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2014/10/31

Entretien : Jorge Amado — Dominique Desanti (Action, mars 1948)

« La fonction primordiale de l'art est d'aider l'homme dans sa marche vers une réalité toujours plus profonde. » (J. Amado, 1948)

Même contexte historique que le billet précédent, mais avec, cette fois-ci, des questions au contour nettement plus politique, règle éditoriale du journal oblige.
On pourra éventuellement trouver à cet entretien un petit goût de suranné ou, au contraire, estimer qu'il n'a rien perdu de son actualité... mais on retiendra surtout que les intellectuels d'après-guerre participaient à la vie de la cité en s'engageant corps et âme dans le combat des idées ; aussi qu'ils n'avaient pas pour nom Soral, Zemmour et autres propagandistes à la petite semaine de la xénophobie et du nationalisme — lesquelles doctrines avaient d'ailleurs conduit l'Europe au chaos, qu'on se le dise — mais qu'ils s'appelaient alors André Malraux, Albert Camus, Jean-Paul Sartre... et Jorge Amado.

A noter enfin que Dominique Desanti, outre sa fonction de journaliste, était également romancière, biographe, historienne, et accessoirement mariée au philosophe des mathématiques Jean-Toussaint Desanti, avec lequel elle entra dans la Résistance dès la première heure.


La première fois que j'ai rencontré Jorge Amado, il était en noir, à une réception; il avait l'air, avec son visage sépia, son regard sombre, ses cheveux d'encre de Chine d'un de ses propres personnages, d'un paysan brésilien venu à la ville en costume de cérémonie, et on sentait « qu'il n'aimait pas ça ». Je lui ai d'ailleurs trouvé une tête d'ours. La fois suivante, dans sa chambre en désordre, pleine de visiteurs, tous Brésiliens, tous chassés, il portait plus de couleurs qu'un tableau de Portinari, et ça lui allait bien, il était chez lui.

Je lui ai parlé de Terre violente; mais on ne peut pas dire à un auteur combien on aime son livre quand on l'aime à ce point; et celui-ci est, sans doute, un des meilleurs romans publiés depuis la Libération, et l'un de ceux dont on a le moins parlé. 
L'auteur correspond au livre; il a fui une école de frères à 13 ans; à 15 ans, il était journaliste; à 19 ans, il publiait son premier roman : Au pays du carnaval; à 20 ans, Cacao le rend célèbre. Il parle des plantations, des taudis dans les villes, de la vie des nègres dans Bahia de tous les saints, qui le porte au premier plan de la littérature brésilienne; il remporte le « Goncourt brésilien » en 1936, l'année même où il est emprisonné pour la première fois comme révolutionnaire. En 1937, Vargas le fait arrêter à nouveau; ses livres sont brûlés, mis au pilon; en 1941, il part pour l'Argentine, revient en 1943 pour militer en faveur de la guerre aux côtés des Alliés. En 1945, il est élu député... le voilà proscrit, tandis qu'on annonce le procès de Luiz Carlos Prestes et qu'on reste sans nouvelles de Pablo Neruda.

Je l'attaque :

- Cette influence américaine qui tente par tous les moyens de pénétrer au Brésil se sert-elle des intellectuels brésiliens ? 

- Dans leur ensemble, les intellectuels réagissent contre cette influence, maintenant. Au cours de la guerre, beaucoup d’écrivains, de savants, d'artistes ont été invités aux Etats-Unis; il en a résulté une sympathie certaine, mais qui allait à l'Amérique de Roosevelt, à celle qui combattait le fascisme. Maintenant, l'influence américaine crée le fascisme, et les intellectuels s'en sont aperçus. Depuis l'interdiction du Parti Communiste, beaucoup d'entre eux (et même des catholiques, des « maritainistes » comme nous disons) se sont rapprochés de lui. Nous comptons parmi les progressistes le plus grand de nos peintres : Portinari, le plus grand architecte : Neimeyer, le plus grand chimiste : Schemberg.
Mais, pour reprendre votre question, l'Amérique a trouvé des intellectuels pour faire sa propagande; malheureusement pour elle, ce sont ceux qui avaient servi le nazisme, le fascisme et les Japonais, comme, par exemple, Plinio Salgado (qui fut le chef des « chemises vertes » brésiliens !). 
L'influence fasciste est également propagée par les livres et les conférenciers envoyés par Salazar et par Franco; notre gouvernement oppose les livres portugais venus de Lisbonne ou même directement imprimés aux Etats-Unis (les Editions Pingouin, par exemple, ou le Reader's Digest, qui ne nous a pas épargnés), à l'influence française, pourtant traditionnelle chez nous, et à notre propre littérature nationale. Tenez, au Brésil le français était obligatoire dans les écoles : maintenant, les élèves ont le choix entre le français et l'anglais.

- La technique américaine a-t-elle influencé vos romanciers ?

- Non, je ne le pense pas. Sur certains points, les deux techniques ont suivi une voie parallèle : Caldwell a retrouvé le langage des paysans; nos romanciers, en plongeant dans la vie brésilienne, ont abandonné le portugais littéraire pour revenir à la langue de leur peuple et de leur pays. 
C'est là la grande innovation des dernières années; mais la technique du récit reste chez nous... comment dire... nationale.
Avant 1930, l'influence française était très forte : ces écrivains précisément, qui écrivaient en portugais littéraire et restaient très loin du peuple (qui, de son côté, restait très loin d'eux) vivaient du souvenir d'écrivains « attiques » de chez vous.
Tenez, un fait montre l'évolution de la littérature : après la guerre, les écrivains ont vécu de leur plume, pour la première fois, tant les tirages ont monté. Autrefois, 3.000 exemplaires constituaient un gros tirage.

- Je sais que vos livres atteignent les 20.000... Dites-moi, comment se comportent vos intellectuels en face du courant révolutionnaire ?

Amado fronce un peu le visage, réfléchit, et dit lentement : 

- Nos intellectuels sont entièrement pris par la lutte, en ce moment, car il ne faut pas oublier qu'au Brésil nous luttons pour obtenir la liberté de la petite bourgeoisie libérale et que nous franchissons une étape de révolution bourgeoise. Le contenu de nos œuvres porte toujours une marque sociale, une marque de combat, de sorte qu'une peinture abstraite, par exemple, serait inimaginable au Brésil, en ce moment. La culture est devenue un front et un moyen de lutte; et n'oubliez pas le degré d'évolution de notre peuple. Les mouvements progressistes, chez nous, demandent à leurs adhérents de peindre et d'écrire pour le peuple. 
Tenez, un fait caractéristique. Nous avons un vieux poète que l'on pourrait comparer à Paul Valéry; il s'appelle Monteiro Lobato. C'est aussi le maître du conte. Il a commencé maintenant à écrire pour les enfants. Il est rentré de voyage le jour de l'interdiction du Parti Communiste; aux journalistes venus l'attendre à la gare et qui lui demandaient son opinion à ce sujet, il a répondu : « Cette décision me donne envie d'adhérer au Parti Communiste ». Le livre qu'il vient de faire éditer a la forme d'un conte pour enfants; il s'adresse en réalité aux paysans et traite de la réforme agraire; la police a saisi l'édition entière.

- De sorte que tous vos intellectuels sont « engagés » fortement ? 

Jorge Amado, tout en parlant, s'est levé des dizaines de fois, a reçu des jeunes gens, donné quelques signatures, commandé un bain à la femme de chambre. Il se rassied à califourchon sur sa chaise, les bras sur le dossier, la tête sur les bras, tandis que je demande : 

- Il me semble que situer l'intellectuel au-dessus et en dehors de la politique risque de devenir dangereux. Car, à la limite, cette position conduit à la vieille rengaine : « L'artiste est un jardinier dans son jardin », comme dit votre André Maurois, chéri de nos demoiselles. Or, nous admettons tous, n'est-ce pas. que l'artiste a un double devoir de citoyen, qui prime tout, auquel tout doit être subordonné. Dans la mesure où l'artiste s'isole de la vie, il adopte une attitude de fuite devant le réel. Et c’est déjà là une attitude réactionnaire devant l'événement, car, enfin, la fonction primordiale de l'art est d'aider l'homme dans sa marche vers une réalité toujours plus profonde. 

- Et l'existentialisme ? A-t-il pénétré jusqu'au Brésil ? Y exerce-t-il une influence ? Qu'en pensent vos littérateurs réactionnaires ?

- Nos littérateurs réactionnaires sont groupés à l'ombre de Proust. Quant à l'existentialisme, il a été précédé par sa propre critique, faite par des progressistes. Quand les premiers ouvrages existentialistes paraîtront en traduction, ils rencontreront déjà une résistance.
Les groupes d'intellectuels influencés par l'Amérique tentent bien de faire de l'existentialisme un refuge et un contrepoids au courant révolutionnaire... Mais, encore une fois, je dois insister sur la différence de situation. Les conditions de vie de notre jeunesse petite bourgeoise ne la prédisposent pas à l'existentialisme. Car, chez nous, les jeunes bourgeois ne sont pas des décadents, ils sont, au contraire, animés d'une furieuse envie de vivre. C'est pourquoi l'existentialisme échouera auprès d’eux. C'est pourquoi, aussi, les théories progressistes les entraînent.

Jorge Amado soupira :

- Et c'est pourquoi les menaces de mort contre Luiz Carlos Prestes sont ressenties même par les jeunes bourgeois comme une offense à la vie du Brésil.


Entretien : Jorge Amado — Pierre Daix (Lettres françaises, 1948)

« Peut-il y avoir de tâche plus noble pour la littérature que de contribuer à hâter la prise de conscience par les masses des problèmes essentiels de leur vie, de les aider à aller de l'avant, à mieux connaître leurs forces et leur rôle ? » (J. Amado, 1948)

Pour en savoir un peu plus sur l'auteur de La terre aux fruits d'or, de Gabriela, Cacao, Tocaia... et tant d'autres, la librairie l'Entropie met en ligne une série d'entretiens donnés par Jorge Amado à la presse écrite de chez nous, entre 1948 et 89, autrement dit : entre le plan Marshall et la chute du mur de Berlin.
On retrouvera tout d'abord, dans les pages jaunies des Lettres Françaises, puis dans celles du journal Action, les préoccupations et le climat d'une époque aujourd'hui révolue... enfin, peut-être pas tant que ça.
On assistera par la suite aux transformations du monde et d'un homme, lequel, en vieillissant, délaissera peu à peu le discours militant et, tout en restant fidèlement lié au peuple, abordera des sujets plus "actuels", tels que l'écologie, le métissage ou la religion... le tout sur fond de littérature, qui est la réelle constante.
Et on verra aussi comment, les années passant et la roue tournant, il sera de plus en plus souvent question du passé d'Amado plutôt que de son avenir ou même de son présent.

***

Nous sommes ici en février 1948, au 37 rue du Louvre, à Paris. Le ciel est gris, l'air est froid et le charbon de chauffe va bientôt manquer. A 8000km de là, par-delà l'océan, le Brésil affiche des températures autrement plus douces, mais doit encore faire face à une nouvelle crise de démocratie, celle-ci due au général-dictateur Eurico Gaspar Dutra. Depuis quelques mois, en effet, le Parti Communiste Brésilien est re-déclaré illégal et ses milliers d'adhérents, ou de sympathisants, à nouveau traqués comme des bêtes par la police militaire et l'armée, raison pour laquelle l'écrivain Jorge Amado de Faria a quitté Bahia pour rejoindre la France. Il a 36 ans et a déjà publié treize romans, dont seulement deux ont été jusqu'alors traduits dans la langue de Molière. Sa notoriété, en France, tient donc davantage à son engagement politique qu'à son oeuvre littéraire encore mal-connue.

Attention ! Pierre Daix est un journaliste communiste, Amado un écrivain communiste, et les Lettres Françaises une publication communiste ! Aussi, au cas où le mot "communiste" te poserait un problème de conscience, tu peux toujours le remplacer par celui de "résistant", c'est pareil au même.


Le jour triste s'achève. Dans le vaste bureau, au septième étage de Ce Soir, où nous nous sommes rencontrés, les objets commencent à se fondre dans la grisaille. Jorge Amado est assis dans un fauteuil de cuir, à côté de moi. Il regarde lentement autour de lui comme pour s'habituer à l'atmosphère imprécise, toute de nuances, qui nous baigne, et contemple Paris, qu'on aperçoit à demi estompé dans le soir. Il écoute posément mes premières questions, puis, tout à coup, son visage s'anime. Il parle, lentement, en espagnol :

Chez nous, la pression de l'impérialisme américain est incomparablement plus forte qu'ici et va en s'accentuant. Elle devient chaque jour de plus en plus cynique, de plus en plus ouverte. Non seulement le gouvernement du dictateur Dutra n'a plus d'indépendance véritable, mais il n'a même plus une apparence d'indépendance. Par exemple, la veille du jour où, par jugement du tribunal supérieur électoral, le parti communiste a été interdit, le commandant des forces américaines au Brésil a lancé à ses troupes un ordre secret les appelant à prendre des mesures de sécurité pour le lendemain, et les avertissant que ce jour-là la parti communiste brésilien serait interdit.

Vous parlez de forces américaines ? Comment se fait-il qu'il y ait encore des forces américaines au Brésil ?

Il ne devrait plus y en avoir, mais les Américains ont conservé des bases militaires chez nous, et, naturellement, des forces armées pour les occuper. Ce sont principalement des forces de l'aviation. D'autres mesures du même ordre ont depuis été prises. Les députés communistes ont été privés de leur mandat, les journaux progressistes interdits, la Constitution est de plus en plus bafouée.

Quelle est la nature de cette constitution ? Est-elle démocratique ?

Quand le Brésil eut pris, sous la pression populaire, la décision de se ranger aux côtés des alliés dans la guerre, Vargas fut contraint de rappeler les exilés et de rouvrir les prisons politiques. La presse fut libérée, et l'ordre démocratique établi. Les forces démocratiques s'organisèrent et se développèrent. L'Association Nationale des écrivains, analogue à votre C.N.E., joua un rôle très important dans le développement du mouvement démocratique. A son premier congrès, en janvier 1945, elle demanda l'établissement d'un régime démocratique et contribua puissamment à la chute de Vargas. Huit ans après sa dissolution par Vargas, à la fin de 1945, le parlement national fut reconstitué. En septembre 1946, une constitution fut adoptée, constitution encore très imparfaite, mais démocratique néanmoins. C'est cette constitution qui n'est pas appliquée ou qui est violée.

Vous avez parlé du rôle important jour par l'Association Nationale des écrivains du Brésil. Comment l'expliquez-vous ?

Depuis les temps où le Brésil était un pays colonial, la lutte pour la culture est chez nous intimement liée à la lutte pour la démocratie et la liberté; elle est inséparable de l'action politique. De tradition, les écrivains savent que leur combat ne peut se dissocier de la lutte du peuple pour de meilleures conditions de vie. Notre pays compte plus de 70% d’illettrés. C'est seulement en portant les moyens d'existence à un niveau plus haut par l'industrialisation, par la réforme agraire, en conquérant à la fois notre indépendance et une vie plus heureuse que nous pourrons avoir la large audience nationale qui est indispensable au développement d'une culture riche. Le prestige politique des écrivains est d'ailleurs très grand. Beaucoup d'entre nous ont été élus députés. Tous les partis ont tenu à présenter des écrivains sur leurs listes. Le parti communiste en compte sept parmi ses députés.

Quel a été le rôle de l'Association Nationale des écrivains depuis la récente évolution des événements ?

L'Association Nationale des écrivains a tenu un second congrès en octobre 47. Elle a notamment adopté une déclaration pour la paix mondiale, elle a demandé que la Constitution soit appliquée, elle a pris des motions pour la libération économique du Brésil, pour la levée de l'interdiction du parti communiste. Elle a analysé les menaces contre la culture qui découlent de la situation actuelle et s'est élevée contre les brimades dont sont victimes les écrivains et les journalistes progressifs.

La situation des écrivains s'est-elle améliorée depuis ?

Non. Bien au contraire. Sous la pression étrangère, les mesures policières ont redoublé. Au moment où je partais pour la France, la police venait d'interdire deux pièces de Nelson Rodrigues. L'une d'elles parce qu'elle posait, timidement d'ailleurs, le problème noir au Brésil. Candido Portinari a dû s'exiler à Montevideo; Niemeyer, le grand architecte, a vu tous ses contrats cassés par le gouvernement. Il a été invité à faire des cours dans une université américaine, mais le Département d'Etat des U.S.A. a refusé de lui accorder son passeport. Le poète Aydano de Canto Ferraz a été condamné à 6 mois de prison; Raphael Corriedo de Oliveira, un grand journaliste indépendant, est poursuivi pour avoir écrit des articles anti-américains. Des dizaines d'autres artistes et écrivains subissent chaque jour des vexations et des brimades de la part du gouvernement. Dernièrement, le grand écrivain catholique espagnol José Bergamin, qui devait faire des conférences au Brésil, s'est vu refuser l'autorisation de séjour, et il a dû repartir aussitôt arrivé.

Quelle est, dans ces conditions, la situation de la culture au Brésil ?

La pression américaine se manifeste une fois de plus et tout particulièrement contre la culture française. Vous connaissez l'importance que nous attachons, depuis les temps coloniaux, à ce qui nous vient de France. Eh bien ! par divers moyens, notamment en empêchant les livres et les films français d'arriver chez nous, on tente de détruire cette influence. D'autre part, le gouvernement organise l'importation massive de livres édités en portugais. Comme les U.S.A. se sont mis à en éditer en grande quantité, cela revient à nous submerger d'écrits américains. Une édition portugaise du Reader's Digest avait d'ailleurs frayé la voie depuis longtemps. Il en est de même pour les films, et nous versons, chaque année, plus de 10 millions de dollars pour voir les productions d'Hollywood.

Comment pensez-vous que votre pays sortira de cette situation ?

Je voudrais d'abord vous parler encore des efforts de notre gouvernement pour seconder les visées d'expansion yankee dans le domaine culturel. On a lancé maintenant une campagne tout à fait officielle pour un art qui soit dégagé de la politique. Je dois dire qu'elle ne rencontre aucun succès auprès des écrivains. De plus en plus, au contraire, les artistes et les écrivains entrent dans la lutte pour l'indépendance politique du Brésil. Il est significatif, par exemple, que le grand romancier catholique Jose Geraldo Veira soit devenu un militant du parti communiste, comme Graciliano Ramos, Dancelio Madicido, ou les peintres Jose Pancetti et Graciano... Comme je vous le disais tout à l'heure, nous avons conscience que la tâche essentielle des intellectuels du Brésil est de lutter sans trêve pour obtenir des conditions économiques et politiques qui permettent notre émancipation et notre indépendance.

Malgré toutes ces tâches urgentes, vous continuez d'écrire. Que préparez-vous actuellement ?

Je prépare un roman important sur le Brésil de 1941 jusqu'à l'époque actuelle [Les Souterrains de la Liberté], où je veux montrer la grande évolution de notre peuple et ses combats pour la liberté. Peut-il y avoir de tâche plus noble pour la littérature que de contribuer à hâter la prise de conscience par les masses des problèmes essentiels de leur vie, de les aider à aller de l'avant, à mieux connaître leurs forces et leur rôle ? Le destin de la culture est lié aux combats des hommes qui veulent connaître enfin la liberté et la joie.

Amado m'a regardé en souriant, avec cette moue et ce léger froncement de sourcils qui indiquent chez lui le contentement. J'ai pensé que, décidément, le Brésil n'est pas aussi éloigné que la géographie pourrait le faire croire.

2014/10/12

Jorge Amado : Le pays du carnaval

Longtemps resté inédit hors le Brésil, ce premier roman de Jorge Amado de Faria, écrit à l'âge de seulement 18 ans, comporte assurément tous les défauts de forme et de fond d'une oeuvre de jeunesse, mais laisse également percer l'écrivain en devenir. On se montrera donc indulgent pour les figures de style un peu naïves qui émaillent le récit, à commencer par celle-ci : "Entre le bleu du ciel et le vert de la mer, le navire cingle droit sur le vert et jaune de la Patrie...". On excusera aussi l'auteur, pourtant à peine pubère, de nous parler d'amour comme s'il en avait déjà fait le tour, ou encore de politique à la façon d'un vieux briscard. Et on lui pardonnera surtout, au vu de son âge, la simplicité un peu scolaire avec laquelle il aborde une des questions philosophiques les plus complexes qui soient, à savoir : La vie a-t-elle un sens et, si oui, lequel ?
Pour répondre à cette interrogation aux accents existentialistes avant l'heure, Amado met en scène une petite bande d'intellos en quête d'identité et cherchant tous une finalité à la vie en vue d'atteindre la Félicité. Différentes voies possibles sont donc successivement explorées par les uns et les autres — politique, art, sexe, amour, religion... — mais sans qu'aucune d'entre-elles ne parvienne jamais à les satisfaire entièrement.
Incapables de saisir le bonheur, même lorsque celui-ci se trouve à portée de main, ces jeunes gens, sans doute un peu trop cérébraux, sont foncièrement malheureux et font contraste avec le carnaval de Rio, où tout n'est que chant et danse, simple plaisir des sens d'un peuple en fête avec lequel, par sentiment de supériorité, ils ne veulent pas communier. Contraste aussi avec une sorte de vieux gourou lettré et incrédule, nommé Pedro Ticiano, qui jusque sur son lit de mort restera fidèle au principe philosophique ayant guidé sa vie :

- Réponds-moi, Ticiano. Quelle est la solution du problème ? Pour quelle fin vit-on ?
- On vit pour vivre. La Félicité c'est tout ce qu'on n'atteint pas, ce qu'on désire...
- Et le secret pour être serein ?
- Ne pas désirer. Arriver au suprême renoncement de ne pas vouloir. Vivre pour mourir...


Les dernières paroles du mourant sont adressées à une autre figure majeure du roman, sans doute la plus désabusée d'entre toutes : Paulo Rigger, l'héritier d'un riche fazendeiro, de retour à Rio après avoir étudié sept ans à Paris :

Paulo Rigger [...] était un blasé, contaminé par toute la littérature d'avant-guerre, un esprit fort qui avait des amis parmi les intellectuels et fréquentait les cercles de journalistes, faisant des phrases, discutant, apportant toujours la contradiction.
L'attitude opposée était toujours la sienne [...] Il n'avait pas de philosophie et blaguait l'esprit de sérieux de la génération qui apparaissait. Il disait que l'homme de talent n'a pas besoin de philosophie.
[...] Il avait couru tout Paris, des salons les plus aristocratiques aux cabarets les plus sordides, dans la volupté de fouiller les âmes, de mettre à nu les sentiments, de les étudier...
[...] Sybarite, il avait pour ses instincts une quasi-adoration. Il connaissait ainsi tous les vices. Dans son regard las, très triste, semblait vivre la tragédie de l'homme qui a épuisé toutes les voluptés et ne s'en est pas satisfait.
Sur ses lèvres fines flottait toujours un sourire mauvais, sarcastique, qui agaçait.
Il ne croyait plus au bonheur. Au fond, pourtant, Paulo Rigger sentait qu'il était un insatisfait. Il comprenait que quelque chose manquait à sa vie. Quoi ? Il ne le savait pas. Ça le torturait. Et il dédiait toute sa vie à la recherche de la Fin. «Oui, murmurait-il sur le pont en regardant les flots, car toute vie doit nécessairement avoir une Fin... Laquelle ?»
Mais la mer, indifférente, ne lui répondait pas. Le soleil qui mourrait dessinait à l'horizon des paysages aux couleurs hurlantes. Le soleil fut le premier cubiste du monde...

Emblématique de toute une génération d'intellectuels brésiliens (celle des années 30), Paulo Rigger est un personnage dont Jorge Amado dira, 60 ans après l'avoir créé, qu'il fut celui dans lequel il s'était le moins "projeté". C'est possible. Mais possible aussi que le temps, et la vieillesse aidant, aient peu à peu gommé les liens de parenté unissant le créateur à sa créature. Ni tout à fait mêmes, ni tout à fait autres, la vie d'Amado commence quand l'existence romanesque de Paulo Rigger s'achève... et les chemins empruntés par l'un seront bientôt suivis par l'autre, un peu comme si le personnage intimait à l'auteur de réussir là où lui-même avait échoué : mettre son âme en paix. Longtemps encarté au PC, puis nommé obà de candomblé et reconnu en tant qu'écrivain, Jorge Amado aura donc, lui aussi, beaucoup cherché la Félicité tout au long des années, mais, à la différence de Rigger je crois pouvoir dire qu'il l'aura finalement trouvé en la personne de Zélia Gattai, le grand amour de sa vie.
Disons enfin de ce premier roman qu'il a plus de qualités que la première tête de gondole venue, qu'il contient en germe toute l'oeuvre à venir, aussi qu'il se termine sur l'appel que Rigger murmure à l'oreille du Christ : "Seigneur, je veux être bon ! Seigneur, je veux être serein..." et que le Seigneur, un jour, exauça sa prière.

Dialogue au sommet :

[...] Peut-être y aurait-il dans l'amour quelque chose qui ne serait pas la chair. L'amour n'était pas seulement l'acte de se mettre au lit, côte à côte, tête contre tête, dans une mêlée de bras et de sentiments. Repriser un bas, gratter un chat noir, dire des choses agréables, être jaloux des sourires accordés aux mots galants des passants, se disputer à propos du nom du premier enfant, c'était aussi l'amour, affirmait à grands cris Ricardo, tout rouge, ses lunettes se balançant sur le bout de son nez.
Et il continuait, véhément :
- D'ailleurs non ! Cet amour est le véritable, l'unique amour... la Félicité... La satisfaction de la chair ne donne la félicité à personne.
- Foutaises ! rétorquait Rigger qui ne voulait pas approuver son ami pour ne pas avoir à douter de l'amour de Julie. Alors, on naît pour cet amour... C'est la finalité de notre vie ?
- Exactement. Le sens de la vie, la finalité se trouve dans l'amour. Mais dans cet amour dont je parle : l'amour-sentiment.
José Lopes, arbitre de toutes les questions, ne manifestait ni accord ni désaccord. Le moyen terme... L'amour devait être un composé du coeur et du sexe. Il n'était pas d'accord pour dire que l'amour fût la finalité de la vie...
- Cest quoi, alors ? s'étranglait Ricardo, défendant son point de vue.
- Est-ce que je sais !
- Peut-être la religion... Dieu..., risquait Jerônimo.
Et Ticiano, furieux de ce qu'il jugeait une ânerie :
- La religion et quoi encore, mon garçon ! Alors ta finalité, la finalité de l'homme intelligent est la même que celle de tous les imbéciles ?
- Mais le thomisme... insistait l'autre.
- Le thomisme est un rajeunissement très voronovien du catholicisme. A la fin les écrivains thomistes et les curés instruits se retrouveront dans une lutte corps à corps avec les vieilles bigotes.
Jerônimo, vaincu, se faisait tout petit sur sa chaise. Il buvait son café en tâchant de dissimuler son visage.
José Lopes venait au secours de Jerônimo.
- Qui sait ? Peut-être...
- Les religions sont des ramassis de fables, de mensonges...
- Ce n'est pas la vérité qui donne la Félicité. L'homme a le devoir d'arriver à la Félicité par le chemin le plus court. Et la religion peut apporter la paix, la joie...
Pedro Ticiano faisait des phrases :
- La félicité consiste dans l'infélicité même, dans l'insatisfaction. C'est cette insatisfaction, ce doute, ce scepticisme qui doivent être la philosophie de l'homme de talent. Le sophisme, toujours. Nier quand on affirme, affirmer quand on nie. La fin est de ne pas avoir de fins.
- Tout ça est très vieux, Ticiano. Aujourd'hui ça ne marche plus... Aujourd'hui on veut des choses sérieuses, une oeuvre utile.
- Et ce sérieux est nouveau ? Déjà Socrate voulait être sérieux. Furent sérieux Aristote, saint Thomas. Des hommes inimaginables... La finalité de l'artiste est de vivre, pas plus... Vivre pour vivre, par obligation, parce qu'on est né...
José Lopes réfléchissait... Réfléchissait beaucoup. Pedro Ticiano aurait-il raison ? Il cherchait à se libérer de son influence. Et il murmurait :
- Des blagues !
Au fond, Jerônimo Soares contemplait ébloui Pedro Ticiano qui avait l'air d'un démon, gesticulant, ses rares cheveux blancs s'échappant de la prison de son chapeau, prêts à s'envoler, avec des airs de chevelure de poète...

Jorge Amado : Le pays du carnaval (1931)
Traduction de Alice Raillard (1990)
Aux Editions Gallimard

Peinture de Christine Drummond, artiste franco-brésilienne.
Présentation, contact et galerie d’œuvres à découvrir ici.

2014/06/12

Jorge Amado : Dona Flor et ses deux maris

« Une veillée funèbre sans alcool est un manque de considération envers le défunt, cela signifie indifférence et cruauté » (Florípedes Guimarães, en réponse à la question : Que faut-il offrir lors d'une veillée funèbre ?)

Quelle femme n'a pas secrètement rêvé d'avoir deux époux ? Le premier idéalement taillé pour les plaisirs du lit, le second lui assurant sécurité et protection, la tranquillité d'une vie bien rangée. Pour Dona Flor, professeure émérite d'art et saveur culinaires, le rêve finira par devenir réalité après quelques déboires amoureux.
Son premier mari, Vadinho, un sympathique vaurien, passe de vie à trépas un jour de carnaval dans les rues de Salvador où il dansait la samba déguisé en fille de Bahia. C'est alors pour Dona Flor le temps des larmes et du deuil. N'ayant plus goût à rien, elle passe des semaines entières prostrée dans sa chambre, à se remémorer les 7 ans de vie commune avec feu son époux, et donc à se rappeler tantôt du meilleur : les folles nuits d'amour, et tantôt du pire : les jours où il la trompait, lui mentait, la battait, dépensait au jeu et au bar toutes ses économies.

Dans le lit de fer, une seule pensée accable dona Flor, la plonge au plus profond d'elle-même, en lambeaux : plus jamais elle ne l'aurait, plein d'agitation, son Vadinho ; plus jamais. Cette certitude la pénètre et la brise ; lame de venin, elle lui déchire la poitrine et lui meurtri le cœur, effaçant son anxiété de survie, sa jeunesse avide de subsister. Sur le lit de fer gît dona Flor, telle une suicidée. Seul le désir la soutient et la mémoire persiste. Pourquoi l'attend-elle, puisque c'est inutile ? Pourquoi le désir se dresse-t-il comme une flamme, un feu qui lui brûle les entrailles, qui la maintient en vie ? Puisque c'est inutile, puisqu'il ne reviendra pas, audacieux amant, lui arrachant combinaison ou chemise, culotte de dentelles, exposant sa nudité satinée, disant des phrases si folles que même dans sa mémoire elle n'ose les répéter, si folles et indécentes, mais si jolies ! Hélas ! Il ne viendra plus lui caresser la gorge, les hanches et le ventre, l'éveiller et l'endormir, tempête de désirs, ouragan qui l'emportait, aveugle, brise de tendresses, zéphyr de soupirs, elle défaillant pour se réveiller de nouveau. Hélas ! plus jamais ! Seul le désir la soutient, ainsi que le souvenir.

La magnifique comédienne brésilienne : Sonia Braga

Puis vient l'après-veuvage et, avec le retour du printemps, la fin des abstinences. Torturée par le désir, la jeune veuve encore appétissante entrouvre enfin son cœur à d'éventuels prétendants. Aussitôt, les hommes de Bahia et d'ailleurs se bousculent pour remplacer Vadinho dans sa couche. Flor les rembarre un par un, puis finit par céder aux avances de Teodoro Madureira, un pharmacien à la réputation solide, homme d'ordre et de méthode, accessoirement joueur de basson au sein d'un orchestre amateur... en trois mots : chiant comme la lune. Et Dona Flor se meurt d'ennui dès sa première nuit de noce :

Dona Flor se prépara devant le miroir, rapidement, écoutant l'eau couler, l'eau du bain de son mari. Quant à elle, elle se parfuma à l'eau de Cologne et à l'héliotrope. Sur le corps nu, sur le ventre lisse, rien que le parfum et les dentelles noires de la transparente chemise de nuit de batiste. Un éclair de désir impudique voulant s'imposer sur la pudeur honnête qui lui faisait baisser les yeux, la rendait tremblante et craintive. Elle couvrit le désir et la beauté, les dentelles et les volants transparents avec le chaste drap de lit auquel la lavande apportait une odeur de famille et d'innocence.
[...] Elle imaginait pourtant comment cela allait se passer, car elle avait été mariée et, même avant de l'être, avait appris l'amour dans un lit de marée et de tempête. Elle savait comment ce serait, car elle en avait gardé le souvenir fidèle et précis, dans la pensée et dans chaque détail de son corps. Encore un instant et lui, nouveau mari, franchissant enfin les frontières de l'éducation raffinée et de la pudeur, écartant drap et chemise de nuit, avec mille caresses et un déluge de mots fous, dans un ouragan de bouches affamées, de mains savantes, l'éloignement de la pudeur et de la honte, atteindrait le fond de son humide vérité. Elle sent le corps de son mari contre le sien, dans le lit.
[...] Le cœur battant, les yeux fermés, elle attend le geste brusque de son mari lui arrachant drap et chemise, la découvrant toute. Car, ainsi qu'elle avait appris au prix de sa vertu perdue, a-t-on jamais vu faire l'amour en chemise de nuit, le corps vêtu ou couvert, fût-ce par le plus transparent linon, a-t-on jamais vu pareille absurdité ?
Et bientôt il lui fut donné de voir, non une absurdité, mais une chose différente. Au lieu de la découvrir, il se couvrit lui aussi et, sous les draps, la prit dans ses bras. Attirant sa tête aux cheveux noirs presque bleus, il la repose sur sa poitrine large comme un quai de port, lui baisant tendrement la joue, puis la bouche, en un baiser enfin tel que dona Flor le pressentait et l'attendait.
Prise de surprise, elle s'abandonna et dans le baiser se rompit la fragile écorce de pudeur. La main de l'époux descendait de la hanche vers la cuisse, par-dessus la chemise, et toucha l'ourlet de batiste ; puis, dona Flor ayant à peine le temps de s'épanouir, il souleva dentelles et volants. Sans perdre de temps à la dévêtir et à se déshabiller lui-même, ou en caresses sensuelles, toujours couvert par le drap de lit, il se mit sur elle et la posséda avec envie, force et enchantement. Tout cela fut très rapide et pudibond ; très différent de ce qu'avait connu dona Flor, et par cela même elle se perdit et ne le rejoignit pas en cette muette et courte possession. Elle entrait à peine dans le champ du désir et déjà elle entendait le chant de victoire à l'autre bout de la plaine. Dona Flor se sentit oppressée, avec une envie de pleurer.

José Wilker (Vadinho) / Sonia Braga (Dona Flor) / Mauro Mendonça (Teodoro Madureira)

Et puis arrive le jour où Vadinho, ou plutôt son fantôme, réapparaît aux yeux de Dona Flor. Elle seule peut le voir et l'entendre lui susurrer des mots d'amour, allongé lascivement sur le canapé ou se baladant dans les couloirs, souvent nu comme un ver et lubrique en diable. L'un est déterminé à exercer de nouveau ses droits conjugaux, l'autre, par fidélité maritale envers le Docteur Sirop, refrène ses ardeurs aussi longtemps qu'elle peut... mais :

Insensé et insolent ! Vadinho l'avait toujours été et n'avait pas changé durant ses années d'absence :
- Cette nuit je viens te tirer du lit. Attends-moi...
Comme si dona Flor était la dernière des dernières, dissolue au point de se livrer à la débauche devant son époux endormi. Sur le lit de fer, le docteur Teodoro dort du fameux sommeil du juste, son noble visage au repos, la respiration uniforme, comme s'il ronflait au rythme du basson.
Dona Flor  contemple le visage respecté de son mari et une vague de tendresse l'envahit : il n'existe pas d'homme meilleur, d'époux aussi parfait. Ame forte, caractère pur, diamantin, dona Flor décide de rompre une fois pour toutes l'intrigue douteuse et insoutenable, indigne de sa condition et de sa loyauté.
Mieux valait attendre dans le salon, transférer là sa veille, c'était aussi plus prudent : elle ne courrait pas le risque de se voir dans les bras de Vadinho dans la chambre même où dormait l'autre époux, le bon et probe mari. Car, esclave de ses sens, corps licencieux, vile matière, dona Flor craint de s'abandonner subitement. Déjà sa volonté ne lui obéit plus, un vertige s'empare d'elle et sa vertu est à la merci du séducteur. Elle n'est plus maîtresse de son corps, la matière indocile n'obéirait plus à son esprit, mais bien au désir de Vadinho.

[...] Dans le salon, les portes du ciel s'ouvrirent, le chant de l'allégresse éclata. « A-t-on jamais vu faire l'amour en chemise de nuit ? » Dona Flor aussi dévêtue que lui, chacun se parant de la nudité de l'autre et se complétant. Un aiguillon de feu la transperça. Pour la deuxième fois Vadinho s'empara de son honneur : la première fois alors qu'elle était jeune fille, et maintenant qu'elle était l'épouse de Teodoro (qu'elle eût d'autres maris encore et il continuerait). Ils s'aimèrent dans les champs de la nuit jusqu'à l'orée du jour.
Jamais elle ne s'était donnée ainsi : si librement, avec une telle fougue, une si ardente avidité, un tel délire. Ah ! Vadinho, si tu avais faim et soif, que dire de moi, maintenue à un régime maigre et sans saveur, sans sel et sans sucre, chaste épouse d'un mari respectueux et sobre ? Que m'importe ma réputation dans la rue et dans la ville, mon nom si digne ? Mon honneur de femme mariée, que m'importe ? Prends tout cela dans ta bouche ardente au goût d'oignon cru, brûle dans ton feu ma décence innée, déchire de tes éperons mon ancienne pudeur, je suis à toi, chienne, cavale, putain.
Ils se prenaient et se reprenaient, s'appelaient et se répondaient et repartaient de plus belle. Tant de regrets et de désirs à combler et à assouvir, tous atteints et parfois répétés.
Insolente et bien-aimée, osée et belle, la voix de Vadinho lui disait mille choses indécentes, lui rappelait les douceurs d'autrefois.
- Te rappelles-tu la première fois que je t'ai sentie ? Les groupes de carnaval arrivaient sur la place, tu t'es blottie contre moi...
- C'est toi qui m'as attirée dans tes bras et ta main m'a...
Il la caressait et sa main la reconnaissait :
- Ta ligne de sirène, ton ventre couleur de cuivre, tes seins de fruits d'avocatier. Tu as embelli, Flor, tu es plus opulente, appétissante de la tête aux pieds. Je vais te dire : dans ma vie j'ai cueilli beaucoup de chochotas, une belle récolte, mais aucune comme la tienne, c'est la plus savoureuse de toutes, je te le jure, ma Flor...
- Quel goût a-t-elle ? dit dona Flor, ayant perdu toute pudeur.
- Un goût de miel et de poivre, et aussi de gingembre...
Il parlait et dona Flor s'abandonnait : Vadinho le plus fou, le plus tyran, feu et vent. Vadinho, ne t'en va plus, plus jamais. Si tu repartais, j'en mourrais de chagrin. Même si je te le demande et t'en prie, ne t'en va pas ; même si je te l'ordonne ne m'abandonne pas...
Je sais bien que je ne serai heureuse que si tu n'es pas là, si tu pars. Avec toi il n'y a pas de bonheur, seulement le déshonneur et la souffrance. Mais sans toi, pour heureuse que je sois, je ne peux pas vivre, je ne vis pas, ah ! ne me laisse jamais...

Jorge Amado : Dona Flor et ses deux maris (1966)
Traduction de Georgette Tavares-Bastos
Editions Stock

Dona Flor e seus dois maridos (comédie de Bruno Barreto, 1976) 

Ecrit en pleine libéralisation sexuelle apparue au tournant des années 60, Dona Flor marque la fin de la morale bourgeoise et y participe à sa façon, en se moquant notamment de ces vertus surannées qu'étaient la fidélité, la pudeur et la chasteté. Considéré à sa sortie comme l'un des chefs-d'oeuvre de Jorge Amado, et aujourd'hui encore toujours encensé, souvent conseillé, ce livre m'a quant à moi déçu. Beaucoup de bonnes pages et de bons passages, c'est évident, mais :
1) le comique de la situation aurait pu être mieux et davantage exploité.
2) l'aspect social, toujours présent dans les livres d'Amado, se limite ici à une question de mœurs (ce qui pour l'époque n'était pas rien, mais aujourd'hui...)
3) le succès du livre contribue à donner du Brésil et des brésilien(ne)s une vision un peu caricaturale où, hormis les notables, tous sont de joyeux fêtards, beaux gosses et belles gonzesses.
4) 700 et quelques pages d'une extraordinaire richesse verbale, selon certains, ou bavardage limite logorrhée, à chacun d'en juger...

Pour le reste on retrouve l'univers si particulier d'Amado version débauché : la vie nocturne à Bahia, ses cabarets et ses boxons peuplés de l'habituelle faune amadienne : prostituées au grand cœur, voyous de seconde zone et sorciers candomblé, plus quelques personnages bien réels, tels Dorival Caymmi, Pierre Verger, le peintre Carybé... et encore trois ou quatre recettes de cuisines typiquement bahianaises comme, par exemple, la tortue en cocotte.

2014/05/08

Jorge Amado : Gabriela, girofle et cannelle

« Il y a des fleurs qui sont belles tant qu'elles sont sur les branches, dans les jardins, mais quand on les met dans des vases, même s'ils sont en argent, elles se fanent et périssent »
(Un personnage du roman, parlant de Gabriela à propos de son futur mariage)

Jorge Amado n'aimait pas beaucoup qu'on dise de Gabriela, girofle et cannelle qu'elle marquait un tournant dans son oeuvre, et pourtant il y a bien un avant puis un après-Gabriela.  Et pas que dans son oeuvre, d'ailleurs : dans sa vie aussi.
Ecrit en 1958, donc juste après la rupture d'Amado avec le Parti Communiste Brésilien, ou du moins l'arrêt de ses activités militantes, Gabriela inaugure une série de romans où non seulement l'humour devient une de leur composante essentielle, mais où la création littéraire, à présent libérée des contraintes artistiques du Parti, se fait plus débridée, le ton plus enjoué, la plume plus légère : Gabriela est le livre d'un homme qui vient de rompre avec une longue dépendance et ne maîtrise pas encore tout à fait cette nouvelle liberté. Le début du roman est en effet confus, voire brouillon, et la lecture plutôt laborieuse : impression de lire le premier ouvrage d'un auteur débutant, d'un jeune homme plein d'allant et de bagout, enthousiaste comme s'il était soûl. Et puis, peu à peu, au fil des pages, Amado trouve son rythme de croisière, en même temps qu'il adopte et peaufine le style qui sera désormais le sien : la farce sociale. Finis pour lui les pronunciamientos, les manifestes politico-romanesques, le credo coco... A présent libre de dire ce qu'il veut comme il veut, Jorge Amado prend le parti du rire : il s'anarchise, s'amuse et s'encanaille, mais sans pour autant renoncer à défendre la cause des opprimés et plus généralement les idéaux de gauche, au premier rang desquels, bien sûr, la Liberté.
L'histoire de Gabriela, girofle et cannelle débute et s'achève au milieu des années vingt, dans la ville portuaire d'Ilhéus, à environ 300km au sud de Bahia.
Tout commence par un triple événement :

a) un mari trompé tue à coups de revolver sa femme adultère et son jeune amant.

b) le syrien Nacib Achcar Saad, patron d'un bistroquet, se retrouve soudain privé de cuisinière à la veille d'un banquet prévu de longue date.

c) le progressiste Mundinho Falcão, fils cadet d'une richissime famille carioca, revient à Ilhéus avec la ferme ambition de la gouverner bientôt.

De la gouverner et de l'administrer pour la moderniser. Car la ville d'Ilhéus est une société encore semi-féodale, archaïque et patriarcale, dominée par de vieux fazendeiros tout-puissants, héros légendaires d'un temps révolu où la terre s'acquérait l'arme au poing et où la plus infime des offenses, le moindre différend se lavaient dans un bain de sang. Or, si avec Mundinho Falcão arrivent les idées de réformes et de développement industriel, donc de progrès économiques, c'est grâce à Gabriela, une fille simple et spontanée, issue du peuple comme il se doit (et un peu aussi à Nacib, un étranger — tout un symbole) qu'arrivera le progrès sociétal, l'évolution des mœurs et des mentalités.

Gabriela vient du Sertão : poussée par la sécheresse et la famine à chercher du travail ailleurs, elle débarque à Ilhéus les pieds nus, toute de haillons vêtue et le visage caché derrière une épaisse couche de poussière. Recrutée par Nacib pour remplacer sa vieille cuisinière, puis installée dans une pièce au fond du bistrot, Gabriela se révèle bientôt être aussi bonne aux fourneaux qu'au plumard. Une perle rare et convoitée dont Nacib Achcar Saad tombe rapidement amoureux, mais amoureux-fou au point d'en faire d'abord son épouse, puis, comme cela arrive souvent, de vouloir en faire "sa chose" : madame Saad doit s'habiller comme ceci, marcher comme cela, côtoyer ces gros-bonnets-ci plutôt que ces va-nu-pieds-là, etc. Dans ces conditions le climat du couple se dégrade assez vite car, malgré ses nombreux efforts, Gabriela ne peut pas être autre qu'elle n'est : une jeune femme libre comme l'air et franche comme l'eau, qui n'entend rien aux conventions sociales de la bonne société, ni à l'hypocrisie des gens bien-pensants. Aussi, bien qu'éprouvant toujours l'un pour l'autre des sentiments amoureux, Gabriela et Nacib-le-Cornu se séparent sans faire trop d'esclandre... avant de se rabibocher à nouveau, mais cette fois-ci en union libre et sans exigence de fidélité, célébrant ainsi la victoire de l'amour et de la liberté.

Sur fond de politique politicienne, de gueuletons généreusement arrosés et de sexe à gogo, Gabriela, girofle et cannelle est donc bel et bien, quoiqu'en dise Amado, un livre de ruptures : rupture du contrat de travail entre Nacib et Josefina, sa vieille cuisinière ; rupture de Manuela d'avec son père trop autoritaire ; rupture des traditions électorales où l'on votait toujours pour les caciques locaux ; rupture des liens sacrés du mariage entre Nacib et Gabriela... (et, simple coïncidence, fruit du seul hasard : rupture entre Jorge Amado et le Parti Communiste Brésilien).

En extrait, non pas un portrait de Gabriela mais de Manuela, une autre figure féminine importante du roman. Manière d'illustrer le contraste de générations entre une mère et sa fille, le tout agrémenté de quelques us et coutumes locales :

Photographies de l'italo-brésilien Giancarlo Mecarelli (www.fromparaty.com.br)

Dans la nuit sans lune, une silhouette, svelte et intrépide, escaladait les rochers. C'était Malvina, nu-pieds, tenant ses souliers à la main, le regard décidé, à une heure où les jeunes filles sont au lit en train de rêver, dans leur sommeil, d'études, de fêtes, de mariage. Malvina rêvait tout éveillée en gravissant les rochers.
Il y avait là une cavité creusée dans la pierre par les tempêtes, formant un large siège face à l'Océan. Des amoureux s'y asseyaient, les pieds au-dessus de l'abîme. En bas les vagues se brisaient et tendaient leurs blanches mains d'écume en appelant. C'est là que Malvina alla s'asseoir, comptant les minutes, attendant avec anxiété.
Son père était entré dans sa chambre, silencieux et dur. Il lui avait pris ses livres, ses revues et avait cherché des lettres, des papiers. Il ne lui avait laissé que quelques journaux de Bahia et la douleur, la révolte de la chair meurtrie, noire de coups. Le petit mot d'amour — « Tu es la vie que je retrouve, avec la joie que j'avais perdue, l'espérance qui était morte. Tu es tout pour moi» — et elle l'avait gardé sur son sein. Sa mère aussi était venue lui apporter de la nourriture et lui donner des conseils. Elle avait parlé de mourir. Etait-ce une vie pour elle, entre un tel père et une telle fille, entre deux orgueils ennemis, deux volontés inébranlables, deux poignards dégainés ? Elle priait les saints de lui permettre de mourir. Oh ! pour ne pas voir s'accomplir de destin inéluctable, pour ne pas voir arriver l'inexorable malheur !
Elle avait embrassé sa fille et Malvina lui avait dit :
- Malheureuse comme vous, jamais je ne le serai, mère.
- Ne dis pas d'absurdités.
Elle ne dit plus rien car l'heure du choix était arrivé. Elle partirait avec Rômulo, elle irait vivre.
[...] De qui Malvina tenait-elle cet amour de la vie, ce désir anxieux de vivre, cette horreur de la soumission, cette répugnance à baisser la tête et la voix en présence de Melk [son père] ? De lui-même peut-être. Très tôt, elle avait détesté la maison et la ville, les lois et les mœurs, l'existence humiliée de sa mère tremblant devant Melk, toujours consentante, jamais consultée pour les affaires. Il arrivait et lui disait d'un ton autoritaire :
- Prépare-toi. Aujourd'hui, nous allons à l'étude de Tonico signer un acte.
Elle ne demandait pas de quel acte il s'agissait, si c'était un achat ou une vente. Elle ne cherchait pas à le savoir. Sa distraction, c'était l'église. Melk avait tous les droits, il décidait de tout. Sa mère s'occupait de la maison, c'était son seul droit. Son père fréquentait les cabarets et les bordels, se payait des prostituées, jouait dans les hôtels, dans les bars, tout en buvant avec des amis. Pendant ce temps, sa mère dépérissait à la maison, écoutait et obéissait. Pâle et humiliée, résignée à tout, elle avait perdue la volonté et n'exerçait même aucune autorité sur sa fille. Malvina s'était juré, encore toute jeunette, qu'avec elle il en irait autrement. Elle ne s'était pas soumise. Melk accédait à certains de ses désirs et parfois restait à l'observer, pensif. Il se reconnaissait en elle à certains détails, dans le désir de s'affirmer. Mais il la voulait soumise. Quand elle lui avait fait part de son désir d'entrer au lycée, puis à la faculté, il avait décrété :
- Je ne veux d'une fille docteur. Tu iras au collège des bonnes sœurs pour apprendre à coudre, à compter, à lire et à pianoter. Tu n'as pas besoin d'autre chose. Une femme qui prétend au titre de docteur est une tête folle qui cherche sa perdition.
Elle avait pu observer la vie des autres dames, semblable à celle de sa mère. Soumises à leur maître. Pire que si elles étaient nonnes. Malvina s'était juré que jamais, au grand jamais, elle ne se laisserait asservir. Dans la cour du collège, bavardaient, juvéniles et souriantes, des filles de riches. Leurs frères étaient à Bahia, au lycée ou en faculté. Ils avaient droit à des subsides, dépensaient de l'argent, faisaient ce que bon leur semblait. Leur seule prérogative à elles était cette brève période de l'adolescence. Les fêtes du Club Progrès, les amourettes sans conséquences, les billets doux échangés, les timides baisers dérobés au cinéma, en matinée, ou parfois, plus prolongés, dans les portails des jardinets. Un jour, le père arrivait avec un ami. Finies les amourettes. Les fiançailles commençaient. Si elles refusaient, le père les contraignait. Il advenait parfois que l'une épousât son amoureux quand le jeune homme plaisait aux parents. Mais cela ne changeait rien. Que le mari fût présenté et choisi par le père ou que ce fût l'amoureux envoyé par le destin, le résultat était le même. Une fois mariés, il n'y avait aucune différence. Le mari était leur maître et seigneur, il faisait la loi et voulait être obéi. Pour lui, tous les droits, pour elles le devoir, le respect. Gardiennes de l'honneur de la famille, du nom de leur mari, responsables de leur intérieur et de leurs enfants.
[...] Malvina détestait ce pays, cette ville de rumeurs et de commérages. Elle détestait cette vie et s'était mise à lutter contre elle. Elle avait commencé à lire. João Fulgêncio la guidait en lui recommandant des livres. Elle découvrit qu'au-delà d'Ilhéus, il y avait un autre monde où la vie était belle, où la femme n'était pas une esclave. De grandes villes où l'on pouvait travailler, gagner son pain et sa liberté. Elle ne regardait pas les hommes d'Ilhéus. Iracema la surnommait « la vierge de bronze », le titre d'un roman, parce qu'elle n'avait pas d'amoureux. [...] Elle aimerait celui qui lui offrirait le droit de vivre, qui la libérerait de la crainte d'avoir le sort de toutes les femmes d'Ilhéus. Il valait mieux devenir une vieille fille tout de noir vêtue, toujours fourrée à l'église, plutôt que de mourir comme Sinhàzinha, d'un coup de revolver.

Jorge Amado : Gabriela, girofle et cannelle - Chronique d'une ville de l'Etat de Bahia (1958)
Traduction de Georges Boisvert
Editions Stock

« La pauvresse s'est muée en jeune et jolie mulâtresse au parfum de girofle et au teint de cannelle » 
(Jorge Amado)

2014/02/22

Jorge Amado : Le Chevalier de l'Espérance (Vie de Luis Carlos Prestes)

« Je n’appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls ceux qui furent grands par le cœur. » (Romain Rolland : Vie de Beethoven, 1903)

Entre 1922 et 1935, une succession de révoltes, révolutions, insurrections et mutineries agitèrent le Brésil, de Récife à Rio Grande, en passant par Salvador et São Paulo. On luttait alors contre l'oligarchie, pour la liberté, la justice, l'égalité... Et bien souvent même on mourrait pour elles.
De tous ces mouvements qualifiés à l'époque d'insurrectionnels émerge aujourd'hui encore la figure légendaire de Luis Carlos Prestes, héros pugnace et populaire, fort justement surnommé Chevalier de l'Espérance par ses nombreux fidèles, dont l'écrivain Jorge Amado qui consacra en son temps tout un livre à sa gloire. Non pas une biographie au sens strict du terme, avec soucis de précision et d'exactitude, mais plutôt une vie romancée, un chant d'amour à la fois pour l'homme et sa cause, son pays et son peuple. Quatre-cent pages d'éloge au cours desquelles nous est d'abord présentée l'enfance pauvre et difficile de Luis Carlos Prestes, fils d'une institutrice et d'un officier du Génie, décédé alors qu'il avait à peine dix ans, puis son entrée à l'Institut militaire de Rio Janeiro, où son charisme et son intelligence lui valurent rapidement l'admiration de ses pairs. Et puis arrive les années vingt, plombées par la corruption, les fraudes électorales, la crise économique...
En juillet 1924 a lieu une nouvelle tentative de soulèvement auquel le capitaine, alors âgé de vingt-six ans, participe activement... mais vainement. C'est l'échec, la déconvenue, un terrible fiasco. Toutefois, bien que cernés et bombardés par les forces du Gouvernement, Carlos Prestes et ses hommes parviennent à leur échapper de justesse, puis à rejoindre les mutins des autres casernes, eux aussi vaincus. Dès lors, pour ces quelques milliers de rebelles commence un périple que l'histoire a retenu sous le nom de Colonne Prestes : une marche d'environ 26000 km à travers le Brésil entre octobre 1924 et février 1927. Vingt-huit mois durant lesquels la Colonne, brillamment dirigée par son capitaine, tient tête à l'ensemble des forces lancées à ses trousses. Traqués sans relâche par une armée régulière largement supérieure en nombre et en équipement, pourchassés par les cangaceiros, alliés d'occasion du gouvernement, les fugitifs parviennent malgré tout à semer leurs poursuivants, tantôt en se frayant un passage à travers la brousse de la catinga, tantôt en franchissant les abruptes montagnes du Nordeste ou les marécages du Mato-Grosso. Souvent affamés, parfois malades ou blessés, ils marchent la nuit, ils marchent le jour, essaimant dans chacun des villages traversés le germe des révolutions futures. De plus en plus sales et hirsutes, ils marchent malgré la fatigue, le froid, les douleurs de toutes sortes, et sous la plume d'Amado cette Grande et Longue Marche prend naturellement des allures d'épopée, quand bien même elle s'achève en folle débandade, sans avoir jamais réussi à rallier le peuple à sa cause, derrière la frontière bolivienne où les 600 rescapés de la Colonne trouvent enfin refuge et repos.


Le dernier tiers du livre est, de loin, le plus intéressant. Le plus tragique aussi. Sont tour à tour passés en revue le coup d'état de Gétulio Vargas et la conspiration communiste pour renverser le dictateur — encore un échec —, puis la traque et l'arrestation de Carlos Prestes de retour d'exil, aussi le procès truqué et les dix ans de cachot, ponctués pour le révolutionnaire de tortures à la fois physiques et morales. Pire, Olga Benàrio, son épouse, brésilienne depuis son mariage, mais juive d'origine allemande, et bien qu'enceinte de sept mois, est livrée à la Gestapo par Gétulio Vargas en 1936 ; elle mourra au camp de Bernbourg, gazée au monoxyde de carbone en 1942, soit précisément l'année où paraîtra et circulera clandestinement au Brésil Le Chevalier de l'Espérance, un livre écrit à chaud, en quelques semaines, que l'on ne peut apprécier qu'à la condition expresse de garder non seulement présent à l'esprit le contexte historique mais aussi le public auquel il s'adressait. Un livre qu'il faut donc prendre tel qu'il est, pour ce qu'il est : un acte de foi et de combat, la geste militante d'un écrivain engagé dans une juste cause, mélange de rêves et d'espoirs, de réalité truquée, falsifiée par naïveté et soif de liberté, mais... mais tout cela n'empêche pas l'auteur d'énoncer aussi par-ci par-là quelques vérités bien senties.

Article du 18 février 1937 (L'Humanité)

Morceaux choisis :

Une page d'histoire sociale à travers le portrait du père de Carlos Prestes :

Par cette matinée glorieuse du 15 novembre 1889, où la monarchie s'écroulait au Brésil, les élèves de l'Ecole Militaire s'étaient groupés autour de leur professeur et chef, le lieutenant-colonel Benjamin Constant Botelho de Magalhaes, et avaient juré de "vaincre ou mourir" pour la République et la démocratie. [...] Ces élèves officiers sur le point de terminer leurs études, prenaient sur leurs épaules le lourd fardeau du destin de la Patrie. Ils avaient appris le sens du patriotisme, du civisme et de la dignité, par la bouche de cet honnête lieutenant-colonel qui était à la fois un homme de science, un homme juste et un héros.
Ils s'avancèrent l'un après l'autre, mon amie. L'un était pâle d'émoi, l'autre souriant, un autre encore avait la bouche contractée par la haine, car il était mulâtre et se souvenait que ses aïeux avaient été esclaves de l'Empire. Lorsque le tour de l'élève Antonio Pereira Prestes arriva, celui-ci avança, décidé et ferme, la tête haute, regardant droit devant lui. Il prêta serment et se plaça à côté de Benjamin, prêt à l'accompagner.
[...] Cet élève avait été sept ans durant soldat ; il s'était mêlé au peuple, dont il connaissait les problèmes, non pas comme les aurait connus un observateur ou un spectateur, mais comme quelqu'un qui les avait vécus. Il savait combien il était difficile à un soldat de franchir les portes de l'Ecole Militaire et de l'Ecole d'Etat-Major, alors que ces portes s'ouvraient si facilement aux parasites de la noblesse et aux fils de gens riches. Mais il savait plus, beaucoup plus, mon amie. Il savait ce qui se passait dans les villes et dans les campagnes, où les soldats vivent en contact avec les gens les plus pauvres, les plus exploités et les plus éprouvés. Il connaissait les nègres : parmi eux, il avait appris les souffrances indescriptibles d'une race réduite à l'esclavage. Il avait assisté à leurs luttes révolutionnaires. Il avait vu, jour après jour, sous l'Empire, la montée de la réaction, hypocrite, prudente, mais forte, qui luttait contre le courant en faveur de l'abolition de l'esclavage. Vivant à côté d'ex-esclaves et de fils d'esclaves, ayant le même métier qu'eux, il ne s'était pas laisser tromper par la démagogie de la famille royale, qui s'efforçait de faire passer l'Empereur et les siens pour "des abolitionnistes qui ne décrétaient pas l'abolition, parce que les forces politiques du pays ne le leur permettaient pas". Il avait compris que l'esclavage des noirs était la base sur laquelle reposait l'Empire. Et que pour cette raison même, l'Empereur et sa famille en étaient nécessairement partisans. Il avait compris que lorsque l'esclavage serait aboli et que le peuple aurait triomphé, même alors, la mission des patriotes ne serait pas finie. Qu'il fallait un régime où le peuple fût représenté, où il pût choisir ses gouvernants, où il pût faire entendre la clameur de ses besoins. Besoins que le soldat Antonio Pereira Prestes avait vus avec les yeux étonnés d'un enfant qui s'était enfui de chez lui pour vivre, dans l'armée, l'aventure de la vie. Il avait découvert que la vie du peuple était une bien triste aventure, mon amie, une aventure amère et douloureuse, parfois héroïque, presque toujours tragique. Il avait vu la famine dans laquelle vivaient les artisans, alors qu'au Palais, devant les "buffets" garnis de plats exquis les danseurs se reposaient des fatigues de la danse, en goûtant à des mets aux noms français et compliqués. Il avait vu dans les sertaos du Nord-Est les hommes sans terre devenir prophètes du malheur, s'improviser chefs militaires et religieux afin de lutter pour obtenir les terres que les comtes, les barons, les marquis d'alors avaient reçues de l'Empereur, pour un mot d'esprit, une valse bien dansée, une bastonnade bien appliquée sur les reins d'un nègre. Il avait vu les nègres fuir les masures immondes et misérables et gagner la libre forêt vierge. Il avait connu des victimes anonymes et des héros anonymes. Il avait vu le peuple, il avait vécu sa vie, il avait partagé ses souffrances. C'est ainsi, mon amie, que le jeune Antonio Pereira Prestes était devenu un homme et qu'à l'âge de 20 ans il avait terminé ses études militaires.

Pour se donner du courage dans les moments difficiles :

Une fois, — c'était une nuit pluvieuse et venteuse, — nous avancions dans la rue pauvre d'une ville lointaine. Nous marchions courbés, ton corps tout près du mien. D'une salle obscure, à travers les volets de bois, la rumeur de voix d'hommes conversant amèrement, parvint jusqu'à nous. Tout à coup, quelqu'un dans la salle prononça un nom. L'amertume et le désespoir s'envolèrent, l'espoir seul resta. Au-dessus de nous, au-dessus de la pluie et du vent, une étoile brilla dans la rue pauvre. Une joie printanière gagna la nuit pluvieuse de l'hiver. Une autre fois nous vîmes des hommes qu'on menait en prison. Ils souriaient, ce n'était ni des voleurs ni des assassins, ils n'exploitaient pas de femmes et ne vendaient pas de drogues. Ceux qui les conduisaient étaient des voleurs, des assassins, ils exploitaient les hommes, vendaient des drogues, c'étaient des policiers. Ces hommes qu'on menait en prison souriaient, les femmes qui les voyait passer pleuraient, les hommes serraient leurs poings. Quelqu'un murmura un nom, le nom d'un autre prisonnier. Et l'espoir brilla dans le sourire des prisonniers, dans les larmes des femmes, dans les poings serrés de ceux qui restaient.
[...] Si à un moment quelconque, notre pauvre cœur se sent faiblir devant les souffrances et appelle la mort pour éviter de supporter la douleur et la pourriture, pensons une minute à Luis Carlos Prestes, pensons à celui qui, au summum de la douleur et de la pourriture, souffrant, voyant souffrir les siens, voyant le peuple souffrir, voyant comment certains mouraient, cédaient ou se vendaient, continua à se dresser vivant pour la liberté. Et alors nous aurons des forces neuves, du courage, de l'espoir. De l'espoir, mon amie.

La parabole du bon samaritain :

Dans le Piaui... La Colonne passait devant un rancho aux murs en pisé et au toit de paille, habité par Joal, un sertanejo semblable aux milliers d'autres sertanejos du Brésil. La Colonne passait, il voulait lui offrir un cadeau, témoigner de n'importe quelle manière sa reconnaissance aux soldats de la liberté. Joal s'avance vers Luis Carlos Prestes, portant une jarre pleine de farine. C'était tout ce qu'il y avait à manger dans son rancho. Et il lui dit :
- Mon général, prenez cette farine, c'est tout ce que j'ai à manger dans mon rancho... Donnez-la aux soldats...
Puis se ravisant, il trouva que  cela ne suffisait pas. Il retourna vers son rancho. Il avait un âne. Il le prit par le licou, et s'avança à nouveau vers Prestes :
- Mon général, voilà ce petit âne, c'est tout ce que j'ai pour vivre... Prenez-le, ne marchez plus à pied...
Puis il s'en retourna au rancho. Rentré chez lui, il trouva néanmoins que ce qu'il venait de faire n'était pas suffisant, mon amie. Mais il n'avait plus rien à donner, il ne possédait rien d'autre au monde. Non, mon amie, il possédait encore quelque chose, il possédait sa vie, qu'il pouvait donner pour la liberté. Alors, il alla une troisième fois vers Prestes. Il ne portait plus rien dans ses mains de mulâtre, mais il marchait en souriant :
- Mon général, dit-il. Je vous ai donné tout ce que je possédais, donnez-moi maintenant un fusil et une place dans votre Colonne...
Voilà, mon amie, comment le soldat Joal s'engagea dans la Colonne Prestes sur le haut sertao du Piaui.

Qui sème le vent... :

L'U.R.S.S, mon amie, c'est la patrie des travailleurs du monde, la patrie de la science, de l'art, de la culture, de la beauté et de la liberté. C'est la patrie de la justice humaine, le rêve des poètes dont les ouvriers et les paysans ont fait une réalité merveilleuse.
Auparavant, sur ces terres blanches de neige, noires de pétrole et blonde de blé, dans les campagnes et dans les usines, les hommes étaient des esclaves, ils étaient prisonniers dans les universités et dans les bibliothèques. Ce peuple menait une vie malheureuse, les femmes ne riaient pas sous les tsars et les grands ducs ; il n'y avait pas de joie sur le visage des enfants affamés. Un vent de famine et d'oppression soufflait sur les steppes de la Russie. On fouettait les hommes, le cri des foules était étouffé par le crépitement des mitrailleuses balayant les places publiques. Des millions d'hommes travaillaient pour quelques-uns, l'aube en Russie était le prolongement d'une nuit horrible et se levait sur le ciel sans étoiles de l'esclavage, sur un jour sans soleil, sans espoir.
[...] La Russie tsariste, mon amie, c'était le pays de l'oppression et de la haine, du malheur et de la famine au milieu des champs de blé, c'était le pays où les vêtements manquaient alors que les métiers fonctionnaient, tissant du drap et de la toile. Des races entières étaient réduites à l'esclavage, des nations étaient courbées sous le fouet d'un maître et de quelques contremaîtres. Telle était la Russie, mon amie, il n'y a que vingt et quelques années, et cela semblait devoir durer toujours.
[...] Aujourd'hui, l'U.R.S.S. est le pays des peuples libres, des patries et des races libres, des hommes heureux. Il n'y a plus de riches ni de pauvres, il n'y a que des hommes dans leur intégrité, dignes et maîtres de leur vie. Pendant vingt ans, ces hommes ont construit un monde nouveau. Les enfants joyeux des campagnes et des villes de l'U.R.S.S. ont le rire aux lèvres et ne connaîtront jamais le malheur de naître esclave.

Jorge Amado : Le Chevalier de l'Espérance (1942)
Traduit du brésilien par Julia et Georges Soria