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2016/03/13

Oulipopolitique

Quel sens encore donner à la droite ou la gauche
Dans une France chirale ?

Un 13 mars 1984, -16 à 2000, +16 depuis, il y a 32 ans, disparaissait François Le Lionnais, ingénieur chimiste, mathématicien, écrivain, fondateur de l'Oulipo. Il fut résistant au Front national, eh oui, un mouvement de la Résistance intérieure française créé par le Parti communiste français. 

2015/08/16

Franck Lepage : Incultures

« Un philosophe aujourd’hui oublié, Herbert Marcuse, nous mettait en garde : nous ne pourrons bientôt plus critiquer efficacement le capitalisme, parce que nous n’aurons bientôt plus de mots pour le désigner négativement » (F. Lepage)


Bien qu'il maîtrise parfaitement toutes les ficelles du métier d'amuseur et qu'il ne ménage pas les effets de scène, Franck Lepage préfère se voir en militant politique plutôt qu'en artiste humoriste. Je crois qu'il est à la fois l'un et l'autre, et que ses longs one-man-show ne servent pas, en effet, qu'à faire rire un public déjà conquis, mais qu'ils nourrissent également la réflexion et donc appellent la contradiction.

Ex-travailleur social et ancien instituteur démissionnaire, Franck Lepage, qui n'est pas sans rappeler le Morpheus des frères Wachowski, s'est lancé depuis bientôt trente ans dans une entreprise de démolition de la Machine à reproduire les inégalités : l'école. Mais il cible aussi la culture, les médias, le managment, les socialos, le consumérisme... et tous les rouages d'une société mise entièrement au service du Capitalisme, vu comme le grand méchant loup du conte de Perrault, celui qui a de grands bras pour mieux t'embrasser... et de grandes dents pour mieux te manger.
Certes, le discours radical de Lepage peut paraître excessif à certains endroits et on peut même considérer qu'il en vient parfois à caricaturer l'adversaire pour les besoins de sa démonstration, mais comme les ultra-libéraux ne sont pas non plus les derniers à truquer la réalité ou à manipuler l'opinion par le biais du langage, on peut dire que c'est de bonne guerre, voire même salutaire. Propagande contre propagande, je préfère encore les excès d'un Lepage à cette foutue langue de bois élaborée dans d'obscures officines, les think tanks, afin que les hommes de pouvoir et leurs valets médiatiques en usent et en rabusent, à tel point que d'évidentes élucubrations finissent par devenir d’incontestables paroles d'évangile que chacun d'entre nous répète ensuite à loisir. Ainsi, parmi quelques-uns des exemples de novlangue évoqués par Lepage, on peut citer le fameux "dégât collatéral" utilisé en lieu et place du "massacre de civils"; aussi les "plans de sauvegarde de l’emploi" qui ne sont rien d'autre que des "licenciements collectifs"; et même le capitalisme qui, par la grâce de la nouvelle sémantique, n'est plus défini en tant "qu'exploitation des pauvres par les riches", mais comme "un système de développement économique dans lequel la gestion des ressources humaines permet aux plus défavorisés l'ascension sociale dans un processus d'épanouissement et de libre partenariat blabla..." Autant d'expressions qui n'offrent plus aucune prise à la critique, puisque chaque mot, savamment choisi, a la miraculeuse propriété de masquer ou falsifier ce qu'il est censé désigner. Anodin ? Dramatique, oui ! Surtout lorsque cette technique de communication, qui en d'autres temps s'appelait de l'endoctrinement, s'applique à des catégories d'individus tels que, par exemple, les chômeurs, les retraités, les fonctionnaires qui, par la magie du verbe, se transforment ipso-facto en "assistés", "improductifs", "parasites", etc.
Et donc, renommer les choses par leur nom pour réapprendre à les penser politiquement et contradictoirement, commencer ce travail dès l'école puis le poursuivre au sein des entreprises, voilà ce à quoi rêve Franck Lepage et c'est vraiment la meilleure partie de ses conférences-spectacles.

Très intéressante aussi, l'histoire méconnue de l'Education populaire versus le Ministère de la culture, ou comment, de Mlle Christianne Faure à Mme Fleur Pellerin, en passant par messieurs Lang et Malraux, à travers tout un enchevêtrement de causes et d'effets, on aboutit à l'art contemporain, son marché et ses spéculations. Là-dessus, rien à redire. En revanche, réduire l'art contemporain à ses seuls aspects marchand et snobinard, laisser planer les ambiguïtés en plaçant de-ci de-là de petites incises aux accents parfois réactionnaires, c'est moche.
Evidemment, Lepage n'est pas Zemmour, loin s'en faut, ils ne partagent ni les mêmes attentes ni les mêmes analyses sociales, mais ils prononcent l'un et l'autre des paroles d'exclusion qui font pareillement froid dans le dos. Aussi, à l'un comme à l'autre avons-nous envie de rétorquer que l'art contemporain est un univers tellement vaste, hétéroclite et profus, qu'il n'est tout simplement pas possible de tout détester, sauf à adopter la posture de celui qui ne juge pas les œuvres pour ce qu'elles sont, mais pour ce que son obsession lui dit qu'elles sont : dans un cas, la preuve par neuf de notre décadence et, dans l'autre cas, l'évidente manifestation de la domination bourgeoise. Leur dire encore qu'entre les apologistes béats de l'art contemporain et ses détracteurs sans nuance, il y a de la place pour l'amateur capable de se faire sa propre opinion sans l'aide de personne et d'exercer sa liberté de jugement en allant voir les œuvres sur pièces plutôt que sur web (sinon c'est comme critiquer un livre d'après sa couverture). Et que dirait cet amateur ? Qu'il ne comprend rien à la production de Jeff Koons et déteste les oreilles de Mickey d'un Darren Lago, mais qu'il apprécie assez les travaux d'Adel Abdessemed et beaucoup ceux de Seo Young Deok ; qu'il est insensible aux toiles de Velasquez mais est ébloui par
celles de William Turner ; qu'il peut s'émouvoir devant Guernica et ne rien ressentir devant la Femme au chapeau ; qu'il préfère Munch à Miró, Miró à Dali, et Dali à Magritte ; qu'il aime tout à la fois Cândido Portinari et Zao Wou-Ki, Rodin et Ousmane Sow, Giacometti et Giuseppe Penone, l'ancien et le nouveau... Aussi qu'il frémit aux premières notes d'une symphonie de Malher, remue la tête en écoutant du rap et tape du pied sur Count Basie ; qu'il aime les romans d'Aragon et de Romain Rolland, mais qu'il s'ennuie en lisant Proust, etc. Et ce qu'il dirait pour conclure ? 
Que la culture devrait consister à ajouter plutôt qu'à retrancher... à s'agrandir plutôt qu'à se racornir... à apprendre à aimer plutôt qu'à haïr. Mais c'est pas gagné.

(*) Him, de Maurizio Cattelan : statue hyper-réaliste d'1m10 représentant Adolph Hitler figé dans une attitude de pieux recueillement. Bof ! Oui, sauf qu'il faut l'imaginer in-situ, c'est-à-dire dans une salle immensément vide et blanche du centre Beaubourg, et placé face à un mur, loin de l'entrée, donc de dos pour les visiteurs, de sorte qu'une partie d'entre eux passent devant la statue (ou plutôt derrière), croient voir un enfant en prière, puis, craignant peut-être de le déranger, poursuivent leur visite en chuchotant à l'oreille de leur compagnon... Quant à l'autre partie, d'évidence plus curieuse, elle s'avance d'une dizaine de mètres, puis contourne l'enfant et reçoit alors un petit choc au cerveau en se trouvant face-à-face avec le Mal absolu... Et enfin, après digestion, quelques-uns se mettent à observer comportements et réactions des visiteurs suivants : indifférence, effroi, indignation, colère... c'est intéressant, comme une sorte de musée Grévin mais en beaucoup mieux.
Maintenant, que des Pinault, des Arnault ou des Perrotin soient en mesure d'acheter ça plusieurs millions d'euros pour les revendre encore davantage, évidemment ça fait chier, oups ! disons plutôt que ça soulève une problématique. On peut aussi se demander de temps à autre si l'on est en présence d'une oeuvre d'art ou d'une supercherie : à chacun son avis, il y a des trucs qui touchent, qui choquent ou font réfléchir... des trucs qui ouvrent l’œil et l'esprit... et d'autres pas du tout, mais ceux-là on s'en bat les balloches.

2014/10/31

Entretien : Jorge Amado — Pierre Daix (Lettres françaises, 1948)

« Peut-il y avoir de tâche plus noble pour la littérature que de contribuer à hâter la prise de conscience par les masses des problèmes essentiels de leur vie, de les aider à aller de l'avant, à mieux connaître leurs forces et leur rôle ? » (J. Amado, 1948)

Pour en savoir un peu plus sur l'auteur de La terre aux fruits d'or, de Gabriela, Cacao, Tocaia... et tant d'autres, la librairie l'Entropie met en ligne une série d'entretiens donnés par Jorge Amado à la presse écrite de chez nous, entre 1948 et 89, autrement dit : entre le plan Marshall et la chute du mur de Berlin.
On retrouvera tout d'abord, dans les pages jaunies des Lettres Françaises, puis dans celles du journal Action, les préoccupations et le climat d'une époque aujourd'hui révolue... enfin, peut-être pas tant que ça.
On assistera par la suite aux transformations du monde et d'un homme, lequel, en vieillissant, délaissera peu à peu le discours militant et, tout en restant fidèlement lié au peuple, abordera des sujets plus "actuels", tels que l'écologie, le métissage ou la religion... le tout sur fond de littérature, qui est la réelle constante.
Et on verra aussi comment, les années passant et la roue tournant, il sera de plus en plus souvent question du passé d'Amado plutôt que de son avenir ou même de son présent.

***

Nous sommes ici en février 1948, au 37 rue du Louvre, à Paris. Le ciel est gris, l'air est froid et le charbon de chauffe va bientôt manquer. A 8000km de là, par-delà l'océan, le Brésil affiche des températures autrement plus douces, mais doit encore faire face à une nouvelle crise de démocratie, celle-ci due au général-dictateur Eurico Gaspar Dutra. Depuis quelques mois, en effet, le Parti Communiste Brésilien est re-déclaré illégal et ses milliers d'adhérents, ou de sympathisants, à nouveau traqués comme des bêtes par la police militaire et l'armée, raison pour laquelle l'écrivain Jorge Amado de Faria a quitté Bahia pour rejoindre la France. Il a 36 ans et a déjà publié treize romans, dont seulement deux ont été jusqu'alors traduits dans la langue de Molière. Sa notoriété, en France, tient donc davantage à son engagement politique qu'à son oeuvre littéraire encore mal-connue.

Attention ! Pierre Daix est un journaliste communiste, Amado un écrivain communiste, et les Lettres Françaises une publication communiste ! Aussi, au cas où le mot "communiste" te poserait un problème de conscience, tu peux toujours le remplacer par celui de "résistant", c'est pareil au même.


Le jour triste s'achève. Dans le vaste bureau, au septième étage de Ce Soir, où nous nous sommes rencontrés, les objets commencent à se fondre dans la grisaille. Jorge Amado est assis dans un fauteuil de cuir, à côté de moi. Il regarde lentement autour de lui comme pour s'habituer à l'atmosphère imprécise, toute de nuances, qui nous baigne, et contemple Paris, qu'on aperçoit à demi estompé dans le soir. Il écoute posément mes premières questions, puis, tout à coup, son visage s'anime. Il parle, lentement, en espagnol :

Chez nous, la pression de l'impérialisme américain est incomparablement plus forte qu'ici et va en s'accentuant. Elle devient chaque jour de plus en plus cynique, de plus en plus ouverte. Non seulement le gouvernement du dictateur Dutra n'a plus d'indépendance véritable, mais il n'a même plus une apparence d'indépendance. Par exemple, la veille du jour où, par jugement du tribunal supérieur électoral, le parti communiste a été interdit, le commandant des forces américaines au Brésil a lancé à ses troupes un ordre secret les appelant à prendre des mesures de sécurité pour le lendemain, et les avertissant que ce jour-là la parti communiste brésilien serait interdit.

Vous parlez de forces américaines ? Comment se fait-il qu'il y ait encore des forces américaines au Brésil ?

Il ne devrait plus y en avoir, mais les Américains ont conservé des bases militaires chez nous, et, naturellement, des forces armées pour les occuper. Ce sont principalement des forces de l'aviation. D'autres mesures du même ordre ont depuis été prises. Les députés communistes ont été privés de leur mandat, les journaux progressistes interdits, la Constitution est de plus en plus bafouée.

Quelle est la nature de cette constitution ? Est-elle démocratique ?

Quand le Brésil eut pris, sous la pression populaire, la décision de se ranger aux côtés des alliés dans la guerre, Vargas fut contraint de rappeler les exilés et de rouvrir les prisons politiques. La presse fut libérée, et l'ordre démocratique établi. Les forces démocratiques s'organisèrent et se développèrent. L'Association Nationale des écrivains, analogue à votre C.N.E., joua un rôle très important dans le développement du mouvement démocratique. A son premier congrès, en janvier 1945, elle demanda l'établissement d'un régime démocratique et contribua puissamment à la chute de Vargas. Huit ans après sa dissolution par Vargas, à la fin de 1945, le parlement national fut reconstitué. En septembre 1946, une constitution fut adoptée, constitution encore très imparfaite, mais démocratique néanmoins. C'est cette constitution qui n'est pas appliquée ou qui est violée.

Vous avez parlé du rôle important jour par l'Association Nationale des écrivains du Brésil. Comment l'expliquez-vous ?

Depuis les temps où le Brésil était un pays colonial, la lutte pour la culture est chez nous intimement liée à la lutte pour la démocratie et la liberté; elle est inséparable de l'action politique. De tradition, les écrivains savent que leur combat ne peut se dissocier de la lutte du peuple pour de meilleures conditions de vie. Notre pays compte plus de 70% d’illettrés. C'est seulement en portant les moyens d'existence à un niveau plus haut par l'industrialisation, par la réforme agraire, en conquérant à la fois notre indépendance et une vie plus heureuse que nous pourrons avoir la large audience nationale qui est indispensable au développement d'une culture riche. Le prestige politique des écrivains est d'ailleurs très grand. Beaucoup d'entre nous ont été élus députés. Tous les partis ont tenu à présenter des écrivains sur leurs listes. Le parti communiste en compte sept parmi ses députés.

Quel a été le rôle de l'Association Nationale des écrivains depuis la récente évolution des événements ?

L'Association Nationale des écrivains a tenu un second congrès en octobre 47. Elle a notamment adopté une déclaration pour la paix mondiale, elle a demandé que la Constitution soit appliquée, elle a pris des motions pour la libération économique du Brésil, pour la levée de l'interdiction du parti communiste. Elle a analysé les menaces contre la culture qui découlent de la situation actuelle et s'est élevée contre les brimades dont sont victimes les écrivains et les journalistes progressifs.

La situation des écrivains s'est-elle améliorée depuis ?

Non. Bien au contraire. Sous la pression étrangère, les mesures policières ont redoublé. Au moment où je partais pour la France, la police venait d'interdire deux pièces de Nelson Rodrigues. L'une d'elles parce qu'elle posait, timidement d'ailleurs, le problème noir au Brésil. Candido Portinari a dû s'exiler à Montevideo; Niemeyer, le grand architecte, a vu tous ses contrats cassés par le gouvernement. Il a été invité à faire des cours dans une université américaine, mais le Département d'Etat des U.S.A. a refusé de lui accorder son passeport. Le poète Aydano de Canto Ferraz a été condamné à 6 mois de prison; Raphael Corriedo de Oliveira, un grand journaliste indépendant, est poursuivi pour avoir écrit des articles anti-américains. Des dizaines d'autres artistes et écrivains subissent chaque jour des vexations et des brimades de la part du gouvernement. Dernièrement, le grand écrivain catholique espagnol José Bergamin, qui devait faire des conférences au Brésil, s'est vu refuser l'autorisation de séjour, et il a dû repartir aussitôt arrivé.

Quelle est, dans ces conditions, la situation de la culture au Brésil ?

La pression américaine se manifeste une fois de plus et tout particulièrement contre la culture française. Vous connaissez l'importance que nous attachons, depuis les temps coloniaux, à ce qui nous vient de France. Eh bien ! par divers moyens, notamment en empêchant les livres et les films français d'arriver chez nous, on tente de détruire cette influence. D'autre part, le gouvernement organise l'importation massive de livres édités en portugais. Comme les U.S.A. se sont mis à en éditer en grande quantité, cela revient à nous submerger d'écrits américains. Une édition portugaise du Reader's Digest avait d'ailleurs frayé la voie depuis longtemps. Il en est de même pour les films, et nous versons, chaque année, plus de 10 millions de dollars pour voir les productions d'Hollywood.

Comment pensez-vous que votre pays sortira de cette situation ?

Je voudrais d'abord vous parler encore des efforts de notre gouvernement pour seconder les visées d'expansion yankee dans le domaine culturel. On a lancé maintenant une campagne tout à fait officielle pour un art qui soit dégagé de la politique. Je dois dire qu'elle ne rencontre aucun succès auprès des écrivains. De plus en plus, au contraire, les artistes et les écrivains entrent dans la lutte pour l'indépendance politique du Brésil. Il est significatif, par exemple, que le grand romancier catholique Jose Geraldo Veira soit devenu un militant du parti communiste, comme Graciliano Ramos, Dancelio Madicido, ou les peintres Jose Pancetti et Graciano... Comme je vous le disais tout à l'heure, nous avons conscience que la tâche essentielle des intellectuels du Brésil est de lutter sans trêve pour obtenir des conditions économiques et politiques qui permettent notre émancipation et notre indépendance.

Malgré toutes ces tâches urgentes, vous continuez d'écrire. Que préparez-vous actuellement ?

Je prépare un roman important sur le Brésil de 1941 jusqu'à l'époque actuelle [Les Souterrains de la Liberté], où je veux montrer la grande évolution de notre peuple et ses combats pour la liberté. Peut-il y avoir de tâche plus noble pour la littérature que de contribuer à hâter la prise de conscience par les masses des problèmes essentiels de leur vie, de les aider à aller de l'avant, à mieux connaître leurs forces et leur rôle ? Le destin de la culture est lié aux combats des hommes qui veulent connaître enfin la liberté et la joie.

Amado m'a regardé en souriant, avec cette moue et ce léger froncement de sourcils qui indiquent chez lui le contentement. J'ai pensé que, décidément, le Brésil n'est pas aussi éloigné que la géographie pourrait le faire croire.