2014/01/26

José Lins Do Rego : Cangaceiros

« Un  soleil  ivre  de  rage  tourne  dans  le  ciel...  et  dévore  le  paysage  de  terre  et  de  sel »
( Bernard Lavilliers)

Toujours en balade au Brésil, mais cette fois-ci dans un coin perdu de son arrière-pays qu'on appelle ici le sertão, une région semi-désertique où presque rien ne pousse, hormis les cactus, la misère, la famine. Pour qui a le malheur d'y naître et d'y grandir, très peu d'alternative : celle d'émigrer vers le littoral et ses terres plus fertiles, celle de se réfugier dans une espèce de mysticisme millénaro-messianique, ou bien celle de rejoindre une bande de brigands armés jusqu'aux dents, qu'on appelle ici les Cangaceiros, et que l'historien marxiste Eric J. Hobsbawm qualifie quant à lui de "bandits sociaux", à savoir des justiciers au grand cœur, défendant la cause des opprimés, volant aux riches pour donner aux pauvres, etc, un conte hollywoodien auquel nous aimerions tous vraiment croire. Hélas, sous la plume de l'écrivain brésilien José Lins Do Rego (1901-1957), le mouvement Cangaço nous est présenté dans une version moins teintée d'idéal, beaucoup plus nuancée, et donc vraisemblablement plus proche de la réalité.
Certes, le roman de Do Rego traite lui aussi de la question sociale — en évoquant notamment la lutte pour la survie dans un environnement plus qu'hostile, en décortiquant également les raisons qui incitent, ou plutôt obligent, de pauvres paysans à devenir des cangaceiros (lesquels cherchent bien souvent à se venger d'une injustice dont ils ont été les victimes) —, mais il nous montre surtout à quels degrés de violence et de cruauté sont parfois réduits les hommes lorsqu'ils sont embringués dans un irréversible processus de brutalisation. On peut suivre ainsi l'évolution de l'un des personnages du roman qui, d'abord réticent à piller, violer ou assassiner, se laisse entraîner presque malgré lui dans la barbarie, puis y trouve bientôt du plaisir et se découvre un beau jour incapable de ne plus rien faire d'autre. Intéressante à suivre aussi la manière dont sont colportés les "exploits" des cangaceiros au sein de la population et comment celle-ci les perçoit: tantôt avec respect et admiration, tantôt avec horreur et crainte, selon que leurs crimes sont enjolivés ou bien exagérés. Enfin, puisque José Lins Do Rego, par souci d'impartialité, retranscrit également la férocité répressive des forces gouvernementales, ou encore celle des milices à la solde des fazendeiros, puisqu'il consacre aussi une grande partie de son livre à Joséfina, la mère du chef des cangaceiros, qui, d'avoir enfanté ce monstre de cruauté, devient folle à lier et finit par se pendre au bout d'une corde, puisqu'un autre de ses personnages, le capitaine Custodio, ne vit plus que dans l'espoir de voir venger la mort de son fils assassiné des années plus tôt... bref, puisque José Lins Do Rego nous décrit le sertão des années 30 dans toute sa rudesse et son aridité, nous aurions là un livre si monotone et si désespérant qu'on n'en viendrait jamais à bout s'il n'était heureusement éclairé par l'histoire d'amour entre Alice et Bentinho, le frère cadet du chef des bandits, le seul et unique membre de la famille Vieira qui, finalement, échappera au massacre.

Les premières lignes :

La vieille Joséfina était là depuis plus de deux ans déjà. Elle avait été chassée de Pedra Bonita par la furie des soldats venus pour détruire la retraite du Saint. Et elle était restée là, après un long voyage à travers la brousse avec son fils Bentinho. Ils avaient marché des lieues et des lieues, comme des émigrants, allant de ferme en ferme, demandant de-ci de-là un bol de farine pour ne pas mourir de faim, épuisés, les pieds ensanglantés par les épines, les yeux creusés par la souffrance. Au moment de la fuite, avant de se replier vers le maquis avec ses hommes, son fils Aparicio lui avait dit : «Mère, Bentinho va te conduire à la Roqueira, il y a là une ferme qui appartient au capitaine Custodio, tu pourras y rester.»
[...] Le chef s'était arrêté de parler et la vieille Joséfina lui avait seulement dit :
  - Mon fils Aparicio, Dieu t'a envoyé pour que notre famille sache que la malédiction n'a pas cessé. Ton fusil n'est pas plus puissant que le rosaire du Saint. Ta  force fait trembler le sertão. C'est la force des maudits de notre race, la race de ton père que la terre va manger. Toi, Aparicio, jamais plus tu ne t'arrêteras. Laisse-moi, mon fils, laisse-moi ces dernières années de ma vie, je veux vivre jusqu'au bout, je veux porter cette croix sur mes épaules. Va au Saint pour attraper un peu de sa force, Aparicio. Ta force à toi est la force du sang qui coule dans tes veines, c'est la force de ton grand-père qui était plus dur que le fer. Va baiser la main du Saint, Aparicio. Qu'il passe sa main sur ton fusil, qu'il touche ton poignard, et peut-être comme ça Dieu pourra-t-il entrer dans ton méchant corps.

José Lins Do Rego : Cangaceiros (1953)
Traduit du brésilien par Denyse Chast

A noter qu'une nouvelle traduction du roman est à présent disponible aux Editions AnaCaona sous le titre La Horde Sauvage, de même que sont disponibles L'Enfant de la Plantation et Crépuscules (Fogo Morto), ce dernier titre étant considéré comme le chef d'oeuvre de José Lins Do Rego.

Enfin, parmi une multitude de représentations diverses et variées des Cangaceiros, ces trois peintures :



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