2012/10/28

Pour ne pas se tromper... (1)


- La librairie l'Entropie ?
- Oui ! au numéro 198 du boulevard Voltaire, à Paris.
- Hum… Alors vous prenez la première à gauche, puis vous tournez à droite après le troisième feu rouge, ensuite à gauche au bout de l’avenue, puis 50 mètres tout droit et la deuxième à gauche… euh, non, plutôt la troisième - mais de toute façon, vous ne pouvez pas vous gourer, il y a une boulangerie qui fait l’angle - puis encore une fois à droite et c’est là. 

Vous y êtes ? Moi non plus ! Il est plus simple de prendre le Métro et de descendre à la station Charonne, où il ne vous restera plus que 180 mètres à parcourir d’une ample foulée en direction de Nation. Ajoutons qu’il est bien évidemment possible de se rendre à l’Entropie à dos d’âne, en carriole à bras, ou à l’aide de tout autre moyen locomotoire ; ce n’est ici qu’une affaire de goût et, ainsi qu’Ovide le disait jadis à Tibère sur les gradins du Colosseum : de gustibus et coloribus non disputandum.


Donc, qu’est-ce que l’Entropie, hormis celle de Shannon ou celle de Réniy ? Eh bien l’Entropie est d'abord un lieu, une petite boutique à l'ancienne, façon grand-papa, une sorte de vestige antique coincé entre un magasin bio et un distributeur d'euros ; aussi un havre de paix et de tranquillité : 20m² nichés à l’ombre des platanes en fleur du boulevard Voltaire autrefois percé par le baron Haussmann, d’où les porches cintrés qui l’entourent et les pierres de taille qui l’écrasent. De tout leur poids. Au moins trois petits commerces s’y sont déjà cassé les reins au fil de l’inexorable et impitoyable progrès, citons par exemple un ancien atelier d’optique, un magasin de vélocipèdes et un maître barbier, grand spécialiste de la coupe au rasoir.
En voie d’extinction aussi, l’actuelle boutique propose aux contemporains un large éventail de bouquins d’occasion du plus rare au plus ordinaire. S’y vendent pêle-mêle de l’in-quarto et du relié pleine peau, des folios plus ou moins défraîchis, des tirages limités, des poches annotés, ainsi qu’une ou deux rangées de Pléiades sous jacquette rhodoïd. Mais s’y trouvent également 37 degrés centigrades de chaleur humaine car, au cœur même de cet inventaire, rayonne la figure tutélaire du libraire, un quinquagénaire à la voix douce et aux yeux si tendrement mélancoliques qu’on le dirait tout droit sorti d’un polar de J.P. Manchette. Discret, et presque évanescent, il disparaît parfois derrière son comptoir, ne laissant plus alors apparaître qu'une touffe de cheveux noirs et le haut d’un front barré de plis soucieux.
Ego cogito sum, ce commerçant gamberge plus souvent qu’à son tour. Le nez plongé dans un livre de compte, il réfléchit au moyen d’équilibrer la balance recettes et dépenses, à la meilleure façon de redresser la courbe d’un chiffre d’affaire en baisse continue depuis déjà plus d’un lustre, ou encore au remède de sorcier susceptible de contrecarrer le sens de l’histoire : celui de voir son enseigne bientôt remplacée par celle d’un kebab ou, pire, par celle d’un opérateur de téléphonie mobile. A savoir qu’en l’espace de seulement dix ans, 15% des librairies indépendantes ont fermé leurs portes et baissé leurs rideaux. Définitivement. Qu’elles aient été laminées par les grands trusts et la modernité, ou qu’elles aient été souterrainement minées par la révolution numérique, elles ont toutes perdues jour après jour en force et en vitalité, comme nous perdons en espérance et en humanité suivant l’universel principe de la dégradation.  

" Eh oui, ma bonne dame, tout fout le camp, tout crève à petit feu, bien gentillement et bien proprement, et pis un jour, paf ! ça nous claque dans les doigts, au débotté, et nous v’là Gros-Jean comme devant ! Et alors on reste assis-là à baver des ronds de chapeaux et à jouer les grands étonnés, ah ! oh ! ah ! malgré que ça nous crevait les mirettes et nous pendait au nez comme un sifflet à deux sous ! Oui, m'dame, partir en sucette, ben faut croire qu’on aime ça ! "

L’entropie ? C’est le retour à la jungle, à la lutte inégale menée par l’homo erectus contre la nature cruelle et sauvage d’un quarteron d’affairistes, accapareurs de blé sans scrupules, spéculateurs en bourse, adorateurs du veau d’or au nom duquel, toujours, les forts tuent les faibles et les gros mangent les petits.

L’entropie ? C’est le triomphe de la prédation sur le grand troupeau qui s’offre ingénument en sacrifice sur l'autel de la compétition,  avec la complicité des bergers, la connivence des témoins et la louche indifférence de millions de citoyens blasés.

L’entropie ? C’est l’immorale victoire de Shere Khan sur le modeste Mowgli.


2012/10/20

Charles-Maurice Chenu : Totoche


Totoche, prisonnier de guerre (Journal d’un chien à bord d’un tank) est un livre publié chez Plon en 1918, puis réédité en 1935, et devenu quasiment introuvable à ce jour, ce qui est bien dommage. L’auteur, Charles-Maurice Chenu, avocat de profession, a servi tout d’abord dans l’infanterie, puis dans un groupe de chars d’assaut qui n’en étaient alors qu’à leur début.

Dans cette courte fable, tantôt grave, tantôt drôle, mais toujours poignante, le lieutenant C.-M. Chenu prête sa voix à un chien prénommé Totoche. Les phrases de ce dernier sont concises, comme taillées dans le réel, à ras des tranchées, et si elles vont droit à l’essentiel, touchant à la fois le cœur et l’esprit, c’est sans doute que Totoche a les idées plus claires et plus distinctes que la plupart des hommes. Voici donc quelques-uns de ces aphorismes canins réservés à notre seul usage :

« Les sentiments des chiens, en matière de nationalités, n’ont pas l’absolutisme des sentiments humains »

« Au début du rapport, un gradé pousse un cri bref, qui déclenche chez les hommes un prodigieux fracas de talons. C’est ce bruyant entrechoquement des talons qu’on appelle la discipline. Lorsque les hommes ont des sabots, la discipline est magnifique »

« La collectivité déplorait hautement de n’avoir pas donné de coups et les individus se félicitaient intérieurement de n’en avoir pas reçu »

« Vous, au front, vous ne manquez de rien… 
- Il nous manque une distraction : celle de vous y voir »

« Les homards occupés à bouillir à l’américaine perdent leur sang-froid et distinguent mal le mécanisme de l’affaire où ils sont engagés. Le chef, au contraire, a la vue d’ensemble du déjeuner où ils auront leur place et leur rang»

« La vie des autres ne console pas toujours un homme de sa propre mort »

« L’expérience des autres est un objet de curiosité : elle n’est jamais un argument »

Le journal de Totoche n’est pas le récit de guerre le plus marquant qu’il m’ait été donné de lire, mais il est sans conteste possible l’un des plus originaux qui soit. A (re)découvrir, donc...

On trouvera ici une lettre inédite de Jeannine Marcou, la nièce de l'auteur.

Sur la lecture

« Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux, contraire, quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l'effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d'esprit. » [Proust - Sur la lecture]

2012/10/19

Si par une nuit d'hiver

«Les plaisirs du coupe-papier sont des plaisirs tactiles, acoustiques, visuels – et plus encore mentaux. Pour avancer dans la lecture, il faut d’abord un geste qui attente à la solidité matérielle du livre, pour donner accès à sa substance incorporelle.
Pénétrant entre les pages par en dessous, la lame remonte vivement, ouvre une fente verticale par une succession régulière de secousses qui attaquent une à une les fibres et les fauchent – avec un crépitement amical et gai, le papier de qualité accueille ce premier visiteur, annonce que d’innombrables fois tourneront les pages, poussées par le regard ou par le vent -; la pliure horizontale oppose une résistance plus grande, surtout quand elle relie huit pages, parce qu’elle exige un incommode mouvement à rebours – le son, là, est celui d’une déchirure étouffée, avec des notes plus sourdes.
Le bord dentelé des pages révèle un tissu filamenteux; un frison subtil – une barde – s’en détache, agréable à l’oeil comme de l’écume sur la crête d’une vague.
S’ouvrir un passage dans la barrière des pages au fil de l’épée, voilà qui va bien avec l’idée d’un secret caché dans les mots : tu te fraies un chemin dans ta lecture comme au plus touffu d’une forêt.» 
[Italo Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur]

Biblio... (aux livres, etcetea !)

Voici quelques définitions drôles ou surprenantes trouvées sur le web :

Bibliolétie : ce mot s'applique aux personnes possédant une riche bibliothèque et qui oublient ce qu'elles ont lu.
 
Bibliomancie : divination qui se pratiquait au hasard de la Bible ou de tout autre livre, en tirant du passage sur lequel on était tombé des conclusions pour l'avenir.
 
Bibliomanie : passion excessive pour les livres.
 
Bibliopathie : maladie névrotique qui se caractérise par un excès de bibliomanie.
 
Bibliophage : outre les insectes ou les vers, se dit aussi des êtres humains qui mangeaient les livres, pensant en assimiler la science.
 
On peut d'ailleurs s'amuser au jeu des néologismes :

  • Biblionarcose : sommeil induit par la lecture.
  • Bibibliopraxis : pratique consistant à lire deux livres en même temps.
  • Biblion : particule élémentaire composant le corpus littéraire global.
La page de défense et illustration de la langue xyloglotte (ou langue de bois) nous offre également :
  • Apoxobibliomanie : habitude de lire aux cabinets,
  • Bibliopotame : roman-fleuve.
Doctus cum libro.

Petit glossaire pour vieux grimoires

Librairie Entropie (Paris), détail
Un volume broché in-octavo jésus sur papier alfa non massicoté.
Une reliure demi-basane brune à petits coins de vélin ivoire.
Un dos à nerfs orné de trois losanges à fleurons entrecroisés.
Aussi un fermoir en cuivre poli, une trace d'épidermure en coiffe et quelques tâches de rousseur. Deux signets en tissu imprimé, des gardes vermiculées, un titre doré sur tranche, une eau-forte pleine page et six belles gravures pointe sèche sur papier vergé.

Lexique :

  • Broché : les pages sont assemblées en plusieurs cahiers liés ensemble par une couture, puis recouverts d'une simple feuille collée au dos des cahiers (un livre relié est quant à lui protégé par une couverture plus rigide).
  • In-octavo : 16 pages sont imprimées sur une même feuille pliée en huit, donc trois fois (l'in-quarto est constitué de 8 pages pliées en quatre, etc...).
  • In-octavo "jésus" : précise le format de la feuille d'origine et donc le format après pliage (17,5 × 27,5 en l'occurence). Les huit formats existants sont les suivants, du plus petit au plus grand : pot, couronne, écu, coquille, carré, raisin, jésus, colombier. A noter que ces appellations aujourd'hui disparues étaient autrefois filigranées dans le papier, selon son format.
  • Papier alfa : papier souple, résistant et translucide, obtenu à partir de l'alfa, une graminée originaire d'Algérie (Pour l'anecdote, on trouve aujourd'hui des graines germées d'Alfa dans tous les magasins bios....)
  • Basane : la peau du mouton ! C'est un cuir médiocre, fragile et bon-marché. Le "Chagrin" est un autre type de cuir, prelevé sur la chèvre, tout comme d'ailleurs le "Maroquin".
  • Epidermure : lorsque la fleur du cuir est arrachée par endroits (très fréquent dans le cas du basane)
  • Coiffe : il s'agit du rebord incurvé surmontant le dos du volume, en tête et en queue (chacun sait ce que c'est).
  • Dos à nerf : lorsque les nerfs de la peau du mouton, du veau, ou de la chèvre, forment une espèce de relief sur la couverture ou le dos du livre (ce qui, à bien y penser, est assez effrayant).
  • Non-massicoté : qui nécessite l'usage d'un coupe-papier.
  • Vermiculé : qui est marqué par des piqûres de vers.
 Etc, etc, etc... le monde du livre ancien regorge de merveilles...

2012/10/14

Le livre de sable est dans l'arène

[...] Je l’ouvris au hasard. Les caractères m’étaient inconnus. Les pages, qui me parurent assez abimées et d’une pauvre typographie, étaient imprimées sur deux colonnes à la façon d’une bible. Le texte était serré et disposé en versets. A l’angle supérieur des pages figuraient des chiffres arabes. Mon attention fut attirée sur le fait qu’une page paire portait, par exemple, le numéro 40514 et l’impaire, qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page ; au verso la pagination comportait huit chiffres. Elle était ornée d’une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessinée à la plume, comme par la main malhabile d’un enfant. L’inconnu me dit alors :
– Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus.
Il y avait comme une menace dans cette affirmation, mais pas dans la voix. Je repérai sa place exacte dans le livre et fermai le volume. Je le rouvris aussitôt. Je cherchai en vain le dessin de l’ancre, page par page. Pour masquer ma surprise, je lui dis :
– Il s’agit d’une version de l’Écriture Sainte dans une des langues hindoues, n’est-ce pas ?
– Non, me répondit-il.
Puis, baissant la voix comme pour me confier un secret :
– J’ai acheté ce volume, dit-il, dans un village de la plaine, en échange de quelques roupies et d’une bible. Son possesseur ne savait pas lire. Je suppose qu’il a pris le Livre des Livres pour une amulette. Il appartenait à la caste la plus inférieure ; on ne pouvait, sans contamination, marcher sur son ombre. Il me dit que son livre s’appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin. Il me demanda de chercher la première page. Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l’index. Je m’efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.
– Maintenant cherchez la dernière.
Mes tentatives échouèrent de même ; à peine pus-je balbutier d’une voix qui n’était plus ma voix :
– Cela n’est pas possible.
Toujours à voix basse le vendeur de bibles me dit :
– Cela n’est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière. [...]

Extrait de la nouvelle Le livre de sable, du recueil éponyme (titre original : El libro de arena) de Jorge Luis Borges.

2012/10/06

Des symboles

« Tout se répond. La lecture des classiques, qui ne parlent jamais de soleils couchants, m’a rendu intelligibles bien des couchants, dans toutes leurs nuances. Il existe un rapport entre la compétence syntaxique, qui permet de distinguer les différentes valeurs du cependant, du mais et du néanmoins, et l’aptitude à comprendre le moment où le bleu du ciel, en fait, est vert, et quelle part de jaune peut renfermer le vert-bleu du ciel. C’est au fond la même chose, que l’aptitude à distinguer et celle à « subtiliser ». Sans syntaxe, pas d’émotion durable. L’immortalité est une fonction du grammairien. »
 
F. Pessoa, Le livre de l’intranquillité, fragment 228