« Un soleil ivre de rage tourne dans le ciel... et dévore le paysage de terre et de sel »
( ► Bernard Lavilliers)
Toujours en balade au Brésil, mais cette fois-ci
dans un coin perdu de son arrière-pays qu'on appelle ici le sertão, une
région semi-désertique où presque rien ne pousse, hormis les cactus, la misère,
la famine. Pour qui a le malheur d'y naître et d'y grandir, très peu
d'alternative : celle d'émigrer vers le littoral et ses terres plus fertiles,
celle de se réfugier dans une espèce de mysticisme millénaro-messianique, ou
bien celle de rejoindre une bande de brigands armés jusqu'aux dents, qu'on
appelle ici les Cangaceiros, et que l'historien marxiste Eric J.
Hobsbawm qualifie quant à lui de "bandits sociaux", à savoir des
justiciers au grand cœur, défendant la cause des opprimés, volant aux riches
pour donner aux pauvres, etc, un conte hollywoodien auquel nous aimerions tous vraiment croire. Hélas, sous la plume de l'écrivain brésilien José Lins Do Rego
(1901-1957), le mouvement Cangaço nous est présenté dans une version
moins teintée d'idéal, beaucoup plus nuancée, et donc vraisemblablement plus
proche de la réalité.
Certes, le roman de Do Rego traite lui aussi de la
question sociale — en évoquant notamment la lutte pour la survie dans un
environnement plus qu'hostile, en décortiquant également les raisons qui
incitent, ou plutôt obligent, de pauvres paysans à devenir des cangaceiros
(lesquels cherchent bien souvent à se venger d'une injustice dont ils ont été
les victimes) —, mais il nous montre surtout à quels degrés de violence et de
cruauté sont parfois réduits les hommes lorsqu'ils sont embringués dans un
irréversible processus de brutalisation. On peut suivre ainsi l'évolution de
l'un des personnages du roman qui, d'abord réticent à piller, violer ou
assassiner, se laisse entraîner presque malgré lui dans la barbarie, puis y
trouve bientôt du plaisir et se découvre un beau jour incapable de ne plus rien
faire d'autre. Intéressante à suivre aussi la manière dont sont colportés les
"exploits" des cangaceiros au sein de la population et comment
celle-ci les perçoit: tantôt avec respect et admiration, tantôt avec horreur
et crainte, selon que leurs crimes sont enjolivés ou bien exagérés. Enfin,
puisque José Lins Do Rego, par souci d'impartialité, retranscrit également la
férocité répressive des forces gouvernementales, ou encore celle des milices à
la solde des fazendeiros, puisqu'il consacre aussi une grande partie de son
livre à Joséfina, la mère du chef des cangaceiros, qui, d'avoir enfanté ce
monstre de cruauté, devient folle à lier et finit par se pendre au bout d'une
corde, puisqu'un autre de ses personnages, le capitaine Custodio, ne vit plus
que dans l'espoir de voir venger la mort de son fils assassiné des années plus
tôt... bref, puisque José Lins Do Rego nous décrit le sertão des années 30 dans
toute sa rudesse et son aridité, nous aurions là un livre si monotone et si
désespérant qu'on n'en viendrait jamais à bout s'il n'était heureusement
éclairé par l'histoire d'amour entre Alice et Bentinho, le frère cadet du chef
des bandits, le seul et unique membre de la famille Vieira qui, finalement, échappera
au massacre.
Les premières lignes :
La vieille Joséfina était là
depuis plus de deux ans déjà. Elle avait été chassée de Pedra Bonita par la
furie des soldats venus pour détruire la retraite du Saint. Et elle était
restée là, après un long voyage à travers la brousse avec son fils Bentinho.
Ils avaient marché des lieues et des lieues, comme des émigrants, allant de
ferme en ferme, demandant de-ci de-là un bol de farine pour ne pas mourir de
faim, épuisés, les pieds ensanglantés par les épines, les yeux creusés par la
souffrance. Au moment de la fuite, avant de se replier vers le maquis avec ses
hommes, son fils Aparicio lui avait dit : «Mère, Bentinho va te conduire à la
Roqueira, il y a là une ferme qui appartient au capitaine Custodio, tu pourras
y rester.»
[...] Le chef s'était arrêté de
parler et la vieille Joséfina lui avait seulement dit :
- Mon fils Aparicio, Dieu t'a envoyé pour que notre famille sache que la
malédiction n'a pas cessé. Ton fusil n'est pas plus puissant que le rosaire du
Saint. Ta force fait trembler le sertão.
C'est la force des maudits de notre race, la race de ton père que la terre va
manger. Toi, Aparicio, jamais plus tu ne t'arrêteras. Laisse-moi, mon fils,
laisse-moi ces dernières années de ma vie, je veux vivre jusqu'au bout, je veux
porter cette croix sur mes épaules. Va au Saint pour attraper un peu de sa
force, Aparicio. Ta force à toi est la force du sang qui coule dans tes veines,
c'est la force de ton grand-père qui était plus dur que le fer. Va baiser la
main du Saint, Aparicio. Qu'il passe sa main sur ton fusil, qu'il touche ton
poignard, et peut-être comme ça Dieu pourra-t-il entrer dans ton méchant corps.
José
Lins Do Rego : Cangaceiros (1953)
Traduit du brésilien par
Denyse Chast
A noter qu'une nouvelle traduction du roman est à présent disponible aux Editions AnaCaona sous le titre La Horde
Sauvage, de même que sont disponibles L'Enfant de la Plantation et Crépuscules
(Fogo Morto), ce dernier titre étant considéré comme le chef d'oeuvre de
José Lins Do Rego.
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