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2015/09/19

C. F. Ramuz : Joie dans le ciel

"Alors ceux qui furent appelés se mirent debout hors du tombeau.
Avec la nuque, ils ont fait aller la terre en arrière ; du front, ils ont percé la terre comme quand la graine germe, poussant dehors sa pointe verte ; ils ont eu de nouveau un corps [...] Et là ils se sont levés, là le soleil leur est venu dessus ; ils voyaient le soleil avec leurs yeux retrouvés, ils buvaient l'air avec une bouche retrouvée. Et, d'abord, ils ont branlé encore un peu, pas solides sur leurs jambes, puis elles se sont affermies : alors ils sont venus, ils sont venus de tout côté..." 

Ça démarre et ça finit comme un livre de zombies, mais ça n'a rien à voir, ou pas grand chose. L'histoire de Ramuz se déroule en effet dans un village de la vallée vaudoise, en Suisse, pays réputé pour l'impérissable beauté de ses paysages de lacs et de montagnes, que l'auteur excelle d'ailleurs à décrire par petites touches imagées :

"L'eau de la rigole avait une petite voix comme quand l'écolier récite sa leçon. L'ombre du sorbier sur le chemin était percée de trous comme une passoire... et l'air bleu, plein de papillons blancs, tremblotait autour des épines blanches."

Et c'est donc par un matin tout baigné de soleil qu'une première fournée de Vaudois reviennent à la vie, puis regagnent leurs demeures, elles aussi remises à neuf. Résurrections d'autant plus miraculeuses que l'aveugle retrouve non seulement la vie mais la vue, que la mère infanticide peut serrer à nouveau dans ses bras l'enfant qu'elle avait noyé, ou encore qu'une nouvelle paire de guibolles est offerte à un vieil amputé. Point commun entre l'aveugle, la mère, le cul-de-jatte et les autres élus : avoir été mis sous terre avec le remords d'avoir péché ou mal agit durant sa vie. Des repentis, donc, à qui l'auteur octroie l'immense privilège de mener une existence telle qu'ils n'osaient la rêver de leur vivant : sous un ciel uniformément bleu, dans un monde où l'on ne vieillit plus ni d'un poil ni d'un cheveu, où nul ne cherche plus querelle à personne ni ne jalouse son voisin, un monde enfin dans lequel ont disparues douleurs et maladies, contingences matérielles et autres entraves de toutes sortes. Soustractions faites, ne restent plus que le bonheur et la paix, des sentiments que les Vaudois apprécient d'autant mieux qu'ils se souviennent du temps précédemment passé sur terre, quand :

"on ne faisait rien à sa guise, on faisait non ce qu'on voulait, mais ce que les choses voulaient ; on faisait et c'était défait, et il fallait recommencer à faire ; et on refaisait, et c'était défait... vous souvenez-vous ? c'était sous un ciel ennemi de nous et jaloux, c'était contre toute la nature. C'était contre la terre fâchée qu'on la touchât, contre la plante ayant ses idées. Contre les animaux, contre les hommes, tous ennemis aussi les uns des autres, jaloux les uns des autres et en guerre toujours. Et l'homme ennemi des animaux, les animaux ennemis des animaux, et la plante ennemie de la plante. Et partout la destruction d'une chose par sa voisine, de sorte qu'on devait tout le temps réparer, tout le temps se défendre, et on passait son temps à s'empêcher d'être détruit..."

Pour eux tous, la vie s'écoule à présent comme un long fleuve tranquille, mais tellement tranquille et monotone que l'ennui commence à poindre et vient bientôt leur mordre l'âme. Il y a d'abord l'amoureux dont l'amour s'estompe à force d'aimer, puis le peintre qui n'éprouve plus le moindre plaisir à peindre sans cesse le même paysage, jusqu'à l'infirme qui, écœuré de bonheur, en vient à regretter son infirmité. Pour eux tous, la vie n'a plus aucun goût ni aucune saveur, car les jours se suivent sans relief ni contraste, identiques à ceux qui précèdent comme à ceux qui suivront, dans un éternel recommencement...
Et puis, par un procédé romanesque un peu biscornu, Ramuz amène ses personnages à côtoyer à nouveau la méchanceté, le malheur, les sombres versants, de sorte qu'après nous avoir fait ressentir à quel point la vie dans le Jardin d'Eden ressemblerait vite à l'enfer, il nous aide peut-être à mieux accepter les épreuves d'ici-bas. Moralité : 

"Il y a eu enfin pour eux tout le ciel quand il y a eu toute la terre de nouveau ; il y a eu pour eux toute la joie quand la souffrance est revenue prendre place à côté d'elle."

Dire de ce livre qu'il me laissera un souvenir impérissable serait mentir. Outre la syntaxe acrobatique et parfois déroutante de Charles-Ferdinand Ramuz, outre aussi son accent biblique un peu gênant aux entournures, on retiendra qu'il véhicule ici quelques images fortes tout en soulevant des questions simples, mais pourtant essentielles, et surtout qu'il m'a donné envie de fouiller un peu son oeuvre, ce qui n'est pas rien.

2015/05/09

Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris

Un réel travail de mémoire devrait davantage consister à évoquer les raisons de la défaite de juin 1940, plutôt qu'à célébrer en grande pompe la Victoire du 8 mai 1945. A quoi bon en effet se féliciter d'avoir triomphé des fascismes, si plus personne ne sait de quoi il s'agit, ni pourquoi et comment ils accédèrent au pouvoir, de Rome à Berlin en passant par Madrid et Paris. Et ce n'est pas non plus s'auto-flageller que de rappeler qu'en 1939 la moitié des Français réclamaient à l'Etat plus d'ordre et plus d'autorité ; aussi qu'une majeure partie des dirigeants de cette époque — hommes politiques de droite, intellectuels, brasseurs d'affaires — avaient des sympathies marquées pour Hitler, Franco ou Mussolini ; et enfin qu'il était devenu monnaie courante d'afficher ouvertement sa haine envers les juifs ou les métèques, aussi les francs-maçons, les fonctionnaires, les communistes, le Front populaire... tous accusés d'être à l'origine des maux dont souffrait la société d'alors. De sorte que l'avènement du régime de Vichy n'est rien moins que le fruit d’un malencontreux hasard, mais bien l'expression d'une volonté, sinon générale, du moins très majoritaire, ne jamais l'oublier.

Ce sont les cinq années parmi les plus troubles de notre histoire, de 1935 à 1940, que retrace ici l'écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg dans ce livre écrit sur le vif alors qu'il résidait à Paris. Tous les principaux événements de la période y sont relatés de manière romancée, mais convaincante, avec en point central les accords de Munich et, au final, les prémisses de la Résistance à l'occupation nazie. On y retrouve quantité de personnages tirés des milieux les plus divers, de l'ouvrier d'usine au député-girouette, dont les attitudes évoluent au fil d'une histoire que tous contribuent à écrire à travers leurs actes ou leur passivité. Ce sont des gens comme vous et moi, avec leurs parts de courage et de conviction, de lâcheté et de compromission... A eux tous, ils dressent le portrait pas vraiment reluisant, mais fidèle, d'une France d'avant-guerre attirée par les sirènes du fascisme ; d'une France qui, ne sachant plus trop où se situait le bien et où se situait le mal, décida d'ouvrir sa porte à la bête immonde.
Et puis, lire la Chute de Paris, c'est aussi replonger en un temps pas si lointain où les rues étaient encore éclairées par des becs de gaz ; où l'on pouvait fumer sa gauldo dans un café en écoutant la TSF ; où les ouvriers et les employés, instruits de qui défendait leurs intérêts, ne défilaient pas le bras tendu au premier rang des ligues d'extrême-droite... mais plutôt le poing levé sous un drapeau rouge.

Ilya Ehrenbourg (1891- 1967)

Extraits :

1935 marqua pour la France un tournant. Le Front populaire, né au lendemain de l’émeute fasciste, devint le souffle, la colère, l’espoir du pays ; le 14 juillet et le 7 septembre — jour des funérailles de Barbusse — un million d’hommes emplirent les rues de Paris ; ils brûlaient du désir de combattre. On leur parlait des élections prochaines, des urnes où tout allait se décider ; mais ils serraient les poings d’impatience. Pour la première fois, le peuple voyait se dresser devant lui le spectre de la guerre ; l’Allemagne avait fait entrer ses troupes dans la Rhénanie limitrophe ; les Italiens soumettaient la malheureuse Ethiopie. La France était gouvernée par des hommes de rien qui craignaient, tout à la fois, les pays voisins et leur propre peuple. Ils se croyaient des stratèges astucieux ; ils disaient des douceurs aux Anglais, nullement sentimentaux, pour ensuite exciter Rome contre Londres. Ces sages étaient des naïfs ; l’un après l’autre, les petits États se détournaient de la France ; et l’heure n’était pas éloignée où elle allait rester seule. L’approche des élections préoccupait les ministres infiniment plus que les destinées du pays. Ils cherchaient à scinder le Front populaire. Les préfets achetaient les hésitants, intimidaient les pusillanimes. Chaque jour voyait naître de nouvelles organisations fascistes. Le soir, les fils de famille parcouraient les quartiers de la capitale au cri de : « À bas les sanctions ! À bas l’Angleterre ! Vive Mussolini ! » Dans les faubourgs ouvriers, on parlait de la révolution prochaine. Le petit bourgeois terrifié redoutait tout : la guerre civile et l’invasion allemande, les espions et les émigrés politiques, la prolongation du service militaire et les grèves.
À tous l’année nouvelle s’annonçait décisive.

***

Le financier Jacques Dessère frisait la cinquantaine : visage légèrement empâté, regard perçant sous les sourcils épais et plantés bas. Parfois ses bajoues, son dos voûté, son teint terreux, maladif, le faisaient paraître beaucoup plus âgé ; d'autres fois on lui aurait à peine donné quarante ans : il avait les mouvements d'un jeune homme, et dans les yeux une étonnante vivacité. Il négligeait sa mise, buvait sec et ne lâchait jamais sa pipe, courte et culottée.
A la différence des autres représentants de l'oligarchie d'argent, Dessère méprisait toute gloire spectaculaire ; il tenait à distance les reporters et les photographes, il se refusait obstinément aux gestes politiques, niait son influence sur les affaires de l'Etat, bien que sans son approbation aucun gouvernement n'eût pu tenir un mois. Dessère préférait rester dans la coulisse. Invisible, avec le concours d'hommes payés grassement et qui lui étaient dévoués, il dictait ses lois, donnait à la politique étrangère son orientation, faisait et défaisait les ministres.

***

La victoire du Front populaire avait jeté l'émoi parmi les philistins. On parlait de grèves imminentes, de crises, de désordres. Ces dames chuchotaient, angoissées : « Depuis ce jour-là, la bonne est d'une insolence !... » Les petits commerçants cachaient leurs marchandises. Les hauts fonctionnaires déclaraient dédaigneusement qu'ils n'obéiraient pas aux nouveaux ministres, ces « califes d'une heure ». Breteuil invita « tous les bons Français » à arborer à leurs fenêtres le drapeau national pour protester contre le Front populaire. Telles façades s'ornaient de drapeaux tricolores, telles autres de drapeaux rouges, et on eût dit que les pierres, de même que les hommes, allaient se jeter les unes sur les autres. Dans les milieux financiers régnait le désarroi ; on parlait de lourds impôts sur le capital, et même de nationalisation des banques. Les capitalistes se hâtaient de faire passer leur argent en Amérique...

***

La carrière diplomatique ne fut pas du goût de Lucien. A la vérité, ses obligations lui prenaient peu de temps, mais il ne savait que faire de ses loisirs. D'un oeil indifférent il regardait les somptueuses façades Renaissance, les étudiants et les mulets. Il ne pouvait vivre loin de Paris et de ses cafés, avec leurs discussions futiles ; loin des potins et des drames, qui lui étaient aussi familiers que son fume-cigarette ou que son lit. Et déjà Lucien se disposait à renoncer à ses beaux émoluments, lorsque les événements d'Espagne vinrent tout à coup l'accaparer. Une fois de plus, cet homme pareil aux signaux de la route que la lumière des phares semble allumer soudain, décida qu'il avait trouvé la vérité.
La rébellion passionna Lucien avant tout par ses effets extérieurs ; il lui semblait parfois assister à la représentation de quelques vieux mystère. Des hommes aux longs visages ascétiques tuaient et brûlaient les mécréants ; certains, brandissant la croix, se fiançaient à la mort ; de partout sortaient de ces êtres difformes : bossus, aveugles et innocents, qui pullulent en Espagne ; des femmes en mantille étreignaient des mitrailleurs et les éventails de dentelle se déployaient au-dessus des grenades. Tout cela était nouveau pour Lucien ; ce bariolage, cette absence de goût, cette emphase le séduisaient.
Il fit la connaissance d'un des dirigeants de la phalange, le major José Guarnez, maigre et taciturne. C'était un frénétique et pourtant un être froid. Il fusillait le jour et prêchait la nuit. Avec stupeur Lucien retrouvait chez cet officier espagnol ses pensées les plus secrètes. José parlait du caractère sacré de la hiérarchie, du sublime de l'inégalité, de la subordination de la foule à l'intelligence, au talent, à la volonté. Et Lucien se rappelait son humiliation à Paris, le butor de l'Humanité, la médiocrité de Pierre, de tous les Pierre, l’arithmétique électorale, sa supériorité méconnue de tous. Les phalangistes s'imposaient par le feu. José écrivait des pamphlets sans compter avec l'opinion des tailleurs ou des terrassiers. Lucien l'avait toujours dit : le vieux monde ne pourrait être renversé que par l'audace de quelques-uns — par un complot. Pour toute réponse, les communistes lui avaient ri au nez ; ils parlaient du l'éducation du peuple, de l'activité des masses. Ils vivaient dans le passé : Marx, la Commune, la démocratie, le progrès... Vieillerie que tout cela ! Ne voyaient-ils donc pas que le marxisme procède de la Déclaration des droits de l'homme, des Encyclopédistes, de la foi dans la science, de cette détestable idée que l'homme est naturellement bon. La société n'est pas un édifice carré comme cette maison, c'est une pyramide ! Le fascisme apporte des normes nouvelles : l'exaltation de la force physique ; au lieu de livres, des records sportifs ; au lieu de rapports et de débats, l'occupation armées des édifices gouvernementaux ; au lieu d'élections, des fusils-mitrailleurs.

***

Il y avait près de deux ans que le Front populaire avait triomphé. Comme disait Dessère, tout était rentré dans l'ordre. Les affaires allaient bien. Les usines étaient débordées de commandes. Dans les magasins les vendeuses ne suffisaient pas à la tâche. Les avis « A louer » avaient disparu : plus d'immeubles vacants. Les économistes saluaient la fin de la crise et prédisaient une longue période de prospérité.
Mais sous ce calme apparent couvait un mécontentement général. Les bourgeois n'avaient pas oublié les grève de juin ; ils ne pardonnaient pas au Front populaire la peur qu'ils avaient eue. Les 40 heures et les congés payés, voilà d'où venait tout le mal : ainsi parlaient non seulement les commensaux de M. Montigny, mais encore bien des petites gens sur la foi des journaux. Et la boutiquière, en annonçant à ses clientes que le savon avait encore renchéri de quatre sous, ne manquait pas d'ajouter : « Que voulez-vous ? Messieurs les ouvriers prennent les eaux !... » « Tas de feignants ! » grondait le fermier en déclarant ses revenus. Les « feignants », pour lui, c'était l'instituteur, les deux employés de la poste et les ouvriers du bourg voisin. A leur tour les ouvriers s'indignaient. La vie augmentait tous les jours et le relèvement des salaires qu'ils avaient arraché deux années auparavant, se trouvait annulé. A tout moment, des grèves éclataient. Les patrons ne cédaient pas. Au vu et au su de tous, les fascistes organisaient des détachements de combat, et les ouvriers se demandaient : « Qui donc nous défendra ? La police ? Elle n'attend qu'une occasion pour régler avec nous de vieux comptes ! » En Espagne, on se battait toujours ; mais la Catalogne était coupée de Madrid, et les ouvriers murmuraient, pleins de rancœur : « On les a livrés aux fascistes... » La trahison, telle une rouille, rongeait l'âme de la nation. Toute la presse parlait du danger de guerre. A Vienne, les divisions allemandes défilaient sur le Ring. On se perdait en conjectures : et maintenant, à qui le tour ? On s'alarmait, on discutait le soir dans les cafés, et puis on s'endormait paisiblement. Le printemps si extraordinairement froid de 1938 trouva Paris tranquille et désemparé, rassasié et mécontent.

***

Comme au début de la guerre en Espagne, Paris était partagé en deux camps. Le « pacifisme » triomphait aux Champs-Elysées : on y maudissait les horreurs de la guerre, on en appelait à l'humanité et même à la « fraternité ». Avec une facilité déconcertante, les gens oubliaient non seulement des paroles tout récemment prononcées, mais encore leurs antécédents, les traditions de leur milieu, les mythes de leur caste. La haine obtuse des « feignants » (c'est ainsi que les fascistes continuaient à appeler les ouvriers) dominait tout. Des officiers coloniaux qui avaient combattu dans le Rif, des durs-à-cuire qu'une vie humaine de plus ou de moins ne troublait guère, juraient maintenant leurs grands dieux que rien ne pouvait justifier une effusion de sang. Des académiciens qui hier encore exaltaient avec morgue la « France invincible » et ne juraient que par le maréchal Foch, affirmaient à présent qu'il était impossible que l'on s'embarquât dans la guerre : les Allemands n'avaient qu'à souffler et toute la ligne Maginot s'écroulerait comme un château de cartes. Et Breteuil, le Lorrain qui considérait comme la plus belle heure de sa vie celle où le premier détachement français était entré dans Metz, Breteuil disait : « La question des frontières passe à l'arrière-plan quand il s'agit de défendre notre civilisation occidentale contre les bolchéviks. » 
Les quartiers riches se vidaient rapidement : les villes d'eaux avaient été délaissées et les villégiateurs alarmés par les nouvelles des journaux avaient regagné la capitale ; mais une fois la mobilisation affichée, la ville fut plongée dans l'obscurité, les bourgeois recommencèrent à quitter Paris ; ils expédiaient leurs familles au loin. Et on vit se ranimer en cette saison insolite les plages et les hameaux dans la montagne [...]
Mais dans les quartiers populeux, on tenait d'autres propos. Là non plus, la guerre ne faisait plaisir à personne ; mais les hommes partaient en silence défendre leur patrie ; le pays était mis au pied du mur, on le savait ; et on ne voulait pas continuer à vivre ainsi.

***

Le gouvernement s'était fixé à Clermont-Ferrand, parce que tout autour ce ne sont que villes d'eaux avec hôtels confortables. Laval resta à Clermont ; les autres ministres avaient arrêté leur choix qui sur Vichy, qui sur le Mont-Dore, qui sur La Bourboule. Tessat jugea plus digne de choisir Royat : c'était là qu'on avait retenu des chambres pour le président de la République.
La spacieuse confiserie A la Marquise de Sévigné regorgeait de monde. Dans la rue les gens se pressaient, attendant qu'une petite table fût libre. Ce qui attirait les réfugiés à la confiserie, ce n'était pas tant le chocolat réputé que la société qui s'y réunissait : après les terribles épreuves traversées, il était agréable de rencontrer des amis, de se retrouver en pays de connaissance. On eût dit que tous les cafés des Champs-Elysées s'étaient donné rendez-vous ici : le Rond-Point et Marigny, le bar Carlton et le Fouquet's.
Madame Montigny, suffoquant de chaleur et de chagrin, racontait :
— Une semaine avant la catastrophe j'ai dû rentrer à Paris : mon mari avait une angine. Et puis nous avons eu bien du mal à repartir. Quel voyage affreux ! Près de Nevers il a fallu abandonner notre Cadillac : plus d'essence. Une espèce de filou nous a conduits jusqu'à Vichy. Mais j'espère que ma voiture est intacte.
A une autre table, un auteur dramatique en vogue se lamentait :
— La première avait été fixée au seize... Et le dix, tout à commencé... Maintenant on ne sait plus quand s'ouvrira la saison théâtrale...
Un boursier criait à son interlocuteur, un sourd qui tenait un cornet acoustique :
— Sans avoir les cours de New-York, il est difficile de dire quelque chose de précis. Mais, à votre place, j'attendrais pour vendre... Quand tout se calmera, ces valeurs remonteront.
Dessère entendait tous ces récits, ces lamentations, ces prophéties, et souriait amèrement. Ces gens n'avaient pas encore compris ce qui était arrivé ; ils croyaient qu'au bout d'une semaine ou d'un mois la vie d'autrefois reprendrait.

Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris (1941)
Traduction d'Alice Orane et Marguerite Liénard (1944)
Aux Editions d'Hier et Aujourd'hui


2014/03/23

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent (Tome 2 : Portrait de Rodrigo Cambará)

On avait quitté à regret la famille Cambará à la toute fin du 19ème siècle, on retrouve avec joie Rodrigo, le cadet des enfants, au début du 20ème. On avait littéralement dévoré l'épopée du tome 1, on a péniblement franchi le cap des 100 premières pages du tome 2 avant que d'être à nouveau comblé par les 500 suivantes. Le rythme est ici plus lent, moins épique que dans le premier volume, puisqu'il s'agit cette fois-ci d'une chronique : celle d'une époque (entre 1909 et 1920), d'une ville (Santa Fé) et d'un santafessien : Rodrigo Cambará.
Qui est Rodrigo Cambará ? Un homme aux multiples facettes. Jeune diplômé de la faculté de médecine de Porto Alegre, il est sans aucun doute plus cultivé que son père, le fazendeiro Licurgo, et apparemment plus raffiné que son frère, le gaucho Toribio. Il est également épris d'art, de culture, de progrès, d'idées sociales et politiques, enfin c'est du moins l'image de lui qu'il veut donner à voir et d'abord à lui-même. Mais lorsque le vernis craque, et il n'est pas rare qu'il craque, on découvre une sorte de bobo avant l'heure, de bourgeois-bohème qui sous des dehors altruistes se révèle égocentrique, de dandy de province dont les grands principes évoluent au gré des opportunités, qui veut être généreux mais n'est que charitable, se veut aussi époux fidèle mais ne peut s'empêcher de courir les jupons, tout comme le font d'ailleurs son père et son frère. Il se dessine alors au fil des pages une personnalité riche, complexe, forcément "imparfaite", et cependant pas antipathique du tout, et même plutôt attachante, peut-être parce que l'auteur s'attache à montrer, sans jamais le juger, combien il est difficile de vivre pour Rodrigo Cambará, déchiré qu'il est entre ce qu'il veut et ce qu'il peut. De sorte qu'à travers ce portrait, Erico Verissimo nous offre l'analyse psychologique d'un homme en quête de pouvoir à la fois réel et figuré, politique et ontologique. Quelles sont en effet les motivations inconscientes, inavouées, inavouables de Rodrigo Cambará, candidat à la députation ? Que cache-t-il derrière ses nobles discours, ses belles pensées, ses bons sentiments affichés ? Et sa vie publique, honorable et respectable en façade, a-t-elle seulement pour vocation d'embellir une vie privée dont il n'est au fond pas fier, manière pour lui de dissimuler à ses yeux et à ceux d'autrui des comportements qu'il ne peut assumer ? Beaucoup de questions, peu de réponses ! Aussi, pour nous aider à mieux cerner son personnage principal, Erico Verissimo portraiture-t-il également toute une galerie de seconds rôles plus contrastés les uns que les autres, comme par exemple Pepe Garcia, un vieil anarchiste espagnol, par définition hostile au pouvoir, et le capitaine Rubim, un disciple de Nietzsche, du Surhomme et de sa volonté de puissance. On y croisera aussi, sur fond de lutte électorale, un maire despotique et un prêtre libéral, une épouse ultra-soumise, une tante autoritaire et encore bien d'autres personnages, mais on ne saura malheureusement jamais qui est vraiment Rodrigo Cambará, puisque Albin-Michel n'a pas jugé bon d'éditer le troisième tome du Temps et du Vent, dans lequel est pourtant retracée toute une partie de sa vie. Frustration. Un peu comme si La Divine Comédie était amputée du Paradis, ou l'Anneau du Nibelung du Crépuscule des dieux

Extraits :

Une nuit de décembre 1909, cependant que Rodrigo et son frère Toribio se demandaient quel sens donner à leur vie, tout en s'amusant à tirer sur des boîtes de conserve sur la place de Santa Fé :

Une silhouette approchait.
- Qui est-ce ? demanda Rodrigo.
- L'Espagnol.
Don Pepe Garcia ouvrit les bras et s'écria :
- Que c'est beau ! Les deux frères ensemble, à parler. J'ai cru à un duel. J'ai entendu les tirs. Qu'est-ce que c'était ?
Il les embrassa chaleureusement.
- On s'exerçait à tirer.
- Mais pas sur cibles humaines !
- Non. Juste sur une vieille boîte.
- Pourquoi ne pas garder les balles pour les crânes humains ? Pour la rédemption de l'humanité il faut abattre des crânes, beaucoup de crânes.
Rodrigo contemplait Pepe Garcia avec sympathie. Il aimait ce type d'homme décharné et efflanqué comme un don Quichotte, cette tête cuite, oblongue et d'aspect dramatique, aux yeux enfoncés, noirs et vifs, moustaches aux pointes tombantes et barbiche pointue comme une lance. Il appréciait surtout sa voix riche d'inflexions, bien placée, grave et théâtrale, qu'il savait utiliser avec saveur et à-propos, l'aidant des gestes de ses belles mains fines qui avaient aussi leur éloquence. [...]
Rodrigo se leva et prit affectueusement Pepe par le bras.
- Pepe, il nous faut secouer cette ville de son marasme.
- D'accord, hombre !
- Dans un mois au plus tard, je lance le journal. Je commence par un article de fond qui met Trindade [le maire de Santa Fé] en poussière. Je m'attaque aussi au militarisme. Je peux compter sur toi ?
- Bien sûr, hombre, j'aime la bagarre. Je suis comme ce type qui en arrivant quelque part demandait : « Il y a un gouvernement ? Si oui, je suis contre. »
Rodrigo, de nouveau, regardait les étoiles.
- Don Pepe, si Dieu apparaissait soudain là-haut ?
- Dieu n'existe pas.
- Bon. Il ne s'agit pas de savoir s'il existe ou pas. Supposons qu'il existe. S'il te disait : « Pepe, tu peux me demander quelque chose. » Qu'est-ce que tu lui demanderais ?
Le peintre leva la tête vers le ciel.
- Quitte le ciel, hombre ! N'aie pas peur. Voilà ce que je veux : descends. Ne reste pas caché chez toi, à fuir tes responsabilités. Viens un peu voir les injustices de la société bourgeoise, la misère et la faim du peuple, le mercantilisme de ton Eglise et l'hypocrisie de tes prêtres. Viens un peu voir le monde que tu as fait.
Rodrigo riait en secouant la tête. Pepe restait immobile, les yeux levés, comme attendant une réponse de Dieu.
- Ce n'est pas cela, Don Pepe. Je voulais une demande plus modeste, qui n'oblige pas le Créateur à changer ses habitudes.
- Bon. Je lui demanderais la victoire de l'anarchisme. Mais je ne crois pas qu'il me l'accorderait. Il est réactionnaire !
Dieu réactionnaire ! Rodrigo éclata de rire. Toribio souriait à peine, un peu distrait.
- Vous êtes comme des gosses.
C'était maintenant Rodrigo qui regardait le ciel.
- Eh bien, moi, je lui demanderais une chose très simple et très importante : qu'il me donne une longue vie. Le reste, je m'en charge.
- Et que veux-tu faire de ta vie ? demanda Don Pepe sur le ton sévère d'un inquisiteur.
- Une belle vie.
- Et qu'est-ce que c'est, une belle vie ?
- Une vie de plaisirs et en même temps de bonté, de beauté.
- Des mots, des mots et encore des mots ! Il faut définir plaisir, bonté, beauté.
- C'est pas fini toutes vos âneries ?
- Tais-toi, malheureux ! grogna Don Pepe sans même regarder Bio. Allez l'ami, il faut définir.
Rodrigo lui saisit les bras avec force.
- J'ai besoin de définir le mot plaisir ? Qu'est-ce qui donne du plaisir dans la vie ? Aimer... manger, bien boire, bien s'habiller... les joies spirituelles, écouter de la bonne musique, faire de bonnes actions, lire de bons livres, avoir de bons amis et, avant tout, la sensation d'être aimé, admiré et respecté. Hein, Don Pepe, je dois continuer à définir ?
- Plaisirs typiquement bourgeois.
- Et la bonté, dis donc ! Mener une vie de bonté et de beauté, ça signifie vivre harmonieusement, pas égoïstement, une vie avec des actes et des pensées altruistes, pitié pour les malheureux, les faibles et les opprimés. Tout à l'heure je disais à Bio que je voulais faire médecine pour les pauvres, que je voulais fonder un hôpital de charité. Et je veux délivrer cette ville de son tyran. Si faire tout cela ce n'est pas mener une vie de bonté et de beauté, alors je ne sais plus rien.
Il attendit l'approbation de l'autre. Ce dernier se taisait. Il tira de sa poche du papier et du tabac et commença à faire une cigarette avec ses doigts fins et nerveux. Rodrigo attendait.
- Alors, Don Pepe, satisfait ?
L'artiste regardait l'église.
- Tu es irrémédiablement bourgeois. Ton idée de bien-être social repose sur la charité, la répugnante charité chrétienne. Con ! Il faut faire la révolution, et pas des hôpitaux de charité. — Il cracha avec dégoût. — Le mot charité me fait vomir.
- C'est pourtant la plus belle des vertus chrétiennes.
- Merde pour le christianisme.
Rodrigo le frappa dans le dos.
- Ton nihilisme est de façade. Je ne crois pas qu'un homme comme toi, un artiste sensible, un peintre, un poète des couleurs puisse vivre sans une croyance.
Don Pepe roula sa cigarette, l'alluma, souffla une bouffée.
- Qui t'a dit que nous les anarchistes nous n'avons pas de croyance ? Oui, monsieur, tout comme vous les catholiques, nous avons même un credo.
- En voilà assez, protesta Bio. Nous allons faire quelque chose d'utile. Pourquoi ne pas aller boire quelques bières dans la pension de la vieile Tucha ? Je tirerais bien un coup, pour entrer directement dans le nouvel an.
On ne lui prêta pas attention. Rodrigo s'intéressait au credo de Don Pepe. L'Espagnol retira sa cigarette, recula de deux pas et, d'une voix claire et lente, il récita :
- Je crois en le Socialisme révolutionnaire Tout-Puissant, fils de la Justice et de l'Anarchie, qui est et a été poursuivi par toutes les polices bourgeoises, est né au sein de la Vérité, a souffert sous le pouvoir de tous les gouvernements, qui l'ont maltraité, bafoué et déporté. Il est descendu dans les cachots ténébreux d'où il est venu émanciper le prolétariat, et il est assis dans le cœur des associés. De là il jugera ses ennemis. Je crois en les grands principes de l'Anarchie, la Fédération et le Collectivisme, je crois en la Révolution sociale qui rachètera l'Humanité de tout ce qui la dégrade et l'avilit. Amen.
- Amen, répéta Bio. Allons à la pension.
- Et toi, Don Rodrigo, en quoi tu crois ? En le Dieu Tout-Puissant créateur du Ciel et de la Terre, en la sainte Mère Eglise catholique apostolique et romaine ?
- Et pourquoi pas ?
Il avait une conviction plus intime qu'il n'osait formuler à voix haute : Je crois en moi-même. Dieu me pardonne mais je crois en le Dr Rodrigo Terra Cambará.
Don Pepe ralluma sa cigarette, éteinte pendant le credo. Il regarda l'église en face et hurla :
- Merde aux curés ! Merde au souverain pontife !
De la Matriz l'écho lui renvoya ses paroles.
- Xô mico, Don Pepe, dit Bio. Pourquoi tout ce ramage ? Personne n'écoute.
- Mais il faut agiter, hombre, il faut agiter !

Natif de São-Paulo, diplômé d'architecture en 1982, Paulo von Poser...

Quelques chapitres plus tard, tandis que le gouverneur de l'Etat, en pleine campagne électorale, vient faire le tour de la ville et des électeurs :

Don Pepe entra au Sobrado très excité et attira Rodrigo dans un coin.
- Quelle occasion, fils, quelle occasion ! Une bombinette, rien qu'une bombinette, et alors, ay mère de mon âme, quel beau spectacle.
Rodrigo souriait. Les enthousiasmes nihilistes de l'Espagnol l'amusaient. Le peintre avançait et reculait, à pas nerveux.
- C'est que je suis perdu dans cette misérable ville, hombre ! Je me ramollis. Je ne fais rien. Sais-tu ce que disait Bakounine du véritable anarchiste ?
Ah ! Le grand Bakounine avait écrit dans son catéchisme que le révolutionnaire ne doit pas avoir d'intérêts personnels, ni sentiments ni propriété. Il doit se concentrer sur l'unique pensée de la Révolution. Un unique but doit l'intéresser : la destruction. Il méprise la morale. Pour lui est moral ce qui favorise la Révolution. Entre le véritable anarchiste et la société, c'est une lutte à mort, une haine irréconciliable. Il doit toujours être prêt à mourir, à supporter mille tortures et à tuer des ses propres mains quiconque fait obstacle à la Révolution. Toute affection doit lui être étrangère, car les sentiments de cette sorte peuvent retenir le bras.
- Mais comment expliques-tu, demanda Rodrigo, que le grand Tolstoï soit anarchiste et prêche l'amour comme loi suprême de la vie ?
- Tolstoï est un anarchiste modéré. Moi je suis un anarchiste exalté.
Après un moment de réflexion, il ajouta : Mais il faut respecter le petit vieux, con !
Il s'assit théâtralement sur le sofa.
- Ah, une bombinette ! Rien qu'une bombinette !
- On va boire quelque chose, Pepito ?
- Oui, soude caustique.
Bio alla chercher les bouteilles de bière qu'il avait mises à rafraîchir dans le puits. Ils emplirent les verres, trinquèrent au candidat civiliste et à sa proche victoire. Les moustaches couronnées d'écume, ses maigres jambes étendues, Don Pepe prit la parole et entreprit de prouver à ses amis que, en dernière analyse, l'assassinat politique devait être considéré aussi comme un des beaux-arts. Ah ! les beaux attentats de France ! Vaillant, faisant honneur à son nom en jetant une bombe dans le Parlement. Caserio qui abat à Lyon, à coups de poignard, le président Sadi Carnot ! Mais les plus jolis attentats du monde étaient les russes. Alexandre II tué par une bombe nihiliste en 1881. Exalté, l'Espagnol peignait le tableau. Les rues de Moscou sous un ciel funèbre, de plomb à bistre... Le tsar dans sa voiture entourée de cosaques... Tout à coup surgit l'anarchiste qui se précipite en pleine rue avec un objet noir serré sur sa poitrine et se lance aux pieds des chevaux. Un éclair, une explosion terrible et le tsar qui s'en va par les airs avec voiture, cheval, nihiliste et tout !
En 1902, les anarchistes russes liquidèrent Bobollepot, ministre de l'Instruction. En 1903, Bogdanovitch, gouverneur militaire d'Ufa. En 1905, le grand-duc Serge, commandant militaire de Moscou. Et Pepe prononçait les noms des victimes avec le même plaisir qu'un gourmet énumérant des plats : Bobikov, Bogulavski, Sipiaguin... Gouverneurs, ministres, grands-ducs, rois... Quelle magnifique moisson ! Il s'en léchait les babines.
- Et qu'est-ce que je fais, moi, messieurs, qu'est-ce que je fait ? Je bois de la bière à Santa Fé avec les représentants de la bourgeoisie !
Il regarda, désolé, son verre vide, que Bio se hâta se remplir.
- C'est bien, Don Pepe, dit Rodrigo en souriant. Rends un service à la Patrie et à l'Humanité : assassine le Trindade !
L'Espagnol regarda fixement son ami, le sourcil froncé. Puis il fit une grimace de répulsion.
- Trindade ? Trindade est indigne de mon poignard.
Rodrigo se mit à rire, car il savait que le poignard de Pepe Garcia, comme ses bombes, était purement imaginaire.

... Paulo von Poser est un artiste plasticien, céramiste, graveur, sérigraphiste et...

Une discussion théologique de bonne facture et pleine d'humour :

Grand, efflanqué, un peu courbé, le visage d'une pâleur huileuse de séminariste, le nouveau vicaire de Santa Fé avait quelque chose d'adolescent dans la physionomie, bien qu'il eût plus de trente-trois ans. Ses cheveux coupés en brosse et ses grandes lunettes cerclées d'écaille lui donnaient l'air studieux d'un lycéen appliqué. Ses traits étaient réguliers et d'une délicatesse presque féminine. [...] Natif du Minas Gerais, le père Astolfo Neves, d'après les on-dit, avait été rappelé à l'ordre par plus d'un évêque, pour sa dangereuse tolérance quant aux idées. C'était indubitablement un libéral, sans atteindre aux extrémités du légendaire père Romano, qui admettait l'évolutionnisme et lisait passionnément Voltaire, Diderot et Renan.
Après avoir salué les dames au salon, Rubim serra la main au colonel et à Rodrigo en criant jovialement :
- Je vais quitter Santa Fé sans avoir converti le vicaire à ma philosophie !
Il arborait un uniforme d'une blancheur immaculée qui contrastait avec la soutane noire du père. Et Rodrigo se demanda si une même opposition ne régnait pas entre leurs idées. Le vicaire s'assit, croisa ses longues jambes et, par un tic qui lui était particulier, il se tira le lobe de l'oreille en le serrant entre le pouce et l'index.
- J'essayais de convaincre le père, raconta Rubim, que l'homme chrétien, dans sa monstrueuse tentative d'étouffer les instincts, a perdu sa vitalité et ne peut désormais trouver intérêt à la vie qu'en recourant à des drogues telles que la religion, le sport, la morphine, la musique, la littérature, l'art enfin. Ce sont là des alcaloïdes. — Il frappa le dossier de sa chaise en s'exclamant: Voilà ! Dieu aussi est un alcaloïde !
Le vicaire regardait le lieutenant en souriant avec bienveillance. Rodrigo les interrompit pour demander quelle musique ils désiraient entendre.
- Verdi ! demanda Jairo. C'est mon alcaloïde préféré.
Rodrigo passa au salon choisir un disque et bientôt on entendit le prélude du dernier acte de La Traviata. Le colonel ferma les yeux et inclina la tête. Rubim dévisageait le vicaire, provocateur:
- Que dites-vous de ma classification, révérend ? Dieu, le Grand Alcaloïde !
- Bien trouvé ! répondit le prêtre. Pourquoi pas ? Dieu est le baume pour toutes les douleurs morales, le remède pour toutes les maladies de l'âme.
Sa voix, grave et lente, marquée d'une fatigue précoce, était beaucoup plus vieille et animée que le visage. [...]
- Impossible d'accepter l'existence de Dieu sauf par l'aveuglement de la foi, qui est aussi une drogue.
Alfoso tirait avec force le lobe déjà congestionné. [...]
- La Foi n'est que l'un des nombreux chemins qui mènent à la connaissance et à l'amour de Dieu. La révélation est le chemin des élus mais un fanatique de la logique comme le capitaine pourrait arriver à Dieu par les méandres de l'intelligence.
- Absurde ! répliqua Rubim.
Il se leva. Les cheveux en bataille, la dentition dehors, il ressemblait à un hérisson. Il alla au vicaire, lui frappa l'épaule et lui demanda d'un air espiègle :
- Dieu est solide, liquide ou gazeux ? Allons ! Quelle est l'essence de Dieu ?
Jairo, les yeux toujours fermés, secouait la tête comme un pendule, donnant à entendre que cette discussion était non seulement inutile mais inopportune.
Le père ne perdit pas son calme.
- Notre connaissance de l'essence divine est très imparfaite. Nous ne pouvons donc pas déduire l'existence de Dieu de son essence.
- N'est-il pas dit que Dieu a créé l'homme à son image et ressemblance ? demanda Rubim en s'adressant au père mais en clignant de l’œil vers Rodrigo. Dieu doit donc avoir comme nous un corps...
- Dieu n'a pas de corps, répondit le prêtre comme un élève soumis à une interrogation orale, car les corps ont des parties, et en Dieu il n'y a pas composition. Dieu est Sa propre essence, raison pour laquelle Il est simple.
Le capitaine croisa les bras, leva un peu la tête et lança à son interlocuteur un regard qui parut glisser le long de son nez.
- Les docteurs de votre Eglise n'affirment-ils pas que Dieu est composé d'essence et d'existence ?
- Composé ? répéta Astolfo. Pas du tout. En Lui, existence et essence sont identiques.
Rodrigo était étourdi. Il se sentait perdu sur le terrain des idées abstraites et ne cachait pas son hostilité pour les « philosofailles ». Voulaient-ils discuter histoire ? Qu'ils viennent et il disserterait brillamment sur l'Empire romain et les campagnes napoléoniennes ; il pouvait parler des heures de la Révolution française et de ses meneurs. Mais si la discussion prenait le chemin de la métaphysique, il n'était pas plus sûr de lui qu'un navigateur sans boussole sur une mer de brumes.
- Alors, donnez-moi une claire définition de Dieu, demanda l'artilleur et, tandis que le père croisait et décroisait ses jambes, il tirait son pince-nez, embuait les verres de son haleine et les nettoyait méticuleusement avec son mouchoir.
- Dieu ne peut être défini, dit le prêtre en dévisageant tranquillement le militaire. Sa nature ne nous est connue qu'à travers ce qu'elle n'est pas.
Rubim remit son pince-nez et fit une moue.
- C'est confus, père, très confus. Je suis un soldat. J'ai l'esprit mathématique. Je n'accepte pas l'existence d'une chose qui ne puisse être prouvée.
- Bon... murmura l'autre et un instant son regard, un peu perdu, erra dans la salle.
- Mais y aura-t-il des choses que Dieu le Tout-Puissant ne puisse pas être et ne puisse pas faire ?
Jairo protesta :
- Pour l'amour de ce Dieu dont vous discutez, écoutons la musique, la divine musique. Vous discuterez un autre jour.
- Dieu ne peut être un corps, ni se changer lui-même. Il ne peut se tromper...
A chacune de ces assertions, Rubim demandait avec une insistance automatique : « Mais pourquoi ? Pourquoi ? » Le vicaire continuait, sans répondre :
- Dieu ne peut se fatiguer, ni se mettre en colère, ni oublier, ni se repentir... ni s'attrister... ni changer le passé, ni pécher, ni faire un autre Dieu...
- Mais il peut cesser d'exister, non ?
Le prêtre secoua la tête.
- Non. Absolument pas. Dieu est une entité sans accidents : Il ne peut être spécifié par aucune différence substantielle.
- Bravo ! s'exclame Rubim. Votre Dieu, en fin de compte, est plus limité que je ne l'imaginais.
- Je puis aussi ajouter du positif à son propos : Il est ce qui meut et n'est jamais mû.
Jairo tourna la tête et ouvrit les yeux.
- Axiome vieux comme Aristote.
- Pas moins vrai pour autant. Mais laissez-moi continuer... Dieu est l'inamovible qui meut, la cause première et l'origine même de la nécessité. Il est la source de toutes les perfections de l'univers.
Rodrigo pensa qu'il devait mettre son grain de sel.
- Et tout ce qui est mal fait retombe sur le diable.
Comme s'il n'avait pas entendu, Astolfo poursuivit.
- Dieu est bon et en même temps Il est sa propre bonté.
- Cela, c'est trop fort pour un simple capitaine d'artillerie, murmura Rubim. Comparée à cette sorte de métaphysique, la balistique en vient à être un jeu d'enfants.
Il prit le verre de Porto que Laurinda lui tendait. Jairo refusa. Il ne buvait rien. Le père accepta, but une petite gorgée et continua.
- Dieu est intelligent.
Tout à coup animé, il se leva comme pour un discours :
- Et Son acte d'intelligence est Son essence.
- Une belle phrase qui n'éclaircit rien, répliqua Rubim.
L'homme en noir et l'homme en blanc étaient debout, face à face. Rodrigo les observait en souriant. Jairo, les yeux fermés, écoutait le prélude.
- Dieu est immuable car en Lui il n'y a aucune potentialité passive. En somme, Dieu est Vérité.
Rodrigo but une large gorgée de vin et posa une question :
- Le père croit-il, comme Aristote, que l'âme soit localisée dans la glande pinéale ?
- Bien sûr que non. L'âme est présnte partout dans le corps.
Rubim baissa la voix pour demander si l'âme se transmettait par le sperme. Le prêtre fit vigoureusement non de la tête. Dieu créait une âme nouvelle pour chaque nouveau-né. Alors Rubim se frappa la cuisse et vociféra :
- Comment s'explique alors la transmission du péché originel de père à enfant ? Comment ? Si c'est l'âme qui pèche et non le corps et si l'âme n'est pas transmise de père à fils, comment chaque nouvel être peut-il hériter du péché d'Adam ?
- Tirez-vous de celle-là, père ! sourit Jairo.
Le vicaire regardait pensivement au fond de son verre.
- Eh bien, dit-il en plissant les lèvres, saint-Augustin, qui était plus éclairé que moi, était perplexe sur ce point.
Il regarda Rubim, le dévisagea un moment et commença à rire d'un rire lent et grave. Jairo se dirigea vers le vicaire.
- Dieu connaît les choses particulières ou seulement les universelles, les vérités générales ?
Le père n'hésita pas.
- Il est clair que Dieu connaît même ce qui n'a point d'existence, comme... — Il regarda alentour et désigna le portrait de Rodrigo. — Comme l'artiste qui a peint ce tableau le connaissait avant de le peindre.
- Don Pepe n'est pas exactement l'idée que je me fais de Dieu, plaisanta Rubim.
La musique s'était arrêtée et l'on n'entendait plus que le grincement de l'aiguille. Rodrigo courut et mit une valse de Strauss.
- Mais comment Dieu peut-il connaître les contingences futures ? demanda le colonel.
- Parce qu'Il est hors du temps.
- En somme, observa Rubim, dans une position très commode. Une vraie sinécure. Un poste de commande sans supérieurs hiérarchiques et sans patron. Il ne faut pas s'étonner que Dieu se donne le luxe d'être bon et juste et parfait, comme l'assurent les théologiens. Il a carte blanche et est au-dessus de tout tribunal.
Un instant le vicaire écouta le gramophone, remuant la tête au rythme de la valse. [...]
Quand Laurinda vint porter les assiettes de jambon, de pain au caviar et de croquettes, Rubim et le père discutaient des délices de ce monde et de l'autre. Ils cherchaient, sans parvenir à se mettre d'accord, une définition du mot : félicité. Pour Rubim il était synonyme de force, de pouvoir, de victoire. Victoire de l'homme sur le nature, sur la peur et sur les autres hommes. Il ne comprenait pas que l'on trouve du plaisir dans les « actions vertueuses ». Le père mordit une croquette et commenta le thème :
- Voilà où on se trompe. Les actions vertueuses ne peuvent être une fin en soi. Ce ne sont que des moyens.
- Pour quelle fin ?
- Pour arriver à la contemplation de Dieu, qui est la félicité suprême. En ce monde nous ne pouvons voir Dieu en Son essence ni atteindre la véritable félicité. Dans l'autre vie, si nous nous sommes mérité la grâce suprême, nous jouirons du privilège de voir la face du Créateur.
- Dieu a-t-il une face ? demanda Rubim, les lèvres et les dents constellées de caviar.
- Voyons, c'est une figure de langage.
Rubim insinua que Dieu pourrait bien être lui aussi une figure de langage, ce qui fit rire Rodrigo qui faisait circuler les assiettes. Jairo serra cordialement le bras du père et, comme pour conclure, lui déclara avec une ironie paternelle :
- Vous connaissez votre Somme contre les gentils à la perfection. Vous êtes reçu avec félicitations.
Mais Rubim voulut avoir le dernier mot.
- Saint Thomas d'Aquin fut un homme de génie qui chercha des raisons pour justifier sa foi. Il partit de conclusions dogmatiques et se mit à la recherche de prémisses. Il en trouva certaines très habilement, je ne le nie pas. Mais les accepter c'est affaire de foi, non d'intelligence.
Le vicaire sourit et, pour montrer qu'il n'était pas fâché, il frappa légèrement l'épaule du capitaine.

... illustrateur de la dernière édition brésilienne du Temps et du Vent.

Et enfin un passage du dernier chapitre, censé faire transition avec le troisième et dernier tome, hélas resté dans les tiroirs d'Albin-Michel. Il s'agit ici d'une réflexion de Floriano, le fils de Rodrigo Cambará, un jour de 1945, dans le cimetière de Santa Fé :

[...] tout drame individuel, si terrible fût-il, pâlissait quand on le comparait à la tragédie collective que le monde venait de vivre. L'humanité émergeait de la plus sanglante des guerres. Des noms comme Coventry, Rotterdam, Lidice, Hiroshima, Buchenwald et Dachau resteraient dans l'histoire comme les signes noirs des horreurs jamais imaginées par le plus malade des cerveaux.
[...] Récemment, dans un article que Floriano n'avait pas publié ni même terminé, il avait ébauché un parallèle entre horreur antique et horreur moderne. L'antique était celle des histoires que racontait la vieille Laurinda : maisons hantées, cimetières nocturnes, sorcières et âmes de l'autre monde. C'était aussi l'horreur gothique des contes de Poe, Hoffmann et Villiers de l'Isle-Adam : le coeur humain battant de peur devant la Mort et l'Inconnu. L'horreur moderne était la peur de la Vie et du Connu. L'horreur sociale, fruit de la violence et de la cruauté de l'homme pour l'homme.
Après la Première Guerre mondiale, la peur de la faim, du chômage, de la misère, et la peur de la peur même avaient ouvert le chemin à l'Etat totalitaire. Celui-ci à son tour avait industrialisé et rationalisé la peur afin de se fortifier, de survivre et d'amplifier ses conquêtes, tant géographiques que psychologiques. Avec la collaboration de la science, de l'art et de la littérature convenablement dirigés, il avait créé l'Horreur moderne dont les aspects les plus dramatiques étaient le mythe de l'Etat et du Chef. Les ministères de propagande. La police secrète et ses méthodes du torture raffinées. La militarisation de la jeunesse et de l'enfance. Les camps de concentration. Les troupes d'assaut. L'orgueil racial et l'exaltation fanatique du nationalisme. La glorification de la guerre comme le sport des peuples mâles. L'Etat totalitaire avait élevé la délation à la dignité de vertu civique. Mais son exploit le plus monstrueux — et cette prouesse dépassait le songe le plus hallucinant des alchimistes de l'Antiquité — avait été de transformer la personne humaine en un simple numéro, ce qui avait rendu possible d'envisager le massacre de millions d'êtres humains comme une simple opération d'arithmétique élémentaire.
La Deuxième Guerre mondiale avait pris fin depuis quelques mois. Apogée de l'Horreur moderne ! — et l'on voyait déjà que la paix désirée n'était qu'une trêve. On parlait ouvertement d'une Troisième Guerre. Pourtant fumaient encore les fours d'Oswiecim et Birkenau où avaient été brûlés cinq millions d'êtres humains torturés dans les camps et les prisons. Des milliers d'entre eux avaient servi de cobayes pour de cruelles expériences pseudo-scientifiques. En plusieurs points du globe il y avait encore de ces sinistres camps où s'entassaient dans une promiscuité animale hommes, femmes, enfants sans foyer, sans patrie, sans espoir.
A toutes ces horreurs s'était ajoutée l'Horreur atomique. Le 6 août 1945 était né le nouveau dieu effrayant : la Bombe. Dans les décombres d'Hiroshima errait une population de fantômes. C'étaient les survivants de l'explosion. Créatures dans le corps desquelles la radiation avait fait éclore d'étranges fleurs purulentes, les plus horribles ulcérations. Des êtres humains rendus stupides par le choc, tremblants de fièvre, perdant leurs cheveux, gencives en sang, brûlés, déformés, stérilisés, affreux...
L'Etat totalitaire avait désintégré la personne humaine. Les physiciens avaient désintégré l'atome. Une troisième guerre désintégrerait le monde. Mais peut-être, pensait Floriano, le monde n'était-il qu'un numéro dans les archives de Dieu.

Erico Verissimo : Le Temps et le Vent - Le portrait de Rodrigo Cambará (1951)
Traduction française : André Rougon (1997)
Editions Albin Michel

2013/12/29

J.M. Machado de Assis : Dom Casmurro

« Chez Machado de Assis, conteur né, le mélange d'humour léger et de scepticisme délibéré donne à chaque roman un charme tout spécial » (Stefan Zweig)

Malgré ses 325 pages et ses 148 chapitres, ce roman de Machado de Assis peut se résumer en quelques mots : le narrateur, un quinquagénaire blasé, pour se désennuyer, se décide à raconter certains épisodes de sa vie, à commencer par sa conception, puisque sa mère, Dona Maria da Gloria Fernandes Santiago, après avoir accouché d'un enfant mort-né, promit à Dieu, s'Il lui accordait la grâce d'avoir un fils, d'en faire un serviteur de Sa très sainte Eglise. Et comme l'enfant qui lui vint peu après fut un bébé de sexe mâle, elle honora sa promesse en l'éduquant dans cette seule optique : jouets liturgiques, livres pieux, messe le dimanche et cellule monastique bien évidemment réservée au séminaire de São José... Seulement, c'était sans compter sur la volonté personnelle d'un adolescent de 15 ans à l'heure de ses premiers émois, et c'était oublier un peu vite les sentiments amoureux que Bentinho commençait à nourrir à l'égard de Capitou, sa jeune et jolie voisine...

Bento parviendra-t-il à contrecarrer un destin tout tracé par sa mère ? Fera-t-il de Capitou sa chère et tendre épouse ? Suivant quel stratagème, avec quels soutiens et quelles complicités ? Capitou est-elle vraiment celle qu'il croit qu'elle est, ou bien n'est-ce pas plutôt l'amour qui l'aveugle ? Voilà, en gros, de quoi il retourne dans ce roman d'un conteur-né, au style bien léché et à l'humour léger — Zweig a raison. Sauf que la légèreté de Machado de Assis confine parfois à de la superficialité, son humour à du cynisme, et son style soigné à une forme de dandysme littéraire. De sorte que cette lecture m'a été tout à la fois agréable et pénible, et qu'elle me laisse finalement l'impression d'avoir été convié à déguster des feuilletés Fauchon dans un salon bourgeois, le cul coincé sur un fauteuil Empire, entouré de personnages ni attachants ni repoussants, mais simplement transparents...
On regrette surtout que l'auteur aborde ici des questions de fond — notamment la prépondérance de la religion dans la société brésilienne à la fin du 19ème siècle, ou encore l'opposition entre déterminisme familial et libre-arbitre — qu'il les aborde mais avec des pincettes à sucre, sans jamais vraiment les saisir à bras-le-corps, ni prendre parti, me laissant ainsi sur ma faim, c'est dommage.

Enfin, par un curieux hasard de l'Histoire, le siège de l'académicien Joaquim Maria Machado de Assis sera occupé 64 ans plus tard par un certain Jorge Amado de Faria, lequel Amado déclara en 1961, lors de son discours de réception à l'A.B.L., ce qu'il avait déjà dit de son prédécesseur, en 1941, et donc de manière moins "académique", dans Le Bateau Négrier, la Vie d'un Poète :

[...] Le romancier de Dom Casmurro était un métis, qui, de très basse origine, désirait avant tout s'élever dans l'échelle sociale. Cette classe supérieure [...] était pour le métis carioca la seule chose belle et désirable. Il considérait comme la victoire de sa vie de s'intégrer à cette classe et d'en être le chef de file [...] Machado, homme de faible nature, mettait ses sentiments en sourdine. Non seulement il ne mentionna jamais les grands problèmes de l'époque, mais il oublia aussi, c'était son caractère, ses petits détails sentimentaux, ce qui dénote [...] une idolâtrie pour une classe sociale qui l'éblouissait. Il ne s'éleva pas à force d'audace, en s'imposant comme un égal, en réclamant une place due à son talent. Il quémanda sa place, dans une démarche faite de tristes flatteries, de mesquineries, de silences et de réticences. Cet homme au talent remarquable avait de petits sentiments où n'entrait que l'amour de lui-même. Il voulait parvenir à une place importante dans la classe dominante, mais cela sans blesser personne [...] Même parvenu à son but, entouré de respect et d'admiration, reconnu par tous, il ne se sentait pas en sécurité. Sa voix ne s'élève jamais, elle reste toujours en sourdine, et même si c'est une belle voix, elle est, sur beaucoup de points, une voix stérile. Aucun des grands hommes de notre patrie ne nous donne une telle impression de peureuse neutralité que le romancier carioca. On dit qu'il est timide, mais c'est un adjectif bien faible. Il est peureux et même plus que peureux, il est lâche. C'est pour cela que le peuple l'admire mais de loin. Aucun écrivain n'a été moins aimé que cet homme qui aurait pu être le plus grand de tous. Personne ne se retrouve en lui, il a traversé l'histoire politique du Brésil sans en prendre connaissance. Comme si seuls les petits évènements trouvaient un écho dans son cœur. Même son bonheur fut fait de petites choses, petit homme jamais sûr de lui-même. Il se complaisait à rendre hommage à ceux qui ne pouvaient le concurrencer, craignant toujours l'apparition d'un nom qui pourrait l'éclipser. Fier d'être considéré comme le meilleur romancier de langue portugaise de son temps, il gardait un silence prudent sur tous ceux qui auraient pu lui faire de l'ombre. Rien de plus triste dans l'histoire de notre littérature que le spectacle mélancolique de cet homme de talent qui ne croyait pas à la force de ce talent, qui ne participait pas à la défense des grandes causes, qui avait peur de la vie et n'a jamais voulu l'affronter. Une pénombre triste que le soleil ne réchauffe pas.

On ne saurait mieux dire.

Extraits de Dom Casmurro :

[...] Un certificat qui me donnerait l'âge de vingt ans pourrait tromper les étrangers, comme tous les faux-papiers, mais ne me tromperait pas. Les amis qui me restent le sont depuis peu ; les anciens sont tous allés étudier la géologie des cimetières. Quant à mes amies, certaines datent de quinze ans, d'autres de moins, et presque toutes croient à leur jeunesse. Deux ou trois d'entre elles y feraient croire les autres, mais la langue qu'elles parlent oblige souvent à consulter les dictionnaires, ce qui finit par être lassant.


[...] A la maison, je jouais à la messe, — un peu en cachette, car ma mère disait que la messe n'était pas un jeu. Capitou et moi, nous installions un autel. Elle faisait le sacristain, et nous altérions le rituel, en ce sens que nous nous partagions l'hostie ; l'hostie était toujours un gâteau. A l'époque où nous nous amusions ainsi, ma voisine me posait très souvent la question : « Est-ce qu'il y a messe aujourd'hui ? » Je savais bien ce que cela voulait dire, je répondais affirmativement et j'allais demander une hostie sous un autre nom. Je revenais avec, nous arrangions l'autel, nous écorchions le latin et nous accélérions la liturgie. Dominus, non sum dignus... Cette phrase, que je devais dire trois fois, je crois bien que je ne la disais qu'une seule, telle était la gourmandise du prêtre et du sacristain.


[...] Je bondis, et avant qu'elle eût gratté le mur, je lus ces deux noms, gravés au clou, et disposés ainsi :
BENTO
CAPITOLINA
Je me tournai vers elle ; Capitou avait les yeux baissés. Elle les leva aussitôt, lentement, et nous restâmes à nous regarder l'un l'autre... Aveu d'enfants, tu mériterais bien deux ou trois pages, mais je veux être concis. En vérité, nous ne dîmes pas un mot ; le mur parla pour nous. Nous ne fîmes pas un mouvement, nos mains seules se tendirent peu à peu, toutes les quatre, se saisirent, se pressèrent, se fondirent. Je ne notai pas l'heure exacte de ce geste. J'aurais dû la noter ; je regrette de ne pas avoir une note, écrite dès ce soir-là, et que je placerais ici avec ses fautes d'orthographe, mais il n'y en aurait aucune, tant il y avait de distance entre l'étudiant et l'adolescent. Il connaissait les règles de l'écriture, et ne soupçonnait pas celles de l'amour ; il faisait des orgies de latin et ne savait pas ce qu'était une femme.


[...] - Je n'aime que vous, maman.
Il n'y eut pas de calcul dans cette phrase, mais je fus heureux de l'avoir dite, pour lui faire croire qu'elle était ma seule affection ; je détournais les soupçons qui pesaient sur Capitou. Combien n'y a-t-il pas d'intentions perverses qui embarquent ainsi, en cours de route, dans une phrase innocente et pure ! On en arrive à se demander si le mensonge, souvent, n'est pas aussi involontaire que la transpiration.


[...] Escobar ne savait pas seulement louer et penser, il savait aussi calculer vite et bien. Il était de ces têtes arithmétiques de Holmes (2 + 2 = 4). On n'imagine pas avec quelle facilité il additionnait ou multipliait mentalement. La division, qui a toujours été pour moi une opération difficile, était pour lui une bagatelle : il fermait à demi les yeux, les tournait vers le plafond, et murmurait le nom des chiffres : c'était tout. Et cela avec sept, treize, vingt chiffres. Sa vocation était telle qu'elle lui faisait aimer jusqu'aux signes des additions, et il affichait cette opinion que les chiffres en raison de leur petit nombre, étaient plus chargés de sens que les vingt-cinq lettres de l'alphabet.
- Il y a des lettres inutiles et des lettres dont on peut se passer, disait-il. Le d et le t, ont-ils chacun leur utilité ? Ils ont presque le même son. Même chose pour b et p, même chose pour s, c et z, même chose pour k et g, etc. Ce sont des embrouilles calligraphiques. Regarde les chiffres: il n'y en a pas deux qui servent au même usage ; 4 c'est 4 et 7 c'est 7. Et admire avec quelle beauté un 4 et un 7 forment cette chose qui s'exprime par 11. Maintenant double 11 et tu auras 22 ; multiplie 22 par lui-même, cela donne 484, et ainsi de suite. Mais le comble de la perfection, c'est l'emploi du zéro. La valeur du zéro en lui-même est nulle ; mais le rôle de ce signe négatif est justement d'augmenter les autres. Un 5 tout seul c'est un 5 ; ajoute-lui deux 00, c'est 500. Ainsi ce qui ne vaut rien fait valoir beaucoup, ce que ne font pas les doubles lettres, car moi, j'approuve aussi bien avec un p qu'avec deux pp.


[...] Là où le charme et le mystère étaient les plus grands, c'était aux heures de l'allaitement. Quand je voyais mon fils sucer le lait de sa mère, et toute la nature communiant dans le but de nourrir et de faire vivre un être qui avait été néant, mais dont notre destin avait affirmé qu'il serait, et dont notre constance et notre amour avaient fait qu'il finît par être, j'étais dans un état que je ne saurais dire et que je ne dis pas.

J.M. Machado de Assis : Dom Casmurro et les yeux de ressac (1899)
330 pages - Editions Métailié.
Traduit par Anne-Marie Quint.