Affichage des articles dont le libellé est citations. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est citations. Afficher tous les articles

2015/09/19

C. F. Ramuz : Joie dans le ciel

"Alors ceux qui furent appelés se mirent debout hors du tombeau.
Avec la nuque, ils ont fait aller la terre en arrière ; du front, ils ont percé la terre comme quand la graine germe, poussant dehors sa pointe verte ; ils ont eu de nouveau un corps [...] Et là ils se sont levés, là le soleil leur est venu dessus ; ils voyaient le soleil avec leurs yeux retrouvés, ils buvaient l'air avec une bouche retrouvée. Et, d'abord, ils ont branlé encore un peu, pas solides sur leurs jambes, puis elles se sont affermies : alors ils sont venus, ils sont venus de tout côté..." 

Ça démarre et ça finit comme un livre de zombies, mais ça n'a rien à voir, ou pas grand chose. L'histoire de Ramuz se déroule en effet dans un village de la vallée vaudoise, en Suisse, pays réputé pour l'impérissable beauté de ses paysages de lacs et de montagnes, que l'auteur excelle d'ailleurs à décrire par petites touches imagées :

"L'eau de la rigole avait une petite voix comme quand l'écolier récite sa leçon. L'ombre du sorbier sur le chemin était percée de trous comme une passoire... et l'air bleu, plein de papillons blancs, tremblotait autour des épines blanches."

Et c'est donc par un matin tout baigné de soleil qu'une première fournée de Vaudois reviennent à la vie, puis regagnent leurs demeures, elles aussi remises à neuf. Résurrections d'autant plus miraculeuses que l'aveugle retrouve non seulement la vie mais la vue, que la mère infanticide peut serrer à nouveau dans ses bras l'enfant qu'elle avait noyé, ou encore qu'une nouvelle paire de guibolles est offerte à un vieil amputé. Point commun entre l'aveugle, la mère, le cul-de-jatte et les autres élus : avoir été mis sous terre avec le remords d'avoir péché ou mal agit durant sa vie. Des repentis, donc, à qui l'auteur octroie l'immense privilège de mener une existence telle qu'ils n'osaient la rêver de leur vivant : sous un ciel uniformément bleu, dans un monde où l'on ne vieillit plus ni d'un poil ni d'un cheveu, où nul ne cherche plus querelle à personne ni ne jalouse son voisin, un monde enfin dans lequel ont disparues douleurs et maladies, contingences matérielles et autres entraves de toutes sortes. Soustractions faites, ne restent plus que le bonheur et la paix, des sentiments que les Vaudois apprécient d'autant mieux qu'ils se souviennent du temps précédemment passé sur terre, quand :

"on ne faisait rien à sa guise, on faisait non ce qu'on voulait, mais ce que les choses voulaient ; on faisait et c'était défait, et il fallait recommencer à faire ; et on refaisait, et c'était défait... vous souvenez-vous ? c'était sous un ciel ennemi de nous et jaloux, c'était contre toute la nature. C'était contre la terre fâchée qu'on la touchât, contre la plante ayant ses idées. Contre les animaux, contre les hommes, tous ennemis aussi les uns des autres, jaloux les uns des autres et en guerre toujours. Et l'homme ennemi des animaux, les animaux ennemis des animaux, et la plante ennemie de la plante. Et partout la destruction d'une chose par sa voisine, de sorte qu'on devait tout le temps réparer, tout le temps se défendre, et on passait son temps à s'empêcher d'être détruit..."

Pour eux tous, la vie s'écoule à présent comme un long fleuve tranquille, mais tellement tranquille et monotone que l'ennui commence à poindre et vient bientôt leur mordre l'âme. Il y a d'abord l'amoureux dont l'amour s'estompe à force d'aimer, puis le peintre qui n'éprouve plus le moindre plaisir à peindre sans cesse le même paysage, jusqu'à l'infirme qui, écœuré de bonheur, en vient à regretter son infirmité. Pour eux tous, la vie n'a plus aucun goût ni aucune saveur, car les jours se suivent sans relief ni contraste, identiques à ceux qui précèdent comme à ceux qui suivront, dans un éternel recommencement...
Et puis, par un procédé romanesque un peu biscornu, Ramuz amène ses personnages à côtoyer à nouveau la méchanceté, le malheur, les sombres versants, de sorte qu'après nous avoir fait ressentir à quel point la vie dans le Jardin d'Eden ressemblerait vite à l'enfer, il nous aide peut-être à mieux accepter les épreuves d'ici-bas. Moralité : 

"Il y a eu enfin pour eux tout le ciel quand il y a eu toute la terre de nouveau ; il y a eu pour eux toute la joie quand la souffrance est revenue prendre place à côté d'elle."

Dire de ce livre qu'il me laissera un souvenir impérissable serait mentir. Outre la syntaxe acrobatique et parfois déroutante de Charles-Ferdinand Ramuz, outre aussi son accent biblique un peu gênant aux entournures, on retiendra qu'il véhicule ici quelques images fortes tout en soulevant des questions simples, mais pourtant essentielles, et surtout qu'il m'a donné envie de fouiller un peu son oeuvre, ce qui n'est pas rien.

2015/08/30

Robert O. Paxton : Le fascisme en action

« Par définition, la vaccination de la plupart des Européens contre le fascisme originel, à la suite de son humiliation et de sa déchéance publiques en 1945, est temporaire. Les tabous de l'époque vont inévitablement disparaître avec la génération des témoins oculaires des faits. De toute façon, le fascisme du futur – réaction en catastrophe à quelque crise non encore imaginée – n'a nul besoin de ressembler trait pour trait, par ses signes extérieurs et ses symboles, au fascisme classique. Un mouvement qui, dans une société en proie à des troubles, voudrait "se débarrasser des institutions libres" afin d'assurer les mêmes fonctions de mobilisation des masses pour sa réunification, sa purification et sa régénération, prendrait sans aucun doute un autre nom et adopterait de nouveaux symboles. Il n'en serait pas moins dangereux pour autant. » (Paxton, 2004)

Très bon livre de Robert O. Paxton à qui l'on devait déjà La France de Vichy, paru en 1973, et dans lequel l'historien new-yorkais démontait pas à pas la légende alors communément admise selon laquelle Pétain aurait joué double-jeu avec l'occupant nazi et mené durant quatre ans une politique dite de "moindre mal". Moindre mal : l'ensemble des lois portant sur le statut des Juifs de France et d'ailleurs, la fin du multipartisme, du parlementarisme et du suffrage universel, aussi la traque faite aux communistes et autres "anti-français", l'interdiction des syndicats et du droit de grève, l'exaltation de la hiérarchie, des chefs et des traditions datant d'avant la Bastille... toutes choses qui en disent long sur les actuels défenseurs du régime de Vichy et d'une politique (de droite) jadis mise en oeuvre par un vieux Maréchal, mais préalablement prônée par une partie des intellectuels, cooptée par les milieux industrio-financiers et finalement acceptée par une fraction de la population française de l'entre-deux-guerres.

Moins sulfureux, mais non moins intéressant, Le fascisme en action s'attache à définir le fascisme et à déterminer son essence sur la base de ses actions concrètes plutôt qu'à l'aune de ses discours ou de sa seule apparence. Et ça change tout. Parce qu'au-delà les grandes cérémonies de Nuremberg, avec feux de joie, retraite aux flambeaux et flonflons d'orchestre en culottes bavaroises, au-delà aussi les stimuli lancés en pâture à la foule depuis un balcon de la piazza Venezia, le fascisme est une mécanique aux rouages autrement plus complexes et perfides que nous ne sommes généralement portés à le croire par paresse et facilité d'esprit. D'où ça vient ? Comment ça marche ? Selon quelles règles et sous quelles conditions ? Voilà ce à quoi répond d'abord l'historien avant de livrer sa propre définition, puis de conclure sur les possibles résurgences... 

Robert O. Paxton

Pour qui n'a pas encore compris que le diable avançait masqué, ces quelques extraits à méditer tranquillement :

«Autre caractère supposément fondamental du fascisme, son esprit foncièrement anticapitaliste et antibourgeois. Les premiers mouvements fascistes affichaient en effet leur mépris pour les valeurs bourgeoises et tous ceux qui ne pensaient qu'à "gagner de l'argent, de l'argent, du sale argent". Ils attaquaient le "capitalisme financier international" presque aussi bruyamment que les socialistes. Ils promirent même d'exproprier les propriétaires de grands magasins au profit d'artisans patriotes, et les grands domaines fonciers au profit des paysans.
Cependant, les partis fascistes qui ont accédé au pouvoir n'ont jamais rien fait pour concrétiser ces menaces anticapitalistes, alors qu'ils ont au contraire mis en oeuvre, avec une violence inouïe et sans le moindre compromis, toutes celles qu'ils avaient proférées contre le socialisme [...] Une fois au pouvoir, les régimes fascistes ont interdit les grèves, dissous les syndicats indépendants, abaissé le pouvoir d'achat des salariés et généreusement financé les industries de l'armement, pour le plus grand bonheur des employeurs.»

«Hitler maîtrisait l'art de manipuler un électorat de masse. Il joua habilement des ressentiments et des peurs des Allemands ordinaires, au cours d'innombrables réunions publiques, rendues plus excitantes encore par la présence de sbires en uniforme, par l'intimidation physique des ennemis, par une ambiance électrique surchauffée, et par des harangues fiévreuses et des arrivées spectaculaires en avion ou en grosse Mercedes décapotable. Les partis traditionnels, eux, s'en tenaient, sans en démordre, aux longs discours argumentés, convenant davantage à un électorat réduit et cultivé [...] Alors que les autres partis s'identifiaient clairement à un intérêt, à une classe ou à une approche politique, les nazis s'arrangeaient pour promettre quelque chose à tout le monde. Ils furent les premiers, en Allemagne, à cibler différentes professions par des promesses sans mesure, sans se soucier de savoir si les unes ne contredisaient pas les autres.»

«Les propagandistes fascistes ont cherché à créer l'image d'un chef solitaire sur son pinacle : ils y ont remarquablement réussi. Cette image d'un pouvoir monolithique fut plus tard renforcée, pendant la guerre, par l'effroi que la machine de guerre allemande suscitait chez les Alliés, ainsi que par l'insistance des élites conservatrices allemandes et italiennes à proclamer, après la guerre, qu'elles avaient davantage été les victimes des fascistes que leurs complices. L'idée que la plupart des gens se font aujourd'hui du règne fasciste est encore influencée par cette représentation.
Les observateurs les plus perspicaces ont toutefois rapidement perçu que les dictatures fascistes n'avaient rien de monolithique ni de statique. Aucun dictateur ne règne sans partage. Il doit obtenir la collaboration, ou au moins l'accord, des différents éléments décisifs du pouvoir — armée, police, juges, hauts fonctionnaires — et des puissantes forces sociales et économiques. Dans le cas particulier du fascisme, qui avait dépendu des élites conservatrices pour accéder au pouvoir, les nouveaux dirigeants ne pouvaient mettre tranquillement ces élites au rancart. L'obligation d'avoir, au moins dans une certaine mesure, à partager le pouvoir avec l'establishment conservateur préexistant a rendu les dictatures fascistes fondamentalement différentes, dans leurs origines, leur développement et leurs pratiques, de celle de Staline.»

«Les signes avant-coureurs bien connus – propagande nationaliste exacerbée et crimes haineux – sont importants, mais insuffisants. Avec ce que nous savons aujourd'hui sur le cycle fasciste, nous sommes en mesure de découvrir des signes avant-coureurs beaucoup plus menaçants dans des situations de paralysie politique lors d'une crise, dans l'attitude de conservateurs à la recherche d'alliés plus énergiques et prêts à renoncer aux procédures légales et au respect de la loi afin d'obtenir un support de masse via la démagogie nationaliste et raciste. Les fascistes sont proches du pouvoir lorsque les conservateurs commencent à leur emprunter leurs méthodes, font appel aux passions mobilisatrices et essaient de coopter la clientèle fasciste.»

«Toute nouvelle forme de fascisme diaboliserait forcément un ennemi, intérieur et/ou extérieur: mais cet ennemi ne serait pas forcément les Juifs. Un mouvement fasciste américain authentique serait religieux, anti-Noirs et, depuis le 11 septembre 2001, de surcroît anti-islamique; en Europe occidentale, il serait séculier et, ces temps-ci, sans doute plus anti-islamique qu'antisémite; en Russie et en Europe de l'Est, il serait religieux, antisémite, slavophile et anti-occidental.»

Et enfin, établie au terme d'une étude comparative entre l'Allemagne hitlérienne et l'Italie musolinienne, la liste de tous les ressorts susceptibles de hisser à nouveau la bête au sommet du pouvoir :

- Un sentiment de crise d'une telle ampleur qu'aucune solution ne pourrait en venir à bout;

- La primauté du groupe, envers lequel les devoirs de chacun sont supérieurs à tous les droits, individuels ou universels, et la subordination à lui de l'individu;

- La croyance que le groupe d'appartenance est une victime, sentiment qui justifie n'importe quelle action, sans limitations légales ou morales, menée contre les ennemis, internes ou externes;

- La peur du déclin du groupe sous les effets corrosifs du libéralisme individualiste, des conflits de classe et des influences étrangères;

- Le besoin d'une intégration plus étroite, d'une communauté plus pure, par consentement si possible, ou par la violence exclusiviste, si nécessaire;

- Le besoin d'une autorité exercée par des chefs naturels (toujours de sexe masculin), culminant dans un super-chef national, seul capable d'incarner la destinée historique du groupe;

- La supériorité des instincts du chef sur la raison abstraite et universelle;

- La beauté de la violence et l'efficacité de la volonté, quand elles sont consacrées à la réussite du groupe;

- Le droit du peuple élu de dominer les autres sans contraintes de la part d'une loi divine ou humaine, la loi étant décidée sur le seul critère des réussites du groupe dans un combat darwinien.

Robert O. Paxton : Le fascisme en action (2004)
Traduction de William Olivier Desmond (2004)
Aux Editions du Seuil

2015/07/05

Paroles de Poilu : Auguste Joux (1876-1953)

« Il ne fait point chaud, mais je n'ai point froid » (A. Joux, le 26 novembre 1914)

Au centre, en tablier et bonnet de boucher :
Auguste Joux - soldat 1ère classe - 56e R.I.T. - 4e Cie

Né en 1876 à Échallon, petit village de moins d'un millier d'âmes situé au pied du Jura, Pierre Auguste Joux avait 38 ans d'âge au déclenchement des hostilités entre la France et l'Allemagne, sa vie était donc déjà bien avancée, sinon déjà faite. 
Établi depuis longtemps à Saint Germain-de-Joux, localité voisine d'Échallon, Auguste menait une existence paisible et joyeuse au milieu des siens. Il venait d'ailleurs de fêter sa treizième année de mariage avec une certaine Marie Azélie Poncet, qu'il aimait encore tendrement, et avec laquelle il avait eu deux enfants, Aline (5 ans) et Paul (12 ans), lesquels ne manquaient pas non plus d'affection. 
La famille Joux était unie, heureuse et relativement aisée pour l'époque : tourneur sur bois de profession, Auguste co-dirigeait avec son frère aîné une scierie hydraulique implantée sur les rives de la Semine, cependant que sa compagne tenait une épicerie dans la Grand'Rue du village.


Et puis vint la guerre, la terrible guerre !
Sonnèrent les cloches et roulèrent les tambours...

Non encore libéré de ses obligations militaires, Auguste redevint soldat sitôt la mobilisation décrétée et les placards bleu-blanc-rouge affichés sur les murs de toutes les villes et villages de France. Il quitta donc son foyer le 2 août au matin afin de rejoindre au plus vite et par ses propres moyens son affectation : le 56ème R.T.I, caserné à Belley. Il y resta quelques jours, le temps d'être équipé de pied en cap, puis fut dirigé vers l'Alsace, lui qui n'avait jamais franchi les frontières du Rhône-Alpes.

Sonnèrent les clairons, roulèrent les canons...

Vingt-cinq mois plus tard, en septembre 1916, Auguste reviendra sain et sauf d'une campagne militaire qu'il aura traversée sans avoir jamais combattu à proprement parler, ni même tiré le moindre coup de feu : chargé de ravitailler en vivres ses camarades dans les tranchées de 1ère ligne d'un secteur assez calme mais non exempt de danger, il passera à travers les balles, les obus, les coups durs, en mettant son intelligence au service de sa survie :

« Tu me dis dans ta lettre que ma mère aimerait autant être privée de me voir, plutôt que je perde mon emploi à cause de la permission. Il ne faut pas qu'elle s'inquiète de cela : je m'arrangerai toujours de façon à me faire remplacer durant mon absence par un homme de la Compagnie qui ne fera pas l'affaire, de sorte que je retrouverai mon emploi dès mon retour. »

Et puis il s'arrangera surtout, après avoir longtemps tergiversé, pour faire réquisitionner sa scierie par l'armée afin d'être placé à sa tête et fournir le Génie en rondins destinés aux abris, manière de contribuer à l'effort de guerre sans plus risquer sa peau. 
En somme, durant ses deux ans passés sur le Front, le soldat Auguste Joux n'aura pas été le plus malheureux des Poilus, mais il aura cependant beaucoup souffert au moral, notamment de la séparation d'avec sa famille, du manque de considération des gradés à l'égard des sans-grades, aussi de la perte progressive de sa foi en l'homme et en la patrie.
Au fil de sa correspondance (un peu moins de 300 lettres), on découvre un homme affectueux et très attentionné, qui allait régulièrement à la messe sans manifester pour autant une grande ferveur religieuse. C'était un émotif qui ne prenait aucune décision sans l'avoir préalablement longtemps mûrie et réfléchie, puis pesée et contre-pesée, quitte à louper une opportunité. Quant à ses considérations sur la guerre, si elles dénotent un sens critique assez bien développé et peu sensible à la propagande, elles donnent surtout à voir et à entendre (cataclysme, boucherie, massacres d'hommes innocents...) le cri d'une génération d'hommes dont l'écho résonne aujourd'hui encore.

~o~

Précisons enfin que les lettres d'Auguste sont à l'image de ses journées : longues et répétitives, avec de temps à autre une formule vraiment saisissante, et que la syntaxe ou l'orthographe plus qu'approximatives 

« Je profite d'un momment de loisire pour te faire à savoir de mes nouvelles. Je me porte toujours aussi bien, j'ai bonne appéti et nous avons assez à manger, mais il y a le vin qui est assez chère et l'on entrouve dificilement. » 

ont été corrigées pour une meilleure lisibilité.







Le départ :

Ma chère femme, 
Nous sommes arrivés au dépôt de Belley vers 4 heures du soir. 
Tout s'est bien passé en route, mais nous étions si nombreux au départ que les trains étaient bondés.
Je me porte bien pour l'instant et t'en dirai davantage demain. 
Embrasse pour moi ma petite Lilly et mon petit Paul. 
Ton mari qui t'aime et t'embrasse bien fort. 
Auguste, le 3 août 1914.


Le temps qui passe, la guerre qui dure, l'attente, l'attente, l'attente... :

Les nouvelles de la guerre sont bonnes et, si cela continue, je crois qu'elle sera bientôt finie. (09/14)

D'après les journaux que nous lisons, les opérations militaires marchent assez bien. Assurément la guerre se terminera plus tôt que l'on ne croyait et nous ne passerons donc pas tout l'hiver ici. (10/14)

Personne ne croyait quand nous sommes partis que cela durerait si longtemps. (11/14)

Nous ne nous faisons pas trop de mauvais sang, si ce n'est que l'on commence à s'apercevoir que la campagne va être longue. Je crois bien que nous y passerons largement l'hiver. (12/14)

Voici bientôt les fêtes de Noël et du jour de l'An. Je n'avais guère songer à les passer en Alsace. Nous pensions tous être rentrés pour le Nouvel An, mais il n'y a plus beaucoup de raison d'espérer. Si seulement, l'on pouvait rentrer pour Pâques. (12/14)

Les opérations n'ont pas l'air de marcher bien fort. Avec cette guerre de tranchées, ça risque d'être long, très long, mais chacun conserve néanmoins son courage. (12/14)

Je n'ai jamais songé au début de cette guerre que l'on se quittait pour un si long temps. (12/14)

Sept mois de guerre : 200 jours sans avoir pu quitter son pantalon ! (02/15)

Je suis obligé de redonner du courage à certains camarades, car voilà les beaux jours qui arrivent et le père de famille, qui a du souci pour les siens, trouve le temps bien long. Espérons que la fin de cette terrible guerre soit plus proche que l'on ne peut le supposer. (02/15)

Il y en a qui se font davantage de bile que moi, mais cela n'avance à rien. Il nous faut de la patience et c'est précisément ce qui manque aux soldats Français. (02/15)

Au mois d'octobre nous avions deux ennemis à combattre : l'hiver et les boches. L'hiver est battu, mais non pas les boches ! Cela viendra, plus personne n'en doute. (03/15)

Eh bien, ma chère Marie, voici le 10ème mois de guerre d'entamé. Cela devient long et beaucoup d'hommes s'abrutissent de boisson : ils prennent de ces bitures, au point que certains deviennent fous. (05/15)

Je ne pense pas que la guerre puisse se prolonger encore bien longtemps : le rouleau ne doit plus être bien long. (07/15)

C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mobilisation. Personne ne se doutait que nous partions pour si longtemps. (08/15)

C'est vraiment trop long ! Tu peux croire que s'il y en avait au début qui étaient patriote, on n'en trouve plus beaucoup. Chacun tient à faire son devoir jusqu'au bout mais, une fois libéré, je crois que le militarisme aura vécu. (01/16)

Mon camarade Bonneville est le plus optimiste de tout le régiment : il a parié des litres et des litres que la guerre sera finie au mois de juillet. Il a une confiance inébranlable dans la victoire finale. (05/16)

Ce n'est pas une guerre, ce sont des massacres inutiles. Il y en a beaucoup qui disent que cela finira bientôt, mais je n'y crois plus. Les peuples sont encore trop acharnés, il faut un vaincu et on ne le connaît pas encore. (06/16)

Le moral a beaucoup baissé dans notre régiment. Rester si longtemps dans les bois, surchargés de service, à vivre dans des souterrains, dans la boue, couchés sur des piquets de bois et toujours au 4 vents. Ceux qui crient "jusqu'au bout" feraient rien mal d'y venir un peu. (08/16)


La séparation :

J'espère que les petits sont toujours bien sages. Quoique je ne soye pas au milieu de vous, je le suis par la pensée : il ne s'écoule pas d'heure dans la journée où je ne pense à vous. (08/14)

En attendant le bonheur et la joie d'aller vous rejoindre, reçois de ton mari des millions de caresses et ses plus sincères amitiés. Celui qui t'aime pour la vie : Auguste. (09/14)

Je pense que ma petite Lilly va commencer l'école aujourd'hui. Comme je serais content si je pouvais la voir partir pour la première fois à l'école. (10/14)

Voici venir la fête de la Toussaint et nous allons la passer loin des nôtres, soit en poste de garde, soit dans les tranchées, avec une pioche et une pelle. (10/14)

Tu me dis que Lilly apprend bien à l'école et j'en suis bien content, mais il ne faut pas trop la pousser, ça lui fatiguerait trop le cerveau... Je vous envoie à tous des milliers de baisers à travers l'espace. (11/14)

Je suis très content, mon petit Paul, de te voir continuer les progrès que tu as déjà fait l'année dernière, mais il ne faut pas faire de l'exagération : il te faut bien travailler à l'école, mais il te faut aussi un peu de distraction. (12/14)

Je viens de recevoir à l'instant la lettre de Lilly et de voir comme elle écrit déjà bien me comble de joie. Je lui répondrai demain pour lui faire les compliments qu'elle mérite. (01/15)

Je t'envoie une photographie de mon escouade et tu me diras si Lilly sait encore reconnaître son papa. (03/15)

Quand nous passions un jour sans nous voir, nous trouvions que la journée avait été longue, mais voilà déjà 300 jours que nous n'avons pas eu le plaisir de parler ensemble... Je te vois bien souvent en rêve, mais à mon réveil tout a disparu. (06/15)

Le cafard commence à passer, mais les premiers jours depuis mon retour de permission m'ont parus bien longs. Sache que je pense sans cesse à toi et aux enfants et que j'avais le cœur tellement serré de vous avoir quitté que j'avais l'air hébété durant toute la journée. (11/15)

Ma pensée est toujours avec toi et avec nos petits, cela est ma seule patrie ! (12/15)


La découverte de l'Alsace :

Nous sommes dans un petit pays où il y a de la bonne culture, mais où les gens sont pauvres : sur 10 enfants que l'on voit, il y en a 9 qui n'ont point de souliers et qui marchent pieds nus. L'armée a presque tout réquisitionné et ne leur a laissé qu'une vache pour donner du lait aux enfants. Aussi, quand nous avons quelque chose de reste, nous le leur donnons et il faut voir comme ils mangent. (08/14)

L'Alsace est un pays de plaine avec quelques montagnes très jolies et très pittoresques. Les maisons n'ont rien d'épatant et ne sont pas tenues bien propres. (10/14)

Les villages sont pleins de boue et le fumier est étendu devant les portes et, parfois, jusque dans la cuisine. Les habitants n'ont point de goût pour la propreté. Les femmes sont sales et pas coquettes du tout. (11/14)

J'aime à contempler la nature de ce beau pays qu'est l'Alsace. A notre gauche, nous voyons les montagnes des Vosges et le ballon d'Alsace ; en face de nous, nous apercevons une partie de Mulhouse ; à notre droite, les montagnes de Suisse... Vraiment, le coup d’œil est assez joli. Les habitants y sont un peu fainéants et malpropres et ils ont le caractère boche, car voilà 44 ans qu'ils sont germanisés. Ceci est mon appréciation et celle de beaucoup de mes camarades. (02/15)

On voit l'herbe qui commence à pousser, les arbres à boutonner et, le matin, nous entendons les chants joyeux des oiseaux dans les plaines et les montagnes d'Alsace. (03/15)


Les communiqués de guerre du soldat Pierre Auguste Joux :

Nous sommes à Vétrigne à quelques km de Belfort, mais en arrière des lignes, donc à l'abri de tout danger, et l'ennemi est loin de nous, puisque les Français ont pris Mulhouse et Colmar. Nous entendons les pièces de canon qui font rage sur les Allemands. D'après les statistiques des soldats qui s'en reviennent du feu, il paraît que l'artillerie française leur fait beaucoup de ravage. En revanche, l'artillerie allemande n'est pas à craindre d'après leurs dires. Enfin, ayons un peu de courage et nous rentrerons dans nos foyers, en oubliant ce temps passé où tant de mères pleurent ceux qui leur sont chers. (08/14)

J'ai reçu des nouvelles du neveu d'Hippolyte, il est dans le Nord et l'a déjà échappé belle : il a eu son cheval tué sous lui. (08/14)

Des rapports, on en entend tous les jours, aussi n'y fait-on plus attention. Nous les appelons entre-nous des "rapports de cuisine". (08/14)

Nous ne sommes point malheureux, si ce n'est que l'on couche à la dure, sur la terre : 50 à 60 hommes serrés les uns sur les autres dans de petites granges. Autrement cela ne va pas mal, la nourriture n'est pas mauvaise. Ne te fais point de mauvais sang, nous sommes en 3ème ligne, à l'abri des mauvais coups. C'est autrement plus dur et plus terrible pour ceux qui sont en 1ère ligne. (08/14)

Louis m'a dit que le Léon de Bajat avait été tué. Son pauvre père, qui n'avait que ce garçon, doit être bien désolé. Sans doute qu'il y en a beaucoup d'autres qui ont perdu leur fils. (09/14)

Ma chère Marie, il ne faut plus m'envoyer de chemise ! Nous en avons touché deux chacun et avec les trois que j'avais déjà, cela en fait cinq. Si nous devions partir d'ici, je ne pourrais pas toutes les emporter, car nous sommes comme des escargots : il faut tout porter sur son dos ! (10/14)

Nous savons parfaitement que nous sommes en guerre et non pas en villégiature, donc que nous ne pouvons avoir toutes nos aises et que nous sommes même privilégiés en comparaison de ceux qui sont sur le Front. (10/14)

Hier, nous avons entendu tonner le canon à une distance d'environ 20km. Nous y sommes tellement habitués que nous ne sortons même plus dehors pour voir de quel côté il tonne. Ne vous faites pas de mauvais sang pour moi, je ne suis nullement malheureux et ne cours aucun danger. Dans notre régiment il y en a bien quelques-uns sur qui les allemands ont tiré, mais ce sont des hommes qui veulent faire les malins et qui s'avancent au plus près des Allemands. Il faut être prudent. (11/14)

Notre commandant a été renvoyé à la caserne de Belley, en punition. C'était un homme bon. S'il avait exécuté tous les ordres que le Général lui donnait, la moitié du bataillon aurait déjà été massacrée. (12/14)

Nous dormons à trois dans une cabane à cochons. (12/14)

Voici quelques jours que nous n'avons pas trop le temps d'écrire. Nous avons pris l'offensive sur tout le front, comme vous avez dû le lire dans les journaux. Hier, notre Cie s'est trouvé bombardée et nous avons eu des blessés, mais pas de blessures graves. Gilbert a été blessé au bras gauche, d'un éclat d'obus, et Bonneville l'a échappé belle : il a eu sa baïonnette toute brisée et toute tordue, sa capote toute déchirée, son talon de soulier arraché... et lui : point de mal. (12/14)

Les vieux Alsaciens qui ont fait la guerre de 1870 nous disent que c'était de la rigolade comparée à celle qui se fait aujourd'hui. (03/15)

Hippolyte va passer une vingtaine de jours à l'hôpital : un obus a éclaté tout près de lui et lui a fait sortir le sang par les oreilles. (03/15)

Ce sont les rats qui nous font le plus de misère. Tu ne peux pas te faire une idée de leur nombre et de leur taille ! Aussi, la nuit nous avons bien soin de nous couvrir la tête avec notre capote, autrement ils nous passent sur la figure. (04/15)

Les boches nous envoient bien de temps en temps des marmites, mais il n'y a que les premières qui nous font peur et nous allons tout de suite aux abris où nous sommes en sûreté. (08/15)

Nous sommes dans un bon secteur, à part les quelques fois où les boches nous envoient leurs marmites (on s'en passerait bien), mais nous leur en envoyons aussi. Pour dix coups que nous tirons, ils répondent par un seul coup, ce qui suffit parfois pour se faire amocher. (09/15)

Tu me dis que les vitres de ta chambre ont gelées, eh bien ce n'est pas le cas de celles de ma chambre à coucher, mais il faut dire que nous sommes une dizaine de poilus, plus 2 chevaux et 6 vaches, alors tu vois d'ici la chaleur concentrée de toute cette bande. (11/15)

Ici, c'est la vraie guerre : les maisons sont presque toutes touchées, démolies ou brûlées. A certains endroits, les boches sont à seulement 8 mètres de nous. Ils ne peuvent pas être plus près. (04/16)

Nous sommes aux avants-postes dans un grand bois où seules les voix du canon et des mitrailleuses se font entendre de temps en temps. Nous sommes si peu nombreux qu'il m'a fallu passer toute la nuit au poste d'écoute. Nous avons brassé 20cm d'eau pour y rentrer. Tu peux juger si l'on y est bien pour passer la nuit. (06/16)

De toutes les places possibles, il n'y en a guère de bonnes. Soit d'un régiment, soit de l'autre, il en tombe de tous les côtés et puis un jour c'est tranquille, un autre c'est mauvais. Notre capitaine a été tué hier soir par un éclat d'obus. Il n'y a eu que lui de touché et il n'a pas dû souffrir. (08/16)


Quelques observations, réflexions et considérations diverses :

Mon cher petit Paul, prions de tout notre cœur pour voir au plus tôt la fin de ce cauchemar où tant de pères de famille se font tuer pour le plaisir d'un Guillaume ou d'un François-Joseph. J'espère qu'ils ne l'emporteront pas au paradis et que bientôt les guerres seront supprimées. (10/14)

Les pauvres soldats qui vont passer l'hiver dans les tranchées ne remporteront pas la santé chez eux. (11/14)

Si tout le monde était comme nous, à la paye de cinq sous par jour, la paix ne tarderait pas. (12/14)

Les gros richards comme les petites gens couchent à même la paille. Il y a ici un notaire d'Oyonnax qui n'apprécie guère sa nouvelle vie. (01/15)

Les hommes sont fatigués et, pour se donner quelques heures de repos, se font porter malade. Les officiers aussi sont fatigués. Il n'y a que le Colon qui nous tient là. C'est un vieil abruti qui, soit-disant, aurait déjà fait massacrer un bataillon du 44ème. Et comme on lui a donné un régiment de territoriaux, c'est nous qui trinquons. Des vieux de 40 ans et plus ! Il nous fait faire du service comme un régiment d'active et voilà trois mois que nous tenons les avant-postes : les hommes se découragent. (01/15)

Faire tenir les avant-postes par des territoriaux durant tout l'hiver, tu peux croire que ceux qui rentreront s'en souviendront. (01/15)

Les hommes ne sont pas de fer et ne peuvent pas être patriote quand ils sont traités de cette façon là. (01/15)

Tu me demandes si l'on a vu le président de la République. Il paraît qu'il est passé dans des villages voisins, mais ce que nous souhaiterions surtout voir arriver, c'est la paix. (02/15)

Pour les quelques années que l'on a à passer sur terre, s'il faut en passer une partie en guerre, ce n'est vraiment pas la peine de venir au monde. (05/15)

Que les enfants profitent du beau temps pour bien s'amuser, car ce n'est pas quand on est grand qu'on est le plus heureux. (05/15)

Tu me dis que Marc a préféré les galons de caporal-fourrier à ceux de sergent, pour cause que les hommes ne veulent plus obéir. Ceci je le crois. Du reste, je crois aussi que si cela continue il en adviendra de même dans notre régiment. La faute ne viendra pas des hommes, car les hommes sont tous bien dévoués, mais des officiers. Figure-toi qu'ils ont fait venir des cuisines roulantes dans lesquelles il n'y a qu'une chaudière avec quoi on ne peut faire que de la soupe et du bouilli. Alors tu vois d'ici le menu : soupe et bouilli le matin; bouilli et soupe le soir. (06/15)

Il faut que les peuples soient bien méchants pour s’entre-tuer ainsi sans savoir seulement pourquoi ni pour qui. Nous jetons la responsabilité de cette guerre sur l'Empereur d'Allemagne, et ceci l'on ne peut pas en douter, mais il y a aussi des responsables dans notre gouvernement qui n'ont rien fait pour nous mettre à l'abri d'une guerre. Enfin, bref là-dessus, on ne peut pas en dire long, il faut se conformer à la discipline et se méfier de la censure. (07/15)

Ce n'est pas que je sois le plus mal loti, mais le son des obus commence à me casser la tête. (08/15)

On retarde nos permissions soit-disant parce qu'il manque des hommes pour assurer les avants-postes, mais ceux qui reviennent de permission disent que les dépôts sont pleins de soldats. On a même formé une musique au 36ème, de sorte qu'il y a des hommes qui jouent tranquillement du piston, pendant que d'autres ne peuvent pas avoir seulement une demi-heure pour se laver. Et puis ceux qui reviennent de permission dans les grandes villes de l'intérieur en racontent bien davantage. Tout marche au poil : théâtre, concert, cinéma... et la débauche bat son plein avec l'argent des allocations. Comment veux-tu que cela finisse dans ces conditions là ? (08/15)

Nous souhaitons tous la fin de ce cauchemar. Une pause, même sans aucun bénéfice, vaudrait mille fois mieux que la continuation de cette guerre qui est la ruine de l'Europe, en argent et en hommes. Nous en avons assez ! Il y a si longtemps que nous sommes parti qu'il me semble que j'ai toujours été soldat et tous les camarades sont comme moi. (09/15)

Si seulement les journaux ne nous bourraient pas tant le crâne, ce serait plus encourageant. Hier, l'Allemagne voulait la paix, aujourd'hui un autre journal le dément et ainsi de suite. C'est vraiment terrible cette guerre. Et il y en a qui ont encore le culot de dire qu'il faut aller jusqu'au bout. (12/15)

Tout le monde ici en a assez. Le patriotisme, il ne faut plus en parler. Il ne reste plus que les embusqués qui sont bien au chaud avec les employés du gouvernement, et qui ne sont donc pas sur le front, qui ont du patriotisme. Enfin, bref là-dessus. Vivement la fin que l'on puisse rejoindre sa femme et ses enfants, il n'y a que ce patriotisme-là qui est vrai, tout le reste c'est du bluff. C'est à celui qui peut s'enrichir le plus... Tu vas dire que j'ai bien changé, mais je crois que mes camarades sont encore pires que moi. (12/15)

On en entend de belles sur la vie qui se mène à Paris par des permissionnaires qui en reviennent : c'est Vive la Joie ! Et pendant ce temps-là, les poilus n'ont que le droit de se terre [sic] et de rester dans des tranchées pleines d'eau. (12/15)

Je crois qu'il n'y aura pas d'enfer assez dur pour les responsables de cette guerre. (12/15)

Alors comme ça, le beau Victor s'est fait débusqué d'avec les autos pour se ré-embusquer aussitôt avec les brancardiers. Espérons au moins qu'il n'a pas le culot de se plaindre. (12/15)

Les journaux disent que les Allemands auraient envie d'une paix. Je crois que l'on ferait mieux de traiter avec eux, plutôt que de continuer cette lutte sauvage et sauver ainsi quelques vies humaines. Continuer la guerre, c'est anéantir les peuples, et l'année prochaine on ne sera pas plus avancé que cette année. (12/15)

Le plus tôt que le pognon sera mangé, le plus tôt que la guerre sera fini ! (01/16)

Il faut espérer que tous les sacrifices et toutes les misères que supportent les peuples serviront de leçon et que, plus tard, ils comprendront que les guerres sont choses inhumaines et que cela ne doit pas exister chez des gens civilisés. (01/16)

Pourquoi un pauvre ouvrier qui a quitté son travail doit manger le peu d'économie qu'il a pu faire, pendant que l'employé du gouvernement touche son traitement et continue à se faire une retraite ? Ne sommes-nous pas là pour la même cause ? Je crois que le Patriotisme c'est le Porte-monnaie ! Et quand on voit ce qu'on voit et qu'on sait ce qu'on sait, alors on se dit qu'on est bien poire ! (01/16)

"Jusqu'au bout", c'est bien beau de le dire, mais s'il ne rentre personne ce sera bien le bout. (01/16)

Ceux qui ont déchaîné cette guerre sont de vrais criminels ! (01/16)

Les braves ce sont les petits soldats, pas ces grands officiers dont les journaux nous montrent les photographies. Nous avons eu le malheur de porter 12 des nôtres dans le cimetière de Dieffmaten. Chacun de nous était bien affligé et avait les larmes aux yeux. Seuls nos généraux avaient un air pas triste et la raie faite aux cheveux. Ils n'ont pas prononcé la moindre parole d'adieu à tous ces braves. C'est vraiment honteux pour notre armée de voir de pareils chefs à sa tête. Leur seul souci consiste à faire paraître des notes et des rapports. Pour peu que l'on ne salue pas assez ces Messieurs, ils pondent une note comme quoi on doit s'agenouiller à leur passage. Et tout cela dégoûte même les plus braves d'entre nous. Je t'écris tout ça parce que je fais passer ma lettre par un permissionnaire. Mais je peux te dire que je suis complètement dégoûté de la franc-maçonnerie et de l'aristocratie qui tiennent les rênes. (01/16)

Je me demande sans cesse si j'aurais le bonheur de rentrer. (05/16)

Tu peux croire que je quitterai le régiment sans regret. Je serais heureux de pouvoir aller jusqu'à la fin, mais j'ai tellement honte de voir l'administration militaire se foutre du petit soldat. Ainsi, on nous a fait passer en réserve pour nous reposer durant 4 jours. Et que trouve-t-on pour couchette ? Des claies en bâton et des branchages croisés, sans paille. Tu penses comme on se repose bien là-dessus. Dans le civil, on ne voudrait même pas y faire coucher des chiens. Nous avons eu aussi la visite d'un général qui se prenait pour un seigneur. Un homme de troupe n'a pas eu la frousse de lui réclamer de la paille. Deux jours plus tard des mulets sont arrivés avec des bottes de paille. Mais ce qu'il y a de malheureux, c'est que celui qui a réclamé est maintenant tenu à l’œil et quand il y aura un mauvais trou, peut-être qu'ils l'y mettront dedans. Jamais les officiers n'auront ma sympathie, ni celle de tous les camarades qui auront fait la campagne. Je t'écris un peu ma façon de penser, puisque je te fais parvenir cette lettre par occasion.

Si nous n'avons plus d'hommes pour faire la cuisine, nous avons toujours une bonne musique qui joue de jolis morceaux pour distraire à l'arrière messieurs les officiers. (06/16)

Les grosses têtes ne viennent que rarement par ici, et lorsqu'elles viennent elles ne font que passer vite fait bien fait. Enfin, bref là-dessus, on s'énerverait et on écrirait des choses qui nous attireraient des ennuis. (07/16)

Nous souhaitons tous, du fond du cœur, voir bientôt finir cette boucherie. (08/16)


2015/06/06

Rachel de Queiroz : Maria Moura

« Je repris les rênes et freinai ma bête, pour que les hommes puissent me suivre » (Maria Moura)

Très bon roman d'aventure de Rachel de Queiroz écrit à la manière des feuilletons d'autrefois, quand la presse tenait ses lecteurs en haleine en publiant journellement un épisode inédit des Mystères de Paris, du Comte de Monte-Cristo, des Pardaillan, d'Oliver Twist... toute cette littérature parfois qualifiée de populaire, voire de bas-étage, simplement parce qu'elle connaissait la recette et les ingrédients pour susciter l'intérêt, l'émotion, la curiosité... en un mot : le plaisir.

Maria Moura est donc un roman polyphonique où plusieurs narrateurs racontent successivement et tout à la fois un bout de leur propre histoire et celle de Maria Moura, une femme de caractère qui défia le pouvoir masculin dans une société encore très largement misogyne. 
Vouée de par son sexe à devenir l'épouse fidèle et servile d'un quelconque fazendeiro, Maria va s'employer sa vie durant à démonter l'ordre établi, au point d'inverser les rôles, faisant des hommes ses valets et inspirant à chacun d'eux le respect et la crainte.

Avec ses cheveux courts, ses pantalons et ses manières d'homme, Maria est un personnage ambigu, limite hermaphrodite. Elle est froide, calculatrice, déterminée... aussi généreuse avec ses alliés qu'impitoyable avec ses ennemis... souvent sensible à la misère d'autrui, mais à la condition que cette misère puisse servir ses intérêts... hostile à l'esclavage et cependant presque plus dure avec ses hommes de main qu'un négrier avec sa cargaison d'esclaves... etc. Plus équivoque encore, le fait que lorsqu'elle écume les routes pour détrousser de ses biens quelque riche voyageur, Maria ne vole pas uniquement pour survivre, mais aussi pour thésauriser pièces d'or et objets de valeur. Se dessine alors, en creux, le portrait d'une femme vraiment fascinante, mais avec laquelle le lecteur peine à s'identifier, celui d'une capitaliste ambitieuse et prête à tout pour atteindre son but : le pouvoir.

Extrait :
(quand les deux cousins de Maria Moura, encore  jeunette et orpheline,
réfléchissent au moyen de s'approprier la ferme et la fermière...)

Le Tonio

On revenait à la maison, l'Ireneu et moi, au petit trot de vacher. On ne parlait pas. De temps en temps Ireneu piquait son cheval, qui se ramassait en boule, comme si le mal de la selle ne lui suffisait pas. On avançait, toujours sans rien dire, et puis soudain Ireneu a voulu savoir :
— Tu penses qu'elle a eu peur ?
J'ai soufflé à travers ces satanés trous que j'ai entre les dents.
— Qu'est-ce que j'en sais moi ? C'est une petite garce celle-là. Je ne parle pas de la Tante : elle, on ne peut pas dire que c'était une sainte, mais avec ce mari qu'elle avait, elle en a vu de toutes les couleurs ! Et puis elle a fini comme elle a fini.
— Et tu crois pour de bon que c'est Liberato qui l'a tuée la Tante ?
— Il a prouvé au commissaire que non. Qu'il était à trois jours de voyage de Vargem da Cruz quand la chose est arrivée. Il a fourni des témoins.
Ireneu n'était pas convaincu.
— Va savoir, ça peut très bien être un faux témoignage ! Il peut avoir dit qu'il était là-bas et puis revenir au galop. Il avait un fameux bourin, tu te souviens, Tonio ? L'alezan de l'Oncle : Tiran qu'il s'appelait.
Tout d'un coup j'ai freiné ma bête :
— Je me dis qu'on a peut-être eu tort d'avoir remis l'affaire entre les mains du commissaire. La cousine est bien capable de le recevoir comme elle nous a reçus nous : le foutre dehors, avec les gendarmes et tout.
Ireneu lui aussi avait arrêté son cheval :
— On a peut-être bien eu tort, oui. Ce qu'il fallait c'était qu'on y aille nous autres avec les soldats. C'est qu'elle est pas commode la gamine. Elle est bien foutue de les envoyer paître. En plus, une orpheline comme ça, une fille de fazendeiro, les hommes ont de la considération.
— Et puis il y a encore des amis de son père, d'anciens associés, à Vargem da Cruz. Elle peut vouloir les mettre dans le coup.
— D'après moi, d'ami à lui, il n'y en a plus aucun. L'Oncle avait surtout des accointances avec le major Caiado. Celui-là, oui, il était dangereux.
Je me souvenais bien du major :
— Que oui ! Mais ils ont eu sa peau à celui-là, ça fait bien six ans déjà. Tu dois avoir raison : avec la mort du major, c'est tout qui s'est éparpillé, ses amis et sa bande de gars.
On est resté un moment arrêtés sur le bord de la route, à hauteur d'une maison en ruine, au lieu-dit Tapera Velha, dont la masse se détachait sur un bouquet d'arbres encore bas.
— Nous voilà à Tapera Velha : il n'y a pas plus d'une demi-lieue d'ici au village. Et si on y retournait ?
— Pour voir ce qui se passe ? T'as raison.
On a tourné bride aussitôt. Le vieux canasson d'Ireneu y a mis de la mauvaise volonté, il aurait bien préféré rentrer à la maison. Ma jument a pris de l'avance. On a fait toute la route sans rien dire, chacun pensant à ce qu'on devait faire, ou plutôt à ce qu'on pouvait faire. On avait dit au commissaire qu'on ne voulait pas lui chercher des poux à la cousine : c'était juste histoire de faire respecter nos droits. On restait bien tranquillement à la maison en attendant l'action de l'autorité, l'intimation : ça pouvait suffire pour effrayer la donzelle, et la décider à nous rendre notre bien...
Je continuais à échafauder : si le commissaire ne faisait rien, il fallait qu'on prenne nos intérêts en main. Avec une poignée de gars armés, arriver là-bas de nuit, enlever la panthère, au besoin ligotée, et la ramener aux Marias Pretas.
J'en ai parlé à mon frère. Je savais qu'il lisait dans mes pensées, tellement qu'il m'a dit :
— On l'enlève de force et on fait croire que c'est pour la marier.
J'ai éclaté de rire :
— Dame, tu pourrais bien la marier toi ! On resterait en famille comme ça.
L'Ireneu s'est gratté la tête, pensif :
— La marier, ça oui, même que ça me déplairait point. Elle est bien mignonne.
Seulement à moi, l'idée me déplaisait :
— Mais elle a mauvaise réputation. Il y en a même qui ont jasé sur elle et le Liberato.
— Sa mère aussi avait mauvaise réputation. Et elles ne sont pas les premières, dans la famille les femmes ont toujours fait du scandale. Tu te souviens de la Tante Vivinha ? Qui est partie avec ce mulâtre là, un affranchi, qui venait des confins là-bas avec le Maranhon.
— Ah ça oui ! Les femelles chez nous, on dirait qu'elles naissent avec le feu au cul. C'est comme les indiennes, aucun homme n'en vient à bout.
Ireneu n'avait pas l'air d'apprécier ma conversation :
— Bien prise en main par un mari, un vrai de vrai, un dur de dur, fais-moi confiance qu'elle se calme la cousine. Quand bien même ce serait à coups de trique.
C'était à mon tour de ne pas apprécier :
— J'ai jamais battu une femme moi !
— Oh là frangin, et la raclée que t'as donnée à cette satanée Sabina Roxa, hein ? Que la pauvre a dû rester toute une semaine enroulée dans des feuilles de bananier pour se réparer le cuir.
— Quand je dis une "femme", c'est autre chose, ça c'était juste une drôlesse, une dévergondée.
— Ça se peut bien. Mais t'as quand même bien failli la tuer la gamine.

Rachel de Queiroz : Maria Moura (1992)
Traduction de Cécile Tricoire (1995)
Aux Editions Métailié

Trois peintures de Enio Crusius, natif de Porto Alegre

2015/05/24

Anna Seghers : Transit

Du Transit d'Anna Seghers, on peut dire qu'il fait suite à La Chute de Paris, d'Ilya Ehrenbourg, et donc qu'il évoque l'une des conséquences de l'occupation allemande durant l'été et l'automne 1940, à savoir la fuite vers la zone libre de quelques milliers d'individus traqués par les nazis pour x raisons : parce qu'ils se sont opposé à Hitler ou l'ont simplement critiqué ; parce qu'ils ont déserté les rangs de la Wehrmacht ; parce qu'ils ont écrit des livres ou peint des tableaux qui méritent le bûcher ; parce qu'ils sont de gauche, homosexuels, juifs, anciens brigadistes, etc... Tout ça fait beaucoup de monde et un monde qui se retrouve un beau jour à Marseille dans l'hypothétique espoir d'embarquer pour les Amériques.
Parmi eux, le narrateur de Transit, un jeune Allemand prénommé Gerhardt, se fait passer auprès des autorités compétentes pour un obscur écrivain que lui seul sait décédé, unique moyen pour lui d'obtenir les papiers nécessaires au départ. Puis, tandis qu'il déambule dans la cité phocéenne, il rencontre par hasard une encore assez jeune femme, Marie, elle aussi en transit. Or, bien qu'ayant déjà un amant, Marie n'a de cesse de retrouver son époux (l'écrivain décédé) et ne reste pas non plus insensible aux avances de Gerhardt qui la manipule... Compliqué ? Inextricable, oui, mais c'est la période qui veut ça. Anna Seghers s'attache à montrer qu'en certaines circonstances, où le cours tranquille d'une vie est soudain bouleversée par l'Histoire, personne n'est plus tout à fait celui qu'il prétend être et nul ne sait plus très précisément ce qu'il veut. Elle fait aussi évoluer ses personnages dans un univers proprement kafkaïen où, par exemple, pour qu'un candidat au départ obtienne le droit de rester à Marseille, il doit prouver qu'il est réellement décidé à partir. Ping ! la préfecture vous renvoie alors vers le consulat, pong ! le consulat vers la préfecture. Et, bien évidemment, il vous manque toujours un papier : vous avez le permis de séjour, mais aucune caution... la caution mais pas l'attestation... le visa de sortie, mais pas celui de transit... Vous pouvez même avoir en poche tous les sésames possibles et imaginables, sauf qu'arrivé devant l'employé du guichet l'un d'entre-eux s'avère être périmé... Rebelote !
Et puis, ce qu'Anna Seghers veut aussi montrer, à travers deux ou trois de ses personnages, c'est que même en des périodes où la peur, l'indifférence et les égoïsmes triomphent, jamais ils n'effacent complètement ni l'humanité ni la compassion de l'homme à l'égard des hommes. Il est bon d'y croire.

Anna Seghers (1900-1983)

Extraits :

Vous connaissez vous-même la France non-occupée de l'automne 1940 : les gares et les asiles, et même les places et les églises, tout était plein de réfugiés du Nord, de la zone occupée à la zone interdite, et d'Alsace, de Lorraine et de Moselle. Débris de ces hordes pitoyables qui déjà, lors de ma fuite vers Paris, ne m'étaient plus apparus que comme des débris. Entre-temps, beaucoup étaient morts sur la route ou dans quelque wagon, mais je n'avais pas pensé que beaucoup d'autres aussi étaient nés. Quand je cherchai une place pour me coucher, dans la gare de Toulouse, je dus sauter par-dessus une femme étendue qui, au milieu des valises, donnait le sein à un nourrisson rabougri. Comme le monde était devenu vieux, au cours de cette année ! Le nourrisson avait l'air vieux, la mère qui l'allaitait avait les cheveux gris, et les figures des deux petits frères, qui regardaient par-dessus l'épaule de la femme, étaient insolentes, vieilles et tristes. Qu'il était vieux, le regard de ces garçons à qui rien n'était resté caché, ni le mystère de la mort, ni le mystère de l'origine ! Tous les trains étaient encore bondés de soldats dépenaillés, qui insultaient ouvertement leurs officiers, suivaient en grommelant l'ordre de marche, mais marchaient quand même — du diable s'ils savaient jusqu'où —, pour garder, dans un coin du pays qui leur était resté, un camp de concentration ou quelque ligne frontière qui, demain, serait certainement déplacée, ou pour s'embarquer à destination de l'Afrique, parce que le commandant d'une petite baie avait décidé de tenir tête aux Allemands, mais ce commandant serait destitué vraisemblablement bien avant l'arrivée des soldats. Eux en tout cas, ils partaient, car cet absurde ordre de marche était du moins quelque chose à quoi s'accrocher et leur tenait lieu, peut-être, d'un appel sublime, d'un mot d'ordre grandiose, ou de la Marseillaise perdue. Une fois, on nous a tendu les restes d'un homme, le tronc et la tête, des morceaux d'uniforme pendaient à la place des bras et des jambes. Nous l'avons calé entre nous, nous lui avons mis une cigarette à la bouche ; comme il n'avait plus de mains, il s'est brûlé les lèvres, il a grogné, et tout à coup il a éclaté en sanglots :
— Si seulement je savais pourquoi !

***

Je m'étais levé de bonne heure. J'avais promis à Claudine de faire la queue bien avant l'ouverture d'une petite boutique, rue de Tournon. J'arrivai très tôt, mais déjà les femmes, emmitouflées dans des fichus ou des capuchons, stationnaient devant le magasin fermé. Il soufflait un vent glacial. On voyait bien un peu de soleil, sur le rebord des toits, mais de très vieilles et lourdes ombres stagnaient, entre les hautes maisons de la ruelle.
Les femmes étaient trop lasses et percluses pour protester. Elles n'avaient qu'une idée en tête : acheter des boîtes de sardines. Comme les animaux guettent le trou du terrier pour se jeter sur une proie, elles guettaient la fente de la porte et rassemblaient toutes leurs forces pour happer une boîte de sardines. Elles étaient beaucoup trop fatiguées pour réfléchir sur les raisons de leur attente matinale, les causes de la disette, la disparition de toute abondance, dans leur pays. Enfin, la porte s'ouvrit, et la tête de file s'enfonça lentement dans le magasin, mais derrière nous la rangée s'allongeait, atteignant presque le cours Belsunce. Je pensai à ma mère, qui avait certainement pris place, à l'aube, dans une file quelconque, devant un quelconque magasin de la ville, pour obtenir des os ou quelques grammes de matières grasses. Dans toutes les villes du continent, les ménagères faisaient la queue devant d'innombrables portes. Et leurs processions, mises bout à bout, auraient couvert la distance de Moscou à Paris, d'Oslo à Marseille.

Anna Seghers : Transit (1944)
Traduction de Jeanne Stern (1947)
Aux Editions Alinea