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2015/11/22

João Ubaldo Ribeiro : Sergent Getúlio

Petit come-back en terre brésilienne, qu'on ne finira jamais d'explorer tellement ce pays est immense, y compris d'un point de vue littéraire, avec des auteurs à ranger au rayon des plus grands, tels qu'Erico Veríssimo, Antônio Torres ou encore João Ubaldo Ribeiro. De ce dernier, nous avions beaucoup apprécié Vive le peuple brésilien, un livre au titre un peu rebutant mais superbement rédigé, d'une incomparable drôlerie et de grande érudition, toutes deux mises au service d'une noble cause : le métissage des cultures. Pour Sergent Getúlio, son deuxième opus, nous serons nettement moins élogieux, sans doute parce que Ribeiro use du même procédé romanesque que pour Ô luxure, à savoir le monologue narratif, mais un monologue ici tant et si bien déjanté que l'on peine à en suivre le fil, malgré un thème intéressant : la violence ; celle du narrateur, bien sûr, mais surtout celle de tout un corps social pour ainsi dire cristallisée dans le narrateur.

Nous sommes aux alentours des années 50, sur fond de campagne électorale et, ainsi qu'il en était encore de coutume au Brésil, de luttes sanguinaires pour la conquête du pouvoir, de règlements de compte et autres vengeances personnelles. Le narrateur, Getúlio Santos Bezerra, est un ancien cireur de godasses devenu sergent de la police militaire et homme-à-tout-faire d'un chef de Parti qui l'a pris sous son aile après qu'il ait tué son épouse adultère quelques années plus tôt. Nous savons aussi qu'il a froidement assassiné depuis lors deux ou trois dizaines d'individus désignés par son "patron", et qu'il a reçu cette fois-ci pour mission de s'emparer d'un rival politique afin de le conduire de Paulo Afonso jusqu'à Barra dos Coqueiros ; soit un voyage d'environ 200km à travers le Sergipe et à bord d'une vieille Hudson conduite par Amaro, son fidèle acolyte. En cours de route, tandis que les deux hommes infligent à leur prisonnier d'impensables sévices, un subalterne vient les trouver pour les informer d'un contre-ordre émanant du Chef et leur intimant de libérer le prisonnier sur le champ pour cause de pressions médiatiques, ce à quoi ne peut se résoudre le sergent Getúlio, un homme d'honneur pour qui une parole donnée est une parole sacrée, aussi un homme qui obéit d'abord et avant tout à des principes, quoi qu'il en coûte, y compris le bain de sang par lequel s'achève cette histoire.

Voilà, voilà... En fait, je ne sais pas trop quoi penser de ce livre, si ce n'est qu'il ressemble à un puzzle assez difficile à assembler, et qu'il est ponctué d'un bout à l'autre par des scènes de violence comme on en lit rarement... hormis dans les journaux.

João Ubaldo Ribeiro (1941-2014)

La goutte sereine est ainsi, vagabonde. On la laisse, elle se transforme en chancre et dégénère en autres misères, de sorte qu'il faut se précautionner contre les femmes de rencontre. Premier précepte. De Paulo Afonso jusque-là, une tirée, encore pire de nuit dans ces conditions. [...] C'est du sertão sauvage : cactus et chardons géants, tout traîtrise, queues-de-rat en dessous, un enfer. Plantes et femmes nuisibles, possibilitant des plaies ; bestioles sournoises, fourmis, scorpions, tiques, faut voir. J'ai tué trois malheureux par-dessus des queues-de-rat, dont un qui arriva doucement à terre, redoutant les épines sans doute. Comme si un qui va mourir se préoccupe de son confort. J'aurais eu le goût de saigner j'achevais le vivant sur le coup, pourtant il fait un bruit bizarre et il n'est pas propre à cause de tout ce jus qui sort. De façon que je lui tirai dans le crâne, en visant bien pour ne pas gaspiller de munitions. Là-dessus je jurai contre lui, qui m'obligeait à chasser à travers ces maquis, perdu dans cette fournaise, gâchant mes bottines neuves dans ces ronces difficultueuses. On ne voit que têtes-de-moine, yuccas, méchants buissons et urubus. Il n'entendit même pas le juron, il retomba et refroidit. Du travail régulier. [...] Ensuite les urubus, car le travail n'est plus de punition, il est de nettoyage. L'urubu c'est la propreté des campagnes, il repère la minute où quelqu'un cesse de marcher dans ces agrestes et reste à tournoyer comme un espirite. Il tournoie comme ça, claquant du bec et ufeufant des ailes, ces planements plumés, âmesempennés. Il va et reva et va et vient. Il doit avoir un souffle notable. On sait que le petit urubu naît blanc et qu'ensuite il devient noir et s'il voit un homme il vomit de dégoût, il a le cœur soulevé. Eux ils nous dégoûtent, nous on les dégoûte. [...]

~oOo~

[...] Ce n'est qu'après un moment qu'il exposa ses idées.
— Impossible de tuer l'homme, quelqu'un peut venir ici. Ça ferait parler de moi, ça je ne supporte pas.
— D'accord, d'accord. On peut le rosser.
— En plus, je le laisse estropié. Vous, vous brûlez ?
— Je n'ai jamais brûlé même un œuf de bouc, encore moins lui.
— Il n'y a pas de difficulté. On pose le fer chaud. Ça fait comme une odeur de viande roussie, mais c'est nécessaire, parce que sinon il peut saigner de trop et l'animal meurt de se vider. Comme ça, on brûle et ça sèche, ça reste parfait.
Amaro dit qu'on pouvait attacher un crin de queue de cheval à la racine des couilles, et on étrangle, étrangle jusqu'à ce que ce soit comme de la bouillie de manioc. Juste, dit Nestor, mais alors il peut tirer, dans un moment de distraction de celui qui surveille. Mais c'est le mieux, dit Amaro, c'est le meilleur moyen pour ôter les verrues, on ne souffre même pas, ça déconforte seulement. Si vous coupez, votre main peut glisser et tout couper d'un coup, ça fait des dégâts. Il n'y a pas d'homme qui reste calme dans un de ces moments.
— On l'avise : regarde, si tu brailles, je t'enfile dans la bouche un chiffon bien enfoncé et tu peux t'étouffer. Mieux vaut te conformer, parce que le destin ne se trompe pas. Ne remue pas non plus, parce que ça complique. Laisse que je coupe d'un coup, à la racine, c'est l'affaire d'un instant.
— On peut aussi écraser au pilon, pas besoin d'envelopper, il y a déjà un emballage naturel. On peut piler, piler, jusqu'à ce que ça se mette en farine, et alors on laisse, ça enfle et ça pend. Ça donne un couillon impressionnant, il peut aller jusqu'au genou. [...]

~oOo~

[...] Alors donc assis dans ce pacage, avec ces cendres que j'ai mises sur ma tête et tous ces chemins que j'ai creusé de mes pieds, tournant en rond je ne sais combien de temps et me frappant la poitrine et hoquetant dans ma gorge, j'ai poussé un cri qui s'est entendu dans tout l'Etat de Sergipe, de tous les côtés, en bas, en haut, jusqu'au bout du monde, qui a retenti, j'ai poussé le cri le plus terrible qu'on ai poussé sur terre, parce que c'est maintenant que j'ai senti. D'abord, je me suis assis sur une souche et j'ai plongé ma tête entre mes deux jambes allongées et je suis resté assis vingt-deux heures, cinquante-huit heures, je suis resté assis plus d'heures que jamais personne n'est resté assis, et je n'ai pas bougé ; je regardais le sol mais sans rien voir, seulement le sol d'une couleur seule. Ensuite je me suis levé et il m'est venu une rage, la plus grande rage qu'il y ait jamais eu dans tout l'Etat de Sergipe, il m'est venu une rage drue comme du sang et lourde comme cinq cent sacs de sucre et chaude comme une braise de la taille d'un bœuf. Et une fois debout j'ai étiré un bras le poing fermé, j'ai étiré l'autre bras et je me suis frappé la poitrine, tant qu'il tonna et que les feuilles des arbres tombèrent, et ensuite j'ai marché des pas de deux brasses et quand je marchais à chaque pas montaient des nuages de poussière qui devinrent de la boue sur ma figure avec les larmes qui sortaient.

João Ubaldo Ribeiro : Sergent Getúlio (1971)
Traduit et préfacé par Alice Raillard (1978)
Aux Editions Gallimard

2015/02/07

João Ubaldo Ribeiro : vive le peuple brésilien

« L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation » (Ernest Renan, 11 mars 1882)

"Negroes washing
for diamonds"
John Mawe (1821)
Toi aussi tu verras qu'avec l'âge les occasions de t'enthousiasmer deviendront peu à peu de plus en plus rare : ça sera tantôt un petit air de guitare pas trop mal maîtrisé (si toutefois tu te rappelles des accords), tantôt une encore assez bonne performance sportive (à condition que ton arthrose le permette)... et tantôt la lecture d'un bouquin qui, malgré tout ce que tu auras déjà lu dans ta vie, t’enivrera de bonheur et te fera crier sur les toits : Ce livre est for-mi-da-ble !
Formidable, ce pavé de 600 pages l'est à plus d'un titre, d'abord par sa qualité d'écriture, son érudition et son humour délicieux, ensuite par le thème qui le parcourt, à savoir l'intrusion de la lutte des classes dans la formation du plus fumeux des concepts : l'identité nationale. Difficile en effet d'imaginer qu'au sein d'un pays aussi composite que le Brésil, cette identité soit demeurée si longtemps à l'image de l'aristocratie, puis de la bourgeoisie — blanche, riche, catholique et conservatrice —, sans admettre qu'elle ne fut utilisée qu'à seule fin d'affermir la domination d'une caste sur le reste de la population au prétexte que celle-ci n'était pas "brésilienne". Or, qui donc, de Manaus à Bahia et de Porto Alegre à Belém, a bâti la nation pierre à pierre ? Essentiellement des noirs et des aborigènes, tout un prolétariat maintenu des siècles durant dans l'ignorance et l'asservissement. Et qui s'enrichissait à leurs dépens ? Les brésiliens ! C'est-à-dire une poignée de rentiers, d'homme d'affaires, de banquiers, tous auréolés des vertus cardinales que sont le courage, la justice, la bonté, si si ! et tous défendant leurs intérêts exclusifs, je veux dire : "partageant les mêmes valeurs nationales". Bref, ce à quoi nous convie João Ubaldo Ribeiro à travers son opus, c'est à revisiter l'Histoire officielle qu'il considère comme un tissu de mensonges mis au service des puissants. Pour lui, l'âme d'une nation ne prend corps qu'au sein des opprimés et si "identité" il y a, alors elle se forge sur l'enclume des siècles à grands coups de conquêtes, fruits des combats menés par ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont tout — car de quoi pourrait s'enorgueillir un pays sans les combats des femmes pour obtenir le droit de vote, des ouvriers pour le droit de grève, des journalistes pour celui d'informer, etc etc... 
Iconoclaste, subversif et drôlissime, voilà résumé en trois mots ce livre enthousiasmant : 















João Ubaldo Ribeiro : vive le peuple brésilien (1984)
Traduction de Jacques Thiériot (1989)
Aux Editions Belfond

2014/11/11

Entretien : Jorge Amado — Alice Raillard (La Quinzaine littéraire, octobre 1979)

« J'ai horreur de deux choses : la police et les militaires » (Jorge Amado, 1979)

1979. Soumis depuis quelque temps à la pression populaire, le régime s'assouplit peu à peu et laisse même entrevoir à 120 millions d'habitants un proche retour à la démocratie, en autorisant notamment le pluralisme des partis : c'est donc l'automne d'une longue tyrannie et, tandis qu'un certain Luiz Inácio Lula da Silva, syndicaliste ouvrier, s'apprête à fonder le Parti des Travailleurs Brésiliens, un nouveau jour se lève sur la baie de Salvador do Bahia.

Sexagénaire alerte et souriant, Jorge Amado reçoit la traductrice Alice Raillard, à l'occasion de la sortie française de Tieta d'Agreste ou le retour de la fille prodigue. Répondant aux questions avec la tranquillité bonhomme d'un gars qui en a beaucoup vu, il évoque les problèmes écologiques du Brésil, ainsi que l'emprise des supra-nationales étrangères et, surtout, alors que sa renommée est désormais au plus haut, sa grande proximité avec le "peuple" au sens amadien : les putes et les vagabonds, les exclus et les marginaux... toute cette cohorte d'individus situés tellement bas sur l'échelle sociale que c'est à peine si on les discerne encore. Lui, si. 


La Quinzaine littéraire

Alice Raillard : Tiéta d'Agreste, qui met en cause l'industrialisation et la pollution, est un livre, me semble-il, profondément ancré dans l'actualité.

Jorge Amado : J'ai voulu dans ce livre poser un problème très immédiat, grave partout sans doute aujourd'hui, mais singulièrement au Brésil : l'industrialisation dont on parle tant chez nous est une chose faite sans aucun souci des intérêts du peuple. Ainsi, à Bahia, à côté de la ville, on n'a pas hésité à installer une usine qui fabrique un produit terriblement polluant — une usine semblable à celle que je décris dans mon roman. Elle a tué les poissons, tous les produits de la mer, enfin tout ce qui fait la vie des pêcheurs. Elle a "transformé la mer en poubelle", comme l'a dit à propos d'une autre affaire de pollution, qui a eu une répercussion mondiale, le juge italien que je cite.

Un autre exemple : dans une petite ville du Sergipe, qui jouxte au Nord l'Etat de Bahia, une petite ville infiniment belle, Estância, on pensait installer une usine du même genre. Je m'y trouvais au moment des fêtes de la São Pedro, et un garçon de la ville, un brave garçon au demeurant, me disait : "Nous devons payer le prix de l'industrialisation." Mais c'est un prix terrible de conséquences pour le peuple, pour la vie du peuple. Ce problème m'a touché profondément. J'ai décidé d'écrire un roman sur ce thème.

Et aussi, j'ai voulu faire dans Tiéta le tableau d'une petite ville de "l'intérieur", avec ses coutumes, une manière de vivre, tant de choses que je connais bien et qui disparaissent. J'ai voulu les consigner, les conserver en un moment où elles sont liquidées d'une façon violente et terrible.

Ainsi, fidèle à la ligne générale de votre oeuvre, contre le progrès industriel, vous en appelleriez à une plus juste répartition des biens ?

Oui, dans la situation actuelle, ce qu'on appelle progrès au Brésil signifie l'enrichissement d'une minorité, tandis que la grande masse s'appauvrit — et que le pays va être pollué, fini. Rien n'est fait pour répondre aux intérêts du peuple brésilien, tout est fait pour servir les intérêts d'une petite caste riche, de plus en plus riche, et de plus en plus pourrie au sens moral, de plus en plus éloignée de quelque intérêt national.
C'est cette situation, celle de ces quinze dernières années que j'ai voulu montrer dans mon livre.

Vous faites, du même coup, le procès de l'impérialisme économique étranger…

Celui des supra-nationales, d'où qu'elles soient. Mais plus précisément ici, il s'agit de l'infiltration sans cesse croissante du capitalisme allemand dans notre économie, en plus de l'impérialisme nord-américain, qui est l'impérialisme principal et qui s'étend sur tout le pays.

La pollution qui menace Santa Ana de l'Agreste, n'est-ce pas aussi une pollution morale?

Un de mes personnages dit quelque part avant même que cette fabrique s'installe, elle a déjà tout pourri dans la ville. Et c'est bien ça, une érosion sournoise qui change le caractère des gens, change leur vie. Une vie qui était peut-être primitive et pauvre, mais qui était brésilienne, avec tous ses petits défauts et ses grandes qualités. Aussi le héros dans ce livre, c'est le peuple d'Agreste, les petites gens qui luttent contre ce pourrissement et cette pollution, qui luttent et rient, d'un rire un peu grinçant peut-être.
Après l'expérience d'une vie qui a été très riche en événements, il y a une chose très claire pour moi : c'est le peuple qui lutte pour le peuple. Je suis chaque jour moins proche des leaders, plus proche du peuple. De sorte que les héros de mes livres sont, ou des vagabonds, ou des prostituées — Teresa Batista ou Tiéta — des gens placés au plus bas de l'échelle sociale. C'est-à-dire, en quelque sorte, des anti-héros, des gens sans aucun pouvoir. Car les gens qui ont du pouvoir, j'en suis de plus en plus convaincu, ne luttent pas pour le peuple, ils luttent pour le pouvoir, quelle que soit leur position. Le peuple seul, lui, a réellement un intérêt à lutter pour le peuple.

Faut-il comprendre que, contrairement à ce que l'on peut noter en Europe, où les régionalismes gagnent du terrain, on va au Brésil vers une unification, un "gommage" du fédéralisme ?

On parle peu de ce problème et c'est dommage, car, de mon point de vue, c'est un problème grave dans tout ce qui s'est passé au Brésil ces dernières années, sous la dictature militaire. Le fédéralisme, qui était à l'origine très démocratique, tend à disparaître. C'est de plus en plus le pouvoir exécutif, c'est-à-dire Brasilia — le Président, le conseil des ministres, le conseil de sécurité militaire — qui tient la Nation entre ses mains. Auparavant, les Etats avaient une grande autonomie. C'est un changement qualitatif grave.
En même temps, dans le marché du travail, tout s'est centralisé d'une façon terrible. Prenons la radio, la TV, tout est centralisé à Rio, à São Paulo, et beaucoup de choses viennent des Etats-Unis, avec la violence, les mœurs américaines, toute cette acculturation qui veut en terminer avec notre musique populaire et veut étouffer la spécificité de chaque région. Ces différences sont très fortes au Brésil, si l'on va du Rio Grande do Sul jusqu'au nord. Au sud, vous trouvez un mélange d'Allemands, d'Italiens, d'Espagnols, etc., qui est très différent au nord avec les Noirs, les Indiens… C'est toujours le mélange, mais le mélange change, et notre unité nationale, qui est un sentiment très fort au Brésil, dans un pays qui est un continent, est le résultat de la somme de ces différences.

Tiéta, votre héroïne, sanctifiée et honnie tour à tour, n'a-t-elle pas un rôle ambigu ?

- Elle est celle qui est partie et qui revient avec toute cette saga de São Paulo. Elle bouscule les préjugés, défie l'hypocrisie d'une certaine société — encore que, dans ces petites villes brésiliennes, certains préjugés soient moindres que dans les grandes villes où il y a une liberté pour les riches, mais pas pour les pauvres. Ces gens sont plus… comme ils sont, plus honnêtes, au fond. Mais Tiéta, surtout, revient pour retrouver ses origines, sa réalité à elle. Elle cherche la petite fille qu'elle était, cette fille qui était capable d'être elle-même.
J'ai construit ce livre comme un feuilleton, un grand feuilleton dramatique, avec tous ses "trucs", ses effets qui soulignent les côtés grotesques. Dans Tereza Batista, j'avais repris le schéma d'un autre genre populaire qu'on appelle chez nous la "littérature de cordel" (des récits en vers chantés sur les foires et vendus en petits fascicules accrochés à une cordelette) : dans ces "folhetos" — des "feuilletons" à leur manière, c'est toujours la lutte entre le bien et le mal, l'homme est l'ennemi de l'homme. Ce qui m'importe, c'est d'être au plus près des racines populaires.
Une chose me frappe beaucoup, dernièrement, dans notre littérature brésilienne, et m'inquiète un peu. Si l'on regarde notre littérature depuis ses débuts, le grand héros c'est le peuple. Prenez les romans de Alencar, prenez la poésie de Gregório de Matos, la poésie de Castro Alves, les romans d'Aluisio Azevedo, de Machado de Assis, de Manuel Antonio de Almeida, le "roman de 30", les positions sont très diverses, mais c'est toujours le peuple brésilien le grand héros. Et dernièrement, ces quinze dernières années, c'est la classe moyenne, les intellectuels, avec toutes ces angoisses, tous ces petits problèmes, les influences américaines… les influences de partout, la négation même de ce que nous sommes. Le peuple a presque disparu, à l'exception de quelques écrivains comme Callado, Osman Lins, João Ubaldo Ribeiro, ou d'autres… Je lutte, moi, pour que ce soit toujours le peuple, le héros. Et un héros qui n'est jamais vaincu.

On vient de rééditer en France Bahia de tous les Saints, cette "Iliade noire", comme le disait Oswald de Andrade. Près de quarante ans après sa parution, comment voyez-vous ce livre ?

Vingt-cinq ans après Bahia de tous les Saints, j'ai écrit un autre livre, la Boutique aux miracles, qui reprend le même thème. C'est le même livre, seulement écrit vingt-cinq ans plus tard, avec l'expérience soit littéraire, soit humaine, que j'ai acquise durant cette vie. Dans l'un comme l'autre, c'est la lutte contre le préjugé racial. Si nous avons quelque chose à apporter à l'humanisme, c'est, je pense, le mélange des races qu'on a obtenu au Brésil, où, réellement, il n'y a pas de préjugé racial.
Il existe des racistes, c'est tout autre chose, des milliers de racistes tant parmi les Blancs que parmi les Mulâtres ou parmi les Noirs. Mais il n'y a pas de philosophie de vie raciste, au contraire des Etats-Unis.

Dans des romans tels que Gabriela, le Vieux marin, l'horizon était autre ?

Ils répondent à un problème humain qui m'a toujours beaucoup touché : la possibilité qu'a l'homme de commander sa vie. Voyez le Vieux marin, Quinquin… J'ai poussé plus loin ma thématique. Ce n'est pas resté dans un cadre de problèmes sociaux immédiats.

Ce qu'on appelle les "étapes" de votre oeuvre sont-elles fonction des modifications des conditions historico-politiques ou l'effet du poids de votre oeuvre sur elle-même ?

J'écris selon les problèmes qui se posent à moi, je réagis à ces problèmes, avant tout. Et je pense qu'il y a une ligne d'unité dans toute cette oeuvre, une oeuvre qui aura bientôt cinquante ans : c'est l'écrivain devant le peuple, contre les ennemis du peuple. Ça a été ma position du premier à mon dernier livre, la forme seulement varie, du commencement jusqu'à maintenant. J'ai toujours été, avant tout, un romancier qui, avant de traiter des problèmes politiques immédiats, a traité les problèmes sociaux, les problèmes des masses. Mes héros, ce sont des travailleurs, des vagabonds, des gens du peuple, pas une classe. Plus qu'à des faits immédiats, qui restreignent, l'important est de s'attacher à la réalité brésilienne. On le voit dans quelques grands livres qui ont été écrits chez nous ces dernières années, par des romanciers aussi différents que le sont, par exemple, João Ubaldo et Osman Lins. C'est là, je pense, le plus important : prendre la vie du peuple, la réalité, et la recréer. Ça donne une force.
Car je crois au peuple, voyez-vous. On m'objecte parfois que le peuple rit dans mes livres, fait la fête. C'est vrai, il fait la fête. Et c'est très bien, je pense, car s'il ne faisait pas la fête, même dans les pires conditions, il ne pourrait pas y avoir d'espoir. Il fait de la musique, il danse… même au temps de l'esclavage. Il a conservé pour nous des valeurs culturelles qui font partie aujourd'hui de notre culture brésilienne.

Ces jours-ci paraît au Brésil votre dernier roman, Farda fardao camisole de dormir [La bataille du Petit Trianon]. Vous l'avez écrit après une longue maturation. Le projet du livre s'est-il modifié ou précisé ?

Il s'est précisé. Je devais, d'un fait politique qui était mon point de départ, faire une chose humaine, lui donner de l'ampleur. Pour ça, en même temps que c'est un livre très politique, c'est aussi un livre d'amour.

Et pourtant, l'amour est au service du politique ?

Oui, surtout dans l'histoire de mon héroïne portugaise. Cependant, je crois être parvenu à ne pas être dogmatique. Même le personnage manichéen, le nazi, cesse de l'être au dernier moment, au moment de sa mort.

Ce roman, dont l'action est située en 1940, doit-il être considéré comme un livre de la résistance ou un appel à l'identité ? 

L'un et l'autre sans doute. C'est un livre de la résistance contre la dictature; contre le militarisme. Je suis très hérétique du point de vue de la pensée idéologique et j'ai horreur de deux choses, la police et les militaires. Ils sont toujours "mauvais", dans tous les régimes.
C'est aussi un appel à l'identité en un moment où l'on rompt avec quinze ans de dictature militaire et où l'on revient à une "connivence" brésilienne. C'est-à-dire à notre caractère brésilien, à notre personnalité qu'on a tout fait pour tuer durant ces quinze ans.
Le sous-titre le dit : c'est une "fable pour éveiller une espérance".

2014/10/25

Rachel de Queiroz : Jean Miguel

Chapitre 1

Jean Miguel eut dans la main qui tenait le couteau la sensation moelleuse de trouer un paquet. L'homme, blessé au ventre, tomba en avant et, sous son corps, du sang épais se mit à couler en un ruisseau rouge et tiède formant des flaques violacées dans les trous du carrelage...

Les deux premières phrases du roman nous plongent d'emblée dans le vif du sujet : un pauvre paysan du Nordeste, sous l'emprise de l'alcool, en éventre un autre qui l'insultait dans un bastringue. Arrêté pour son crime, puis incarcéré, le meurtrier va alors passer deux ans à se morfondre en prison en attendant d'être jugé... et finalement libéré.
Et donc un livre avec aussi peu de suspense que d'action, mais des questions à foison. Car derrière l'apparente pauvreté du thème de ce bref récit, Rachel de Queiroz ne cesse en réalité d'interroger son lecteur. D'abord sur l'étrange facilité avec laquelle une vie peut parfois basculer du 'mauvais côté'... Ensuite sur la psychologie des criminels, lesquels paraissent moins torturés par le remords d'avoir tué que par les conséquences de leur crime : la privation de liberté et, surtout, de moyen d'influer sur le cours des événements. Ainsi, coincé qu'il est entre les quatre murs d'une cellule, Jean Miguel ne peut guère empêcher sa compagne de le tromper avec son geôlier. Encore faut-il ajouter ici qu'elle ne lui met des cornes qu'à seule fin de subvenir à ses besoins, et donc qu'elle non plus, bien qu'étant libre, ne dispose pas d'une totale liberté d'action. Du reste, dans ce roman, personne n'est entièrement maître de son destin, pas plus les prisonniers que leurs proches ou leurs gardiens... personne... et c'est bien là ce qui relie tous les personnages entre eux, dans un sentiment d'inter-dépendance, voire de fraternité.
Ajoutons qu'il est aussi question de l'amour et de la mort, du châtiment et du pardon, et probablement d'autres choses encore, le tout écrit dans un style simple et direct duquel ce huis-clos tire sa force.
Savoir enfin que Rachel de Queiroz, alors jeune communiste, dut soumettre son manuscrit au Parti avant publication... et qu'il fut désapprouvé par un comité d'imbéciles. Ces derniers, chargés de veiller à l'édification des masses, ne surent pas voir en effet les vertus pédagogiques du roman (mise en garde contre l'abus d'alcool, dénonciation de la misère, salut par le travail...), mais jugèrent simplement inopportun de publier l'histoire "d'un travailleur qui en tue un autre".
Jeune femme de caractère, Rachel passa outre la censure. Et elle fit bien.

Chapitre 4
(l'examen de conscience de Jean Miguel, après quelques jours d'emprisonnement)

Santa lui avait apporté un hamac, le même hamac aux rayures blanches et bleues que l'on suspendait dans la petite pièce chez eux. Là, dans la saleté ambiante de la cellule, il avait pris un ton délavé de hamac de malade ou de défunt.
Couché, Jean Miguel regardait fixement sa main qui s'étirait sur le tissu du hamac d'un geste négligent. Les doigts sombres, aux phalanges courtes et aux ongles aplatis, semblaient avoir leur physionomie, leur tête. Le pouce, plié, se voyait à peine ; l'index se courbait un peu vers l'intérieur, comme un bossu ou un cagneux ; court et épais, raide, dans son immobilité de chef, le majeur pointait. Un anneau d'argent entourait l'annulaire ; et le petit doigt, malhabile, presque sans ongle, avait l'air de ne pas compter — un enfant au milieu des adultes.
Pour éviter d'avoir des fourmis, Jean Miguel ferma la main. Et en faisant ce geste, il se souvint de l'autre — du geste initial du crime, la main fermée sur le manche en corne du couteau. Il eut un frisson. Il rouvrit la main, il la regarda avec des yeux nouveaux, en cherchant ce qu'elle avait de criminelle.
Mais, calme, inoffensive, lourde, la main gardait sa manière pacifique de repos et de paix.
Néanmoins, c'était la même main... les doigts, maintenant tremblants, avaient la même apparence des jours anciens, des heures de travail et de plaisir.
La même...
En vain, dans un examen anxieux, il chercha le vestige du crime, du couteau, de la main frémissante. Rien n'avait changé en elle, comme rien n'avait changé en lui-même.
Alors, pourquoi sa vie de tous les jours avait-elle subi une révolution aussi étrange, douloureuse, irrémédiable ?
Il avait cessé d'être un homme, il avait perdu le droit de vivre comme les autres, de marcher, de parler, d'ouvrir une porte.
Il était comme une bête féroce que l'on garde enfermée pour qu'elle ne fasse de mal à personne.
Ceux qui avant voyaient en lui un ami, un copain, le voyaient maintenant comme un être monstrueux qui, après une vie entière se révèle, tout d'un coup, tel un sorcier qui devient serpent, sous une forme nouvelle pleine de perversion et de maléfice.
Et, malgré tout, il était encore bien lui-même. Rien en lui n'avait perdu l'ancienne forme. Ni l'âme ni le corps. La figure était la même, les mains étaient les mêmes, le cœur était le même...
L'homme d'après le crime était le même que celui d'avant le crime. Et pourtant c'était l'homme ancien qui subissait maintenant le châtiment conçu pour l' « autre » !...
Parce que celui qui savait vivre, qui savait rire, qui avait pitié, qui avait de la nostalgie, qui faisait l'aumône, qui priait, n'était pas le criminel que tout le monde insultait et qui faisait peur aux gens, celui qui était en prison.
Lui, il était bien le premier, l'innocent. L'autre n'avait vécu qu'une minute... à l'heure fatale de la mort.
Ce hamac familier le sentait bien inchangé ; son coeur était encore capable de tous les sentiments d'avant. Il avait seulement fait, sans trop savoir comment, ce malheur.
Et tout ça, au bout du compte, un seul geste, une seule seconde, pouvait changer toute sa vie ?
Il y avait criminel et criminel... Il avait tué... mais il n'était pas criminel...
Ou bien est-ce que tous les criminels se sentent aussi comme ça ?
Il rapprocha à nouveau sa main immobile. L'impression de dégoût était passée.
Et, petit à petit, la main amie, pécheresse, tomba sur sa poitrine, posée fraternellement sur l'autre, l'innocente.
Il s'endormit.


Chapitre 19
(les réflexions d'un détenu condamné à 8 ans pour homicide volontaire)

[...] Y a rien de pire en ce monde pour un homme que de passer sa vie en prison. On dit qu'il n'y a pas de malheur qui ne profite... Mais quel profit peut-on tirer en mettant une créature sous les verrous ? Si ce n'est pour venger ceux qu'on a tués... Mais quel intérêt peut-on tirer de cette vengeance ? Et quand Notre-Seigneur a-t-il dit que la vengeance était une bonne chose ? Et ce qui m'enrage le plus, c'est toute cette souffrance gâchée... comme quelqu'un qui tue pour détruire... Qui est-ce qui sort gagnant avec cette histoire de prison ? Le gouvernement a tous ces hommes sur le dos, il faut les entretenir, et en plus, il doit payer les soldats pour les garder. Le patron perd son employé, et souvent son homme de confiance. La terre n'a plus personne pour la bêcher, pour la faucher, pour la planter. Combien de mesures de maïs on n'a pas cueillies parce que je n'étais pas là ? Et nous aussi ? A quoi ça nous sert, la prison ? A nous rendre pires, c'est tout... On apprend à mentir, à se cacher, à ne plus avoir de cœur, tellement on se fait écraser par tout le monde. On perd l'habitude de travailler et, dans le meilleur des cas, on fait ces petits boulots de femmes, assis par terre... En vivant en mauvaise compagnie, ceux qui ne sont pas méchants par nature et qui ont fait une bêtise sans savoir comment, à la fin, ils deviennent comme les pires... Dis-moi, seu Jean, dis-moi pour l'amour de Dieu, quel profit y a-t-il pour cet homme qui est mort, pour le peuple de Riachão, à me mettre là à pourrir dans cette porcherie, avec mes enfants qui meurent de faim, ma femme qui s'esquinte pour trouver une gamelle de haricots et une calebasse de farine ? Parce que ce malheureux a crevé, ça valait la peine de mettre tous ces gens-là dans cette misère ? Est-ce que Dieu sur la terre comme au ciel commande une loi pareille ? Est-ce que ça n'aurait pas été beaucoup plus juste que je sois resté à travailler dans mon coin, en donnant à manger à cette bande d'enfants qui ne sont pas responsables de ce que leur père a fait et qui, eux, sont en train de payer ? Est-ce que ça ne serait pas beaucoup mieux qu'ils me forcent à nourrir la veuve du défunt et même à élever ses enfants ? Ça, ça serait juste, ça serait une loi correcte !

Rachel de Queiroz : Jean Miguel (1932)
Traduction de Mario Carelli (1984)
Aux Editions Stock


Jangadeiro (1943)                               Retirantes (1952)
Deux eaux-fortes de Raimundo Cela
(1890-1954)

2014/06/21

Zélia Gattai : Un chapeau pour voyager

« Élevée et éduquée dans l'ambiance d'un monde sans frontières, je n'ai jamais fait de distinction de race ou de couleur : j'ai appris à juger les hommes d'après leurs mérites » (Zélia Gattai)

Quand Jorge et Zélia sont présentés l'un à l'autre, c'est un peu comme un début de conte de fée, puisque c'est lors d'un bal donné à São Paulo, en janvier 1945, que l'écrivain déjà mondialement connu et la fille du peuple échangent leurs tout premiers mots, avec un éclat dans l’œil et des sourires plein la bouche. Ils sont alors âgés d'une trentaine d'années, vivent séparés d'avec leur conjoint respectif et ont un enfant chacun sur les bras ; elle est anarchiste, il est communiste : ils sont donc faits pour s'entendre à merveille, ce qu'ils firent durant 56 ans.

Dans ce deuxième volume de ses Mémoires, Zélia retrace la période allant de 1945 à 1947 sous l'angle de sa vie privée (rencontre avec Amado, quotidien du couple, découverte de la belle-famille) et sous celui des événements politiques nationaux (chute du dictateur Getúlio Vargas et arrivée au pouvoir d'un ancien militaire, Eurico Gaspar Dutra, lequel commença par démocratiser un peu le pays, avant que d'ouvrir à nouveau la chasse aux cocos, alors en pleine ascension. Considéré comme une maladie qu'il fallait éradiquer, le Parti fut bientôt déclaré illégal et ses membres, dont le député Amado, contraints à l'exil ou à la clandestinité).
Tout cela nous est ici raconté avec beaucoup de légèreté, en 304 pages et 207 souvenirs, la plupart assez plaisants à lire, mais l'ouvrage vaut surtout pour le double portrait d'Eulália et João, les parents d'Amado. On y découvre en effet un homme et une femme de fort caractère : l'une plutôt exubérante, bavarde et malicieuse, ayant toujours une histoire plus ou moins vraie à raconter à sa bru ; l'autre, un peu plus taciturne, drapé dans son orgueil de vieux fazendeiro ayant jadis lutté pour la conquête de la terre... Un père et une mère pour lesquels Jorge Amado a bien évidemment le plus grand des respects, desquels il s'est inspiré pour bâtir de nombreux personnages de romans, et qui vérifient surtout l'adage selon lequel les chiens ne font pas des chats.

Un certain sourire...

En extrait ci-dessous, l'un des derniers chapitres du livre, où il est question de l'Etat policier d'Eurico Dutra, le même genre de régime qui nous pend peut-être au nez dans un avenir plus ou moins proche :

Une visite à l'aube

[...] J'étais fatiguée et profondément endormie quand je fus tirée de mon sommeil avant l'aube par les aboiements répétés de Chuli et un bruit de voix tout près de la maison. J'entendis parler Seu Antônio :
« Le dôctor Amado n'est pas là... Il n'y a que sa femme et le bébé... »
Que pouvait-il bien se passer ? Des coups à la porte me firent trembler...
« Ouvrez la porte ! Police ! »
Je m'habillai en toute hâte tandis que les coups se faisaient de plus en plus violents :
« Ouvrez ou on enfonce la porte !... »
Trois hommes firent irruption dans la maison, revolver au poing, deux autres restèrent dehors pour surveiller.
« Où est-ce qu'il est ? » crièrent-ils, en pénétrant dans toutes les pièces. « Où est-il planqué ? »
Ils cherchaient partout sans se gêner dans les armoires, sous les lits, derrière les portes. Je me collai instinctivement à la porte de ma chambre.
« S'il vous plaît, dans cette pièce, il y a un bébé qui dort. »
Ils me repoussèrent brutalement et entrèrent, persuadés que Jorge se trouvait caché là.
« Sors d'ici, ordure ! »
Effrayé par le bruit, le petit se réveilla et se mit à pleurer. Je le sortis du berceau et le serrai contre moi.
Le plus sauvage des trois m'interrogea directement :
« Où est-ce qu'il est ?
- En Europe », répondis-je.
Où avais-je trouvé autant de sang-froid ? Je me sentais calme. Je ne devais ni ne voulais discuter avec ces forcenés. Je leur fis une seule question :
« De quelle police ?
- Police d'Etat de Rio », répondit la brute.
Sur le mur au-dessus de notre lit, était accroché un dessin de Flavio de Carvalho, un très beau nu. Un des flics attira l'attention de ses collègues :
« Regardez cette cochonnerie ! Quelle indécence ! »
Il arracha le tableau et le jeta par terre, le verre se brisa.
« Bon qu'à la poubelle ! »
Ils continuèrent à tout bouleverser, ils cherchaient maintenant des documents subversifs. Les enveloppes toutes prêtes près des valises furent vidées par terre ; tous ces papiers, qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Ils décidèrent de tout emporter : ils s'emparèrent des sacs d'aliment dans le garage et les remplirent avec toutes les archives de Jorge, y compris des documents précieux : des dizaines de lettres d'écrivains comme Osvald de Andrade, Graciliano Ramos, José Lins do Rego, Erico Verissimo, Mario de Andrade et beaucoup d'autres ; quelques lettres d'écrivains étrangers fameux, parmi lesquelles une de Romain Rolland.
Les valises de vêtements, les caisses de vaisselles et de couverts furent vidées et leur contenu répandu sur le sol. Ils s'intéressaient aux enveloppes de photographies qu'ils regardaient et déchiraient pour ensuite les piétiner. Spectacle ridicule s'il n'avait été effrayant. Ils découvrirent trois petits drapeaux que je gardais, depuis la fin de la guerre, les drapeaux des forces alliées, du Brésil, des Etats-Unis et de l'Union soviétique.
« Regarde le drapeau avec la faucille et le marteau ! Mets dans le sac...
-Pourquoi vous n'embarquez pas les trois ? » me risquai-je à demander.
Ils n'écoutaient pas ; leur attention était maintenant attirée par un poignard au fourreau en argent ciselé, un cadeau que Jorge avait reçu dans le Rio Grande do Sul. La brute tira le poignard hors de son fourreau et m'en montra la pointe :
« Ça, c'est pour ton mari quand il reviendra... Dis-lui qu'on va lui boire son sang... »
Seu Antônio, fidèle, pâle comme un linge, ne me quittait pas d'un pouce. Maintenant ils renversaient les caisses de livres. Ils choisirent au hasard ceux dont la reliure était rouge et les mirent dans le sac... Ayant découvert une grande photo de Jorge, il la déchirèrent délibérément sous mon nez et sortirent en marchant dessus...
Ils s'en allèrent quand les coqs commençaient à chanter au petit matin, emportant toutes nos archives, les livres et le poignards d'argent.
Auparavant, ils avaient donné l'ordre à Seu Antônio d'aller chercher des poules pour eux, mais Seu Antônio n'avait pas bougé. Voleurs de poules par-dessus le marché.

Zélia Gattai : Un chapeau pour voyager (1981)
Traduction de Didier Voïta et Jane Lessa
Editions Stock (1984)

2014/03/15

Spacca : Santos-Dumont et les pères de l'aviation (BD)

Sous-titrée Histoire de Santos-Dumont et des hommes qui désiraient voler, cette BD de 164 pages en noir et blanc retrace les principaux épisodes d'une aventure humaine qui demeura longtemps un rêve avant de devenir réalité : se faire plus léger que l'air, volare nel blu dipinto di blu. Et donc, d'Icare à Louis Blériot en passant par Lilienthal, Farman et Curtiss, ce sont toutes les figures de l'aviation, des plus illustres au moins connues, qui sont ici croquées à bord de leurs fragiles coucous, mais la part du lion revient tout naturellement à Santos-Dumont, un compatriote de l'auteur, lequel mûrissait ce projet depuis bientôt quinze ans, le temps sans doute de maîtriser son sujet.

A la question « Qui a inventé l'avion ? », un américain vous répondra sûrement : « It's the Wright brothers ! », cependant qu'un français vous dira sans doute : « C'est Clément Ader », et qu'un brésilien vous affirmera, la main sur le cœur : « Este é o señor Santos-Dumont ». João Spacca de Oliveira, lui, s'attache à montrer dans cette bande dessinée à quel point les grandes inventions sont presque toujours le fruit d'une aventure collective, chacun n'apportant finalement que sa pierre à l'édifice commun. Non seulement il n'élève pas Santos-Dumont au rang d'héros national, mais il reconnaît volontiers que celui que les français surnommèrent "le petit Santos", en raison de sa taille, est probablement le moins héroïque des pionniers de l'aviation, au vu du temps libre et de l'argent dont il disposait. Le plus riche d'entre-tous, certes, mais pas le moins passionné ni le moins inventif ou le moins glorieux. Ainsi, outre ses nombreux titres et records aéronautiques — en ballon, mono ou biplan —, l'histoire retient également qu'il lança à Paris la mode du Panama mou et qu'il suggéra même au joaillier Louis Cartier de créer la montre-bracelet, autrement plus pratique en vol que la montre-gousset.

Et puisque Santos-Dumont a longtemps séjourné en France, cette BD est aussi l'occasion de survoler le Paris de la Belle Epoque, de naviguer peinard à travers ses rues, ses salons, et d'y croiser certaines des personnalités les plus en vogue de l'époque : Jean Lorain, Sem, le président Loubet, le préfet Lépine, Albert de Dion, etc.





Spacca : Santô e os pais da aviação ©
Editions : Quadrinhos Na Cia © (2005)

Et puis ces quelques photos sportives pour finir en beauté. Elles sont toutes extraites des archives de la BNF, laquelle propose les 36 tomes de la "Collection Jules Beau", consultables en ligne et gratuitement ici :


2014/02/09

Hugo Pratt : Corto Maltese au Brésil (BD)




Là j'ai vraiment regretté ma thune et mon temps ! Déjà que les histoires de ces trois BD ne sont pas des plus passionnantes, mais au format 21x14 (A5) c'est carrément l'horreur : dessins flous, presque approximatifs, textes compressés, couleurs ternes et sans relief... Une grosse déception ! D'autant que le personnage de Corto Maltese, aventurier cynique et désinvolte, ne m'est pas, lui non plus, franchement sympathique... Bref, voili-voilou trois bandes dessinées qu'on ne vous conseille pas. Du tout, du tout.

2014/02/01

Hermann : Caatinga (BD)

Quoi de mieux appropriée que la bande dessinée de l'auteur belge Hermann Huppen pour illustrer les deux billets précédents, puisqu'on y croise là aussi de drôles d'oiseaux et très peu d'oiselles, à savoir les cangaceiros et jagunços du nordeste. Rien que des bonshommes, certains d'entre eux un chouïa rebelles, d'autres plus conventionnels, mais tous le cuir tanné et le caractère bien trempé, moitié voyous et moitié dandys, comme à l'Entropie.
On verra ci-dessous avec quelle maestria Hermann Huppen a non seulement su retranscrire un climat de franche et virile amitié, mais dépeindre également une région du monde dont les paysages passent du vert-tendre au gris-cendre au gré des saisons : celle de la pluie, souvent insuffisante, et celle du soleil, durant laquelle il n'est pas rare de voir la température du sol monter à plus de 50° centigrades, évaporant ainsi en quelques jours toute l'eau tombée au cours des six derniers mois. Et c'est donc au cœur de la caatinga, partie la plus aride et la plus pauvre du sertão, que se déroule l'histoire de cette bande dessinée au scénario sans surprise, car archétypal, mais aux superbes et fascinants graphismes.
D'abord la faune et la flore. Ici cohabitent plusieurs dizaines de variétés de bêtes à poils ou à plumes qui volent, courent, rampent sur la caatinga, et parfois gisent à même le sol lorsqu'il s'agit de l'espèce humaine, cette dernière n'étant visiblement pas la mieux adaptée pour y vivre :

Jacaré (alligator), cascavel (crotale), corrupião (passereau), urubu et ara vert



Un fazendeiro a engagé un jagunço pour tuer le père du caboclo qui vient de lui voler une chèvre. Le caboclo et son frère se vengent aussitôt en abattant l'un des gauchos du fazendeiro, lequel décide alors de massacrer leur famille, etc... :

Caboclo : paysan - Fazendeiro : gros propriétaire terrien - Jagunço : tueur à gage - Gaucho : gardien de troupeau


Le fazendeiro, la fazenda et le jagunço :


Le chef d'une bande de cangaceiros dans laquelle s'enrôlent les deux caboclos :


Une sélection de vignettes qui fleurent bon la testostérone :


L'armée, la milice, la police :


La fuite des cangaceiros à travers la plaine désertique, les sols rocailleux, les broussailles épineuses de la caatinga :


Sans oublier le cortège d'olibrius croisés sur la route de l'exil, poètes, chanteurs et pèlerins mystiques :


Hermann : Caatinga (2001)
Aux éditions Du Lombard