolisait la Loi. En s'en remettant à elle, en s'y retranchant en toute sécurité, Garcia d'Avila avait su faire valoir les droits de propriété que Sa Majesté le Roi du Portugal lui avait conférés en lui faisant donation des terres de cette région. Ainsi, luttant résolument contre les Indiens qui, sous le sot prétexte d'être déjà là quand les Portugais étaient arrivés, livraient à ces derniers une guerre opiniâtre sans toutefois disposer du moindre document sur quoi fonder leurs revendications. Et se voyant ainsi cruellement offensé par les Indiens et sachant aussi qu'on ne se venge pas d'une offense sans risquer d'en essuyer une autre, Garcia d'Avila prit grand soin de massacrer tous les Indiens afin qu'ils n'attentent une nouvelle fois aux droits d'autrui.
Accompagné d'Almeidão, Policarpo Golfão fit sans encombre le trajet à travers la forêt : il ne s'y trouvait plus d'Indiens pour tuer traîtreusement, sur le sang encore frais d'autres victimes, les voyageurs qui se rendaient à la Maison de la Tour. Les temps avaient changés : la concorde avait enseigné à tous l'obéissance, la foi, la crainte de Dieu et, à tous, la loi distribuait sur une balance égale la Justice. Tout cela pour la plus grande délectation de Dieu et la plus grande gloire de la Couronne portugaise.

De la bonne exploitation des Ressources Humaines :

Depuis que Policarpo s'était fait reconnaître par les Indiens maracas comme le propriétaire véritable et légitime des terres de Cuia d'Agua, il avait pris la détermination qu'il fallait que ceux-ci diversifiassent leurs activités agricoles, limités jusqu'alors à la culture du manioc. Quoiqu'ils pussent et même dussent continuer de le cultiver, car ils en fabriquaient leur farine, ils avaient également l'obligation de planter des haricots, du maïs et du riz, puisqu'aussi bien ces cultures étaient particulièrement bien adaptées aux terres qui jouxtaient la rivière. Ainsi firent les Indiens, lesquels se fussent bien contentés de leur ordinaire primitif de farine, qu'ils consommaient en quantité. Policarpo
Golfão s'intéressait au développement d'autres cultures, non seulement pour la consommation de sa ferme mais aussi pour les vendre à Monte Alto et dans ses entours. Il se lança aussi dans la culture de la canne à sucre.
Et voici qu'accompagné comme à l'accoutumée de l'Indien Nicodemos (ex-Sinimu), Policarpo arrêta net son cheval en arrivant à l'endroit où les maracas plantaient du maïs. Deux jours plus tôt, par l'entremise de Nicodemos, il leur avait fait distribuer les semences destinées aux plantations ; et les Indiens qui avaient appris comment faire les plantaient dans des petites fosses qu'ils creusaient tout à fait comme il se devait.
Après les avoir salués, Policarpo apostropha Nicodemos :
— Dis-leur que je veux qu'ils plantent plus de maïs.
— Eh, êh, êh, tchô ! cria Nicodemos. Le capitaine veut qu'Indien plante plus de maïs.
Policarpo :
— Dis-leur que cela sera mieux pour eux.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que si Indien planter plus de maïs cela sera mieux pour Indien.
Policarpo :
— Dis-leur qu'ils doivent défricher un terrain plus grand. Le terrain
qu'ils ont défriché est trop petit. Je veux plus de terrain défriché, plus de maïs planté.
Nicodemos :
— Eh, êh, êh, tcho ! Le capitaine veut qu'Indien défriche plus de terrain. Terrain défriché trop petit. Plus Indien défricher terrain, plus Indien avoir de terrain pour planter maïs.
Indiquant un arbre à quelque trois cent mètres de distance, ou peut-être même plus, Policarpo ordonna à Nicodemos :
— Dis-leur que je veux que la plantation de maïs s'étende jusqu'à cet arbre là-bas. Quand je reviendrai ici je veux voir tout ce terrain défriché et le maïs planté.
Nicodemos lança un autre cri de ralliement afin de mobiliser l'attention des Indiens et, toujours sur le mode du cri, il leur communiqua l'ordre :
— Le capitaine veut que plantation de maïs arrive jusqu'à l'arbre qu'Indien voit là-bas. Le capitaine veut autre chose. Quand il reviendra ici, il veut voir Indien avoir défriché tout le terrain et planté plus de maïs sur terrain.
Policarpo :
— Répète-leur que cela sera mieux pour eux.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que cela sera mieux pour Indien.
Policarpo :
— Dis-leur que comme cela ils vont gagner plus d'argent. Plus ils récolteront de maïs, plus ils gagneront d'argent.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que comme cela Indien gagner plus d'argent. Plus Indien récolter de maïs, plus Indien gagner d'argent.
Pour clore cette conversation laborieuse Policarpo décida de faire une révélation importante. Il ordonna à Nicodemos :
— Dis-leur que la moitié de la récolte, comme ils le savent, leur appartient. L'autre moitié est à moi. Mais pour les aider, je pourrai acheter leur part. Ils ne seront jamais lésés.
Nicodemos hésita quelque peu dans sa traduction. Il s'en acquitta enfin selon la volonté de Dieu et Dieu voulut dans Sa miséricorde que les Indiens ne la trouvassent point trop inintelligible.
— Eh, êh, êh, tchô ! cria Nicodemos.
Et passant à la traduction :
— Le capitaine dit que moitié de la récolte de maïs est à Indien. Indien plante, récolte ; puis il garde moitié de la récolte. Le capitaine dit qu'Indien sait tout cela. Le capitaine veut aider Indien. Si Indien trouve personne pour acheter moitié récolte Indien, le capitaine dit acheter moitié Indien. Comme cela, capitaine aide Indien, pour qu'Indien reste pas sans vendre moitié Indien dans récolte.
Essuyant lentement sur leur propre corps leurs mains souillées par la terre, les Indiens secouèrent la tête en un assentiment général et muet de troupeau.

Herberto Sales : Les visages du temps (1984)
Traduction de Geneviève Leibrich (1991)
Aux Editions Métailié (avec le soutien de l'Unesco)

Peinture et portraits sont tous du naturaliste allemand Johann Moritz Rugendas (1802-1858)

2014/12/07

ANPéRos : Mémorables (05/12/2014)

2014, annus horribilis ! Hâte qu'elle s'achève enfin, dans l'espoir un peu sot que la prochaine soit meilleure, ou du moins que la balance s'équilibre un peu mieux entre rires et pleurs... Bref, nous voici donc en décembre, aux premiers frimas, et dans quelques jours viendra l'heure des bilans, des rétrospectives et des nécrologies dressées au pied des sapins. Ainsi, au cours de cette année nous ont quitté les écrivains Pirotte et Boulanger, Abdelwahab Meddeb et Garcia Marquez, de grosses pertes pour l'humanité, mais d'autres sont nés dont on ignore encore le nom et qui les remplaceront et puis disparaîtront, etc.

Foule d'ANPéRistes en liesse devant la librairie l'Entropie

Durant ces douze derniers mois, sept ANPéRos ont eu lieu et autant de Kultur-Pop ont vu le jour à la librairie l'Entropie. C'est une belle moisson, non ! Presque deux par saison, et chacun d'eux toujours aussi bien arrosé, peut-être même un peu trop selon les ligues de vertu toujours aussi promptes à juger leurs prochains. Vrai qu'il arrive parfois, surtout passé minuit, que l'élocution d'untel(le) soit rendue un peu difficile par excès de libation, ou pour le dire autrement : j'avoue avoir vu certains soirs des mecs et des nanas franchement bourrés, oh, pas au point de rouler sous les tables, ni de vomir leurs tripes et boyaux, mais à celui de ne plus se rappeler le lendemain ce qu'ils avaient dit la veille dans leurs pires moments d'ivresse et d'oubli. Je les ai alors vu nus et fragiles, sincères, émouvants, cherchant dieu sait quoi au fond des bouteilles... peut-être la même chose que je cherche moi-même au fond des bouquins ?

Attention ! un ANPéRo n'est pas qu'une réunion de pochetrons, et la librairie une gargote infâme où l'alcool coule à flot. Ce qui s'y déverse avant tout, c'est un cocktail de culture et d'humour. On y vient pour le plaisir de se rencontrer, d'échanger, de s'amuser, aussi de se faire mousser un peu, y a pas de mal à ça. Les soirs de grande affluence, notamment au printemps, pas moins d'une douzaine de personnes sont venues tailler ici la bavette sur fond de vieilles chansons, de génériques ou d'extraits d'émissions de la plus en plus controversée France Culture. En ont pris notamment pour leur grade : Adler et Voinchet ! Et servis pour l'hiver : Couturier et Kronlund ! De ça et du reste, m'en souviens comme d'hier, mais ce qui reste gravé-là, ce sont surtout des visages et des voix : une expression de malice par-ici et, par-là, une autre d'inquiétude... ici un rire en cascade et là un tout petit gloussement... ce genre de choses, ou disons d'attitudes, qui nous définissent au moins aussi bien que nos actes et bien mieux que nos paroles.

Du dernier ANPéRo de l'année, celui d'avant-hier, nous savons peu de chose, sinon qu'ils étaient trois fidèles à s'être à nouveau réunis au milieu des livres... tous trois la mine sans doute un peu triste d'être si peu nombreux, mais avec au fond de leur besace ce qu'il faut de myrrhe et d'encens pour célébrer les retrouvailles envers et contre tout.