2015/06/13

Georges-Emmanuel Clancier : Le pain noir

« Le roman sauve la vie non pas en l'arrachant au temps mais, au contraire, en rendant sensible le mouvement du temps à travers une vie » (G.-E. Clancier)

Premier tome d'une suite romanesque en quatre volumes, le Pain noir retrace l'histoire d'une famille limougeaude dans la France dite de la Belle Epoque, entre la guerre de 1870 et celle de 1914, il y a de ça un peu plus d'un siècle, donc presque rien. 
En ce temps-là, l'espérance de vie d'un nouveau-né ne dépassait pas quarante ans : la vaccination balbutiait, la Sécu n'avait pas encore été inventée, ni les allocations familiales, la retraite pour tous et l'assurance chômage... Les français vivaient alors majoritairement à la campagne : ils étaient paysans pour la plupart, catholiques pratiquants, assujettis à toutes sortes d'autorités parce qu'illettrés, superstitieux, démunis, sans droit et sans recours... Les gosses, que l'on battait au besoin, commençaient à bosser dès avant dix ans pour des salaires de misère... Et les femmes, vieillies avant l'âge, n'avaient bien évidemment pas voix au chapitre. 
C'est donc cette "belle époque", son quotidien vu à travers les yeux d'une petite fille de sept ans au début du roman, Catherine Charron, que nous raconte ici Georges-Emmanuel Clancier. D'abord la vie à la métairie où, pour Cathie et ses frères, aux durs labeurs des champs succèdent quelques joies simples et naturelles, comme par exemple pêcher les gardèches des ruisseaux ou apprivoiser de petits animaux sauvages (ces premières pages rappelleront sans doute de bons souvenirs à ceux qui passaient leurs vacances dans la ferme de leurs grands-parents). Et puis, suite à une embrouille entre le père Charron et son maître, la famille doit migrer vers la ville où tout devient pour elle beaucoup plus difficile, notamment se nourrir, d'autant que deux nouvelles bouches à satisfaire viennent encore au monde. On voit alors la mère Charron, comme la Fantine des Misérables, céder ses longs cheveux contre quelques sous et gagner ainsi de quoi acheter deux ou trois jours de vivres... On voit aussi son époux et ses fils aînés s'exténuer à la tâche comme des bêtes de sommes... Mais on voit surtout grandir Catherine au milieu des siens et, grandissant, perdre peu à peu son innocence sous les coups de boutoir de la vie...

Le pain noir était un pain de seigle aussi dur que la pierre : les pauvres gens le trempait dans une écuelle de soupe-à-l'eau pour le ramollir et pouvoir l'avaler.

Le Pain Noir est un livre que l'on peut situer entre L'Assommoir de Zola et Le pays où l'on n'arrive jamais d'André Dhôtel : à mi-chemin du réalisme et du fantastique. Dommage toutefois que la tendresse de l'auteur pour ses personnages soit presque plus touchante que leur extrême pauvreté, aussi que l'écriture manque de force et qu'au final on reste un peu sur sa faim. Mon avis.

Georges-Emmanuel Clancier

Extrait :

(Francet, l'un des frères de Catherine, s'étant fait une mauvaise blessure à la
jambe, ses parent s'en sont allés prier au pied de la statue d'un saint, mais...)

[...] Ni le saint, ni le printemps revenu ne guérirent Francet. Un après-midi, Catherine vit entrer dans la cour du Mézy une voiture bleue aussi légère et élégante que le tilbury de M. Maneuf : un vieux, grand monsieur en descendit. Il avait un drôle de chapeau. Elle n'en avait jamais vu de ce genre, un chapeau noir qui paraissait dur et ressemblait aux cloches de verre sous lesquelles on plaçait les restes de fromage ou de lard. Le vieillard avait aussi une barbe blanche carrée, une chaîne de montre en or qui sautait sur son ventre lorsqu'il toussait ou parlait. Il paraissait inspirer aux parents un profond respect, de la crainte même.
— Monsieur le Médecin, disait la mère, Monsieur le Médecin, que faut-il faire ?
Le monsieur sévère ne répondait pas. Il passa dans la chambre, se fit montrer la jambe de Francet, la souleva, la palpa. Francet hurlait comme lorsque le guérisseur était venu. Catherine s'était plantée dans un coin, près de la pendule, elle tremblait à chaque cri que poussait son frère. Enfin, le monsieur revint à la cuisine, suivi des parents. Quand ils eurent refermé la porte de la chambre, il entra dans une terrible colère (de frayeur, Catherine s'accroupit derrière la pendule), une colère sans bruit, c'était cela qui était plus épouvantable encore, comme s'il ne voulait pas qu'on l'entendit au loin. Il parlait à voix basse mais on le sentait plein de cris à l'intérieur ; sa bouche s'ouvrait, se fermait, sa barbe tressautait, sa chaîne de montre bondissait sur son ventre et il levait les bras au ciel et les laissait retomber d'un coup et tout cela silencieusement. Les parents baissaient la tête.
Qu'allait-il leur faire ? se demandait Catherine avec angoisse. Les battre, les chasser, les conduire en prison ? il employait des mots bizarres.
— Responsable... s'il meurt ce sera votre faute... Vous m'appelez quand il est trop tard.
La mère se mit à pleurer, elle aussi sans bruit. Quel méchant homme ! Instinctivement, Catherine chercha autour d'elle un bâton pour aller le frapper. Elle n'en trouva pas, et quand elle regarda l'homme, de nouveau, elle le trouva changé. Il s'était assis devant la table, il tirait de sa poche une fiole noire, y trempa une plume et se mit à écrire.
— J'ai bien peur qu'il faille lui couper la jambe, dit-il doucement.
La mère poussa un long gémissement guttural ; le père se précipita derrière elle de crainte qu'elle ne tombât ; elle se pencha sur la table comme si elle eût été blessée.
— Jamais, dit-elle, jamais ; j'aime mieux le voir mort.
L'homme à la barbe blanche se releva, tapa sur l'épaule de la mère.
— Je ne voulais pas vous effrayer, mais que voulez-vous, l'enflure est très laide, le mal a gagné fort loin... Vous savez on vit avec une jambe en moins.
— Jamais, redit-elle.
— Tsst... Tsst... fit l'homme en hochant la tête. Je vais faire l'impossible, ajouta-t-il, mais je ne garantis rien.
Il alla à l'évier. Jean Charron courut chercher une serviette propre, une barre de savon noir qu'il tendit au vieillard, puis il passa de nouveau dans la chambre. Catherine entendit tinter des pièces que le père compta une à une dans la main fine du monsieur. Celui-ci remit son drôle de chapeau sur ses cheveux blancs.
— Faites-le bien manger, dit-il, qu'il ne bouge pas sa jambe malade sous aucun prétexte. Et les remèdes le plus tôt possible.
Il sortit accompagné du père. La mère s'affala sur la table, elle releva la tête lorsqu'elle sentit une petite main sur son cou. C'était Catherine.
— Il est vilain, l'homme, dit-elle.
A sa stupéfaction, la mère fit signe de la tête que non, puis, essuyant ses larmes avec un coin de son tablier, elle dit :
— Non, Catherine, c'est moi et ton père qui sommes des sots.
Elle prit la tête de Catherine entre ses mains ; plongea un regard affolé dans les yeux de la fillette.
— T'as entendu ce qu'a dit le docteur ?
— Quoi ?
— A propos de Francinet.
— Qu'il faudrait lui couper la... ?
— Catherine, écoute-moi, bien, jamais, tu entends, ne répète jamais ça à ton frère, ni à Martial, ni à Aubin. A personne, tu entends, à personne.
Les mains serraient la tête de l'enfant, et les yeux rougis, les yeux hagards, à la fois ordonnaient et suppliaient.
— Jamais, dit la petite.
Puis, quand la mère l'eut lâchée, elle ajouta, songeant au mal de Francet, à cet homme étrange et coléreux qui menaçait les parents et parlait de couper les jambes, songeant encore au mauvais saint, à sa colline d'où l'on découvrait le monde, elle ajouta, si bas qu'elle fut seule à s'entendre :
— Mais enfin, qu'est-ce qui nous arrive là ?

G.-E. Clancier : Le pain noir (1956)
Aux Editions J'ai Lu

Le pain noir (adaptation radiophonique d'Henri-Charles Richard, 1958) :


La fabrique du roi (adaptation radiophonique d'Henri-Charles Richard, 1967) :


2 commentaires:

  1. C'est une merveille.
    J'ai lu ça à 14 ans, sur l'injonction bénéfique de mon prof' de français d'alors.

    Et l'adaptation est splendide, j'ai entendu ça lors de la dernière diffusion voici quelques mois : carrément poignant.

    À part ça, La fabrique du roi est actuellement disponible à la librairie Entropie, dans l'édition Robert Laffont.

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    1. Cette lecture ne m'a pas déçu, mais elle ne m'a pas non plus super-emballé. Je crois que c'est le ton un peu doucereux de l'auteur qui me met mal à l'aise, surtout vu de quoi il est question. En même temps, je suis curieux de savoir la suite de l'histoire et de voir la manière dont Clancier traite les premiers mouvements sociaux...

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