2013/08/22

Revue Europe n°724/725 (août/sept 1989 - Amado)

« Qui en veut... de mes crêpes aux oeufs ? »

Exu
(dessin de Carybe)
Au numéro 33 de la rue Alagoinhas — quartier Rio Vermelho, Salvador da Bahia —, deux hommes sont assis face à face : Jorge Amado, qu'il n'est pas utile de présenter, et l'un de ses plus vieux camarades : le brillant académicien Eduardo Portella, également professeur émérite, avocat à la cour, critique littéraire et ministre de l'Education nationale à ses moments perdus : une sommité, du genre de celles à qui l'on ne dit pas bonjour en leur tapotant le dos, Salut mon pote, mais plutôt en inclinant la tête avec tout le respect dû à leur rang, si l'on est bien éduqué.
Figure majeure de l'intelligentsia brésilienne, le senhor Eduardo Portella a, de surcroît, la soixantaine élégante, le physique encore jeune et séduisant, une forme de sex-appeal propre à charmer des étudiantes en mal d'image paternelle, d'où, peut-être, cette expression d'intense félicité gravée sur son visage d'homme comblé. Ajoutons qu'il est aujourd'hui vêtu d'un costume Cerruti 100% cachemire, de couleur sombre et sur mesure, lequel sied on ne peut mieux à son attitude d'intello compassé, cependant qu'Amado, comme à son habitude, est en tenue légère, bariolée, presque négligée, nus pieds dans ses savates usées. Sur la table de salon trônent deux grands verres de tafia — celui d'Amado, presque vide, et celui d'Eduardo, presque plein —, ainsi qu'un assortiment de salgadinhos amoureusement préparés par Zélia, mais auxquels Eduardo ne fait pas même honneur, laissant à son hôte le soin de vider l'assiettée.
Comment deux hommes aussi dissemblables de caractère et d'allure ont-ils réussi à tisser entre eux des liens d'amitié si solides ? voilà précisément la question qu'ici on ne se pose plus, et donc qu'on ne se posera pas non plus. De quoi parlent-ils ? De littérature. Et quoi qu'y disent ? Amado pas grand chose, quasi-rien, c'est surtout le p'tit père Eduardo qu'on entend causer, sans pause ni répit, égrenant son rosaire de sa voix douce et condescendante, qui n'est pas sans rappeler celle d'un prélat en chaire. Ainsi, après avoir longuement expliqué à son vieil ami en quoi le parcours intellectuel et la création littéraire de celui-ci étaient intimement et réciproquement liés à l'évolution politique du Brésil — le discours littéraire est le parti sans péché ni commandement. Les infiltrations affectives, la sexualité, élargissent l'horizon de la représentation ; elles compensent ou bouleversent le ritualisme du marxisme mécanique... —, le professeur enchaîne, le dos calé bien droit dans son fauteuil, les jambes croisées :
- Il est curieux de constater combien les propositions esthétiques à base technocratique ou autoritaire restent inflexiblement fixées sur une position dans la meilleure des hypothèses néo-inquisitoriale. Elles canonisent ou anathémisent au nom de la vérité stable et incontournable, née de la source inépuisable de leurs éternelles propositions philosophiques. Tout ce qui ressemble à des intervalles, des pauses, des arrêts dans la journée de travail du système métaphysique, est destiné à être incompris ou nié. On argumente au nom d'une connaissance, d'une autorité autodésignée... Tu m'écoutes ?
- Oui, oui, j'écoute.. Tu disais : d'une autorité autodésignée, marmonne Amado, la bouche encore pleine des petits gâteaux salés de Zézinha, excellentissimes, l'épouse et les amuse-bouches.
- Et donc, l'effort de nationalisation des modèles narratifs alors en vigueur cherche à s'accompagner du travail simultané de réduction critique, à l'intérieur de laquelle on peut aussi lire la volonté modernisatrice...
Sur un regard interrogateur du professeur Portella, Amado lui montre qu'il est toujours aussi attentif, malgré les apparences :
- La volonté modernisatrice !
- Je n'ai nullement la prétention de simplifier...
- Humpf ! Que Dieu t'en garde ! glisse Amado, l'œil pétillant, le sourire en coin.  
- ... de simplifier la modernité, mais plutôt d'étudier son paradoxe. L'une des positions les plus nettes du modernisme consiste à refuser la modernisation, en frôlant le conservatisme. Il y a des résistances au projet modernisateur dans ce qu'il garde seulement de compétent ou de purement bureaucratique, qui se trouvent chargées d'esprit critique. Par-là transite une modernité en conflit qui, au nom de la sécularisation a perdu son esprit chrétien et, incroyante et sans protection, cherche en vain à récupérer son Dieu perdu...
Venant de la mer : un petit vent frais, une odeur d'iode, des rires d'enfants.
- ... avant-gardes plus ou moins idéologiques qui ne font pas autre chose qu'émettre des opinions basées sur la législation aristocratique du code hégémonique...
Un... deux... trois : les cloches de l'église Sant'Ana viennent de sonner 15h00. Dans moins de vingt minutes la Seleção affrontera l'Argentine en match amical au stade de Maracanã. Sur quelle chaîne déjà ?
- ... ce sont des réfutations productivistes qui produisent laborieusement, inflexiblement, les intérêts superlatifs de la raison instrumentale...
Pff... Où est passée Zélia ? Cheveux baignés de lune, laurier et récompense, gorgée d'eau-de-vie, porte d'Orient, champ de coquelicot... ZEZINHA !
- Et s'il est vrai qu'il n'y a pas de raison sans espoir, il est vrai aussi que l'espoir échappe au contrôle de la raison. N'est-ce pas là ton avis, Jorge ?
- Certamente !
La réponse fuse, lapidaire et presque brutale. Loin de s'en formaliser, Eduardo sourit, se lève tranquillement de son fauteuil, puis se dirige vers la télé qu'il allume — Et le soleil de la liberté, en rayons fulgurants, brilla dans le ciel de la patrie en cet instant —, de la télé qu'il allume au moment même où retentit l'hymne national.
- Tu crois qu'on va gagner, Jorge ?

(Toutes mes excuses aux personnes qui se reconnaîtront dans cette divagation écrite à partir d'un article qu'il m'a fallu relire plusieurs fois avant de le comprendre et de m'apercevoir qu'Eduardo Portella utilisait des phrases compliquées pour dire des choses plutôt simples, cependant qu'Amado écrivait simplement pour exprimer des sentiments complexes, soit tout le contraire l'un de l'autre — on vous l'avait bien dit —, mais bons amis quand même.)

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