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2014/01/03

Jorge Amado : Mar Morto

« É  doce  morrer  no  mar... »  Dorival Caymmi & Jorge Amado)
« Se Deus quiser quando eu voltar do mar... » Dorival Caymmi & OrsonWelles)
« Quanta gente perdeu seus maridos seus filhos nas ondas do mar... » D.Caymmi)

Tout comme Hugo, Hemingway ou Melville, Jorge Amado a lui aussi écrit un beau livre sur la mer, ses mythes et ses réalités.
Le mythe c'est Iemanjà, l'une des plus grandes divinités afro-brésiliennes du candomblé, déesse des eaux salées et des marins, tout à la fois mère et épouse d'Orungà, le dieu de l'air, qu'elle conçut avec Aganju, celui de la terre ferme. L'histoire dit qu'aussitôt après avoir été engendré, Orungà, le fils, voyagea dans les airs et sur terre, mais que sa pensée ne pouvait quitter l'image de sa mère, cette magnifique souveraine du monde aquatique vers laquelle l'entraînaient irrépressiblement ses désirs, si bien qu'un jour, il ne put résister et la violenta. Alors Iemanjà s'enfuit et, dans sa fuite, ses seins se rompirent et ainsi surgirent les eaux (...), puis, de son ventre fécondé par son fils, naquirent les orixàs les plus redoutables, ceux qui commandent aux éclairs, aux tempêtes, aux tonnerres... Voilà pour le mythe. Quant à la réalité, elle est moins imagée mais non moins violente : quand le vent se lève au large des côtes atlantiques, que les vagues montent et que soudain l'orage éclate, alors Iemanjà ouvre bien grand ses bras pour accueillir en son sein sa ration de marins. Et, sur les quais du port de São Salvador battu par la pluie, nombreuses sont les femmes à venir attendre en vain leur mari, puis à pleurer leur disparition... avant de s'abandonner à la prostitution afin de subvenir à leurs besoins ainsi qu'à ceux de leurs enfants, jusqu'au jour où ces derniers s'en iront à leur tour affronter la mer et ses dangers.
Génération après génération c'est donc la même tragédie qui se répète inlassablement, la même vie précaire faite de pauvreté, de misère et de résignation, où chaque nouvelle année apporte avec elle son contingent de veuves et d'orphelins. Aussi le lecteur pressent-il dès les premières pages du roman le sort réservé par l'auteur à son personnage principal, Guma, dont le destin, tout comme celui de son père avant lui, sera de périr en mer par une nuit de tempête. Et s'il ne laissera guère de souvenirs dans la mémoire de son fils alors âgé d'à peine deux ans, en revanche, dans les bars louches du port de Bahia, on chantera encore longtemps sa légende, celle d'un marin valeureux ayant plus d'une fois bravé la mort et sauvé des vies au péril de la sienne. Quant à sa femme, la belle Livia, une fille de la terre qui n'aura jamais pu arracher Guma des bras de Iemanjà, elle incarnera tout à la fois l'espoir d'un monde meilleur et aussi la lutte contre les déterminismes sociaux auxquels semblent voués les gens de la mer depuis la nuit des temps.

Un très beau livre, au style empreint de lyrisme et de poésie, peuplé d'une bonne centaine de personnages, dont le vieux Francisco, le docteur Rodrigo, Dona Dulce, Rosa Palmeirão, Maria Clara, Maître Manuel, Chico Tristeza, Toufick, Haddad... et la patte d'Amado pour nous raconter, avec chaleur et sensibilité, l'histoire de chacun d'eux.

Extrait :

[...] Le fils commençait à marcher, jouait avec de petites barques que faisait le vieux Francisco. Abandonnés dans un coin, sans même un coup d’œil du gamin, gisaient le chemin de fer que Rodolfo avait apporté, le petit ours bon marché que Livia avait acheté, le pantin offert par la tante de Livia. La barque faite dans un morceau de mât que le vieux lui avait donnée valait plus que tout le reste. Dans le bassin où Livia lavait le linge, elle naviguait sous les regards enchantés du gosse et du vieillard. Elle voguait sans gouvernail, sans guide et, de ce fait, elle n'arrivait jamais au port ou s'arrêtait au milieu de l'eau, ou bien s'en allait à l'aventure. L'enfant parlait dans sa langue qui ressemblait à celle de Toufik, l'Arabe :
- Pépé, fais l'oraze !
Le vieux Francisco savait qu'il voulait que l'orage se déchaînât sur le bassin. Comme Iemanjà qui faisait fondre le vent sur la mer, le vieux Francisco gonflait ses joues et déchaînait le « nord-est » sur le bassin. La pauvre barque roulait sur elle-même, allait au gré du « vent », rapidement. L'enfant applaudissait de ses petites mains sales. Le vieux Francisco gonflait encore plus ses joues, faisait le vent plus fort, sifflait en imitant la chanson de mort du vent du nord-est. Les eaux du bassin, calmes comme celle d'un lac, s'agitaient, les vagues balayaient la barque qui finissait par s'emplir d'eau et sombrait lentement. L'enfant frappait des mains ; le vieux Francisco voyait toujours avec tristesse la barque aller au fond. Bien que ce fût un jouet, fait de ses propres mains, c'était de toutes façons un bateau qui sombrait. Les vagues du bassin se calmaient. Tout redevenait comme un lac. La barque, au fond, était couchée sur le côté, mais l'enfant plongeait la main dans le bassin et la retirait. Le jeu recommençait et l'enfant et le vieillard passaient ainsi leur soirée, penchés sur une mer en miniature, sur une chaloupe en réduction, sur la vraie destinée des bateaux et des hommes de la mer.

Jorge Amado : Mar Morto (1936)
Traduction : Noël-A. François
Préface de Thomas Gomez
Editions Flammarion

2013/09/28

Spacca : Jubiabá (BD)

Arrivée en banlieue parisienne trois semaines jour pour jour après avoir été glissée dans une boîte postale de la banlieue de São-Paulo, cette BD a parcouru 9500km, franchi deux océans et traversé sept méridiens à la vitesse éclair de 19 kilomètres à l'heure, sans doute un record dans le genre, mais ce n'est pas la raison pour laquelle on en va parler.
Introuvable en France, et pas même disponible sur le Web, Jubiabá m'a donc été envoyée par l'auteur, João Spacca de Oliveira, lequel a répondu à ma demande à la façon des brésiliens : avec amabilité, obligeance et simplicité. Merci à lui, ou muito obrigado, comme on dit là-bas.
Ceci étant, il ne faudrait pas croire qu'un excès de complaisance pour l'auteur, voire même de sympathie pour l'homme, m'incite à louer ici son adaptation du livre éponyme de Jorge Amado. Chacun pourra en effet juger un peu plus bas de la qualité graphique de ses dessins ou de l'harmonie de ses couleurs : un régal pour les yeux. Concernant le scénario, nécessairement condensé, il est aussi fidèle que possible à l'original : on y retrouve non seulement chaque épisode de la vie mouvementée d'Antonio Balduino, mais aussi la plupart des personnages du roman et les multiples endroits qu'ils fréquentent. Enfin, et c'est peut-être là le plus important : la sensibilité avec laquelle Spacca a su retranscrire l'univers d'Amado, ce mélange de violence et d'amour dans le Brésil des années vingt et trente, aussi ce constant souci du bien et du mal, et cet espoir de voir poindre un jour des lendemains qui chantent. Au fond, tout bien pesé et tout bien réfléchi, peu importe le talent des uns ou le génie des autres... mais que l'humanité d'un homme fasse écho à celle d'un autre homme à travers le temps et l'espace, voilà, oui voilà ce qui est vraiment beau.

Précisons encore que João Spacca de Oliveira a consacré à cet ouvrage un an et  demi de sa vie, dont six mois de recherches et de préparation, plus douze autres mois pour dessiner et colorier chacune des 81 planches ; qu'il s'est inspiré, entre autres choses, des magnifiques photos du français Pierre Verger et des chansons de Dorival Caymmi, célèbre auteur-compositeur de saudades, l'équivalent des fados portugais ; aussi que nous espérons vivre assez vieux pour voir fleurir un jour Jubiabá dans les bacs des librairies françaises ; et enfin qu'il a été extrêmement difficile de choisir quelles planches ou vignettes offrir en partage, tant elles sont presque toutes réussies, hormis quelques-unes peut-être un peu bâclées... Um abraço.
~o~O~o~O~o~

Le petit Antonio Balduino, ici avec Zé-la-Crevette, son professeur de guitare et de capoeira : 

© Spacca - 2009

Celui qu'on appelle Jubiabá, guérisseur et maître de cérémonies Candomblé :

"Son oeil de piété est parti. Seul est resté celui de la méchanceté."
      
Après l'internement de sa tante, Baldo est conduit par mame Augusta dans la maison du conseiller Pereira :

© Spacca

Il y rencontre Lindinalva, la fille du conseiller, l'amour de sa vie, la fièvre de ses nuits... un rêve inaccessible : 

"Après avoir reçu une terrible raclée, ce n'était pas le corps d'Antonio Balduino
qui souffrait. C'était surtout le cœur qui lui faisait mal, parce qu'ils n'avaient
pas confiance en lui. Et il engloba ces Blancs, qu'il appréciait jusqu'alors, dans
la haine qu'il portait à tous les autres."









Mal-aimé dans son nouveau foyer, Baldo fugue avant qu'on ne le chasse. Il découvre alors la liberté de la rue et les moyens d'y survivre avec la fine fleur des pavés : Zé-la-Cosse, Le-Gros, Viriato-le-Nain, Philippe-le-Beau et Rozendo :
© Spacca


Un peu plus tard, la vie du champion connaît des hauts et des bas :

© Spacca


Avec de la violence policière en veux-tu en voilà :

© Spacca


Aussi des rires et des larmes :

© Spacca


Une fuite éperdue à travers la forêt :

© Spacca

Et finalement la prise de conscience, juste avant l'engagement politique :

Traduction :

-Les ouvriers sont une immense majorité dans le monde et les riches une petite minorité. Alors pourquoi les riches sucent la sueur des pauvres? Pourquoi cette majorité travaille stupidement pour le confort d'une minorité? Tous les ouvriers, les intellectuels pauvres, les paysans et les soldats doivent s'unir contre le Capital...
-Que signifie être contre le Capital ?
-"Capital" et "Riches" ça veut dire la même chose...
-Ah, alors je suis contre aussi...

Jubiabá (Bahia de tous les saints), 96 pages parues aux Ed. Quadrinhos na Cia, en 2009. 
Illustrations et adaptation de Spacca ©, d'après l'oeuvre de Jorge Amado.

Les maisons Casterman, Dargaud, Dupuis, Delcourt ou Glénat sont priées de contacter urgemment les Editions Schwarcz LTDA, à São Paulo, afin de récupérer les droits de cette bande dessinée pour la mettre à disposition du public français, lequel leur vouera alors une reconnaissance éternelle : 

© Spacca

2013/07/12

Jorge Amado : Tocaia Grande (La face cachée)

Encore un p'tit chef-d'œuvre qui, à lui seul, aurait dû valoir à son auteur le Nobel qu'il n'a jamais reçu, va savoir pourquoi. D'autant qu'à la sortie de Tocaia, en 1984, l'année où l'Académie Royale récompensait Jaroslav Seifert (?), Amado avait déjà 70 ans passés et plus de vingt livres à son actif, servant tous la cause de l'humanité et faisant tous preuve d'un puissant idéal, conditions sine qua non à l'obtention du prix, enfin paraît-il. Oh, ce n'est pas tant qu'Amado courait après les honneurs, la gloire ou la célébrité, lesquelles lui étaient d'ailleurs acquises depuis fort longtemps, mais quand même : couronner de laurier et d'olivier cet enfant de Bahia aurait donné du baume au cœur à 135 millions de brésiliens à une époque où leurs conditions de vie n'étaient pas des plus faciles, doux euphémisme.

Toutes les illustrations sont de :
Floriano Teixeira (1923-2000)
Pas toujours aisée non plus la vie des habitants du bourg de Tocaia Grande, ainsi baptisé avant même que n'y soit sommairement bâtie la première masure, du temps des luttes sans merci entre fazendeiros pour la conquête des terres à cacao. Qu'y avait-il ici avant que les hommes ne s'y installent ? Un paysage idyllique, une terre encore sauvage, sans nom et à personne : quelques arpents inexploités au milieu desquels coulait l'eau claire d'une rivière, poussaient les papayers, paissaient les pécaris. En paix.

Un jour, sur la colline surplombant cet eldorado, les hommes de main d'un riche propriétaire foncier vinrent se mettre à l'affût derrière les rochers. Là, poignard à la ceinture et fusil en bandoulière, noyés sous les trombes d'eau d'un violent orage, ils surveillèrent patiemment la vallée, en contrebas, et quand arrivèrent à dos de mulet d'autres jagunços, au service d'un propriétaire rival, ils les visèrent à la tête, firent feu de concert et les achevèrent au couteau : 10 morts sur le tapis, aucun survivant. Une boucherie mûrement réfléchie et grassement payée ; un carnage résultant d'une Grande Embuscade : Tocaia Grande dans le sabir de Camões, et ainsi donc fut nommé l'endroit. Tout naturellement.

Les 10 cadavres, pour certains sauvagement mutilés, furent alors enterrés sur place, sans oraison ni prière, mais leurs sépultures, alignées côte à côte, formèrent une espèce de cimetière à ciel ouvert, et voilà quel fut le premier signe de civilisation laissé par l'homme sur la terre vierge de Tocaia Grande, qui n'était pour l'heure qu'un lieu-dit, pas même un hameau, rien que de la boue et du sang.

Or, si l'horreur et les atrocités de l'expédition meurtrière, transmises de bouche à oreille, attirèrent ici des curieux en mal d'émotions fortes — au point d'en faire l'étape incontournable d'un circuit quasiment touristique —, c'est néanmoins la beauté du site qui les incita tous, et de plus en plus nombreux, à y faire halte l'espace d'une ou deux nuits. Aussi le second signe d'une humanité en plein essor se manifesta-t-il bientôt sous la forme de cahutes en torchis, habitées par une poignée de prostituées livrant leur corps aux muletiers de passage et autres ouvriers des plantations voisines : de la sueur et du foutre.

Vinrent ensuite Fadul Abdala, un camelot d'Arabie qui, lassé de vadrouiller de par le sertão, décida d'implanter à Tocaia la première épicerie-buvette — bazar serait sans doute mieux approprié —, puis le nègre Castor Abduim, un forgeron surnommé Tison eut égard à la taille appréciable et appréciée de son outil ; et puis encore un maçon, un briquetier, un charpentier et tous leurs apprentis ; aussi des paysans sans terre et des éleveurs sans bêtes, ces derniers expropriés du Sergipe mais accueillis ici avec enthousiasme et chaleur. De sorte que le lieu-dit se transforma d'abord en hameau, ensuite en village, bourgade et enfin bourg, ainsi que l'avait prédit Natario da Fonseca, l'organisateur de la tuerie originelle, un indien visionnaire qui rêvait de voir s'élever une cité sur les lieux même de son forfait. C'est fait.

Homme de parole et d'honneur, de principes et de justice, honnête et droit malgré ses nombreux homicides, respecté autant que redouté, le capitaine Natario da Fonseca fait ici fonction d'autorité morale, de guide avisé. Et si les habitants viennent le consulter à tout propos, c'est uniquement parce qu'il en impose et non parce qu'il s'impose, aussi parce que ses conseils sont toujours simples et bons, qu'il est le premier à prêcher d'exemple et laisse tout un chacun comptable de ses actes devant son dieu ou sa propre conscience. Car, à Tocaia Grande, chaque citoyen est à la fois son juge, son gendarme et son législateur : nul besoin de mairie ni de maréchaussée, de tribunaux ni de paroisses d'aucune sorte, chacun va et vient à sa guise, en auto-gestion, avec sa croyance ou son incroyance.

A Tocaia Grande, libres sont les hommes, souveraines sont les femmes et collégiale l'éducation des enfants ; à Tocaia Grande tout ce qui porte plumes ou poils, bêtes à griffes, à bec, ongles, cornes, crête, carapace ou sabots, absolument tout ce qui vit et respire ici circule en totale liberté, y compris les étrangers de passage, lesquels sont toujours les bienvenus à la seule condition qu'ils respectent la collectivité, sinon gare à eux.

A Tocaia Grande, ce n'est pas la richesse ni le degré d'instruction qui font la grandeur d'un homme, mais ses valeurs cardinales : courage, ténacité, sollicitude, générosité... et c'est à travers ces dernières que chacun reconnaît ou non autrui comme son frère, qu'il soit d'origine indienne ou européenne, arabe ou africaine, peu importe.

A Tocaia Grande, on meurt et on accouche comme partout ailleurs, mais on y vit comme nulle part ailleurs, et l'on pourrait sûrement gloser là-dessus à l'infini. Qu'on sache seulement qu'on aime danser au son d'un accordéon, celui de Pedro Cigano, ou boire un grand verre de tafia à la taverne de Fadul Abdala, sitôt après avoir sué sang et eau pour dompter la nature sauvage. Qu'on sache encore qu'on a surmonté non sans perte une épidémie de peste, puis lutté contre la rivière en crue, soudain déchaînée par des pluies diluviennes. Alors, oui, qu'on le sache et qu'on se le dise : à Tocaia Grande, chacun vendra chèrement sa peau pour défendre sa liberté contre les ingénieurs et les docteurs ès droit venus en conquérants de la ville d'Itabuna... mais laissant à leurs hommes de main le soin de se les salir. Au nom de la Loi.

Ci-dessous un court extrait de Tocaia Grande, lu par le comédien Feodor Atkine :

Ici le propos liminaire de l'auteur, pour introduire les choses sans trop les induire :

Je dis non quand tout le monde dit oui en chœur. Je veux découvrir et révéler la face cachée. Celle qui, prétendue infâme et dégradante, a été évacuée des manuels d'histoire. Je veux remonter au commencement renié, éprouver la consistance de la glaise pétrie de boue et de sang, capable de résister victorieusement à la violence, à l'ambition, à la petitesse, aux lois de l'homme civilisé. Je veux conter l'amour impur, avant que n'ait été élevé un autel à la vertu. Je dis non quand ils disent oui, c'est là mon seul engagement.

Et là le début de la fin, avec l'arrivée à Tocaia Grande des bergers du Saint-Office, chargés de remettre dans le droit chemin les brebis égarées :

Avec deux coffres de fer-blanc pour transporter les objets sacrés, les vêtements sacerdotaux, l'encens, l'eau bénite, le vin de messe et la parole de Dieu, la sainte mission arriva à Tocaia Grande alors que tout y était soumis à l'accablement écrasant de l'hiver : pluie fine, déprimante, chemins embourbés, périlleux, la clarté des jours qui diminuait, les nuits noires de plus en plus longues. Deux frères mendiants, en mission de catéchèse, descendaient des hautes vallées de la rivière aux Serpents. Sur toute l'étendue du bassin, au rythme du développement des plantations de cacao, des hameaux surgissaient, des villages se formaient, moins misérables certains que d'autres, mais tous, sans exception, vivaient dans l'iniquité et le péché.
[...] Dans la vallée de la rivière aux Serpents, le mépris de la morale était aussi total et absolu que l'absence de l'ordre. La mission d'instaurer ordre et morale, d'implanter la crainte de Dieu, frère Zygmunt ne l'avait pas reçue seulement du supérieur de la congrégation qui l'avait envoyé prêcher et convertir dans ces confins de la terre. Il l'avait reçue directement et irrévocablement de Jésus-Christ Notre Seigneur. Dans sa cellule solitaire, durant ses nuits blanches consacrées à la prière et au cilice, il se flagellait de verges pour dompter son corps, le libérer des attraits du monde, de l'idolâtrie et de la luxure. Unique ornement sur le mur nu, l'image du Cœur de Jésus, avec le sang qui coulait du Cœur sacré à cause des péchés commis contre la gloire de Dieu, cette image prenait vie et le sang se répandait, éclaboussant cuisses et ventre, fesses et buste du moine tourmenté. Jésus lui ordonnait de partir combattre le péché par le fer et par le feu, jusqu'à en extirper le moindre vestige.
Une illustration
de Mark Summers.
D'autres belles choses
à voir ici.
Au yeux de frère Zygmunt, notre sainte mère l'Eglise n'avait point de saint de plus grande vertu, digne de plus d'honneur et de plus grande dévotion que Torquemada, le grand inquisiteur d'Espagne et de Portugal : s'il n'avait pas été canonisé, cette injustice ne le rendait pas moins vénérable. Capitaine des cohortes de la vertu et de la doctrine, de l'armée de Dieu, c'est sous sa bannière que s'était enrôlé frère Zygmunt et qu'il partit en lutte sans merci contre les hérétiques, les dépravés et les anarchistes. La fureur des illuminés le soutenait. Le feu de l'enfer l'illuminait.
Au long de l'épuisante traversée, de hameau en hameau, les religieux avaient eu connaissance du renom de Tocaia Grande. Noir, sinistre renom. La localité la plus prospère de la vallée, et c'étaient l'impiété et le désordre qui régnaient là. A ce qu'on entendait conter, au milieu des gentils sans foi ni loi, sans dogmes et sans codes -- païens, concubins, assassins, catins --, il y avait aussi des nègres fétichistes et des Arabes mahométans. Le nom de l'endroit était déjà tout un programme. Traduit en termes bibliques, Tocaia Grande signifiait Sodome et Gomorrhe unies dans la damnation des sept péchés mortels.

PS: lecture conseillée aux amateurs de José Saramago (le Saramago de La Caverne, du Radeau de pierre ou de L'Evangile selon J-C).

2013/06/15

Jorge Amado : La découverte de l'Amérique par les Turcs

Une heure et des broutilles, c'est le temps nécessaire à la lecture de ce mini-roman, puisque c'est ainsi qu'Amado qualifie  lui-même son avant-dernier livre, un petit opuscule paru en 1991, à l'occasion de la très pimpante et pompeuse célébration du Cinquième Centenaire de la découverte de l'Amérique par les navigateurs portugais, espagnols, voire même italiens, sans parler des Vikings écumant les mers et les océans à bord de leurs drakkars à tête de dragon. Découverte ? Vraiment ? Et pourquoi pas conquête, invasion, colonisation des terres, massacre des autochtones ? La question est posée d'emblée, sans détour, et Amado y répond à sa façon, en romancier, sans polémiquer ni controverser : d'abord en dédiant son mini-roman à deux de ses amis, deux artistes lusitaniens ayant eux aussi découvert le Brésil et fait la conquête des indigènes, mais avec les armes de l'attachement et de l'amitié, ce qui demeure sans doute le meilleur moyen de conquérir un cœur ; puis, à contre-courant de la commémoration officielle, en célébrant non pas les illustres découvreurs du Brésil mais ces obscurs défricheurs, ces milliers de femmes et d'hommes qui, venus des cinq autres continents pour faire fortune à Rio, São Paulo ou Salvador da Bahia, contribuèrent à la prospérité du pays autant qu'à la leur, s'imprégnèrent des coutumes locales tout en prodiguant les leurs, et dont la descendance, crescendo e multiplicando-se au fil des générations, constitue aujourd'hui l'une des multiples facettes d'un Brésil bigrement bigarré.
Parmi ces milliers d'émigrants débarquant sur les côtes auriverde au début du siècle dernier, des hommes à la peau cuivrée, aux cheveux noirs de jais, à l'accent âpre et néanmoins chantant : des Turcs, nous dit la jaquette, en réalité des syro-libanais arrivés-là du temps où la Syrie et le Liban étaient encore sous domination ottomane, ainsi que le précise l'auteur. Donc des arabes. Le livre en est d'ailleurs si bien peuplé qu'on n'y trouvera pas trace de João Manuel Vieira Pinto da Sousa, ni de Manuel Pereira Da Ponte Martins, mais plutôt des Raduan, Jamil, Ibrahim, Samira, Fárida... prénoms aux sonorités orientales et cependant personnages 100% brésiliens, miracle de l'intégration et du métissage, source d'une histoire humaine souvent complexe et toujours en marche, au grand dam des bourricots et des bouriquettes, le dos bâté de haine et de bêtise, et ne sachant que braire sans relâche la pureté des races aux pieds de la Pucelle ou bien du Maréchal, au nom du Christ, amen... là n'est pas le sujet du livre.

Des montagnes alaouites aux forêts vierges d'Amazonie, ou bien des plages de Beyrouth à celles d'Ilhéus, pas moins de 11.000km à vol d'oiseau et presque deux fois plus par voie maritime, la seule en vigueur en 1903, l'année où Jamil Bichara et Raduan Murad entreprennent la traversée de la Méditerranée, puis des deux Atlantiques, le Nord et le Sud, à bord d'un bateau chargé d'émigrants. Au cours de leur voyage, les deux hommes se lient rapidement d'amitié et font peu à peu connaissance : Raduan a déjà 40 ans, c'est un philosophe à la langue verte et plutôt bien pendue, aussi un habitué des tables de jeux et des coups si tordus qu'il a la justice turque à ses trousses ; quant à Jamil, un peu plus jeune, c'est à Allah et à son prophète Mahomet qu'il confie son destin, lequel, à n'en pas douter, sera bientôt parsemé d'or et d'amour. Aussi de pièges et d'embûches. Notamment celle tendue par sidi Ibrahim Jafet, un autre de ses compatriotes, installé à Bahia depuis déjà quelques années et dont la fille aînée, une laideronne acariâtre, revêche et puritaine, qui lui rend la vie impossible, reste encore à marier. Pas facile. Mais, en commerçant habile et retors, il essaiera quand même de fourguer la donzelle dans les bras du beau Jamil sur qui veille Allah. Jamil acceptera-t-il de prendre pour épouse la vieille fille en échange de l'épicerie du papa ? voilà le sujet de ce petit livre plutôt divertissant.

Pour info : contrairement aux anciennes éditions, les plus récentes bénéficient d'une préface de José Saramago.

Pour infobis : environ 6% de la population brésilienne est d’origine arabe, venant majoritairement de Syrie ou du Liban. Et près d'un quart des parlementaires le sont également (140 sur 594, en l'an 2006).

Pour qui souhaite creuser le sujet, un article de la Revue Européenne des Migrations Internationales, Libanais et Syriens au Brésil (1880-1950), par Oswaldo Truzzi  :  http://remi.revues.org/1694?lang=en

2013/05/24

Jorge Amado : Suor

On commence par lire en flânant, les mains dans les poches, le regard un peu blasé, et puis... et puis on est bientôt pris par l'envie d'en finir au plus vite, tellement ça nous saisit les narines d'un remugle écœurant. Odeurs d'huile rance et d'humidité, d'eau croupie et de cabinets bouchés, le tout parfumé à la sueur aigre des hommes macérant depuis longtemps dans des vêtements crasseux. Alors, oui, ça schlingue du début à la fin, mais... mais ce n'est pas l'homme qui pue, c'est la vie qu'il mène au fond de son cloaque, et c'est d'elle aussi dont on veut s'échapper.

Ladeira do Pelourinho 
En un peu moins de deux-cent pages et vingt tableaux d'un réalisme cru, Amado dresse la typologie d'un clapier de quatre étages et de sa faune plutôt cosmopolite. Le clapier, c'est un vieil immeuble du vieux Bahia situé sur les hauteurs de la ville, là-même où les esclaves d'Afrique étaient jadis ficelés au pilori, puis fouettés au sang jusqu'à ce que mort s'ensuive. A l'époque de Suor (courant des années 30), le pilori a été rasé rasibus et l'esclavage aboli, mais le nom est resté et la symbolique aussi : le Pelourinho est devenu le quartier de Bahia où les pauvres s'entassent les uns sur les autres, dans la promiscuité et l'absence d'hygiène, vivant de petits boulots ingrats et mal-payés, jusqu'à ce que la maladie les prenne et que la mort les emporte.
São Salvador da Bahia de Todos os Santos
C'est donc au n°68 de la Montée-du-Pelourinho, à deux pas de l'église de São Francisco, dont on entend parfois sonner les cloches, et juste en face du bistrot de seu Fernandès, où les plus misérables des gueux se conservent à la gnôle, que nous amène cette fois-ci Jorge Amado. 
L'immeuble, vétuste propriété d'un antipathique espagnol, comprend cent seize chambres insalubres, exiguës et bruyantes, où subsistent environ six cent personnes et autant de ventres affamés.
O Pelourinho é o nome de um bairro de Salvador
se localiza no Centro Historico da cidade
On y entend sans discontinuer le gargouillis des tuyaux, le tap-tap des machines à coudre à pédale des grisettes, le blabla des lingères et, venant de la soupente, la toux grasse d'une tuberculeuse au dernier degré. En passant par l'escalier branlant, sous lequel se meurt lentement un clochard, on peut croiser le manchot du troisième (souvent martyrisé par les rejetons du quartier), la sourde-muette du second (une fille étrange mais moins cinglée qu'il n'y paraît), ou encore une très mystérieuse et jolie jeune femme (toujours habillée en bleu, avec des larmes aux yeux). Habitent aussi au numéro 68 : un colporteur de babioles, un agitateur politique, un clown sans emploi, un violoniste hasbeen, un syndicaliste russe, un cordonnier de Cordoue, un homo romantique, un vieux savant fou, des putes au grand cœur, des travailleurs de force et des chômeurs à bout, sans oublier Toufik, Linda, Chico, dona Risoleta Silva... et des rats par centaines. Car les hommes et les rats cohabitent ici sans s'effrayer ni se soucier plus que ça les uns des autres. Ils sont pour ainsi dire de la même espèce, pareillement chassés et méprisés par la classe supérieure, à cette différence près que les rongeurs, beaucoup plus malins, logent au n°68 à titre gracieux. Bref, toute cette humanité rampante vit là en agrégat, côte à côte mais pas vraiment ensemble, séparés qu'ils sont par des cloisons, des planchers, des paliers, des couloirs. Un manque d'unité criant, dont rend parfaitement compte le livre de par sa construction fragmentaire, en chapitres courts et concis, parfois de seulement sept ou huit lignes, sans personnage principal, ni même d'histoire à proprement parler, mais avec une incroyable imbrication d'anecdotes en tout genre, de petites tranches de vie et surtout de misères qui, s'additionnant, finissent peu à peu par former un tout homogène. C'est alors la voix d'Henrique s'accordant à celle d'Artur et d'Alvaro, faisant elle-même écho à celle de Julieta, puis chorus avec celle de Fernandès et, finalement, des 600 locataires du 68. Et c'est alors une clameur unanime qui jaillit des poitrines... c'est une foule solidaire qui descend du calvaire... et un sourire lumineux qui éclaire enfin le visage de la jeune femme en bleu.

2013/02/16

Jorge Amado : La Boutique aux Miracles


Un grand moment de bonheur que cette Boutique aux Miracles dont les intitulés de chapitre suivant reflètent assez bien la tonalité générale : "Où l'on traite de gens illustres et distingués, d'intellectuels de grande classe, dont quelques-uns savent ce qu'ils disent" et "Où il question de défilés de carnaval, de batailles de rues et autres merveilles, avec des mulâtresses, des négresses et une Suédoise (qui en vérité était finlandaise)". Ajoutons à cela d'inénarrables cuites à la cachaça (alcool de canne), des séances de macumba ou de candomblé (cérémonies mystico-religieuses), aussi des spécialités culinaires de Bahia et mille autres petites choses qui font que le Brésil n'est pas l'Espagne, la Suisse ou le Liechtenstein. De sorte que la lecture d'Amado permet de voyager loin et à moindre coût, d'élargir ses horizons sans bouger de chez soi, de voir le monde à travers d'autres yeux depuis un autre lieu, d'appréhender analogies et différences sans éprouver pour elles aucune espèce d'hostilité, tout le contraire de la xénophobie contre laquelle s'éleva un jour le personnage central de ce roman : le mulâtre Pedro Archanjo.

Né pauvre à Salvador de Bahia, et mort de même 75 ans plus tard, Pedro Archanjo a été un si fameux coureur de jupons qu'on lui prête la paternité d'un bon millier d'enfants, tous de sexe mâle et de sang mêlé, et qui, sitôt pubères, brasseront à leur tour leurs gènes et leur sang avec des filles de Bahia et d'ailleurs, noires, blanches, jaunes, amérindiennes ou mulâtres elles-mêmes. Nul n'aura autant contribué au métissage du Brésil que cet Archange tombé du ciel, qui aimait par dessus tout la vie et en aura profité sans compter, jouissant d'absolument toutes ses bontés, à fond et jusqu'au bout. Les femmes et l'alcool, bien sûr, mais aussi l'étude et les livres. Erudit comme pas un, cet humble appariteur à la faculté de médecine de Bahia se fera l'avocat des opprimés et des minorités, en leur apprenant à lire et à écrire, en défendant leurs us et leurs coutumes, qui sont aussi les siennes, et en publiant également quatre ouvrages, dont de retentissantes "Notes sur le métissage dans les familles bahianaises". Sorti en 1928, en pleine montée des fascismes, ce livre démontrera l'inanité des préjugés raciaux très largement répandus au sein de l'élite blanche brésilienne. Comment ? En révélant que du sang d'esclave à peau noire coule dans les veines de ladite élite et qu'il n'est pas même nécessaire de creuser bien loin pour trouver de l'ancêtre africain y compris chez les plus ardents militants de la xénophobie ambiante, comme chez cette autre figure importante du roman : l'universitaire Nilo Argolo.
Extrait d'un long dialogue entre ce dernier et son subalterne :

[...] En s'approchant, Pedro Archanjo remarqua que Nilo Argolo gardait les bras derrière le dos pour éviter d'avoir à lui serrer la main. Une rougeur lui monta au visage.
Avec l'impertinence de quelqu'un qui examine un animal ou une chose, le professeur étudia attentivement la physionomie et l'aspect de l'employé ; sur son visage hostile se refléta une surprise non dissimulée en constatant l'élégance et la propreté des vêtements du mulâtre, sa parfaite correction. De certains métis le professeur pensait et disait même à l'occasion : "Celui-ci aurait mérité d'être blanc ; ce qui le gâche, c'est le sang africain".
- C'est vous qui avez écrit une brochure intitulée La Vie...
- ... populaire à Bahia...
Archanjo avait dominé l'humiliation première et acceptait le dialogue.
- J'ai déposé un exemplaire pour vous au secrétariat, monsieur.
- Dites "Monsieur le professeur", corrigea âprement l'illustre enseignant. Monsieur le professeur, pas monsieur tout court. J'y ai droit et je l'exige. Compris ?
- Oui, monsieur le professeur - la voix distante et blanche, l'unique désir d'Archanjo était de s'en aller [...]
- J'ai lu votre brochure et, en tenant compte de qui l'a écrite - à nouveau il l'examina de ses yeux fauves et hostiles -, je ne lui dénie pas un certain mérite, limité à quelques observations, bien entendu. Elle manque de sérieux scientifique et les conclusions sur le métissage sont des insanités délirantes et dangereuses. Mais, néanmoins, c'est une nomenclature de faits dignes d'attention. Ça vaut d'être lu.
Dans un nouvel effort Pedro Archanjo franchit la muraille qui le séparait du professeur, il renoua le dialogue :
- Vous ne pensez pas, monsieur le professeur, que ces faits parlent en faveur de mes conclusions ?
Avare de sourires qui apparaissaient rarement sur ses lèvres minces, le professeur Argolo ne savait rire que lorsque l'y poussaient la sottise, l'imbécillité des individus :
- Vous me faites rire. Votre petit recueil ne contient pas une seule citation de thèse, de mémoire ou de livre ; il ne s'appuie sur aucune sommité brésilienne ou étrangère, comment prétendez-vous lui donner une valeur scientifique ? Sur quoi vous basez-vous pour défendre le métissage et le présenter comme la solution idéale au problème des races au Brésil ? Pour oser qualifier de mulâtre notre culture latine ? Une affirmation monstrueuse, perverse.
- Je me base sur les faits, monsieur le professeur.
- Sottises. Que signifient les faits, que valent-ils si nous ne les examinons pas à la lumière de la philosophie, à la lumière de la science ? Vous est-il déjà arrivé de lire quelque chose sur cette question ? Je vous recommande Gobineau. Un diplomate et un savant français : il a vécu au Brésil et c'est une autorité définitive sur le problème des races. Ses travaux sont à la bibliothèque de l'Ecole.
- Je n'ai lu que quelques travaux de vous, monsieur le professeur, et ceux du professeur Fontes.
- Et ils ne vous ont pas convaincu ? Vous confondez le batuque et le samba, des sons horribles, avec la musique ; d'abominables pantins, sculptés sans aucun respect des lois de l'esthétique, sont les exemples d'art que vous proposez ; les rites africains ont, à vos yeux, une valeur culturelle. Malheur à ce pays si nous assimilons pareille barbarie, si nous ne réagissons pas contre cette invasion d'horreurs. Vous entendez ? Tout ça, toute cette fange qui vient d'Afrique, qui nous souille, nous la balaierons de la vie et de la culture de la Patrie, même s'il faut pour cela employer la violence.
- On l'a déjà employée, monsieur le professeur.
- Peut-être pas comme il faut et pas suffisamment - sa voix, habituellement sèche, prit un timbre plus dur; dans ses yeux hostiles, impitoyables, brilla la lueur jaune du fanatisme. Il s'agit d'un chancre, il faut l'extirper. La chirurgie paraît une forme cruelle de la médecine mais, en réalité, elle est bénéfique et indispensable.
- Qui sait, en nous tuant tous... un à un, monsieur le professeur...
Osait-il ironiser, le misérable ? La gloire de la Faculté fixa l'appariteur d'un regard suspicieux et menaçant, mais il le vit impassible, correct, aucun signe d'irrespect. Tranquillisé, son regard devint rêveur et, avec un sourire presque jovial, il réfléchit sur la petite phrase d'Archanjo :
- Les éliminer tous, un monde fait d'Aryens ?
Monde parfait ! Grandiose, irréalisable rêve ! Où y aurait-il ce téméraire génie capable de risquer cette idée et de la mettre en pratique ? Qui sait, un jour, un dieu invincible de la guerre accomplirait cette mission suprême ? Visionnaire, le professeur Argolo scruta l'avenir et pressentit le héros à la tête des cohortes aryennes. Fulgurante image, instant glorieux, une seconde à peine : il revint à la misérable réalité :
- Je ne crois pas nécessaire d'en venir là. Il suffit que l'on promulgue des lois prohibant la miscigénation, codifiant les mariages : Blanc avec Blanche, Noir avec Noire et mulâtresse, et la prison pour qui ne respecte pas la loi.
- Il sera difficile de faire le partage, la classification, monsieur le professeur.
A nouveau le professeur chercha un accent de persiflage dans la voix paisible de l'appariteur. Ah ! s'il le découvrait !
- Difficile, pourquoi ? Je ne vois pas la difficulté...
Il décida de considérer la conversation comme terminée, il commanda :
- Allez à vos occupations, je n'ai plus de temps à perdre. De toute façon, au milieu des excentricités, il y a quelque chose de valable dans votre livre, mon garçon.
S'il ne parvenait pas à être aimable, il se faisait au moins condescendant : il tendit le bout des doigts au métis.
Ce fut alors le tour de Pedro Archanjo d'ignorer la main osseuse, se bornant à un signe de tête identique au salut dont l'avait gratifié le professeur Nilo Argolo de Araùjo au début de la conversation, peut-être un peu, un brin plus petit.
- Canaille ! grommela, livide, le professeur.

Bien évidemment, la rivalité opposant les deux hommes ira croissante au fil du temps. Sous la pression de monsieur le professeur, l'appariteur Pedro Archanjo perdra d'abord son emploi à l'Université (malgré l'appui de plusieurs dizaines d'étudiants et de cinq ou six sommités), puis il sera arrêté par la police, pour cause de subversion, et séjournera quelques jours en prison, cependant que ses livres aux vérités provocantes seront quasiment tous brûlés. Il finira sa vie dans la misère, en proie à une dernière ivresse, et son nom, qu'aucun de ses fils ne portera jamais, sombrera peu à peu dans l'oubli.
Mais en 1968, soit 25 ans après sa mort, un prix Nobel américain le remettra à l'honneur en lui rendant un hommage appuyé lors de son passage à Salvador de Bahia :

Je suis venu pour connaître la ville où a vécu et travaillé un homme admirable, aux idées pénétrantes et généreuses, un créateur d'humanisme, votre concitoyen Pedro Archanjo.

Stupeur et tremblements parmi les édiles municipaux : qui est donc ce Pedro Archanjo, cet enfant du pays vanté par le gringo ? Nul ne le sait mais qu'à cela ne tienne : on lui inventera aussitôt de toutes pièces une vie irréprochable et exemplaire - du genre de celle qu'on peut citer en exemple dans les magazines ou les livres d'école -, puis on célèbrera en grande pompe cette figure imaginaire, mais consensuelle, en tenant sur elle des discours élogieux et malheureusement fallacieux. L'occasion pour Jorge Amado (Jorge Leal Amado de Faria) de se livrer aussi à une agréable satire sur l'art et la manière qu'ont certains d'enjoliver l'histoire et d'embellir les hommes, souvent après leur mort.
Cette Boutique aux Miracles est donc un roman bariolé où, à travers une écriture ludique et acrobatique qui n'est pas sans rappeler l'art de la capoeira, Amado s'amuse à enchevêtrer les tribulations in-vivo d'Archanjo à ses aventures post-mortem ; on suit les unes avec intérêt, les autres avec plaisir, amusement et parfois même émotion.

Un mot encore pour dire qu'en 1941, alors qu'Amado était contraint à l'exil pour raison politique, Stefan Zweig décidait quant à lui de se réfugier au Brésil et publiait dans la foulée un livre dans lequel il donnait de ce pays une vision on ne peut plus idyllique :

[...] Tandis que dans notre vieux monde, la mauvaise plaisanterie qui consiste à vouloir élever des hommes 'de pure race', comme on le ferait pour des chiens ou des chevaux de course, est plus que jamais à l'ordre du jour, la formation de la nation brésilienne repose uniquement, et ceci depuis des siècles, sur le principe du mélange libre et sans obstacles, sur l'égalité absolue des noirs et des blancs, des jaunes et des bruns. Alors que dans les autres pays, l'égalité absolue entre citoyens, dans la vie publique comme dans la vie privée n'existe que théoriquement, sur le papier ou le parchemin, on la trouve au Brésil concrète et apparente, à l'école, dans l'administration, dans les églises, dans les professions, dans L'Armée et dans les Universités. Il est touchant de voir les enfants aller bras dessus bras dessous, dans toutes les nuances de la peau humaine, chocolat, lait et café, et cette fraternité se maintient jusqu'aux plus hauts degrés, jusque dans les académies et les fonctions d'Etat [...]

Du Zweig tout craché, à la fois écrivain hors-pair et hagiographe en diable. Mais il est certain que comparé à l'Europe nazifiée d'alors, le Brésil devait avoir des allures de Paradis terrestre où il faisait bon vivre et mourir...
Pour une vision plus juste du racisme brésilien d'hier à d'aujourd'hui, on peut lire également cet article du Monde, où l'on apprend, entre autres choses, qu'ont été répertoriées pas moins de 136 colorations de peau, soit un peu moins que cette toile intitulée 1024 couleur, une oeuvre de l'artiste vivant le plus cher du monde, à savoir le peintre allemand Gerhard Richter :