2013/06/30

Jorge Amado : Yansan des Orages

Attention, chef d'œuvre ! N'ayons pas peur des mots, ni des superlatifs, pour parler d'un livre où ils coulent à verse et à foison, en pluie tropicale et si diluvienne qu'ils transforment en rivière le ruisseau des phrases : on est emporté, transporté par le courant des mots, par les mille et une histoires d'amour grivoises, cocasses, truculentes, qu'ils nous racontent au fil des pages, cet amour qui nous envoûte et qui nous ensorcelle aussi longtemps qu'on vit et qu'on en jouit : ici seulement 48h00, mais intenses et bien remplies: 48h00 pour aimer sans interdit ni tabou d'aucune sorte.

Une fois encore, dans ce Yansan des Orages, comme dans la plupart des romans d'Amado, tout commence et finit dans la bonne ville de Bahia, ou plutôt, ainsi qu'il est dit: Dans la cité du Sauveur-de-la-Baie-de-Tous-les-Saints, Salvador da Bahia, glorifiée par tous les peuples du monde, chantée en prose et en vers, capitale générale de l'Afrique, située à l'orient de la terre, sur la route des Indes et de la Chine, le méridien de la Caraïbe, gorgée d'or et d'argent, parfumée de poivre et de romarin, couleur de cuivre, fine fleur de la gent mulâtre, port du mystère, phare de l'entendement [...]. C'est donc à Bahia, également surnommée la Rome Noire ou la Capitale de la Joie, qu'est organisée, courant des années 70, une exposition d'art sacré dont la pièce maîtresse est censée être une splendide statue de Sainte-Barbe-à-la-Foudre, aussi nommée Yansan-des-Orages. Prêtée par le curé d'une paroisse voisine, et transportée sous bonne escorte à bord d'un voilier, Sainte-Barbe est attendue comme une star de ciné par un essaim bourdonnant de badauds et de journalistes venus là pour rendre compte de ce considérable évènement, sauf que... sauf que Sainte-Barbe a disparu comme par enchantement. L'aurait-on volée ? Un témoin digne de foi dit l'avoir vu descendre de son socle, puis arranger les plis de sa pèlerine, emprunter la passerelle du rafiot et se perdre incognito dans la foule. Cela ne se peut pas ? Não pode ? Avec Amado tout est possible, voyons, y compris l'impensable. Et cependant que la police de Bahia s'en va courser de supposés pillards, la statue, elle, traverse la ville de part en part, insufflant par  là un peu de gaieté dans le cœur usé des hommes, prodiguant par ici sa vitalité et propageant partout, pour tous, son message d'amour et de tolérance.
A la fois vierge et martyre en son siècle, la Sainte-Barbe, aujourd'hui en goguette, s'intéresse tout particulièrement à trois de ses frangines plutôt malheureuses, car soumises elles aussi au supplice amoureux : Manela, une adolescente dont la tutrice veut préserver la fleur et les élans sensuels qui l'entraînent vers un chauffeur de taxi ; Patricia, une jeune femme entichée d'un séduisant curé ayant fait vœu de chasteté ; et Adalgisa, une matrone d'âge mûr qui refuse l'usage de son corps à son footballeur de mari. Ce qui les empêche toutes trois d'aimer, ce qui leur gâche le plaisir et leur pourrit la vie d'une manière ou d'une autre, c'est la religion, tout du moins celle des papes et du Vatican. On ne s'étonnera donc pas de trouver ici, dans ce roman foisonnant, quantité d'ouailles et profusion d'ecclésiastes, la plupart au service exclusif des classes dominantes, et quelques-uns seulement à celui des plus démunis. On y croisera aussi de nombreux hérétiques et autres apostats, ou plus précisément des adeptes du Candomblé, cette croyance indigène issue du croisement des saintes figures catholiques (venues d'Europe à la proue des caravelles conquistadoriennes) et des divinités animistes (venues d'Afrique dans la cale des bateaux négriers), d'où la double appellation : Sainte-Barbe et Yansan (cf. syncrétisme).
A partir de là, tout l'art d'Amado consiste aussi à montrer, avec humour et subtilité, le saisissant contraste entre deux pratiques religieuses, de même qu'entre ceux qui les servent et ceux qui les suivent. D'un côté, celle de l'Eglise apostolique et romaine : austérité, dogmatisme, contraintes, hypocrisie, peine-à-jouir, j'en passe et des meilleures ; et de l'autre côté, celle du Candomblé : légèreté, libéralité, festivité, ivresse du corps, plaisir des sens... très précisément ce que l'on ressent à la lecture de ce maxi-roman, tonique et entraînant, jubilatoire et orgastique... en un mot : bahianais.

Pour l'anecdote, on notera les clins d'œil qu'Amado adresse par-ci par-là à deux de ses compères, français de naissance mais brésiliens d'adoption : les regrettés Jacques Chancel et Georges Moustaki. On soulignera aussi le nom du traducteur : Jean Orecchioni. Et on ajoutera enfin quelques passages du roman, histoire de s'en faire une idée :

[...] Elle plaisanta pour plaisanter, et demanda pour demander, histoire de causer -- ce n'était pas ce qui allait empêcher d'arriver ce qui devait arriver.

[...] Sans être spécialiste, il s'y connaissait un peu en antiquités, fréquentait nombre de collectionneurs, et bien rare était le jour où il ne photographiait pas reliquaires, statuettes, meubles, presse-papiers ; il se trouvait là devant quelque chose de sensationnel. Abracadabrant ! aurait-il pensé pour définir son émotion, s'il avait connu ce mot ; mais comme il ne le connaissait pas, il pensa et proféra : Putain !

[...] Adalgisa tressaillait au contact de l'outil de fer brûlant d'impatience ; elle s'écartait, brusque, en le sentant, par-dessus son pantalon, chercher à atteindre le jardin secret. Jamais Danilo ne put lui jouer de la mandoline, jamais elle ne lui astiqua le goupillon. Tout juste si Dadà avait soupesé de sa main craintive l'arme de combat, sans vraiment en connaître le calibre et la longueur, la majesté. Elle s'étonnait de la goutte de rosée dans la paume de sa main : en frottant, on aurait dit de la gomme arabique.

[...]  - Savez-vous ce que vous êtes, père ? Un ochlocrate. Il n'est pas d'hérésie plus nocive de nos jours que de vouloir implanter l'ochlocratie dans l'Eglise. Et c'est justement ce que vous voulez faire.
Monseigneur Kluck était un puit de science, père Abelardo était un ochlocrate et par-dessus le marché il ne connaissait ni le mot ni sa signification. Il voulait seulement que fussent respectés les droits des fermiers et des métayers ; mais lui aussi montra qu'il avait des lettres : il avait été un séminariste appliqué, on le disait brillant, on lui avait prédit un avenir de prélat. Dom Rudolph lui coupa la parole au milieu d'une citation de saint Ambroise que le père Abelardo déclamait avec l'emphase coutumière d'un gaucho des confins : "La terre est donnée à tous et non pas seulement aux riches, le bien que tu t'arroges est donné à tous pour le bien commun." Il n'arriva pas jusqu'au bout de la phrase, dom Rudolph lui assena la Bible sur la toiture. C'est en latin qu'il le fit taire : "Redde Caesari quae sunt Caesaris, quae sunt Dei Deo".

[...] Oyà prit mille déguisements pour rendre visite aux artistes, peuple aimé d'elle plus que tout autre, car, semblable à ces fous sublimes, elle aussi vomissait des flammes. Elle se promena d'atelier en atelier, regardant et appréciant et, partout où elle était passée, laissa une trace, une inspiration, une étincelle. Pour que l'on devinât la présence de celle qui était venue, pour qu'on se souvînt d'elle et qu'on la recréât : un coup de pinceau sur la toile, un trait de crayon sur le papier, une entaille dans le bois, une flamme sur le métal. Elle était vaniteuse, se savait belle, aimait à contempler son allégorie dans les miroirs.

[...] La censure, la corruption, la violence, étaient les règles du gouvernement, il est bon de le rappeler puisque certains l'ont déjà oublié. Epoque d'ignominie et de peur : les prisons bondées, la torture et les tortionnaires, le mensonge du miracle brésilien, les travaux pharaoniques et les poches pleines, l'imposture et le par-ici-la-bonne-soupe : il y en a qui en ont la nostalgie, c'est normal.

[...] Le père José Antonio se flattait de parler le portugais presque aussi bien que l'espagnol, avec une perfection grammaticale absolue, seul l'accent dénonçait l'immigrant. Mais, quand il perdait son calme, qu'il s'échauffait, il mélangeait les deux langues, confondait les pronoms, et la tendance à employer sa langue maternelle l'emportait. [...] Il lança encore des bravades :
"Ne disposez pas de la cellule, madre." Il dressa le doigt, affirmatif : "La pecadora reviendra. Luego ! Bientôt ! Elle va arriver possédée du démon, puede que sea nécessaire de l'exorciser." Il écumait dans le plus pur portugnol.

[...] Zé do Lirio, dans la poche de son imperméable, prit en main son revolver Taurus, calibre 38, six coups, tous mortels : main ferme, visée infaillible, foi en Dieu, inébranlable. Salut, cureton de mes deux, ta dernière heure est arrivée, dis bonsoir à la vie et à la môme en chaleur, tu n'iras pas danser avec elle, faire dodo dans un pucier maudit, pour toi c'est terminé [...] personne t'avait demandé de jouer au con.

(Affiche de l'adaptation théâtrale tirée du roman)


2013/06/29

Librairie Entropie : réduction de 30 % sur les livres

Deux mots sur trois, livre trou-troué.
[Où notre héroïne apprend q'elle peut trouver des livres d'occasion à moins 30 % dans une librairie du boulevard Voltaire]

Selon le deuxième principe de la thermodynamique, l’entropie d’un système isolé ne peut pas diminuer : elle augmente lors d’une transformation irréversible ou elle reste constante si la transformation est réversible. [Source : wikipédia]
Et pourtant. Quinze ans, moins trente pour cent. Ce qui fait un peu plus de dix ans. Je me comprends. Si vous passez boulevard Voltaire, les livres d'occasions sont, pour un temps limité, à -30 % (on m'apprend dans l'oreillette que la promotion sur les livres court sur le mois de juillet).  Car le deuxième principe de la thermodynamique ne s'applique qu'aux systèmes isolés. 
Néanmoins, la diminution d'entropie d'un système non isolé est possible si l’augmentation de l’entropie du milieu extérieur fait plus que
compenser la diminution d’entropie de ce système. Le bilan entropique reste alors conforme à la deuxième loi de la thermodynamique et se traduit par une augmentation globale de l'entropie, assimilée à une création d'entropie qui est donc la caractéristique de toutes les transformations réelles.
C'est donc ça ! Cette librairie est loin d'être isolée, et il n'y a pas de doute que la fébrilité gronde, l'entropie du milieu extérieur frissonne. Quand à la réduction, ce n'est pas sur la quantité de pages, hein !
Livre cou-coupé.
Ni le nombre de lettres. 
Et bien sûr pas de livres avec deux mots sur trois.
Mais le prix. Donc c'est cadeau. Donc lisez des vrais livres. Alors bien sûr, ce n'est pas n'importe où. C'est à la librairie Entropie, 198 boulevard Voltaire, dans le 11e arrondissement.

2013/06/27

Revue littéraire Europe (DVD)

« Nous disons aujourd'hui Europe parce que notre vaste presqu'île, entre l'Orient et le Nouveau Monde, est le carrefour où se rejoignent les civilisations. Mais c'est à tous les peuples que nous nous adressons [...] dans l'espoir d'aider à dissiper les tragiques malentendus qui divisent actuellement les hommes. » 
(René Arcos, dans l'éditorial du premier numéro, en 1923)

D'une pierre deux coups :

D'abord un petit coup de pub pour la Revue Littéraire Europe, fondée et animée par quelques hommes de lettres plutôt proches du PCF au sortir de la Grande Guerre (Romain Rolland, René Arcos, Georges Duhamel, Charles Vildrac, Jean-Richard Bloch, etc). Ensuite, savoir que si l'on peut dénicher tel ou tel numéro spécial sur le marché de l'occase, on peut aussi se faire un petit plaisir à 180 z'euros (!), en achetant le double DVD-Rom sur lequel est gravé l'intégralité des 800 numéros parus entre 1923 et l'an 2000, soit près de 300.000 pages presque exclusivement consacrées à la littérature, le tout en mode image ou simple texte, et avec la possibilité, bien entendu, d'effectuer des recherches par auteur, article, mot-clé... Ahhh, dieu que c'est tentant ! seulement, il y a le tiers provisionnel, les charges de la copro, la révision de la voiture, ce genre de contingences...


Le site de la revue :

L'explicatif du DVD-Rom :

Et tout ce que l'on pourrait trouver à l'intérieur d'icelui, pour peu que l'on se décide à casser sa tirelire :
http://www.cavi.univ-paris3.fr/europe/c_somnum.htm

2013/06/21

Jorge Amado : Apostrophe-Radioscopie (Audio-Vidéo)

http://www.ina.fr/video/CPB80053398

Une émission datant du siècle dernier, du temps où l'on fumait et picolait encore sur les plateaux télé, où l'on portait aussi des pattes d'eph' et des cravates en soie sur des chemisettes à col haut, il y a trente ans déjà.
Le 14 mars 1980, peu après le journal du soir de Léon Zitrone (87 morts dans un accident d'avion à Varsovie... incident nucléaire à la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux... marée noire sur les côtes d'Armor... flambée des taux d'intérêt... 1 047 000 chômeurs... le trou de la Sécu...), Pivot présentait un nouveau numéro d'Apostrophe, le 228ème :
La fantaisie c'est le refus des habitudes, l'imagination, l'imprévu, une certaine allégresse créative. Alors comme nous vivons actuellement une période plutôt épaisse, passéiste et conformiste, eh bien accueillons avec plaisir et reconnaissance des écrivains qui nous montrent de la fantaisie.
A sa gauche, un septuagénaire d'allure goguenarde : Jorge Amado, venu à Paris à l'occasion de la sortie de son dernier bouquin, Tiéta d'Agreste ou le retour de la Fille Prodigue. Un Amado tel qu'en lui-même, ainsi qu'on l'imagine, modeste et généreux, disert et drôle, avec un fond de gravité dans le regard et de tristesse dans la voix. Autour de lui : le déluré René Fallet, 3 grammes de Beaujolais dans le sang, la moustache en broussaille et les gestes un peu trop familiers d'un mec bourré ; l'excellent Daniel Boulanger, sobre et plutôt guindé, mais l'œil affûté et la parole tranchante ; aussi Frédérick Tristan, Florence Delay et François Coupry, trois jeunes intellos aux postures plus ou moins marquées, mais d'autant plus perceptibles face au naturel et à la simplicité bonhomme d'un Jorge Amado.
Une émission qui vaut donc le coup d'œil et 2,99€.
Toujours dans les archives de l'INA, et pour la même somme, une intéressante Radioscopie de Jacques Chancel consacrée au chantre de Bahia, le 25 juin 1976. Une émission au cours de laquelle Amado évoque, entre autres choses, ses origines, son parcours, son oeuvre et ses engagements, mais où il parle surtout de son amour de la vie, aussi du Brésil et des Brésiliens, de tous les Brésiliens, et ça vaut là encore le coup d'y coller son oreille à l'heure même où 1 million d'entre eux descendent tous les jours dans la rue.

2013/06/15

Jorge Amado : La découverte de l'Amérique par les Turcs

Une heure et des broutilles, c'est le temps nécessaire à la lecture de ce mini-roman, puisque c'est ainsi qu'Amado qualifie  lui-même son avant-dernier livre, un petit opuscule paru en 1991, à l'occasion de la très pimpante et pompeuse célébration du Cinquième Centenaire de la découverte de l'Amérique par les navigateurs portugais, espagnols, voire même italiens, sans parler des Vikings écumant les mers et les océans à bord de leurs drakkars à tête de dragon. Découverte ? Vraiment ? Et pourquoi pas conquête, invasion, colonisation des terres, massacre des autochtones ? La question est posée d'emblée, sans détour, et Amado y répond à sa façon, en romancier, sans polémiquer ni controverser : d'abord en dédiant son mini-roman à deux de ses amis, deux artistes lusitaniens ayant eux aussi découvert le Brésil et fait la conquête des indigènes, mais avec les armes de l'attachement et de l'amitié, ce qui demeure sans doute le meilleur moyen de conquérir un cœur ; puis, à contre-courant de la commémoration officielle, en célébrant non pas les illustres découvreurs du Brésil mais ces obscurs défricheurs, ces milliers de femmes et d'hommes qui, venus des cinq autres continents pour faire fortune à Rio, São Paulo ou Salvador da Bahia, contribuèrent à la prospérité du pays autant qu'à la leur, s'imprégnèrent des coutumes locales tout en prodiguant les leurs, et dont la descendance, crescendo e multiplicando-se au fil des générations, constitue aujourd'hui l'une des multiples facettes d'un Brésil bigrement bigarré.
Parmi ces milliers d'émigrants débarquant sur les côtes auriverde au début du siècle dernier, des hommes à la peau cuivrée, aux cheveux noirs de jais, à l'accent âpre et néanmoins chantant : des Turcs, nous dit la jaquette, en réalité des syro-libanais arrivés-là du temps où la Syrie et le Liban étaient encore sous domination ottomane, ainsi que le précise l'auteur. Donc des arabes. Le livre en est d'ailleurs si bien peuplé qu'on n'y trouvera pas trace de João Manuel Vieira Pinto da Sousa, ni de Manuel Pereira Da Ponte Martins, mais plutôt des Raduan, Jamil, Ibrahim, Samira, Fárida... prénoms aux sonorités orientales et cependant personnages 100% brésiliens, miracle de l'intégration et du métissage, source d'une histoire humaine souvent complexe et toujours en marche, au grand dam des bourricots et des bouriquettes, le dos bâté de haine et de bêtise, et ne sachant que braire sans relâche la pureté des races aux pieds de la Pucelle ou bien du Maréchal, au nom du Christ, amen... là n'est pas le sujet du livre.

Des montagnes alaouites aux forêts vierges d'Amazonie, ou bien des plages de Beyrouth à celles d'Ilhéus, pas moins de 11.000km à vol d'oiseau et presque deux fois plus par voie maritime, la seule en vigueur en 1903, l'année où Jamil Bichara et Raduan Murad entreprennent la traversée de la Méditerranée, puis des deux Atlantiques, le Nord et le Sud, à bord d'un bateau chargé d'émigrants. Au cours de leur voyage, les deux hommes se lient rapidement d'amitié et font peu à peu connaissance : Raduan a déjà 40 ans, c'est un philosophe à la langue verte et plutôt bien pendue, aussi un habitué des tables de jeux et des coups si tordus qu'il a la justice turque à ses trousses ; quant à Jamil, un peu plus jeune, c'est à Allah et à son prophète Mahomet qu'il confie son destin, lequel, à n'en pas douter, sera bientôt parsemé d'or et d'amour. Aussi de pièges et d'embûches. Notamment celle tendue par sidi Ibrahim Jafet, un autre de ses compatriotes, installé à Bahia depuis déjà quelques années et dont la fille aînée, une laideronne acariâtre, revêche et puritaine, qui lui rend la vie impossible, reste encore à marier. Pas facile. Mais, en commerçant habile et retors, il essaiera quand même de fourguer la donzelle dans les bras du beau Jamil sur qui veille Allah. Jamil acceptera-t-il de prendre pour épouse la vieille fille en échange de l'épicerie du papa ? voilà le sujet de ce petit livre plutôt divertissant.

Pour info : contrairement aux anciennes éditions, les plus récentes bénéficient d'une préface de José Saramago.

Pour infobis : environ 6% de la population brésilienne est d’origine arabe, venant majoritairement de Syrie ou du Liban. Et près d'un quart des parlementaires le sont également (140 sur 594, en l'an 2006).

Pour qui souhaite creuser le sujet, un article de la Revue Européenne des Migrations Internationales, Libanais et Syriens au Brésil (1880-1950), par Oswaldo Truzzi  :  http://remi.revues.org/1694?lang=en

2013/06/09

Paroles de Poilu : Henri Raguet

« Ça va bien pour la patrie ! Six de mes fils ont été tués. Le septième est aveugle et fou. » 
(une mère de Clermont-Ferrand, en 1917)

En 1914, Hortense avait deux fils, l'un prénommé Charles, l'autre Henri, l'un sergent, l'autre simple soldat. La guerre lui prit le premier — le plus jeune et le meilleur des deux — et lui laissa le second. Oh, non, ce n'est certes pas Hortense qui différenciait ainsi ses deux gosses — elle les aimait autant l'un que l'autre, cela va sans dire —, mais Charles avait cependant le cœur plus grand et plus solide que ne l'avait son frère, était presque plus soucieux des autres qu'il ne l'était de lui-même et, de nature plus curieuse, se montrait attentif à des choses qu'Henri ne remarquait seulement pas. D'autres détails encore, telles que la syntaxe ou l'orthographe, auraient eux aussi pu distinguer les deux frères, mais ce n'étaient là qu'insignifiantes différences pour Hortense Raguet, une mère affligée par le deuil. Et ce n'est certes pas non plus la lettre d'un lieutenant-colonel, reçue peu après la mort de Charles, qui put jamais l'en consoler : "Dans votre grande peine, madame, vous aurez cette fierté patriotique de savoir votre fils tombé bravement au champ d'honneur pour la grandeur de notre pays."

Voici quelques extraits des lettres d'Henri, le survivant :




Et puis, on ne saurait que trop conseiller la lecture de "Si je reviens comme je l'espère", à savoir l'intégralité de la correspondance de la famille Papillon : plusieurs centaines de lettres échangées, de 1914 à 1918, entre quatre frères, leur sœur et leurs parents, donc à la fois entre le front et l'arrière, et de front à front. Avec aussi une belle préface du couple Bosshard, les découvreurs de cette archive, et une postface des historiens Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, lesquels résument on ne peut mieux l'intérêt de l'ouvrage : "Ces échanges entre les membres d'une même famille offrent un ensemble tout à fait original. Ils livrent une multiplicité de points de vue sur le conflit, en même temps qu'une lecture croisée des expériences de chacun."


2013/06/08

Paroles de Poilu : Charles Raguet

« Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer (...) Nos âmes ont marché si uniment ensemble (...) que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que je me serais certainement plus volontiers fié à lui qu’à moi à mon sujet » (Michel de Montaigne parlant de son ami Etienne de La Boétie)

Y a des gens avec qui le courant passe formidablement bien, et pas seulement des écrivains. Ça ne tient ni à l'âge, ni au sexe, ni même à la couleur de la peau : c'est une question de conductivité, d'atomes basiques, de particules élémentaires.
Ce peut être, par exemple, un gars croisé par hasard sur son lieu de travail — et ce sont alors des discussions à n'en plus finir, des pensées qui s'échangent en confiance, avec sincérité et sans faux-fuyants, ceux de la comédie sociale que l'on joue si souvent entre soi.
Ce peut être encore une fille rencontrée lors d'une soirée entre amis et que l'on croit connaître depuis toujours, tellement son regard posé sur le monde nous paraît d'emblée familier, tellement aussi sa voix, ses gestes et même jusqu'aux battements de son cœur s'accordent instantanément aux nôtres, tous deux vibrants d'un souffle si conjoint qu'on ne peut les séparer sans les déchirer — c'est une manière de se parler ET de s'écouter ; c'est la sensation d'être enfin compris ; l'illusion d'avoir trouvé l'âme sœur ; les heures qui filent sans qu'on les voit passer... et le vaste univers qui se réduit soudain à rien, comme englouti par l'amour qu'on ressent l'un pour l'autre. En un mot : le bonheur.
Ça peut donc être un gars ou une fille, n'importe qui de vivant, mais ça peut être aussi un ancien combattant dont on épluche la correspondance et avec lequel, malgré la distance, on se sent immédiatement proche, n'éprouvant bientôt pour lui que vive et belle sympathie, sans que l'on ne sache vraiment ni pourquoi ni comment, hormis : Parce que c'estoit luy et parce que c'estoit moy.

Charles Raguet, illustre inconnu dont on ne trouvera quasiment aucune trace sur le web, est né le 28 février 1882 à Colombé-le-Sec, dans le département de l'Aube, région Champagne-Ardenne. Issu d'une famille d'agriculteurs, et paysan lui-même, il exploitait sa propre ferme sans rien devoir à personne, en célibataire endurci, le dos déjà un peu voûté, les mains calleuses, la peau tannée par les travaux des champs. Il aurait pu vivre heureux et longtemps, finissant peut-être par trouver femme à son goût, puis lui faisant des enfants qu'il aurait vu grandir année après année, n'ayant d'autre ambition pour eux que d'en faire des hommes à leur tour et, le moment venu, ainsi que font les pères, de leur léguer à la fois ses terres et son grand savoir.
Courant des années 1960, Charles Raguet aurait pu être un vieillard usé et fatigué, malade de pied en cap et même quasi-mourant sur son grabat, mais il aurait somme toute bien vécu... si le sort n'en avait pas décidé autrement.
En août 1914, après avoir fauché et engrangé sa luzerne, Charles embrassa tendrement les siens, puis quitta son village avec l'espoir de les revoir un jour. Sergent à la 23ème Cie du 156ème R.I., il accompli durant 9 mois son devoir militaire, sans zèle ni plaisir, mais parce qu'il le fallait, tout simplement. C'est ainsi qu'il participa à la bataille des Frontières puis à la Course à la mer, aussi à la bataille des Flandres puis à l'offensive de l'Artois. Et c'est là, aux environs du Bois-le-Prêtre, tandis qu'il regagnait l'arrière, qu'un obus de 210mm devait lui ôter la vie, en mai 1915.
Ses lettres, à l'écriture vive et énergique, sont adressées pour la plupart à sa sœur, Marie-Antoinette — de cinq ans son aînée et veuve depuis peu —, et quelques autres sont destinées à sa mère, Hortense, veuve également. A toutes deux il ne cache rien de ce qu'il voit et ne camoufle qu'à peine les nombreux sentiments qu'il ressent.
De l'homme, j'ai apprécié la sensibilité non feinte, la franchise de ton, la dureté au mal, le sens des réalités, l'attention qu'il portait aux hommes aussi bien qu'aux bêtes et à la nature en général.
Du militaire, j'ai aimé l'absence de haine à l'égard des Allemands, l'aspiration constante à la paix, aussi l'instinct un peu animal de qui est aux aguets et, surtout, que son enthousiasme des premiers jours soit si rapidement remplacé par une prise de conscience de plus en plus fine de la tragédie humaine qui se déroulait sous ses yeux et à laquelle, sans jamais l'avoir pourtant désiré, il participait.

Morceaux choisis :

Août 1914 :

Tout va bien et je pense bien aller faire une manille en Allemagne.

La guerre, qui devait durer 5 ou 6 mois sera de beaucoup réduite. Notre Etat-Major est bien supérieur à celui de l'Allemagne, qui va se laisser prendre dans un traquenard, vous pouvez avoir confiance.

Tu n'es peut-être pas très rassurée en voyant les nouvelles des journaux. Je te conseille de ne pas faire attention à eux (...) Ici nous avons de vraies nouvelles, et des bonnes, quoique nous avons tout de même quelques tués.

Les allemands sont de mauvais soldats : leur force est constituée par leur nombre et c'est tout.

Septembre 1914 :

Je suis toujours en bonne santé. Malheureusement, il y en a beaucoup qui ne peuvent en dire autant et ce n'est pas fini. Si tu voyais les hôpitaux militaires t'en verrais des malheureux avec des bras et des jambes coupées et des yeux crevés ou la tête traversée d'une balle... enfin, j'ai vu une fois et cela m'a suffit.

Je voudrais bien savoir quand nous en serons quitte avec ces boches. Ils sont plus solides que je ne pensais, mais nous en viendrons à bout tout de même, avec le temps.

Octobre 1914 :

Je voudrais bien, si toutefois je laisse ma peau par là, que tu profites, ainsi que notre mère, du peu que je possède. Alors, si tu veux bien, tu feras faire un testament comme quoi je vous laisse tout, si jamais je meurs sur les champs de bataille.

Jusqu'à ce jour, rien de nouveau. Nous sommes en pleine gaieté, nous chantons tous sans penser à ce que l'avenir nous réserve. Il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car si on réfléchissait, depuis 2 mois que nous sommes là, nous serions tous malades.

Novembre 1914 :

Vaudrait bien mieux que cette guerre soit finie et que l'on nous libère, mais on n'en est pas encore là. C'est bien malheureux, car ceux qui n'auront pas été tués seront probablement rhumatisés. Tu vois que l'avenir n'est pas épatant [cf. scan].

Décembre 1914 :

C'est drôle, nous sommes comme des lapins de garenne : on sort la tête de sa tanière dès que le canon cesse de tonner.

On se croirait au mois d'août par un fort orage : les pièces de marine ressemblent tout à fait, lorsqu'elles se font entendre, à des coups de tonnerre.

Hier matin, la canonnade a repris de plus belle. Nous avons 100 pièces de canon qui ont tiré chacune 2000 obus à 50 francs le coup : 10 millions de semer pour nous débarrasser des boches ! Nos grosses pièces tiraient derrière eux, nos moyennes au milieu et les plus petites à la fois devant et dans leurs tranchées. Beaucoup sont morts.

Avant hier, avant que je n'arrive, un cheval avait passé la nuit recouvert de boue. Seule la tête émergeait de cette boue et il a fallu deux chevaux, le lendemain, pour l'arracher de cette triste position. Il était comme paralysé et ne pouvait se tenir sur ses pattes. Je me demande ce qu'il est devenu.

Janvier 1915 :

C'est tout de même curieux que le mur de la grange se soit effondré. D'après ce que les maçons m'avaient dit, il pouvait tenir encore 10 ans. Enfin, ce n'est rien, ici il y en a d'autres qui se démolissent tous les jours.

Je ne veux pas donner de punitions à mes hommes, quoique mes officiers supérieurs le voudraient, car ces punitions seraient trop sévères, surtout en temps de guerre, et une balle aurait vite fait de s'égarer (...) J'ai affaire en grande partie à des parisiens très durs à commander. Il y en a beaucoup qui connaissent le couteau, mais, comme je te le disais, il ne faut pas te tourmenter pour moi : je passerai à travers tout cela et je m'en tirerai.
PS : ne fais pas voir ma lettre.

A Colombé-le-Sec vous vous plaignez avec juste raison, mais si vous habitiez le pays où nous sommes vous en verriez bien d'autres. Pas une maison ici qui n'ait été brûlée ou bombardée. L'église est criblée de balles, tout est saccagé, on ne rencontre que des vieilles horloges cassées sous les décombres, il ne reste plus rien.

Février 1915 :

D'après un livre que nous avons lu, chaque coup d'obus leur coûte 500 francs. Tu vois ce qu'ils dépensent pour ne pas nous faire grand mal.

Vivement que ce Guillaume II crève et que l'on soit enfin tranquille.

Mars 1915 :

Je me porte toujours bien, mais il faut avoir soin de baisser la tête. Le moindre bruit que l'on fait, ou le peu que l'on se montre, et les balles nous sifflent aux oreilles. Hier, deux têtes en l'air ont voulu faire les marioles en jetant des pierres aux boches, puis ils se sont mis à genoux au-dessus de nos abris pour tirer sur un petit poste allemand, mais ils sont vite redescendus, l'un avec trois balles dans la peau, l'autre une seule, mais juste au-dessus de l'œil.

Ici il faut être prudent. Nous sommes très près des boches. Les fusils sont braqués sur les sentinelles et au moindre mouvement ça y est. Malgré cela, je ne désespère pas encore. Il n'est pas possible de nous surprendre, il n'est pas non plus possible de se sauver. Il faut tenir bon et c'est tout.

Nous avons eu une attaque avant-hier. Ces messieurs avaient commencé par nous lancer des bombes qui dégagent beaucoup de fumée et font un bruit démoralisant. Quelques-uns se présentent et voilà l'attaque déclenchée. Après avoir tiré un cent de cartouche chaque homme, le feu s'est arrêté. Hier matin, nouvelle attaque : une de nos tranchées a sauté et il y a eu du sang de versé. A 6h00 du soir, ça reprend de plus belle, ce n'était qu'étincelles et vive canonnade. Et ce matin, à 4h1/2, ça recommence encore. Je ne peux pas te dire le résultat, toujours est-il qu'il faut des brancardiers après ces séances. Bref...

C'est bien malheureux de vivre comme ça, couché tout équipé, souliers aux pieds six jours sur huit, mais on s'y habitue. Les petits oiseaux aussi. Ils viennent chanter près de nous. Les balles sifflent et ils ne s'envolent pas. C'est curieux.

Il ne se passe pas 3 minutes sans qu'un boche nous envoie quelques balles. Si cela dure encore longtemps, ça me coûtera cher pour ne pas beaucoup me rapporter, surtout si je ne suis plus là. Ça commence par me dégoûter, cette vie-là.

Tu vois des hommes qui tombent de peur et d'autres qui tirent sans viser tellement ils ont les foies. Il est vrai que ça n'a rien d'amusant.

Je viens de recevoir une lettre de la mère m'annonçant la mort de Léon Mangé. Heureux celui qui en sortira sain et sauf de cette triste guerre. Vivement que tout cela finisse, car il ne restera pas grand monde si l'on continue.

C'est très dur de vivre comme ça. Par moment on s'en dégoûte et on voudrait savoir si on en sortira mort ou vif. Mais si c'est pour mourir, eh bien que ça soit tout de suite. Si je savais finir mes jours à la guerre, je demanderais à partir pour la Serbie, j'aurais toujours l'agrément d'en faire le voyage.

Le bruit court que nous allons attaquer d'ici quatre jours. Espérons que je m'en sorte. N'en parle pas à la mère.

Nous étions loin de penser, lorsque nous avons fait le dernier repas à Troyes, en compagnie de René Darlet, que quelques mois plus tard l'un de nous deux manquerait à l'appel.

Très heureux de descendre en seconde ligne pour me reposer deux nuits d'affilée, je chantais en compagnie de mes collègues, mais le chant a brusquement cessé en prenant connaissance de la mort de ce pauvre Léon.

On s'abrutit un peu par ici et il y a des moments où je ne sais plus comment certains mots s'écrivent. Après la guerre, tout se remettra en place, faut l'espérer.

Avril 1915 :

J'ai entendu un homme déclarer sans la moindre tristesse la mort de ses deux fils. Aussi une jeune femme qui venait de perdre son mari et trouvait cela presque naturel. Seule la mère de cette jeune femme versa une larme en y pensant et en nous disant que son gendre était bien gentil.

Je t'assure que voilà bien des obus de brûlés ces jours-ci. Par endroit, les boches sont accrochés aux arbres par l'explosion de nos obus. Un de nos régiments, qui se trouvait en première ligne, a sauté dans la tranchée ennemie et a tout sabré sans pitié. Les boches criaient Kamarade, mais se faisaient embrocher comme des cochons, les bons comme les mauvais. Bienheureux ceux d'entre eux qui ont été fait prisonniers. D'ailleurs, hier, il en est encore passé 11 qui étaient très heureux et riaient. Les femmes, par contre, bien souvent, si on les laissait faire, se jetteraient sur ces prisonniers pour les tuer.

Quelle vie ! Attendre comme un braconnier attend un lièvre.

Il serait préférable, par ces beaux jours, d'être derrière sa charrue plutôt qu'au Bois-le-Prêtre.

Les journaux vous racontent que le moral des troupes est bon, ils vous bluffent, ce n'est pas toujours vrai. Quand on sort du champ de bataille avec des pertes comme celles que nous avons subies, eh bien le moral n'est pas si bon qu'on veut bien vous le dire et chacun de nous réclame la paix.

Je vous envoie une photo pour que vous puissiez revoir encore une fois ma binette, si toutefois je ne la ramenais pas.

Nous sommes très bien aérés, près d'une soixantaine de cadavres que nous n'avons pas pu enterrer depuis voilà trois semaines. Ils sont tout noirs et gonflés et sentent forcément mauvais. Je ne désespère pas de voir une épidémie d'ici peu.

Je ne comprends pas que le civil ne s'occupe pas plus que ça de la guerre. Les journaux racontent ce qu'ils veulent, mais pas toujours la vérité. Ce n'est pas de la guerre, c'est une tuerie. Demain matin, le 353ème attaque pour prendre des mitrailleuses boches qui sont dans une tranchée que l'ennemi a perdue pour moitié. Nous sommes à un bout et les boches de l'autre, seulement séparés par quelques sacs de terre. Tu peux être certaine que ces mitrailleuses nous coûterons encore une fois beaucoup d'hommes, mais que si jamais nous les gagnons, certains officiers seront alors cités à l'ordre des armées et gagnerons même quelques galons dans l'histoire, c'est ça la guerre.
PS : brûle cette lettre... ou cache-là.

4 mai 1915 (jour de sa mort) :

Chère mère,

Tu veux que je ne te cache rien, alors je vais te parler un peu de ce que je vois tout autour de moi à travers les créneaux (petits trous pour passer le fusil). Derrière, un terrain bouleversé par les obus : des loques, des bidons, des fusils cassés, deux cadavres déchiquetés (impossible d'y remarquer une tête). Devant, même bouleversement, mais avec 25 cadavres presque aussi noirs que des nègres. Les mouches bourdonnent tout autour et ce tableau se trouve à 4 ou 5 mètres de moi. (...) Ce matin, nous avons reçu 50 obus. Pas de blessés, ce n'était que des 77, pas très dangereux dans les tranchées, mais quand un de ces obus tombe sur un de ces cadavres, tu penses l'effet produit... inutile d'insister. Ce qui me fait plaisir, c'est que ce matin 60 malades ont été reconnus et évacués. Nous autres sergents, il ne nous est pas permis d'être malade. Lorsque nous avons tant souffert à la tranchée de Fey-en-Haye, un sous-off a été à la visite et, s'étant fait porter malade, voici la réponse du Major : "Marche ou crève". Tu peux voir ce que c'est que la guerre. Jamais je ne me ferai porter malade, à moins d'être blessé ou de ne plus pouvoir marcher moi-même. Je n'aime pas ceux qui tirent au flanc, car il faut que leurs camarades tiennent leur place. J'avais dit que je ferais un livre de ce qui se passait dans nos parages, mais on a trop d'occupations dans la tête et après, au repos, on aime bien dormir. Voilà nos 75 qui viennent chatouiller les tranchées Boches. C'est souvent ennuyeux car ils sont obligés de raser nos têtes pour toucher les leurs. Quelques fois, mais très rarement, ils se trompent de cible et c'est nous qui recevons. Enfin, ce qu'il y a de bon c'est que nos abris sont maintenant secs et que nous n'avons plus la boue du mois d'avril, ni le froid. En suivant nos tranchées, là encore des cadavres. Nous essayons d'approcher le premier que les infirmiers ont mis sur une petite échelle et qu'ils traînent au moyen d'une corde. Je m'y suis repris à trois fois pour l'approcher. Après avoir mis mon mouchoir devant ma bouche et mon nez, j'y parviens, mais impossible de le reconnaître tellement il est noir et décomposé. Plus loin, à d'autres il manque la tête et certains sont à moitié enterrés. Voilà le temps qui se rafraîchit et la pluie qui vient. Cette nuit, les infirmiers vont encore transporter ces macchabées. C'est un rôle qui ne me plairait pas beaucoup non plus. Ne te fais pas de bile, va, je suis en bonne santé, parfois fatigué, mais le coffre est bon et après un peu de repos et de tranquillité tout se remettra en place.
Au revoir et bonjour aux amis.
Je t'embrasse, ton fils.
Charles Raguet.
VIVEMENT LA FUITE

5 mai 1915 (la lettre qu'un camarade de Charles Raguet adresse à la mère de ce dernier, alors qu'il vient d'être mortellement blessé par deux éclats d'obus) :

Chère madame,

Vous allez vous demander pourquoi cette carte. Si je prends la liberté de vous écrire, c'est pour vous prévenir que votre pauvre Charles vient d'être gravement blessé et, comme étant grand ami avec lui, j'ai cru faire mon devoir que de vous prévenir. Lui ne peut pas écrire. Je vous donnerai de ses nouvelles, j'irai le voir. Il a été blessé à l'épaule droite et à la tête. Nous sommes dans une mauvaise zone où l'on se bat jour et nuit tous les jours sans fin. Nous sommes arrosés par de gros obus qui font un mal affreux. Nous perdons des hommes tous les jours. J'aimais bien causer avec Charles... nous parlions du pays... Rien de plus à vous dire pour le moment.
Recevez, chère madame, mes salutations distinguées.
Portat Louis

(On notera ici la délicatesse avec laquelle le soldat Louis Portat prépare madame Raguet: l'avisant de l'accident mais lui cachant l'essentiel jusqu'au lendemain matin, où il lui révélera enfin la sinistre réalité)


Chère madame,

Je vais vous apprendre une bien triste nouvelle, Charles Raguet, mon pauvre ami, est mort. Il va être enterré au cimetière militaire qui se trouve un peu au-dessus du cimetière civil de Montauville. Il sera seul dans sa fosse et on le mettra dans un cercueil. N'ayez crainte, tout sera fait pour le mieux et il aura un service religieux. Je vous assure qu'il est bien regretté par tous ses hommes, ainsi que par les officiers. C'était un très bon garçon. C'est malheureux de voir ce qui tombe en ce moment dans ce bois. Je m'unis à vous pour partager la grande douleur qui vous frappe, ainsi que toute votre famille, en perdant ce bon Charles.
Recevez, chère madame, mes condoléances.
Portat Louis

Fin de l'histoire.

2013/06/07

Au fil de l'histoire : Stefan Zweig (Radio)

Mourir à Petrópolis : Une assez bonne fiction radiophonique sur le natif d'Autriche-Hongrie inhumé au Brésil. Le texte est de Léo Koesten et la réalisation de Jacques Taroni, avec Mohamed Rouabhi (Stefan), Sophie Froissard (Lotte) et Vincent Grass (Romain Rolland).

http://www.franceinter.fr/emission-au-fil-de-lhistoire-mourir-a-petropolis

La dernière lettre de Stefan Zweig, le 22 février 1942 :

Avant de quitter la vie de ma propre volonté et avec toute ma raison, il me faut remplir un dernier devoir : remercier sincèrement le Brésil, ce merveilleux pays, de m'avoir offert à moi, et à mon travail, une halte si agréable et si hospitalière. De jour en jour, j'ai appris à l'aimer davantage. Nulle part ailleurs j'aurais voulu reconstruire ma vie de fond en comble. Puisque le monde de ma propre langue est perdu pour moi et que ma patrie spirituelle, l'Europe, s'anéantit à elle-même. Mais il fallait, à 60 ans, des forces exceptionnelles pour tout recommencer à nouveau. Et les miennes sont épuisées par des années d'errance sans patrie. Aussi, je juge préférable de mettre fin, à temps, la tête haute, à une vie où le travail intellectuel a toujours représenté la joie la plus pure et la liberté individuelle, le bien suprême sur cette terre.

Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore les lueurs de l'aube après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux.

En fouillant les archives de l'émission, on en trouvera quelques-unes consacrées aux écrivains/vaines : 
  • Albert Londres  (Grand reporter)
  • Alexandre Soljenitsyne  (La parution de l’Archipel du goulag)
  • André Malraux  (Un écrivain dans l'histoire)
  • Edgar Allan Poe (Les derniers jours)
  • Elsa Triolet  (Les yeux d'Elsa)
  • Ernest Hemingway  (42-44, la guerre à la papa)
  • François Rabelais  (Maître de l'absurde)
  • Gustave Flaubert  (Un touriste en Bretagne)
  • Honoré de Balzac  (La dernière nuit)
  • Irène Némirovski  (Le dernier roman d'Irène)
  • Jacques Prévert  (Le groupe octobre et Jacques Prévert)
  • Oscar Wilde  (Au pilori)
  • Raymond Radiguet  (La naissance d'un génie)
  • Simone de Beauvoir  (Le scandale du deuxième sexe)
  • Stefan Zweig  (Mourir à Petropolis)

2013/06/02

Jorge Amado & Hugues Henri : Le Vieux Marin (BD)


Ci-dessous un petit montage des plus belles ou des plus représentatives planches de la bande dessinée d'Hugues Henri, une libre mais fidèle adaptation du roman d'Amado.
Ceux qui ont déjà lu le livre retrouveront avec plaisir ses plus fameux épisodes, et ceux qui ne l'ont pas lu pourront peut-être y trouver de bonnes raisons de le faire :



La BD est imprimée par Ibis Rouge Editions, une maison spécialisée dans la littérature d'Outre-Mer : http://www.ibisrouge.fr/livre.php?ref=188

2013/06/01

Jorge Amado : Le Vieux Marin

Le capitaine au long cours, Vasco Moscoso de Aragon, est-il un enfumeur de première ou bien, ainsi qu'il le prétend, le plus extraordinaire des marins ? C'est la question qui tourmente les habitants du Faubourg de Péripéri du jour où il débarque chez eux, à l'improviste, avec sa malle remplie de vieux souvenirs maritimes et sa bouche toute pleine d'aventures fabuleuses. Son bagout, tout comme sa prestance, lui assurent d'emblée une renommée certaine auprès des retraités de cette bourgade un peu endormie des bords de mer brésiliens. Et on vient de toute part, de plus en plus nombreux, l'écouter chez lui, le soir à la veillée, en sirotant un grog au cognac portugais, pelures d'orange et sucre roussi. Là, devant l'auditoire attentif, le pseudo-capitaine affirme avoir navigué sur les cinq océans, dit aussi avoir tâté de l'opium en Extrême-Orient, affronté les tempêtes, les icebergs et les requins de la Mer Rouge. Il assure encore avoir accosté à Shanghai, Hong Kong, Odessa, Calcutta, fréquenté tous les ports du monde et même conquis toutes leurs femmes. Mais si ses histoires de mer en fascinent beaucoup parmi son public, elles ne tardent pas non plus à en irriter quelques-uns, et notamment l'ancien fonctionnaire Chico Paceco, la plus illustre des figures de Péripéri, du moins jusqu'à l'arrivée du soi-disant capitaine. Exaspéré d'être ainsi relégué au second plan par le nouvel arrivant, incapable de s'incliner devant un talent de conteur très largement supérieur au sien, tout simplement jaloux, Chico Paceco n'aura de cesse que de briser la nouvelle icône du Faubourg et, afin de prouver l'imposture, en homme acharné qui cherche et qui trouve, finira bientôt par découvrir la véritable identité de son rival lors d'un voyage à Bahia. Seulement voilà, bien qu'à présent démasqué, ce dernier n'en perd pas pour autant de sa superbe. Mieux, il persévère si bien dans ses mensonges, y croit lui-même si fort, qu'une bonne moitié de la population lui maintient toujours sa confiance. Dressée face à elle, l'autre moitié de la population - rationalistes obtus et matérialistes bornés - se déchaîne à tout-va, la haine aux yeux et l'injure à la bouche : Imbéciles ! Gobeur-de-mouches ! Sombres crétins ! La tension monte alors d'un cran à Péripéri et on en vient presque aux mains entre partisans du captain et farouches opposants. Heureusement, survient un événement inattendu, mais ô combien opportun, grâce auquel va pouvoir être enfin tranchée la question de savoir qui dit vrai, qui dit faux. Obligé en effet d'assumer le commandement d'un navire de la Compagnie Maritime, le prétendu capitaine surmonte ses appréhensions et prend la mer pour la première fois de sa vie ! Evidemment, là aussi, la supercherie a tôt fait d'être éventée par l'équipage du bateau, sinon par ses passagers. Les scènes se succèdent alors au gré des flots et des escales ; des scènes épiques, cocasses, drolatiques... jusqu'à l'apothéose finale qui verra le triomphe de l'excentricité sur la raison, du rêve sur le réel et de la fiction sur la réalité.

Le vieux marin, un livre qu'on peut donc lire comme une espèce d'hommage rendu à la littérature par l'un de ses plus brillants représentants. Aussi une fable irrésistible qui nous fait rire, sourire et réfléchir. Enfin, un excellent moyen de réviser le bac philo, avec ces quelques bons thèmes à creuser : Qu'est-ce que la vérité ? Avons-nous le devoir de la chercher ? Faut-il lui préférer le bonheur ? Peut-on avoir raison contre les faits ? Les apparences sont-elles trompeuses ? ... et cætera et cætera, comme disait Lucrèce.

En extrait, cet épisode mémorable au cours duquel le capitaine Vasco se promène dans Recife en compagnie d'une certaine Clotilde, dont il est amoureux, et de son chien Jasmin, qu'il n'apprécie pas beaucoup :

[...] Jasmin, l'unique défaut qu'il trouvait à Clotilde, s'échappa des mains de sa maîtresse pour participer, évidemment sans aucune chance de succès, à la compétition engagée pour conquérir une chienne en rut, une fox de taille moyenne et de race douteuse. A moins que Jasmin ne compte sur sa noblesse orientale, son exotique beauté, pour éblouir la femelle convoitée, trois fois plus haute que lui, comment imaginer qu'il puisse rivaliser avec un boxer qui montrait les crocs, un fox qui semblait avoir des droits maritaux et être prêt à les défendre, et deux bâtards ? L'un, énorme, avec du sang danois dans les veines, qui grondait vers le boxer, l'autre l'air le plus vaurien du monde, un vrai bâtard, l'œil cynique et le museau sympathique. Ce dernier et le fox à l'air de mari étaient dans l'expectative, attendant l'issue du combat qui se déroulait entre les deux champions poids lourds, le boxer et l'énorme bâtard. Le plus probable était qu'ils feraient match nul, tous les deux mis hors de combat, leurs noms rayés de la liste des prétendants. Aussi, le fox et le plus petit des bâtards se mesuraient, se préparant déjà au second round qui déciderait de la propriété de la chienne. Quant à elle, elle paraissait ravie qu'on se dispute ainsi ses faveurs. Elle les encourageait, même son mari, une dévergondée.
La situation changea du tout au tout quand Jasmin décida de poser sa candidature, d'un saut spectaculaire qui l'amena au milieu des combattants. La chienne lui sourit d'un air satisfait, le stimulant. Un bref instant Vasco eut l'espoir de voir le pékinois  mis en morceaux, sans merci, par le boxer et le sang-mêlé, avec l'aide efficace du fox et du petit bâtard. Mais ça n'arriva pas. Les soupirants paraissaient avoir tout leur temps, ils ne se décidaient pas, ils se contentaient de grogner, de montrer les dents, de temps en temps quelques aboiements. D'ailleurs, celui qui aboyait le plus, agressif, était Jasmin.
Quand elle le vit au milieu du cercle, entre les quatre rudes lutteurs, Clotilde fut près d'avoir une crise de nerf. De petits cris hystériques s'échappaient de ses lèvres, elle tendit les bras disant "Jasmin, Jasmin" d'une voix mourante, se laissa tomber sur un banc, prête à s'évanouir. Elle se tourna vers le commandant :
  "Sauvez le pauvre petit, pour l'amour de Dieu !"
Ses yeux suppliants, le ton sans réplique, décidèrent Vasco. C'était un vœu fou, comment pénétrer dans ce cercle de désir et de haine et en retirer le virulent pékinois dont la bravoure frôlait la témérité ? Il chercha autour de lui une branche morte et, ainsi armé, avança sur les chiens.
Son irruption inattendue provoqua la pagaille et la confusion. Le boxer relâcha sa garde, recula d'un pas et le gros bâtard en profita pour l'attaquer par derrière. Jasmin, se sentant l'objet des manœuvres du commandant, se jeta en avant et percuta contre le fox, ils roulèrent tous les deux dans les plates-bandes. Le déluré petit bâtard en profita pour entraîner la femelle si sollicitée et la conduire dans une ruelle proche, plus calme et plus favorable à l'amour. Le commandant parvint à saisir la laisse de cuir et à arracher Jasmin aux dents du fox qui, finalement, se retrouva comme un idiot, cherchant sa compagne. Quand il trouva sa trace et partit en direction de la ruelle, il était trop tard, les sang-mêlé étaient commandés.