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2016/03/13

Oulipopolitique

Quel sens encore donner à la droite ou la gauche
Dans une France chirale ?

Un 13 mars 1984, -16 à 2000, +16 depuis, il y a 32 ans, disparaissait François Le Lionnais, ingénieur chimiste, mathématicien, écrivain, fondateur de l'Oulipo. Il fut résistant au Front national, eh oui, un mouvement de la Résistance intérieure française créé par le Parti communiste français. 

2015/10/25

Jean-Noël Jeanneney : Victor Hugo et la République

« L'histoire de la Révolution est l'histoire de l'avenir. Il y a dans ce qu'elle nous a apporté plus de terre promise que de terrain gagné. » (Victor Hugo, 1876)

En février 2002, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, Jean-Noël Jeanneney donnait une conférence sur ce monument d'homme dont la notoriété dépasse largement nos frontières. Adulé de son vivant comme peu l'ont été avant ou après lui, ce génial touche-à-tout, élevé aujourd'hui au rang d'icône nationale, eut bien évidemment droit à d'imposantes funérailles auxquelles assistèrent, en juin 1885, deux ou trois millions de personnes venues des quatre coins de la France. Encore faut-il préciser ici qu'on dénombra davantage de Fantine, d'Enjolras ou de Cosette aux abords du cortège que de ci-devants ducs, barons ou marquis. Et que si le peuple de Gauche, venu en nombre, tenait sans doute à honorer son grand dramaturge, il tenait surtout, je crois, à remercier l'un des plus farouches défenseurs de la République en un temps où celle-ci, insuffisamment solide, vacillait encore sous les coups de boutoir répétés du peuple de Droite.

Républicain, Victor Hugo ne l'a pas toujours été, loin s'en faut. On sait les sympathies coupables qu'il eut pour Charles X ou Louis-Philippe, écrivant à leur gloire des odes qu'il qualifia par la suite de "bégaiements royalistes"... On sait aussi comment ce visionnaire de génie contribua à bâtir sa propre légende durant son exil à Guernesey... Mais il n'empêche que lorsque Victor Hugo épousa la Gueuse, aux alentours de 1850, c'est avec une ferveur quasi-religieuse qu'il l'embrassa, puis la protégea griffes et crocs contre les tenants d'un retour en arrière. Ainsi, parmi quelques-unes des batailles homériques livrées par Hugo figurent en bonne place : le suffrage universel (et son élargissement aux femmes), la séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'abolition de la peine de mort, ainsi que l'introduction du principe des "circonstances atténuantes", sans oublier ses réflexions sur la nécessité de fédérer l'Europe, ce qui devrait suffire à souligner la modernité des idées politiques de cet esprit "éclairé", soit précisément ce que le livre de Jeanneney s'attache à mettre en avant (sans rien ajouter à ce que l'on savait déjà plus ou moins, hormis ses commentaires avisés) :

Au moment où s'élèvent si nombreuses les voix chagrines déplorant que "le progrès soit en crise" ou que "l'avenir s'efface", Victor Hugo nous invite, au nom même de l'idée qu'il se fait de la République française ou universelle, à retrouver le courage de croire à la possibilité d'un peu plus d'harmonie sur cette terre.
Il ne s'agit pas de s'aveugler (il ne le fit jamais lui-même) sur les multiples cahots, les trébuchements, les horreurs et les barbaries qui scandent la marche de l'humanité, mais seulement de rappeler à sa suite que dans l'effort immémorial des hommes le but compte moins que le mouvement. Albert Camus nous a encouragés à imaginer Sisyphe heureux. Victor Hugo ne nous dit pas autre chose. Il nous rappelle, selon une formule célèbre, que toute civilisation n'est jamais qu'une asymptote.
Qu'on refuse la paresse des béates certitudes, oui, assurément, bravo ! Mais en rejoignant le credo du poète, qui nous ramène, pour finir, à la France : « Je déclare que ce qu'il faut à la République, c'est l'ordre, mais l'ordre vivant, qui est le progrès, c'est l'ordre tel qu'il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle, du peuple, dans les faits et dans les idées, pour le plein rayonnement de l'intelligence nationale. »

Jean-Noël Jeanneney : Victor Hugo et la République 
Aux Editions Gallimard (2002)

Ironie de l'histoire : deux mois après cette conférence, 17% d'électeurs propulsaient Le Pen au second tour des Présidentielles et Jospin dans les oubliettes ! Je me souviens que pour expliquer ce tsunami politique, les commentateurs attitrés évoquèrent diverses raisons, les unes psychologiques, les autres algébriques : expression d'un mécontentement populaire, discours sur l'insécurité grandissante, multiplicité des candidats de gauche, niveau d’abstention, etc. Mais personne pour évoquer le rapport ambigu que les Français entretiennent avec leur Histoire, à commencer par l'étrange fascination qu'ils éprouvent pour les fastes de Versailles, plutôt que pour les tenants et aboutissants de la Révolution ; un peu comme une victoire posthume des Louis sur les Sans-culottes, ou pour le dire autrement : de l'image sur les Idées. Eh oui ! tout le monde connaît Rihanna, Beyoncé, Ronaldo, mais qui se souvient encore de Jean Zay et de ce pour quoi il s'est battu et contre qui ? Un français sur dix ? Deux ? Trois ? Pas plus ! De même qu'il suffit de sonder un peu autour de soi pour constater que "les Canuts", "la Commune", "Février 34", "solidarités ouvrières", "conquêtes sociales", "esprit républicain", tout ça ne signifie rien, absolument RIEN : mémoire effacée ! > del *.*/s ...

       ... Et tu verras bientôt danser dans leurs yeux morts des brasiers d'incendie.

2015/10/16

Jean-Noël Jeanneney : L'avenir vient de loin

« Les Républicains, c'est comme le fromage : plus il y en a, plus ça pue ! »
( Le révérend père Ollivier, du temps de Mac-Mahon )

Au soir des élections législatives de 1993, la coalition RPR-UDF emportait nettement la victoire avec près de 82% des sièges à l'Assemblée Nationale. Conséquence directe du choix des Français : le président Mitterrand nommait Balladur Edouard à l'Hôtel Matignon, à charge pour celui-ci de remplacer le ministère Bérégovoy auquel participait jusqu'alors Jean-Noël Jeanneney, en tant que secrétaire d'Etat à la Communication.
A peine quelques mois plus tard, ce dernier publiait non pas un recueil de souvenirs ou de confidences sur ses années passées au sein du pouvoir — quoique perce parfois un soupçon d'amertume — mais un livre d'histoire politique censé démontrer la vitalité d'un clivage auquel les Français ne croyaient déjà plus : l'opposition entre la gauche et la droite (en 1991, une étude SOFRES révélait qu'ils étaient en effet 55% à estimer que cette ligne de partage n'existait plus vraiment ou n'avait plus lieu d'être, cependant qu'une enquête plus récente du CEVIPOF montre qu'ils sont à présent près de 75% à le penser...).
Or, en 1993, Jean-Noël Jeanneney, lui, voulait encore y croire, au bien-fondé de cette opposition. Et c'est donc avec son incurable optimisme d'homme-de-gauche qu'il cherche à nous convaincre ici d'une chose ô combien capitale à ses yeux : que les idéaux hérités de la Révolution sont non moins valides et pertinents aujourd'hui qu'ils ne l'étaient lors de leur avènement. Pour lui, si les hommes se sont entre-déchirés comme des bêtes durant deux siècles et des brouettes pour voir triompher telle ou telle autre de leurs convictions, c'est pour la raison toute simple et toute vraie qu'il y a différentes façons de concevoir la Justice, l'Education, la laïcité, l'économie, l'Etranger, la fiscalité et j'en passe. A l'appui de sa démonstration sont alors naturellement conviées à la barre les grandes figures tutélaires que furent Saint-Simon, Clemenceau, de Gaulle, Blum et quelques autres, mais surtout Victor Hugo et Jean Jaurès, abondamment cités et célébrés tout au long des chapitres... De sorte qu'en nous rappelant quelques-unes des plus farouches oppositions gauche#droite dont fourmille notre histoire, Jean-Noël Jeanneney nous fait peu à peu ressentir (pour la mieux déplorer si besoin était) l'absence de contraste (et d'idées) dans les débats politiques de ces dernières années. De sorte aussi que son livre, pour daté qu'il soit, est toujours aussi pertinent et même plus que jamais d'actualité au vu de ce qu'est devenu aujourd'hui le parti à la rose : une pâlichonne copie du centre-droit. De sorte, enfin, que si L'Avenir vient de loin s'adresse à chacun d'entre nous, il s'adresse encore davantage aux socialistes en charge du pays, tous invités qu'ils sont à revenir à leurs fondamentaux ou, ainsi que Jeanneney le dit lui-même : à s'inspirer du passé "pour servir de nouvelles ardeurs".

Intelligemment mises en parallèle par le cevipof, ces trois courbes montrent
à quel point la Gauche a perdu la bataille de l'opinion...

Signalons encore que L'avenir vient de loin est un livre à la Jeanneney, c'est-à-dire bourré de références et de citations qui, d'admiration, vous laissent un peu sur le flanc :

« Le marché ! le marché ! le marché !... » A tous les défis du temps nos libéraux répliquent sur le ton de Toinette dans Le Médecin malgré lui : « Le poumon, le poumon, le poumon, vous dis-je ! »
Le cri, certes, s'est un peu assourdi — déceptions théologiques obligent —, mais l'obsession est bien vivante, à droite. Le marché y est célébré comme un nouveau seigneur, bienveillant à qui le respecte, garant impérieux de tous nos bonheurs futurs, vengeur effroyable pour les peuples qui osent douter de son génie.
C'est à voir de plus près. Car voici l'un des critères les plus propres à fonder aujourd'hui l'opposition entre droite et gauche. La confiance absolue, d'un côté, faite au seul marché, animé par la recherche du profit qui pousse les individus en compétition, pour dessiner l'équilibre le plus harmonieux possible d'une communauté nationale. Et de l'autre, à gauche, la certitude qu'il revient à la puissance publique de faire jouer d'autres ressorts que ceux qui stimulent le monde marchand, pour servir d'autres desseins et pour corriger la brutalité des égoïsmes affrontés.

[...] La métaphore du « renard libre dans le poulailler libre » est un peu usée ? Bon ! Retrouvons donc Clemenceau brocardant vers 1895 « ces économistes dont tout l'art consiste à faire courir des culs-de-jatte ficelés dans des sacs contre le vainqueur du dernier Grand Prix de Paris. Liberté pour tout le monde ! En avant les culs-de-jatte, et bonne chance ! Tiens, le pur-sang est vainqueur ! Qui l'aurait cru ? Eh bien, il est le plus fort voilà tout. Ce n'est ni juste ni injuste. La liberté du faible, c'est le droit du plus fort. Culs-de-jatte mes amis, tâchez qu'il vous pousse des jambes !... »

[...] Et voyez aussi les cris d'orfraie que suscita la loi sur la « dotation de solidarité urbaine » du 13 mai 1991, qui pour la première fois organisait le transfert de quelques ressources des communes les plus favorisées au profit des plus plus pauvres : même jeu, mêmes réflexes, même clivage...
On y revient toujours : la gauche moderne ne se voudra pas plus égalitariste que ne l'étaient Saint-Simon et ses disciples. Mais elle croira toujours à l'indispensable intervention de l'Etat, pour compenser au maximum ce qui, dans les inégalités entre les hommes, peut l'être par une répartition moins inégale des ressources.
Depuis les débuts de la Révolution industrielle, c'est le mouvement ouvrier, ce sont les syndicats, ce sont les partis de gauche qui ont peu à peu arraché à la droite, que ce soit de l'intérieur ou de l'extérieur du gouvernement, des corrections aux effroyables duretés du capitalisme libéral. Et l'on voudrait que soudain cela soit dépassé et qu'on soit entré dans la félicité d'un consensus social généreux ! Le droit des citoyens est d'être sceptique et leur devoir d'ouvrir les yeux.

Jean-Noël Jeanneney : L'avenir vient de loin
Aux Editions du Seuil (1994)

Et puis, en guise d'illustration sonore, cet extrait d'un discours du député Jules Ferry, prononcé en juin 1889 à l'Assemblée Nationale (et lu par Guillaume Gallienne, France Inter, Ça peut pas faire de mal) :

2015/08/30

Robert O. Paxton : Le fascisme en action

« Par définition, la vaccination de la plupart des Européens contre le fascisme originel, à la suite de son humiliation et de sa déchéance publiques en 1945, est temporaire. Les tabous de l'époque vont inévitablement disparaître avec la génération des témoins oculaires des faits. De toute façon, le fascisme du futur – réaction en catastrophe à quelque crise non encore imaginée – n'a nul besoin de ressembler trait pour trait, par ses signes extérieurs et ses symboles, au fascisme classique. Un mouvement qui, dans une société en proie à des troubles, voudrait "se débarrasser des institutions libres" afin d'assurer les mêmes fonctions de mobilisation des masses pour sa réunification, sa purification et sa régénération, prendrait sans aucun doute un autre nom et adopterait de nouveaux symboles. Il n'en serait pas moins dangereux pour autant. » (Paxton, 2004)

Très bon livre de Robert O. Paxton à qui l'on devait déjà La France de Vichy, paru en 1973, et dans lequel l'historien new-yorkais démontait pas à pas la légende alors communément admise selon laquelle Pétain aurait joué double-jeu avec l'occupant nazi et mené durant quatre ans une politique dite de "moindre mal". Moindre mal : l'ensemble des lois portant sur le statut des Juifs de France et d'ailleurs, la fin du multipartisme, du parlementarisme et du suffrage universel, aussi la traque faite aux communistes et autres "anti-français", l'interdiction des syndicats et du droit de grève, l'exaltation de la hiérarchie, des chefs et des traditions datant d'avant la Bastille... toutes choses qui en disent long sur les actuels défenseurs du régime de Vichy et d'une politique (de droite) jadis mise en oeuvre par un vieux Maréchal, mais préalablement prônée par une partie des intellectuels, cooptée par les milieux industrio-financiers et finalement acceptée par une fraction de la population française de l'entre-deux-guerres.

Moins sulfureux, mais non moins intéressant, Le fascisme en action s'attache à définir le fascisme et à déterminer son essence sur la base de ses actions concrètes plutôt qu'à l'aune de ses discours ou de sa seule apparence. Et ça change tout. Parce qu'au-delà les grandes cérémonies de Nuremberg, avec feux de joie, retraite aux flambeaux et flonflons d'orchestre en culottes bavaroises, au-delà aussi les stimuli lancés en pâture à la foule depuis un balcon de la piazza Venezia, le fascisme est une mécanique aux rouages autrement plus complexes et perfides que nous ne sommes généralement portés à le croire par paresse et facilité d'esprit. D'où ça vient ? Comment ça marche ? Selon quelles règles et sous quelles conditions ? Voilà ce à quoi répond d'abord l'historien avant de livrer sa propre définition, puis de conclure sur les possibles résurgences... 

Robert O. Paxton

Pour qui n'a pas encore compris que le diable avançait masqué, ces quelques extraits à méditer tranquillement :

«Autre caractère supposément fondamental du fascisme, son esprit foncièrement anticapitaliste et antibourgeois. Les premiers mouvements fascistes affichaient en effet leur mépris pour les valeurs bourgeoises et tous ceux qui ne pensaient qu'à "gagner de l'argent, de l'argent, du sale argent". Ils attaquaient le "capitalisme financier international" presque aussi bruyamment que les socialistes. Ils promirent même d'exproprier les propriétaires de grands magasins au profit d'artisans patriotes, et les grands domaines fonciers au profit des paysans.
Cependant, les partis fascistes qui ont accédé au pouvoir n'ont jamais rien fait pour concrétiser ces menaces anticapitalistes, alors qu'ils ont au contraire mis en oeuvre, avec une violence inouïe et sans le moindre compromis, toutes celles qu'ils avaient proférées contre le socialisme [...] Une fois au pouvoir, les régimes fascistes ont interdit les grèves, dissous les syndicats indépendants, abaissé le pouvoir d'achat des salariés et généreusement financé les industries de l'armement, pour le plus grand bonheur des employeurs.»

«Hitler maîtrisait l'art de manipuler un électorat de masse. Il joua habilement des ressentiments et des peurs des Allemands ordinaires, au cours d'innombrables réunions publiques, rendues plus excitantes encore par la présence de sbires en uniforme, par l'intimidation physique des ennemis, par une ambiance électrique surchauffée, et par des harangues fiévreuses et des arrivées spectaculaires en avion ou en grosse Mercedes décapotable. Les partis traditionnels, eux, s'en tenaient, sans en démordre, aux longs discours argumentés, convenant davantage à un électorat réduit et cultivé [...] Alors que les autres partis s'identifiaient clairement à un intérêt, à une classe ou à une approche politique, les nazis s'arrangeaient pour promettre quelque chose à tout le monde. Ils furent les premiers, en Allemagne, à cibler différentes professions par des promesses sans mesure, sans se soucier de savoir si les unes ne contredisaient pas les autres.»

«Les propagandistes fascistes ont cherché à créer l'image d'un chef solitaire sur son pinacle : ils y ont remarquablement réussi. Cette image d'un pouvoir monolithique fut plus tard renforcée, pendant la guerre, par l'effroi que la machine de guerre allemande suscitait chez les Alliés, ainsi que par l'insistance des élites conservatrices allemandes et italiennes à proclamer, après la guerre, qu'elles avaient davantage été les victimes des fascistes que leurs complices. L'idée que la plupart des gens se font aujourd'hui du règne fasciste est encore influencée par cette représentation.
Les observateurs les plus perspicaces ont toutefois rapidement perçu que les dictatures fascistes n'avaient rien de monolithique ni de statique. Aucun dictateur ne règne sans partage. Il doit obtenir la collaboration, ou au moins l'accord, des différents éléments décisifs du pouvoir — armée, police, juges, hauts fonctionnaires — et des puissantes forces sociales et économiques. Dans le cas particulier du fascisme, qui avait dépendu des élites conservatrices pour accéder au pouvoir, les nouveaux dirigeants ne pouvaient mettre tranquillement ces élites au rancart. L'obligation d'avoir, au moins dans une certaine mesure, à partager le pouvoir avec l'establishment conservateur préexistant a rendu les dictatures fascistes fondamentalement différentes, dans leurs origines, leur développement et leurs pratiques, de celle de Staline.»

«Les signes avant-coureurs bien connus – propagande nationaliste exacerbée et crimes haineux – sont importants, mais insuffisants. Avec ce que nous savons aujourd'hui sur le cycle fasciste, nous sommes en mesure de découvrir des signes avant-coureurs beaucoup plus menaçants dans des situations de paralysie politique lors d'une crise, dans l'attitude de conservateurs à la recherche d'alliés plus énergiques et prêts à renoncer aux procédures légales et au respect de la loi afin d'obtenir un support de masse via la démagogie nationaliste et raciste. Les fascistes sont proches du pouvoir lorsque les conservateurs commencent à leur emprunter leurs méthodes, font appel aux passions mobilisatrices et essaient de coopter la clientèle fasciste.»

«Toute nouvelle forme de fascisme diaboliserait forcément un ennemi, intérieur et/ou extérieur: mais cet ennemi ne serait pas forcément les Juifs. Un mouvement fasciste américain authentique serait religieux, anti-Noirs et, depuis le 11 septembre 2001, de surcroît anti-islamique; en Europe occidentale, il serait séculier et, ces temps-ci, sans doute plus anti-islamique qu'antisémite; en Russie et en Europe de l'Est, il serait religieux, antisémite, slavophile et anti-occidental.»

Et enfin, établie au terme d'une étude comparative entre l'Allemagne hitlérienne et l'Italie musolinienne, la liste de tous les ressorts susceptibles de hisser à nouveau la bête au sommet du pouvoir :

- Un sentiment de crise d'une telle ampleur qu'aucune solution ne pourrait en venir à bout;

- La primauté du groupe, envers lequel les devoirs de chacun sont supérieurs à tous les droits, individuels ou universels, et la subordination à lui de l'individu;

- La croyance que le groupe d'appartenance est une victime, sentiment qui justifie n'importe quelle action, sans limitations légales ou morales, menée contre les ennemis, internes ou externes;

- La peur du déclin du groupe sous les effets corrosifs du libéralisme individualiste, des conflits de classe et des influences étrangères;

- Le besoin d'une intégration plus étroite, d'une communauté plus pure, par consentement si possible, ou par la violence exclusiviste, si nécessaire;

- Le besoin d'une autorité exercée par des chefs naturels (toujours de sexe masculin), culminant dans un super-chef national, seul capable d'incarner la destinée historique du groupe;

- La supériorité des instincts du chef sur la raison abstraite et universelle;

- La beauté de la violence et l'efficacité de la volonté, quand elles sont consacrées à la réussite du groupe;

- Le droit du peuple élu de dominer les autres sans contraintes de la part d'une loi divine ou humaine, la loi étant décidée sur le seul critère des réussites du groupe dans un combat darwinien.

Robert O. Paxton : Le fascisme en action (2004)
Traduction de William Olivier Desmond (2004)
Aux Editions du Seuil

2014/08/23

Henri Guillemin : Nationalistes et Nationaux (1870-1940)

« Nous proposons une droite qui s’assume et qui n’ait pas honte de prôner le patriotisme, le mérite, le travail, l’effort, l’ordre et l’autorité républicaine. » (extrait du projet de La Droite Forte, qui a oublié de mentionner aussi la famille)

Charge de dragons (Dupray)
J'entends souvent dire qu'entre gauche et droite, aujourd'hui c'est kif-kif : canailles & consorts, pareille incompétence et même engeance, un-pour-tous, tous pourris... Moi j'essaie d'expliquer les nuances entre les différents Partis, leurs tendances et leurs représentants, ce qui n'est pas toujours facile, convenons-en. J'évoque alors le passé pour mieux convoquer le présent, compare les politiques sociales des uns et des autres, et, sans jamais convaincre personne, conclus mon laïus en disant que nous avons, ces temps-ci, une gauche un peu moins à gauche et une droite beaucoup plus à droite, avec les deux extrêmes à leur place, à chaque bout de l'échiquier.

Pour convaincre un ouvrier ou un employé de ne pas voter contre ses intérêts, il me faudrait avoir le talent conjugué d'un René Rémond et d'un Henri Guillemin : la science de l'un et l'impertinence de l'autre. On en est loin, très loin. Et c'est bien dommage, parce qu'au rythme où vont les choses, sûr et certain que mes collègues de bureau, de chantier, d'atelier, donneront prochainement l'Elysée à une UMP noyautée par les rejetons bonapartistes, voire maurasso-pétainistes, de la droite française. Quelques-uns voteront même FN et s'en féliciteront, les cons ! La plupart offriront donc leur voix, en conscience et de plein gré, pour des politiques ouvertement xénophobes, aussi pour le contrôle des médias, la justice mise au pas, la baisse des allocations sociales, la hausse des niches fiscales et la retraite à 66 ans, même pour toi qui a commencé à bosser dès 16 ans... Ils voteront pour l'enseignement religieux, la fin des 35 heures, l'asphyxie des syndicats ouvriers, la restriction du droit de grève et même l'allègement du Code du Travail, entendre ici : simplifier la tâche de ton patron lorsqu'il souhaitera te licencier. Te voilà prévenu ! Maintenant, libre à toi de voter pour des Partis qui, depuis qu'ils existent, ont toujours été contre toi et t'ont souvent méprisé, mais... mais lis d'abord cette excellente étude d'Henri Guillemin sur les nationalistes, l'autre nom des capitalistes. En un peu moins de 500 pages, toutes passionnantes, Guillemin retrace l'histoire politico-économique de ton pays, la France, de la Commune de Paris, noyée dans le sang des ouvriers, jusqu'à la débâcle de 1940, en passant par le Front Populaire et la montée des fascismes... Tu y verras la Droite à la manœuvre, sous son véritable jour, ce qu'elle a fait jadis et ce qu'elle fera demain si, par malheur, son idéologie est à nouveau à l'oeuvre : rien pour toi et tout pour eux, les "gens de biens", les "vrais français", dont il faut, coûte que coûte et vaille que vaille, préserver les privilèges.
Et tu refermeras alors ce livre en te disant peut-être qu'il y a, malgré tout, et si infimes qu'elles soient, quelques nuances entre la Gauche et la Droite.
Et puis tu comprendras aussi, de surcroît, pourquoi l'UMP hurle en chœur "Halte à la repentance !" à chaque fois qu'un historien dresse ce genre d'inventaire où sont  nécessairement disséqués les mécanismes, toujours actifs, d'une politique de Droite (des fois que tu piges enfin pour qui tu vas vraiment voter).

Henri Guillemin (1903-1992)
Postface :

Après avoir achevé ce manuscrit, je n'y ai plus songé pendant trois mois, m'attachant à des travaux d'un autre ordre. Je voulais voir l'effet qu'il me ferait en le relisant, ensuite, d'une traite avant de l'envoyer à l'éditeur. Je viens de le relire et je m'attends à des sourires apitoyés; des sourires instruits : un essai simpliste et grossier; pour tout dire, caricatural; et tellement "tendancieux" ! ("tendancieux" est le terme usuel pour désigner la tendance qui n'est pas la bonne); comme d'habitude, avec H. G., le plus sommaire des manichéismes. Viendra, au surplus, la découverte, fatale, d'erreurs de détail que j'aurai commises; on en commet toujours; mais quelle aubaine pour ceux qui sauront en tirer parti, et gloire : jugez du sérieux de cet "historien-là !"
Simplisme ? Oui, en ce sens que j'ai travaillé, volontairement à gros traits pour m'en tenir à l'essentiel : l'importance déterminante, d'abord, de la politique intérieure, et, dans la politique intérieure, de la question d'argent; puis, la boucle bouclée, en France, par les classes dirigeantes, pacifistes à ravir de 1871 à 1888 environ, chauvines, ensuite, pendant quelque cinquante ans et redevenant, à partir de 1936 surtout, férues de paix à outrance; et tout cela dans un constant et unique souci : la sauvegarde de leurs privilèges. A ceux qui, depuis toujours, se sont approprié le bien d'autrui et ont réduit la collectivité à travailler pour eux, il convient de brouiller leurs pistes et de masquer l'évidence; et de même, les manipulateurs de l'opinion souhaitent peu qu'un éclairage trop vif soit porté sur leur étrange politique extérieure.
[...] Quant au "manichéisme", j'en donne assurément l'apparence. Parce que j'étais soucieux, avant tout, de mettre en lumière la vérité capitale — je dis bien : la vérité — objet de ce travail, à savoir le comportement de nos nationalistes mués en "nationaux". Je n'ignore, pour autant, ni ce que fut le combat sacrificiel de "réactionnaires" comme d'Estienne d'Orve et Jacques Renouvin, ni le peu d'empressement manifesté par le prolétariat à travailler davantage pour accroître la puissance défensive de la France (mais c'était au lendemain des déconvenues de 1936-1937, et les ouvriers se savaient, se voyaient les victimes d'un patronat qui n'attendait que ces efforts supplémentaires pour s'enrichir encore davantage); et si courageux qu'aient été, dans la Résistance, tant de militants communistes, je ne saurais oublier les mobiles tactiques où puisait sa raison d'être ce "patriotisme" insolite, effervescent, recommandé par le Parti et réclamé plus tard par lui comme une sorte d'exclusivité. Mais, encore une fois, ces considérations n'étaient pour moi que marginales. Mon propos était ailleurs; il concernait le jeu des "nationaux", et je pense avoir présenté là, tout au moins, comme on dit, une "hypothèse de travail" assez valable.
De même que nous avons été, longtemps, nous Français, dupés sur les origines de la Première Guerre mondiale (...), de même je souhaiterais que l'Histoire, "entrant dans la voie des aveux" (Hugo, 1863), ne laissât pas à nos descendants une image truquée de ce qu'était la France, au seuil de la seconde hécatombe.

Henri Guillemin : Nationalistes et nationaux (1870-1940)
Editions Idées-Gallimard (1974)

2014/02/22

Jorge Amado : Le Chevalier de l'Espérance (Vie de Luis Carlos Prestes)

« Je n’appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls ceux qui furent grands par le cœur. » (Romain Rolland : Vie de Beethoven, 1903)

Entre 1922 et 1935, une succession de révoltes, révolutions, insurrections et mutineries agitèrent le Brésil, de Récife à Rio Grande, en passant par Salvador et São Paulo. On luttait alors contre l'oligarchie, pour la liberté, la justice, l'égalité... Et bien souvent même on mourrait pour elles.
De tous ces mouvements qualifiés à l'époque d'insurrectionnels émerge aujourd'hui encore la figure légendaire de Luis Carlos Prestes, héros pugnace et populaire, fort justement surnommé Chevalier de l'Espérance par ses nombreux fidèles, dont l'écrivain Jorge Amado qui consacra en son temps tout un livre à sa gloire. Non pas une biographie au sens strict du terme, avec soucis de précision et d'exactitude, mais plutôt une vie romancée, un chant d'amour à la fois pour l'homme et sa cause, son pays et son peuple. Quatre-cent pages d'éloge au cours desquelles nous est d'abord présentée l'enfance pauvre et difficile de Luis Carlos Prestes, fils d'une institutrice et d'un officier du Génie, décédé alors qu'il avait à peine dix ans, puis son entrée à l'Institut militaire de Rio Janeiro, où son charisme et son intelligence lui valurent rapidement l'admiration de ses pairs. Et puis arrive les années vingt, plombées par la corruption, les fraudes électorales, la crise économique...
En juillet 1924 a lieu une nouvelle tentative de soulèvement auquel le capitaine, alors âgé de vingt-six ans, participe activement... mais vainement. C'est l'échec, la déconvenue, un terrible fiasco. Toutefois, bien que cernés et bombardés par les forces du Gouvernement, Carlos Prestes et ses hommes parviennent à leur échapper de justesse, puis à rejoindre les mutins des autres casernes, eux aussi vaincus. Dès lors, pour ces quelques milliers de rebelles commence un périple que l'histoire a retenu sous le nom de Colonne Prestes : une marche d'environ 26000 km à travers le Brésil entre octobre 1924 et février 1927. Vingt-huit mois durant lesquels la Colonne, brillamment dirigée par son capitaine, tient tête à l'ensemble des forces lancées à ses trousses. Traqués sans relâche par une armée régulière largement supérieure en nombre et en équipement, pourchassés par les cangaceiros, alliés d'occasion du gouvernement, les fugitifs parviennent malgré tout à semer leurs poursuivants, tantôt en se frayant un passage à travers la brousse de la catinga, tantôt en franchissant les abruptes montagnes du Nordeste ou les marécages du Mato-Grosso. Souvent affamés, parfois malades ou blessés, ils marchent la nuit, ils marchent le jour, essaimant dans chacun des villages traversés le germe des révolutions futures. De plus en plus sales et hirsutes, ils marchent malgré la fatigue, le froid, les douleurs de toutes sortes, et sous la plume d'Amado cette Grande et Longue Marche prend naturellement des allures d'épopée, quand bien même elle s'achève en folle débandade, sans avoir jamais réussi à rallier le peuple à sa cause, derrière la frontière bolivienne où les 600 rescapés de la Colonne trouvent enfin refuge et repos.


Le dernier tiers du livre est, de loin, le plus intéressant. Le plus tragique aussi. Sont tour à tour passés en revue le coup d'état de Gétulio Vargas et la conspiration communiste pour renverser le dictateur — encore un échec —, puis la traque et l'arrestation de Carlos Prestes de retour d'exil, aussi le procès truqué et les dix ans de cachot, ponctués pour le révolutionnaire de tortures à la fois physiques et morales. Pire, Olga Benàrio, son épouse, brésilienne depuis son mariage, mais juive d'origine allemande, et bien qu'enceinte de sept mois, est livrée à la Gestapo par Gétulio Vargas en 1936 ; elle mourra au camp de Bernbourg, gazée au monoxyde de carbone en 1942, soit précisément l'année où paraîtra et circulera clandestinement au Brésil Le Chevalier de l'Espérance, un livre écrit à chaud, en quelques semaines, que l'on ne peut apprécier qu'à la condition expresse de garder non seulement présent à l'esprit le contexte historique mais aussi le public auquel il s'adressait. Un livre qu'il faut donc prendre tel qu'il est, pour ce qu'il est : un acte de foi et de combat, la geste militante d'un écrivain engagé dans une juste cause, mélange de rêves et d'espoirs, de réalité truquée, falsifiée par naïveté et soif de liberté, mais... mais tout cela n'empêche pas l'auteur d'énoncer aussi par-ci par-là quelques vérités bien senties.

Article du 18 février 1937 (L'Humanité)

Morceaux choisis :

Une page d'histoire sociale à travers le portrait du père de Carlos Prestes :

Par cette matinée glorieuse du 15 novembre 1889, où la monarchie s'écroulait au Brésil, les élèves de l'Ecole Militaire s'étaient groupés autour de leur professeur et chef, le lieutenant-colonel Benjamin Constant Botelho de Magalhaes, et avaient juré de "vaincre ou mourir" pour la République et la démocratie. [...] Ces élèves officiers sur le point de terminer leurs études, prenaient sur leurs épaules le lourd fardeau du destin de la Patrie. Ils avaient appris le sens du patriotisme, du civisme et de la dignité, par la bouche de cet honnête lieutenant-colonel qui était à la fois un homme de science, un homme juste et un héros.
Ils s'avancèrent l'un après l'autre, mon amie. L'un était pâle d'émoi, l'autre souriant, un autre encore avait la bouche contractée par la haine, car il était mulâtre et se souvenait que ses aïeux avaient été esclaves de l'Empire. Lorsque le tour de l'élève Antonio Pereira Prestes arriva, celui-ci avança, décidé et ferme, la tête haute, regardant droit devant lui. Il prêta serment et se plaça à côté de Benjamin, prêt à l'accompagner.
[...] Cet élève avait été sept ans durant soldat ; il s'était mêlé au peuple, dont il connaissait les problèmes, non pas comme les aurait connus un observateur ou un spectateur, mais comme quelqu'un qui les avait vécus. Il savait combien il était difficile à un soldat de franchir les portes de l'Ecole Militaire et de l'Ecole d'Etat-Major, alors que ces portes s'ouvraient si facilement aux parasites de la noblesse et aux fils de gens riches. Mais il savait plus, beaucoup plus, mon amie. Il savait ce qui se passait dans les villes et dans les campagnes, où les soldats vivent en contact avec les gens les plus pauvres, les plus exploités et les plus éprouvés. Il connaissait les nègres : parmi eux, il avait appris les souffrances indescriptibles d'une race réduite à l'esclavage. Il avait assisté à leurs luttes révolutionnaires. Il avait vu, jour après jour, sous l'Empire, la montée de la réaction, hypocrite, prudente, mais forte, qui luttait contre le courant en faveur de l'abolition de l'esclavage. Vivant à côté d'ex-esclaves et de fils d'esclaves, ayant le même métier qu'eux, il ne s'était pas laisser tromper par la démagogie de la famille royale, qui s'efforçait de faire passer l'Empereur et les siens pour "des abolitionnistes qui ne décrétaient pas l'abolition, parce que les forces politiques du pays ne le leur permettaient pas". Il avait compris que l'esclavage des noirs était la base sur laquelle reposait l'Empire. Et que pour cette raison même, l'Empereur et sa famille en étaient nécessairement partisans. Il avait compris que lorsque l'esclavage serait aboli et que le peuple aurait triomphé, même alors, la mission des patriotes ne serait pas finie. Qu'il fallait un régime où le peuple fût représenté, où il pût choisir ses gouvernants, où il pût faire entendre la clameur de ses besoins. Besoins que le soldat Antonio Pereira Prestes avait vus avec les yeux étonnés d'un enfant qui s'était enfui de chez lui pour vivre, dans l'armée, l'aventure de la vie. Il avait découvert que la vie du peuple était une bien triste aventure, mon amie, une aventure amère et douloureuse, parfois héroïque, presque toujours tragique. Il avait vu la famine dans laquelle vivaient les artisans, alors qu'au Palais, devant les "buffets" garnis de plats exquis les danseurs se reposaient des fatigues de la danse, en goûtant à des mets aux noms français et compliqués. Il avait vu dans les sertaos du Nord-Est les hommes sans terre devenir prophètes du malheur, s'improviser chefs militaires et religieux afin de lutter pour obtenir les terres que les comtes, les barons, les marquis d'alors avaient reçues de l'Empereur, pour un mot d'esprit, une valse bien dansée, une bastonnade bien appliquée sur les reins d'un nègre. Il avait vu les nègres fuir les masures immondes et misérables et gagner la libre forêt vierge. Il avait connu des victimes anonymes et des héros anonymes. Il avait vu le peuple, il avait vécu sa vie, il avait partagé ses souffrances. C'est ainsi, mon amie, que le jeune Antonio Pereira Prestes était devenu un homme et qu'à l'âge de 20 ans il avait terminé ses études militaires.

Pour se donner du courage dans les moments difficiles :

Une fois, — c'était une nuit pluvieuse et venteuse, — nous avancions dans la rue pauvre d'une ville lointaine. Nous marchions courbés, ton corps tout près du mien. D'une salle obscure, à travers les volets de bois, la rumeur de voix d'hommes conversant amèrement, parvint jusqu'à nous. Tout à coup, quelqu'un dans la salle prononça un nom. L'amertume et le désespoir s'envolèrent, l'espoir seul resta. Au-dessus de nous, au-dessus de la pluie et du vent, une étoile brilla dans la rue pauvre. Une joie printanière gagna la nuit pluvieuse de l'hiver. Une autre fois nous vîmes des hommes qu'on menait en prison. Ils souriaient, ce n'était ni des voleurs ni des assassins, ils n'exploitaient pas de femmes et ne vendaient pas de drogues. Ceux qui les conduisaient étaient des voleurs, des assassins, ils exploitaient les hommes, vendaient des drogues, c'étaient des policiers. Ces hommes qu'on menait en prison souriaient, les femmes qui les voyait passer pleuraient, les hommes serraient leurs poings. Quelqu'un murmura un nom, le nom d'un autre prisonnier. Et l'espoir brilla dans le sourire des prisonniers, dans les larmes des femmes, dans les poings serrés de ceux qui restaient.
[...] Si à un moment quelconque, notre pauvre cœur se sent faiblir devant les souffrances et appelle la mort pour éviter de supporter la douleur et la pourriture, pensons une minute à Luis Carlos Prestes, pensons à celui qui, au summum de la douleur et de la pourriture, souffrant, voyant souffrir les siens, voyant le peuple souffrir, voyant comment certains mouraient, cédaient ou se vendaient, continua à se dresser vivant pour la liberté. Et alors nous aurons des forces neuves, du courage, de l'espoir. De l'espoir, mon amie.

La parabole du bon samaritain :

Dans le Piaui... La Colonne passait devant un rancho aux murs en pisé et au toit de paille, habité par Joal, un sertanejo semblable aux milliers d'autres sertanejos du Brésil. La Colonne passait, il voulait lui offrir un cadeau, témoigner de n'importe quelle manière sa reconnaissance aux soldats de la liberté. Joal s'avance vers Luis Carlos Prestes, portant une jarre pleine de farine. C'était tout ce qu'il y avait à manger dans son rancho. Et il lui dit :
- Mon général, prenez cette farine, c'est tout ce que j'ai à manger dans mon rancho... Donnez-la aux soldats...
Puis se ravisant, il trouva que  cela ne suffisait pas. Il retourna vers son rancho. Il avait un âne. Il le prit par le licou, et s'avança à nouveau vers Prestes :
- Mon général, voilà ce petit âne, c'est tout ce que j'ai pour vivre... Prenez-le, ne marchez plus à pied...
Puis il s'en retourna au rancho. Rentré chez lui, il trouva néanmoins que ce qu'il venait de faire n'était pas suffisant, mon amie. Mais il n'avait plus rien à donner, il ne possédait rien d'autre au monde. Non, mon amie, il possédait encore quelque chose, il possédait sa vie, qu'il pouvait donner pour la liberté. Alors, il alla une troisième fois vers Prestes. Il ne portait plus rien dans ses mains de mulâtre, mais il marchait en souriant :
- Mon général, dit-il. Je vous ai donné tout ce que je possédais, donnez-moi maintenant un fusil et une place dans votre Colonne...
Voilà, mon amie, comment le soldat Joal s'engagea dans la Colonne Prestes sur le haut sertao du Piaui.

Qui sème le vent... :

L'U.R.S.S, mon amie, c'est la patrie des travailleurs du monde, la patrie de la science, de l'art, de la culture, de la beauté et de la liberté. C'est la patrie de la justice humaine, le rêve des poètes dont les ouvriers et les paysans ont fait une réalité merveilleuse.
Auparavant, sur ces terres blanches de neige, noires de pétrole et blonde de blé, dans les campagnes et dans les usines, les hommes étaient des esclaves, ils étaient prisonniers dans les universités et dans les bibliothèques. Ce peuple menait une vie malheureuse, les femmes ne riaient pas sous les tsars et les grands ducs ; il n'y avait pas de joie sur le visage des enfants affamés. Un vent de famine et d'oppression soufflait sur les steppes de la Russie. On fouettait les hommes, le cri des foules était étouffé par le crépitement des mitrailleuses balayant les places publiques. Des millions d'hommes travaillaient pour quelques-uns, l'aube en Russie était le prolongement d'une nuit horrible et se levait sur le ciel sans étoiles de l'esclavage, sur un jour sans soleil, sans espoir.
[...] La Russie tsariste, mon amie, c'était le pays de l'oppression et de la haine, du malheur et de la famine au milieu des champs de blé, c'était le pays où les vêtements manquaient alors que les métiers fonctionnaient, tissant du drap et de la toile. Des races entières étaient réduites à l'esclavage, des nations étaient courbées sous le fouet d'un maître et de quelques contremaîtres. Telle était la Russie, mon amie, il n'y a que vingt et quelques années, et cela semblait devoir durer toujours.
[...] Aujourd'hui, l'U.R.S.S. est le pays des peuples libres, des patries et des races libres, des hommes heureux. Il n'y a plus de riches ni de pauvres, il n'y a que des hommes dans leur intégrité, dignes et maîtres de leur vie. Pendant vingt ans, ces hommes ont construit un monde nouveau. Les enfants joyeux des campagnes et des villes de l'U.R.S.S. ont le rire aux lèvres et ne connaîtront jamais le malheur de naître esclave.

Jorge Amado : Le Chevalier de l'Espérance (1942)
Traduit du brésilien par Julia et Georges Soria