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2013/08/31

Jorge Amado : L'Enfant du Cacao


... : la jument tombant morte, mon père, baigné de sang, me soulevant du sol. 
J'avais alors dix mois. Je me traînais à quatre pattes dans la véranda de la maison à la fin du crépuscule, quand les premières ombres de la nuit descendaient sur les cacaoyères fraîchement plantées, sur la forêt vierge, antique et farouche. Défricheur de terres, mon père avait bâti sa maison au-delà de Ferradas, bourgade du jeune municipe d'Itabuna, avait planté du cacao, la richesse du monde. A l'époque des grandes luttes.

Il faut s'imaginer assis sur l'un des bancs du jardin municipal de Bahia, à l'ombre d'un manguier en fleurs, en compagnie d'un vieil homme encore vert, alerte et volubile comme un perroquet gris d'Afrique.
Dans les allées du parc passent des jeunes gens branchés, des bandes d'adolescents bruyants, tous l'iPod à la main, l'iPhone à l'oreille et l'avenir devant eux, grand ouvert.
Le vieil homme les regarde passer en souriant, sans amertume, les yeux mi-clos, sans doute un peu perdu dans ses souvenirs d'enfance. Lui aussi a eu 12 ans, il y a déjà longtemps, même si ça lui semble hier.
— De tanto ouvir minha mãe contar, a cena se tornou viva e real...
Il se met à vous parler de ses premières années comme s'il vous connaissait depuis toujours.
— En ce temps-là...
Le souffle de son haleine sur votre visage et le bercement de sa voix : une chaleur d'âme.
Dans l'air flottent un vieux parfum, une musique d'un autre âge, des images de Far-West : creuset dans lequel l'enfant grapiùna a forgé son identité, et où l'écrivain viendra plus tard puiser l'essentiel de son inspiration. D'abord les luttes pour le cacao, féroces batailles auxquelles participèrent activement ses parents, ensuite les tripots et les maisons de passe (où il fit ses universités), aussi la variole noire, la misère et la mort (compagnes de toute son enfance), et puis la mer d'Ilhéus (le chemin sans fin), autant de thèmes récurrents dont Jorge Amado a nourri tous ses livres, y compris celui-ci bien évidemment.

Dans cette courte autobiographie, qui ne va pas au-delà de sa quatorzième année, c'est finalement toute la généalogie de son oeuvre qu'Amado esquisse peu à peu. Il le fait sur le ton de la conversation, en évitant l'écueil narcissique et en nous révélant au passage le secret de sa vitalité : garder présente en soi la source vive de l'enfance, mélange d'émerveillement et d'insoumission, de malice et d'innocence, de rêves et de réalité.
C'est donc tout un monde qui nous est ici raconté par un vieil homme aux yeux de presque-nouveau-né... et sans doute faut-il l'être un peu soi-même, vieillard et nouveau-né, pour être aussi touché, ému ou amusé, par ce recueil de souvenirs confiés à l'ombre des manguiers en fleurs.

Qu'ai-je été d'autre qu'un romancier de putes et de vagabonds ? Si quelque beauté existe dans ce que j'ai écrit, elle vient de ces dépossédés, de ces femmes marquées au fer rouge, de ceux qui sont aux franges de la mort, au dernier degré de l'abandon. Dans la littérature et dans la vie, je me sens chaque jour plus loin des leaders et des héros, plus près de ceux que tous les régimes et toutes les sociétés méprisent, rejettent et condamnent.

Que outra coisa tento sido senão um romancista de putas e vagabumdos ?

2013/08/25

ANPéRo : Les Vivants et les Dieux (23/08/2013)

18h00, boulevard Voltaire, dans le temple de Delphes, au pied du Mont-Louis, parlèrent l'oracle et la Pythie, aussi les fils de Gaïa, les trois muses et quelques barbares :
   - En oïda oti ouden oïda...
   - Pardon ?
  - La p'tite dame cherche un helléniste, vous causeriez pas le Grec ancien des fois ?
  - Ni grec ni latin, à peine le français, c'est pour dire.
  - Ah ! Et pour dire quoi ?
  - Façon de parler ! Par exemple, moi je dis toujours indépassable, mais j'suis pas sûr que ça soye correct, ni même qu'ça existe.
  - Faut voir... c cédille ?
  - Plutôt deux s !
  Le doux bruissement d'un livre qu'on feuillette, et puis :
  - Indéniablement... Indentation... Indépassable : adjectif — 1886 ; de in et dépasser ♦ Qu'on ne peut dépasser.
  - Yé bien fé dé passer !
  - Ha ha ha ! très drôle, ouais, vraiment très drôle. N'empêche que...
Librairie Entropie
(Photo de Stéphane)
  - N'empêche que quoi ?
  - Ma locution : En oïda oti ouden oïda ?
  - 'ffectivement...
 - Le seul qui pourrait vous dépanner c'est Bidulopoulos.
  - Il est polyglotte ?
  - Mieux que ça : une vraie lumière !
  - Le phare d'Alexandrie ! 
  - Un dieu vivant !
Entre alors un cinquième personnage, une bouteille pleine dans chaque main, une autre déjà vide derrière le gosier :
  - Un Dieu vivant ? On parle de moi ?
 - Hourrah ! Hourrah ! Joie et prosternation ! Y a Madame ici-présente qui cherche un spécialiste des langues exotiques, un expert ès rastaquouère, on a pensé à toi.
  Flexion de genou, inclinaison du buste et baise-main pour finir, le polyglotte est galant homme :
  - Bidulopoulos, pour vous servir, ma belle ! Kya haal hey orat ? Comment allez-vous ? C'est de l'Ourdou, un idiome assez rare, et très difficile, mais que nous maîtrisons à la perfection. Nous parlons aussi couramment l'Araméen — le talmudique ou le syro-chaldaïque —, le Sanskrit et le Yiddish, bien évidemment, ainsi que l'Azéri, le Kazakh, l'Ouzbek, et toutes les variantes de la famille altaïque, encore le Kalmouk et le Mandchou, l'Occitan et le Morvandiau, le langage des signes, plus quelques notions d'espéranto et de javanais, ces dernières fort peu utiles, il faut bien le reconnaître.
  - Suis z'épatée !
  - Toutefois, si madame souhaite une traduction dans une langue plus commune, il va sans dire que nous lisons également dans leur version originale les oeuvres de Goethe, Shakespeare ou Dante Alighieri : Apri a la verità che viene il petto ; e sappi che, sì tosto come al feto l'articular del cerebro è perfetto etc etc...
  - Ça alors !! Et le Grec ancien ? Il le parle aussi, j'imagine ?
  - Euhhh... Le Grec ancien, dites-vous ? Eh bien...
  - Eh bien quoi ?
  - Eh bien... ma foi... non... pas du tout...
  - Ah, décidément ! J'ai vraiment pas de pot !
  Consternation générale :
  - Pfff...
  - Quelle poisse !
  - C’est la guigne, oui, la pouille, la misère, la débine !
  - Abditi in tabernaculis suum fatum querebantur, ce que disait César dans la Guerre des Gaules, livre premier, chapitre 39.
  - Eh ! Oh ! Dis ! Ça va bien comme ça, hein !
  - Un p'tit remontant, m'dame ?
  - C'est pas de refus, oui !
  Le long glouglou des verres qu'on remplit, puis le drelin-drelin de la porte d'entrée qui s'ouvre :
  - Ben j'arrive à temps, dites donc ! Vous m'en mettez un, patron ?
  - Muscadet ? Sauvignon ?
  - Va pour un Sauvignon... Z'avez de ces tronches d'enterrement ! Y a quelqu'un qu'est mort ?
  - Tout comme ! C'est la Môme que v'là, un problème de traduc' : En oïda oti...
  - En oïda oti ouden oïda, autrement dit : je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien. Merci qui ?
  Acclamations collectives, vivats, bravos et autres cris d'allégresse entourent l'érudit, qui enchaîne humblement :
  - Réflexion socratique... base de la philosophie... vague souvenir de lycée... un professeur barbu... la voix grave... le dos un peu vouté... devant son tableau noir... Gnôthi seautón : Connais-toi toi-même... l'injonction de la Pythie, gravée ici aussi, sur le fronton du temple.

Fin de séquence.

2013/08/22

Revue Europe n°724/725 (août/sept 1989 - Amado)

« Qui en veut... de mes crêpes aux oeufs ? »

Exu
(dessin de Carybe)
Au numéro 33 de la rue Alagoinhas — quartier Rio Vermelho, Salvador da Bahia —, deux hommes sont assis face à face : Jorge Amado, qu'il n'est pas utile de présenter, et l'un de ses plus vieux camarades : le brillant académicien Eduardo Portella, également professeur émérite, avocat à la cour, critique littéraire et ministre de l'Education nationale à ses moments perdus : une sommité, du genre de celles à qui l'on ne dit pas bonjour en leur tapotant le dos, Salut mon pote, mais plutôt en inclinant la tête avec tout le respect dû à leur rang, si l'on est bien éduqué.
Figure majeure de l'intelligentsia brésilienne, le senhor Eduardo Portella a, de surcroît, la soixantaine élégante, le physique encore jeune et séduisant, une forme de sex-appeal propre à charmer des étudiantes en mal d'image paternelle, d'où, peut-être, cette expression d'intense félicité gravée sur son visage d'homme comblé. Ajoutons qu'il est aujourd'hui vêtu d'un costume Cerruti 100% cachemire, de couleur sombre et sur mesure, lequel sied on ne peut mieux à son attitude d'intello compassé, cependant qu'Amado, comme à son habitude, est en tenue légère, bariolée, presque négligée, nus pieds dans ses savates usées. Sur la table de salon trônent deux grands verres de tafia — celui d'Amado, presque vide, et celui d'Eduardo, presque plein —, ainsi qu'un assortiment de salgadinhos amoureusement préparés par Zélia, mais auxquels Eduardo ne fait pas même honneur, laissant à son hôte le soin de vider l'assiettée.
Comment deux hommes aussi dissemblables de caractère et d'allure ont-ils réussi à tisser entre eux des liens d'amitié si solides ? voilà précisément la question qu'ici on ne se pose plus, et donc qu'on ne se posera pas non plus. De quoi parlent-ils ? De littérature. Et quoi qu'y disent ? Amado pas grand chose, quasi-rien, c'est surtout le p'tit père Eduardo qu'on entend causer, sans pause ni répit, égrenant son rosaire de sa voix douce et condescendante, qui n'est pas sans rappeler celle d'un prélat en chaire. Ainsi, après avoir longuement expliqué à son vieil ami en quoi le parcours intellectuel et la création littéraire de celui-ci étaient intimement et réciproquement liés à l'évolution politique du Brésil — le discours littéraire est le parti sans péché ni commandement. Les infiltrations affectives, la sexualité, élargissent l'horizon de la représentation ; elles compensent ou bouleversent le ritualisme du marxisme mécanique... —, le professeur enchaîne, le dos calé bien droit dans son fauteuil, les jambes croisées :
- Il est curieux de constater combien les propositions esthétiques à base technocratique ou autoritaire restent inflexiblement fixées sur une position dans la meilleure des hypothèses néo-inquisitoriale. Elles canonisent ou anathémisent au nom de la vérité stable et incontournable, née de la source inépuisable de leurs éternelles propositions philosophiques. Tout ce qui ressemble à des intervalles, des pauses, des arrêts dans la journée de travail du système métaphysique, est destiné à être incompris ou nié. On argumente au nom d'une connaissance, d'une autorité autodésignée... Tu m'écoutes ?
- Oui, oui, j'écoute.. Tu disais : d'une autorité autodésignée, marmonne Amado, la bouche encore pleine des petits gâteaux salés de Zézinha, excellentissimes, l'épouse et les amuse-bouches.
- Et donc, l'effort de nationalisation des modèles narratifs alors en vigueur cherche à s'accompagner du travail simultané de réduction critique, à l'intérieur de laquelle on peut aussi lire la volonté modernisatrice...
Sur un regard interrogateur du professeur Portella, Amado lui montre qu'il est toujours aussi attentif, malgré les apparences :
- La volonté modernisatrice !
- Je n'ai nullement la prétention de simplifier...
- Humpf ! Que Dieu t'en garde ! glisse Amado, l'œil pétillant, le sourire en coin.  
- ... de simplifier la modernité, mais plutôt d'étudier son paradoxe. L'une des positions les plus nettes du modernisme consiste à refuser la modernisation, en frôlant le conservatisme. Il y a des résistances au projet modernisateur dans ce qu'il garde seulement de compétent ou de purement bureaucratique, qui se trouvent chargées d'esprit critique. Par-là transite une modernité en conflit qui, au nom de la sécularisation a perdu son esprit chrétien et, incroyante et sans protection, cherche en vain à récupérer son Dieu perdu...
Venant de la mer : un petit vent frais, une odeur d'iode, des rires d'enfants.
- ... avant-gardes plus ou moins idéologiques qui ne font pas autre chose qu'émettre des opinions basées sur la législation aristocratique du code hégémonique...
Un... deux... trois : les cloches de l'église Sant'Ana viennent de sonner 15h00. Dans moins de vingt minutes la Seleção affrontera l'Argentine en match amical au stade de Maracanã. Sur quelle chaîne déjà ?
- ... ce sont des réfutations productivistes qui produisent laborieusement, inflexiblement, les intérêts superlatifs de la raison instrumentale...
Pff... Où est passée Zélia ? Cheveux baignés de lune, laurier et récompense, gorgée d'eau-de-vie, porte d'Orient, champ de coquelicot... ZEZINHA !
- Et s'il est vrai qu'il n'y a pas de raison sans espoir, il est vrai aussi que l'espoir échappe au contrôle de la raison. N'est-ce pas là ton avis, Jorge ?
- Certamente !
La réponse fuse, lapidaire et presque brutale. Loin de s'en formaliser, Eduardo sourit, se lève tranquillement de son fauteuil, puis se dirige vers la télé qu'il allume — Et le soleil de la liberté, en rayons fulgurants, brilla dans le ciel de la patrie en cet instant —, de la télé qu'il allume au moment même où retentit l'hymne national.
- Tu crois qu'on va gagner, Jorge ?

(Toutes mes excuses aux personnes qui se reconnaîtront dans cette divagation écrite à partir d'un article qu'il m'a fallu relire plusieurs fois avant de le comprendre et de m'apercevoir qu'Eduardo Portella utilisait des phrases compliquées pour dire des choses plutôt simples, cependant qu'Amado écrivait simplement pour exprimer des sentiments complexes, soit tout le contraire l'un de l'autre — on vous l'avait bien dit —, mais bons amis quand même.)

2013/08/05

Jorge Amado : Cacao

« Quant au troisième des rois du Brésil, le cacao [après le café et le tabac], je n'eus pas la possibilité de lui rendre ma visite protocolaire. Car le cacao préfère les zones humides et chaudes, sous le couvert de la forêt vierge, où il trouve l'épaisse chaleur de serre si propice à sa croissance, et si peu faite pour nous, tandis que des myriades de moustiques tissent leurs nuages au-dessus de lui. » (Stefan Zweig)

Un petit livre incisif et tranchant, tenant davantage de la chronique sociale que du roman, et dans lequel Amado raconte "avec un minimum de littérature au profit d'un maximum d'honnêteté la vie des travailleurs dans les plantations de cacao", ainsi qu'il prévient son lecteur.
 - L'écriture est effectivement on ne peut plus simple et dépouillée, à l'image des ouvriers agricoles du Domaine Fraternité, propriété du Colonel Manuel-Misael-de-Sousa-Teles, surnommé Mané-la-Peste, on devine pourquoi.
 - Le point de vue adopté est à la fois celui de l'auteur et celui du narrateur, un jeune ouvrier d'à peine 20 ans, José Cordeiro, alias Sergipano, parce qu'originaire du Sergipe, le plus petit des 26 Etats brésiliens.
 - Quant à l'histoire, il n'y en a pas vraiment, si ce n'est au début du livre, dans un bref chapitre au cours duquel Amado évoque l'enfance et l'adolescence de Sergipano à travers leurs épisodes les plus marquants, et donc déterminants : Né dans une famille relativement fortunée du Nordeste brésilien (à São Cristóvão, où son père dirige une usine de textile), Sergipano grandit entouré d'amour et d'affection jusqu'à l'âge de 5 ans, âge auquel survient la mort de son paternel. Un malheur n'arrivant jamais seul, le frère aîné du défunt, un individu sans scrupule, s'approprie bientôt l'usine et ravale de facto toute sa parentèle au simple rang de prolétaires, condamnés à habiter la ville pauvre et à gagner un jour leur vie en travaillant pour lui.
A 15 ans, par force et par nécessité, Sergipano délaisse donc les bancs du collège pour l'usine de son oncle, où il découvre de plus près la classe ouvrière à laquelle il appartient désormais, sans pour autant s'y fondre. Car s'il trime et sue comme ses compagnons d'atelier, de par ses origines et son éducation il reste encore à la périphérie de leur monde, ne pouvant guère qu'observer, sans les assimiler vraiment, leurs frustrations et leur ressentiment.
A 20 ans, sans réelle conscience politique ni grande expérience de la vie, il dérouille le patron, son oncle, au prétexte que celui-ci courtise d'un peu trop près sa petite amie. Chassé de l'usine, il part alors en direction du sud de Bahia à la recherche d'un nouvel emploi et c'est là le début de la chronique.

Embauché dans la fazenda d'un Colonel (titre honorifique accordé aux gros propriétaires fonciers), Sergipano se familiarise peu à peu avec l'univers de la plantation. A sa grande surprise, il découvre tout d'abord qu'ici les hommes sont loués comme du matériel agricole ou des bêtes de somme, puis qu'ils n'ont pour seules distractions que l'alcool de mélasse, le mauvais cinéma et les putes à bon compte, enfin qu'ils n'ont pour unique espoir que celui d'aller un jour au ciel. Exploités à longueur d'année par le Colonel de Sousa, maltraités par le contremaître et spoliés par l'économat du domaine, ces damnés de la terre, pour la plupart analphabètes, sont si mal-vêtus et si mal-soignés qu'ils n'ont plus rien d'humain aux yeux des bourgeois de Bahia. Pour eux, rien de plus légitime ici-bas que cet ordre naturel et quasi-divin des choses qui fait les uns riches et puissants, les autres corvéables à merci ; et rien d'anormal non plus à ce qu'on les humilie ou les frappe à loisir : jeunes filles violées, paysans insultés, enfant battu à coups de gourdin et de coups de pied au cul.

Au fil des évènements rythmant la vie de la plantation, Sergipano développera peu à peu un sentiment plus fort que la résignation, celui de l'injustice, puis découvrira un sens à sa vie, celui du combat. Et lorsque l'opportunité s'offrira à lui d'épouser la fille du patron, il préférera rester fidèle à ses compagnons d'infortune afin de garder le cœur propre et heureux.

Petit roman initiatique écrit dans les années trente, par un auteur de 21 ans encore inconnu du grand public, Cacao n'est pas un livre parfait : il manque de style, de finesse, de raffinement, et c'est tant mieux : fine et raffinée, la vie des ouvriers qu'il nous décrit ne l'est pas vraiment non plus. La leur est épaisse, lourde et rudimentaire, monotone et sans éclat, mais également sincère et touchante, tout comme ce livre, en partie autobiographique, et son jeune auteur.
Issu lui aussi d'un milieu relativement aisé, Jorge Amado de Faria, pour son entrée en littérature, se fait le porte-parole du sous-prolétariat et de la lutte des classes. A l'exacte image de Sergipano, il choisit d'aller à l'encontre de ses intérêts et de rester aux côtés du peuple des laissés-pour-compte, des déshérités et autres sans-voix. Parlant d'eux en leur nom, et combattant pour eux par amour pour eux, il use, et peut-être abuse, diront certains, d'oppositions binaires et paradigmatiques, bah ! disons plus simplement : palpable et tangible est la misère qu'Amado dépeint; fort et puissant l'espoir qui l'anime : celui d'un monde plus juste et plus solidaire.

Gravures de Tomás Santa Rosa (1909-1956)
Extraits :

Valentin savait de bonnes histoires, et nous les racontait. Agé de plus de 70 ans, il travaillait comme bien peu d'entre-nous, et buvait comme personne. Il interprétait la Bible à sa façon, entièrement différente de celle des catholiques et des protestants. Un jour, il nous conta le chapitre d'Abel et Caïn :
 - Dieu avait donné en héritage à Caïn et Abel une plantation de cacao à se partager. Caïn, qui était  un mauvais homme, divisa la propriété en trois parts. Et il dit à Abel : « Ce premier morceau est à moi; celui du milieu est à moi et à toi; le dernier, à moi aussi. » Abel répondit : « Ne fais pas ça, mon petit frère, que ça me fend le cœur... » Caïn rigola : « Ah ! ça te fend le cœur ? Eh ben, tiens. » Il tira son revolver et - poum - il tua Abel d'un seul coup. Ça se passait il y a longtemps...
 - Caïn doit être le grand-père de Mané-la-Peste.
 - J't'en fous. La grand-mère de Mané-la-Peste était putain à Pontal.

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Les nuages envahirent le ciel et, pour finir, il se mit à pleuvoir à grosses gouttes. Plus la moindre trace de bleu. Le vent secouait les arbres, et les hommes à moitié nus frissonnaient. L’eau qui dégouttait des feuilles ruisselait sur les hommes. Seuls les ânes semblaient ne pas sentir la pluie. Ils mâchaient l’herbe qui poussait devant le dépôt. Malgré l’orage, les hommes continuaient à travailler.

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Les gamins grimpaient aux arbres comme des singes. Le fruit tombait - boum - et eux se jetaient dessus. En peu de temps, il ne restait plus que l'écorce et les déchets, que les porcs dévoraient gloutonnement.
Les pieds écartés semblaient des pieds d'adultes, le ventre était énorme, gonflé par les jaques et la terre qu'ils mangeaient. Le visage jaune, d'une pâleur terreuse, accusait l'héritage de maladies terribles. Pauvres enfants blafards, qui couraient au milieu de l'or des cacaoyers, en haillons, les yeux éteints, à demi idiots. La plupart d'entre eux travaillaient à la mise en tas dès l'âge de cinq ans. Ils restaient ainsi, petits et rachitiques, jusqu'à dix ou douze ans. [...]
Ecole, mot sans signification pour eux. A quoi sert l'école ? Cela n'avance à rien. On n'y enseigne pas à travailler sur les plantations ni aux barcasses. Certains, en grandissant, apprenaient à lire. Ils comptaient sur leurs doigts. [...]
Le sexe se développait de bonne heure. Ces enfants petits et obèses avaient trois choses disproportionnées : les pieds, le ventre et le sexe.
Ils connaissaient l'acte sexuel dès leur naissance. Les parents faisaient l'amour sous leurs yeux, et plusieurs d'entre eux avaient vu leur mère avoir différents maris.
Ils fumaient de grosses cigarettes de tabac haché et buvaient de grandes gorgées de tafia dès la plus tendre enfance. [...]
Ils se roulaient dans la boue avec les porcs et demandaient la bénédiction à tout le monde. Ils avaient une vague idée de Dieu, un être un peu comme le Colonel, qui récompensait les riches et punissait les pauvres. Ils grandissaient pleins de superstitions et de plaies.

2013/07/30

Les pieds sur terre : Libraires en galère (radio)

Une émission plutôt cafardeuse durant ses deux premiers tiers, tout en messes basses et chuchotis, avec odeurs d'encens et de cire brûlée, genre veillée funèbre. Pas gaie du tout. Et puis, de la 21ème à la 26ème minute, le reporter vient coller son micro sous le nez d'un libraire atypique : Jo-le-Bouquiniste, un véritable personnage de roman, épique et farfelu, comme qui dirait tout droit sorti des rayonnages.

Dialogue :

 - Bonjour ! Ça fait longtemps que vous êtes dans cette... euh... petite boutique ?
 - Trente-deux ans.
 - Alors c'est une toute petite boutique, c'est pas très grand ?
 - Ouais... ouais... c'est pas grand, mais ça m'suffit largement pour foutre le bordel, hein. Plus grand ça s'rait encore plus de bordel et pis c'est tout. De toute façon j'range pas, j'ai jamais rangé et j'vois pas pourquoi je rangerai, j'ai pas qu'ça à faire, hein !
 - Et comment êtes-vous arrivé dans ce métier ?
 - Ben... pasque de toute façon j'avais pas de fric et que c'était un des rares métiers où vous pouviez démarrer sans pognon, juste il fallait quelqu'un qui vous loge et vous donne à bouffer : ma femme. [...]
 - Et donc, vous, au fur et à mesure des années, vous avez pu rendre votre activité rentable ?
 - Oui, oui, officiellement, oui... mais bon c'est pas ici : je fais mon chiffre d'affaire à part... je vends des trucs que j'ai chez moi... des trucs comme ça... ou des clients qui me demandent des trucs spéciaux... et ainsi de suite, voilà [...] Moi je m'intéresse qu'aux passionnés, hein, les autres ils m'emmerdent ! Je m'occupe des passionnés à qui je vends des photos, n'importe quoi, des timbres, des vieilles rustines de vélo...
 - Mais alors là c'est plus du livre ?
 - Mes collègues ils vendent que des livres : pas de bol, au bout de trente ans, les livres ils les ont tous ! [...]

A l'écoute ici :



2013/07/21

Jorge Amado : Navigation de Cabotage (2/2)

~oOoOo~

Rien de plus fatiguant, de plus harassant, de plus terrible que les réunions dites mondaines -- cocktails, réceptions, dîners, fêtes et autres corvées du même genre.
L'obligation d'être intelligent, les invités qui attendent les phrases spirituelles, les reparties brillantes, profondes de l'écrivain : c'est effroyable. Je suis épouvanté si je n'ai pas le moyen d'y échapper, comment être intelligent à la fin de l'après-midi ou à un dîner prié, engoncé dans une veste et une cravate ? Je me sens devenir complètement idiot, inhibé, je reste muet, je perds le don de la parole, encore plus sot que d'habitude.

~oOoOo~

Paris,1948 - cadeau d'anniversaire

João Jorge va avoir un an, notre pauvreté interdit fêtes et cadeaux, Zélia réunit néanmoins nos amis dans la chambre de l'hôtel Saint-Michel autour d'un punch au champagne et fraises des bois [...] Madame Salvage, la patronne de l'hôtel, apparaît chargée de bouteilles de cognac, Carlos Scliar apporte une boîte de pâte de goyave brésilienne.
J'écris un petit roman, Le Chat et l'Hirondelle, une histoire d'amour, l'amour impossible d'un félin et d'un oiseau, mon cadeau pour João afin de lui apprendre à avoir horreur des préjugés. Le conte se termine mal, par la victoire du préjugé : l'hirondelle se marie avec un rossignol, le chat part pour une solitude pire que la mort. Si je l'écrivais aujourd'hui, l'histoire se terminerait par la victoire de l'amour et la défaite du maléfice : j'étais jeune, je ne croyais pas encore à l'impossible.

~oOoOo~

Je n'envie personne. La richesse, le talent, le succès, la gloire de mon prochain et du moins proche ne m'affligent pas, je suis capable d'admiration, capable d'applaudir, de crier vivat, de porter en triomphe, et j'aime le faire. [...] Insensible à l'envie, je suis libre pour l'admiration et l'amitié, quelle merveille ! Rien de plus triste que quelqu'un qui souffre du succès des autres, qui est esclave de la négation et de l'amertume, qui bave d'envie, qui patauge dans le dépit, le malheureux.

~oOoOo~

Paris,1991 - la question

Mon petit-fils, Jorginho, huit ans incomplets, demande à sa grand-mère Zélia, soixante-quinze ans accomplis :
  - Mam', tu fais encore nini-nana avec grand-père ?

~oOoOo~

Rio de Janeiro, 1963 - mélancolie

Ce que nous donne l'Académie, je parle de l'Académie Brésilienne des lettres, ce n'est ni l'immortalité (sic !), ni la gloire (pfff !), ni même la respectabilité. Elle nous donne seulement et c'est beaucoup, ça compense la fatuité, l'éphémère, les sottises, elle nous donne la convivialité, l'amitié. En entrant à l'Académie -- par une porte dérobée, celle de l'erreur, je pense -- j'ai gagné de nouveaux et de bons amis [...]

~oOoOo~

Où que j'arrive, dans toutes les contrées du monde, les provinces et les métropoles, les petits villages, je trouve la table mise et j'entends une parole amie.
Quelqu'un me dit : "J'ai lu ton livre, camarade, j'ai ri et j'ai pleuré, j'ai été ému. Tereza Batista a changé ma vie, Pedro Archanjo m'a enseigné la pensée libre, enseigné à penser par ma propre tête, j'ai appris avec Quiquin à ne pas être un autre que moi-même, avec le commandant Vasco Moscoso de Aragon j'ai échangé la médiocrité pour le rêve, j'ai appris l'amour avec Gabriela et Dona Flor m'en a donné la mesure exacte : plus puissant que la mort. Tu es écrivain parce que j'existe, moi ton lecteur, j'ai pleuré et j'ai ri, j'ai été ému en lisant ton livre".
Où que j'arrive j'ai la table mise et quelqu'un me dit une parole amie. C'est ma récompense, ma raison d'être et mon engagement.

~oOoOo~

Aucun de mes détracteurs, tous ceux qui ne perdent pas une occasion de dire du mal de moi, beaux esprits dont la mission critique est de nier toute valeur à mes livres, aucun d'eux ne connaît aussi bien mes limites d'écrivain que moi-même, j'en ai pleine conscience, je ne me laisse pas abuser par les guirlandes et les confettis. [...]

~oOoOo~

Paris, 1989 - vocation

[...à propos de Mitterrand et de Mario Soares...] C'est une chose d'être président de la France, une autre, plus difficile, de l'être du Portugal -- ou est-ce le contraire? Difficile d'être président où que ce soit et de quoi que ce soit, comme l'a dit João Nascimento Filho en refusant la présidence de la fanfare d'Estância, au Sergipe [...]

~oOoOo~

Vienne, 1952 - les mauvais élèves

[...] Dans la clandestinité du Parti communiste brésilien, vers 1953, nous fûmes camarades au cours Staline. Les yeux bandés, après un parcours de plusieurs heures on arrivait au local du cours clandestin, quelque part dans la zone rurale, les leçons données par les dirigeants duraient un mois. Mais nous étions déjà, René [Depestre] et moi, pris de doutes et certaines assertions des professeurs nous donnaient le frisson. Nous et Alina Paim, élève elle aussi, également envahie par l'inquiétude.
Je me rappelle comme si c'était hier une classe sur la révolution chinoise, la mention faite par le conférencier d'un document du PC de Mao recommandant que les enfants dénoncent leurs parents -- obligation du militant : vaincre les sentiments bourgeois de la famille, accomplir son devoir révolutionnaire. Il ne s'agissait pas d'une invention maoïste, d'une nouveauté. En URSS on avais mis sur un piédestal un enfant qui avait agit ainsi -- il avait espionné ses parents et les avait dénoncés, les avait envoyés au bagne, un héros staliniste. Le professeur s'emporte contre la morale bourgeoise.
Assis à côté de moi au premier rang, René me fait discrètement du coude, de l'autre côté de la salle le regard malheureux d'Alina Pail. Des leçons que nous ne parvenons pas à apprendre, des valeurs que nous ne parvenons pas à accepter, communistes inconséquents que nous sommes, incapables de vaincre les préjugés, de renoncer au sentiment vulgaire d'amour de ses parents.
  - Dénoncer ses parents... Je préférerais me tuer, considère Aline à l'heure de la récréation.
  - Quelle connerie ! crache René, il écrase le crachat avec le pied.
  - Une dose pour éléphant, dis-je.
Atterrés, trois mauvais élèves de marxisme-léninisme au cours Staline.

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Bahia, 1929 -- le carotteur

[...] Les misérables sous que nous gagnions dans des besognes journalistiques ne permettaient à aucun de nous d'être prodigue, moins encore à Edison. Lecteur incurable, le moindre salaire qu'il touchait allait directement aux bouquinistes de la place de la Cathédrale ou a Don Paco, de la librairie espagnole [...] Pour passer le reste du mois Edison tapait l'un ou l'autre, parents et amis, la victime principale était João Cordeiro. Tous les quinze jours Edison soutirait à son camarade un billet de 5000 réis sous le prétexte d'aller au bordel se refaire une santé : je suis en manque et je suis fauché, maître Cordeiro.
  - Je donne 5000 réis à Edison pour aller aux putes, je me doute qu'il me carotte, pour en avoir le cœur net je le suis en douce : il va droit à la librairie de Don Paco s'envoyer un livre.
Soucieux du bien-être de son ami, Cordeiro finit par l'accompagner au "château", en payant lui-même la passe, il constata que le noir Edison préférait les blondes.

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Un conte se conte, il ne s'explique pas et quant au personnage, ce doit être une personne en chair et en os, avec du sang dans les veines et une cervelle dans la tête, pas un pantin entre les mains du romancier. Je sens que le personnage tient debout quand il se refuse à faire ce qui ne cadre pas avec sa personnalité, ça arrive plus souvent qu'on ne croit, je pourrais remplir un recueil si je racontais les exemples que j'en ai eus au cours de mon travail. [...]
Zélia me reproche de ne pas avoir, dans le roman de Gabriela, marié Gerusa et Mundinho Falcão, je lui dis que je ne suis ni curé ni juge, je ne fais pas de mariages, c'est la vie qui les fait, par amour ou par intérêt. Les romans ont un temps et un espace, le temps du roman de Gabriela était arrivé à sa fin, l'espace se fermait, si Gerusa et Mundinho se sont ensuite mariés, je n'en sais rien, je ne sais de l'histoire que ce qui est dans le livre. [...] Les personnages nous enseignent à ne pas violer la réalité, à ne pas tenter de nous imposer, nous ne sommes pas des dieux, seulement des romanciers.

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Bahia, 1989 - l'héritage

A la demande de Sergio Machado je téléphone à Paulo Niemeyer à Rio de Janeiro, Alfredo vient de terminer les examens médicaux qu'il devait subir, je demande le diagnostic, je reçois la confirmation terrible : tumeur au cerveau. Un cas difficile, j'écoute et j'oublie les noms des sarcomes, un cas perdu. Paulo Niemeyer ne pense pas que l'opération soit envisageable, il n'opérera pas, mais si Alfredo et sa famille veulent une clinique nord-américaine...
Qui ne veut tout tenter, le possible et l'impossible, de la chimiothérapie aux ebós du candomblé, la chirurgie s'il le faut, dans la lutte contre la mort ? Alfredo va aux Etats-Unis appuyé au bras de Gloria, les docteurs yankees confirment la décision du savant brésilien : inutile d'opérer, ils vont essayer un traitement nouveau, qui sait, peut-être... Commence une période de voyages successifs entre Rio et New York, Alfredo ne perd pas courage, lutteur incorrigible. Zélia et moi téléphonons tous les jours, il répond lui-même, il parle de sa lutte contre le mal, raconte la dernière anecdote, la menace et l'espérance -- l'espérance, hélas, diminue chaque jour.
Pendant plus d'un an la mort d'Alfredo nous accompagne, je ne parviens pas à écrire, je perds le goût de la conversation et du rire. Je quitte le Brésil pour ne pas devoir aller à Rio le voir. Je me réfugie dans le bruit, la course d'un côté à l'autre, de ville en ville, de pays en pays, congrès, séminaires, symposiums, je m'étourdis.
La mort d'Alfredo est lente, elle se répercute dans le monde entier. Des amis téléphonent de toutes parts pour avoir des nouvelles [...] Je les entends au téléphone, la voix anxieuse, espérant un miracle. Mais c'est surtout Alfredo lui-même que j'ai au téléphone. A mesure que les jours passent la conversation se fait plus difficile, coupée de silences, je reçois à distance la fatigue et l'abattement.
J'avais fait part à Alfredo de l'idée d'un roman racontant les tribulations d'un jeune Brésilien au temps de la dictature militaire [...] Je ne savais rien de l'action, je ne le sais que lorsque je me mets à écrire et que les personnages commencent à vivre. Mais j'ai le titre, le nom du héros, cause d'équivoques : il s'appelle Boris le Rouge.
Alfredo, éditeur par excellence, ne me lâchait plus, il voulait le livre à tout prix. Pendant les 14 mois de sa marche impitoyable il me réclama le roman pour lequel, à partir d'un certain moment, j'avais perdu tout intérêt. Un jour Sergio téléphone : la fin approche. Zélia appelle Alfredo, lui dit que je travaille au roman de Boris, je ne tarderai pas à lui envoyer le manuscrit. Elle contient ses larmes, invente : le mensonge lui vient naturellement, elle qui ne sait pas mentir. Alfredo a encore la force de demander des détails.
Quelques jours plus tard, attendue, incroyable, la nouvelle de son décès. Alfredo me laisse en héritage l'idée du roman, la promesse de mettre sur le papier les tribulations du jeune Brésilien. Je vais à la machine à écrire, l'ombre d'Alfredo m'accompagne, me surveille. Quatre fois j'ai commencé, quatre fois j'ai renoncé, mais un jour je vais terminer l'histoire de Boris le Rouge, plus d'Alfredo Machado que mienne.

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Frontière Portugal & Espagne, 1976 - différences

Nous allons vers l'Espagne sous le soleil d'été, toute la famille. Nous commentons les différences de caractère et de mœurs entre les deux peuples de la péninsule, la mélancolie portugaise, le dramatisme espagnol.
Nous lisons sur les murs des slogans encore nombreux, restes de tous ceux dont la liberté a couvert les murs des villes et des campagnes après la Révolution des Oeillets. Le soleil brillera pour tous, avait écrit l'anarchiste ; quelqu'un, sceptique, a griffonné en dessous : Et les jours de pluie ? Nous rions, la polémique est courtoise : adorables gens, les gens lusitaniens.
Nous passons la frontière et aussitôt, dans un village, la déclaration occupe tout le mur d'un terrain planté de légumes : Je te hais, je te hais et je te hais ! A qui peut être dédiée une telle haine, répétée trois fois avec un point d'exclamation ? Nous sommes en Espagne, la violence et la vengeance remplacent la courtoisie : dans les slogans les différences de caractères et de mœurs.

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Bahia, 1985 - Julio

Thomas Borge m'écrit de Managua, il me demande un texte sur Julio Cortázar pour un livre consacré à l'écrivain argentin, Nosotros te queremos, Julio. Il me presse. Je me mets avec plaisir à ma machine, j'ai pour celui sur qui j'écris une admiration de confrère, une estime de compagnon. [...]
Parlant de Julio, Zélia avait l'habitude de dire que dans l'univers de la littérature il n'existait pas de figure plus belle et plus attachante, Julio souffrait d'une maladie étrange, il ne vieillissait pas petit à petit comme tout le monde, à soixante ans il semblait en avoir à peine trente. Auteur d'une oeuvre littéraire qui atteignit les lecteurs du monde entier, citoyen militant et solidaire, la lutte fut son pain quotidien. Je parlai de littérature et de lutte dans le texte que j'écrivis et que j'envoyai à Borge. [...]
Dans la revue j'admire la belle présentation du texte : une photo sur une page entière du plus bel écrivain du monde, opinion d'Anny-Claude, Misette n'est pas d'accord, pour elle le plus beau est Jorge Semprun. Pour Zélia aucun ne peut se comparer à Paul Eluard, lui était vraiment beau, chacun son goût, quant à moi je suis dans le peloton des plus laids et des moins élégants, je cumule. Je relis ce que j'ai écrit, je pense avoir rendu justice à l'écrivain et au combattant, je sais que Julio est hospitalisé, je mets la revue dans une enveloppe, j'expédie l'enveloppe à Paris. Sans tarder je reçois une lettre de Julio, il a aimé le texte, il me remercie.
Quatre jours après la joie de la lettre, je lis dans les journaux l'annonce de la mort de Julio. Nosotros te queremos, Julio, le livre organisé par les sandinistes pour rendre hommage à l'écrivain argentin fut publié quelques mois plus tard : couronne des fleurs du regret et de l'amour à la mémoire du plus beau et du plus attachant, du plus solidaire écrivain de notre continent latino-américain, le soleil s'éteint sur le Rio Vermelho.

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[...] Si je dévore des livres jusqu'à aujourd'hui je le dois à Dumas père, le mulâtre Alexandre, c'est lui qui m'a donné le goût de lire, le vice : à onze ans j'ai trouvé, abandonné sur le bateau d'Itaparica, un exemplaire des Trois Mousquetaires, j'ai contracté pour toujours le virus de la lecture.
Je dois à Rabelais et à Cervantès, je suis né d'eux. Je dois à Dickens : il m'a enseigné qu'aucun être humain n'est totalement mauvais, à Gorki, il m'a donné l'amour des vagabonds, des vaincus de la vie, des invincibles. Je dois à Zola, avec lui je suis descendu au fond du puits pour racheter le misérable, à Mark Twain je dois la liberté du rire, arme de combat, à Gogol, le nez, les bottes et la capote.
Je dois à Alencar le romantisme et la forêt, à Manuel Antônio de Almeida la grâce du picaresque, du burlesque, sur la place populaire j'ai clamé avec Castro Alves, j'ai dénoncé l'infamie, avec Gregório de Matos j'ai appris la générosité de l'insulte, j'ai été bouche de l'enfer, j'ai craché du feu, par sa main j'ai découvert les rues de Bahia, le parvis de l'église, la venelle des putes.
Je dois au chroniqueur anonyme du Marché, au conteur d'histoires de la foire d'Agua dos Menimos, au trouvère je dois l'élan, l'invention au maître batelier : il a aimé Yemanjá aux abords de l'île d'Itaparica, a dormi avec Oshoum sur le lit d'eaux douces du rio Paraguassu, a possédé Euâ dans la cascade de Maragogipe, l'a couchée dans la source parmi les escargots et les pétales de rose. Il est nécessaire de savoir et d'inventer.
Je dois au poète de cordel, je dois.

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Je veux consigner ici, pour y souscrire, une phrase de Romain Rolland, l'humaniste de Jean-Christophe, datée de 1927 : Je ne reconnais à aucune minorité, à aucun homme, le droit de contraindre un peuple, fût-ce à ce que l'on croit son bien, par des moyens atroces. C'est ainsi. [la citation est extraite d'une lettre de R.R. à Elie Reynier, in Voyage à Moscou, présenté par Bernard Duchatelet]

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Encore à demi-endormi, à la veille de mes quatre-vingts ans, je touche ton corps, je sens ta chaleur, ta respiration. Le jour se lève, la lumière du jour nouveau pointe, ténue, dans la barre du matin, je pense aux privilèges que je détiens, aux prérogatives. Tes yeux, ton sourire, les seins, le ventre, la croupe, le coeur, l'intégrité, la droiture, la bonté, le dévouement. La vie naît de toi à l'aube.

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Je prends la main de mon amoureuse, complice d'aventure depuis presque un demi-siècle, copilote dans la navigation de cabotage : nous allons partir en vacances, femme, nous l'avons bien mérité après tant de jours et de nuits dans le travail et l'invention, nos premières vacances en tant d'années. Nous allons nous promener, sans obligations, sans engagements, nous allons vagabonder sans heure, sans itinéraire, anonymes voyageurs, nous inviterons Misette à venir avec nous, c'est une bonne compagnie pour la détente et le rire, nous ferons les touristes au scandale des lettrés [...]
C'est en juillet 1945 que notre union s'est faite, je me rappelle chaque geste, j'entends chaque parole, les soupirs, les cris d'amour. Nous venions d'une fête politique, nous étions des citoyens accomplissant notre devoir de citoyens, des combattants, c'est arrivé dans l'aurore de la liberté, tu as embarqué dans la barre du matin, sur le quai de l'avenue São João, tu as assumé le lit, le cœur de l'étourdi, depuis lors tu commandes la navigation de cabotage, la main sur le gouvernail, sur les lèvres la chanson d'Euá : je te donnerai un peigne pour peigner tes cheveux [...]
Donne-moi ta main de connivence, nous allons vivre le temps qui nous reste, si courte la vie ! dans la mesure de nos désirs, au rythme de notre goût simple, loin des galas, dans la liberté et la joie, nous ne sommes pas des paons d'opulence ni des génies d'occasion faits à coups d'apologies, nous sommes seulement toi et moi. Je m'assieds avec toi sur le banc d'azulejos à l'ombre du manguier, attendant que la nuit vienne couvrir d'étoiles tes cheveux, Zélia de Euá baignée de lune : donne-moi ta main, souris ton sourire, je jubile dans ton baiser, laurier et récompense. Ici, dans ce coin du jardin, je veux reposer en paix quand viendra l'heure, c'est mon testament.

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Et le copiste reprend ici la main pour ne rien dire ou presque, rien qu'un seul mot: merci. Oui, remerciement à Jorge Amado et à Zélia Gattai, son inséparable et sa consubstantielle, pour l'hospitalité qu'ils m'ont accordée tout au long de ces 850 pages.

2013/07/20

Jorge Amado : Navigation de Cabotage (1/2)

« Il peut y avoir parmi les hommes de sincères et réelles amitiés ; car les qualités opposées n'empêchent pas les personnes qui les possèdent de se rapprocher et de s'aimer. » (Johann Wolfgang von Goethe)



Les affinités électives, nous en parlions encore l'autre soir, à la librairie l'Entropie, avec la seule représentante du beau sexe présente à cette soirée : une digne représentante, énergique et volontaire, voire même un peu sur les nerfs, car en cours de sevrage au poison du Père Nicotin. Nous en parlions à propos d'Amado, mon dada du moment, qu'elle n'avait pas lu, personne n'est parfait. J'évoquais donc ma grande sympathie à l'égard de ce merveilleux écrivain, lui avouais mon attirance, ma folle appétence pour tout ce que sa plume a tracé, et, pourquoi s'en cacher, comment j'aimais cet homme avec lequel je partage bien plus qu'un regard : un idéal.

- Affinités électives ! dit-elle, avec le sens du raccourci qu'ont parfois les femmes. Un beau titre pour de beaux sentiments.
L'esprit insuffisamment vif, et la mémoire de plus en plus défaillante, je ratais ici l'occasion de citer Goethe, le chimiste des corps en mouvement :
- Nous appelons affinité la faculté de certaines substances, qui, dès qu'elles se rencontrent, les oblige à se saisir et à se déterminer mutuellement. Cette affinité est surtout remarquable et visible chez les acides et les alkalis qui, quoique opposés les uns aux autres, et peut-être à cause de cette opposition, se cherchent, se saisissent, se modifient et forment ensemble un corps nouveau.
Au lieu de quoi je bredouillais :
- Euh... l'amour est un sentiment souvent tu... euh... par pudeur imbécile... peur du ridicule...
Et je crois me souvenir qu'on s'est quitté là-dessus, appelés que nous étions l'une et l'autre à deviser d'autres choses avec d'autres gens, d'autres alkalis.

Deux ou trois heures plus tard, de retour au bercail, je retrouvais mon Amado là où je l'avais laissé : au pied du lit. Pour qui vit solitaire, en sauvage et presque en reclus, un écrivain aimé, fraternellement aimé, fait office de bon compagnon, c'est une chose à savoir... Aaah ! Proust a écrit sur le sujet des pages si admirables et si définitives qu'on a désormais honte à seulement l'aborder, alors disons simplement que de meilleur, de plus fidèle ou disponible ami qu'un livre, moi je n'en connais pas.
Se languissant de moi, me languissant de lui, m'attendait donc au pied du lit Jorge Amado et son quasi mille-feuilles, curieusement intitulé Navigation de Cabotage (à ne pas confondre avec cabotinage : cabotins et caboteurs étant d'espèces différentes, bien qu'a priori parfaitement miscibles) et sous-titré : Notes pour des mémoires que je n'écrirai jamais. Des notes ? Va pour des notes. Mais mieux que ça encore : des lettres, dans un gros carton exhumé d'un grenier, celui de la mémoire, et jetées-là pêle-mêle, en vrac, sans aucun ordre, ni de dates ni de lieux, et sans effet de style non plus, à l'exacte image du beau foutoir qu'est la vie, qui va comme elle vient et passe comme elle passe : plus ou moins pleine, terriblement monotone ou follement excitante, tantôt agréable et tantôt difficile, etc., chacun sait la sienne. Quant à celle d'Amado, son dernier livre nous révèle non seulement à quel point elle fut riche d'amitiés (cf. l'index des noms propres : vingt-cinq pages à lui seul), mais aussi singulièrement vagabonde, avec une impressionnante quantité de "cartes postales" en provenance du monde entier, hormis, peut-être, du Pôle Nord (Belgrade, Berlin, Budapest, Buenos Aires, Cannes, Casablanca, Canton, Ceylan, Cologne, Dakar, Estoril, Fort-de-France, Francfort, Hambourg, Istanbul, Karachi, La Havane, Lisbonne, Londres, Madrid, Milan, Montreux, Moscou, New Delhi, New York, Nice, Oulan-Bator, Panama, Paris, Pékin, Porto, Prague, Rangoon, Rome, Saint-Malo, Samarkand, Siam, Tbilissi, Tirana, Varsovie, Vienne, Wroclaw et Zurich).
Donc un voyage à travers l'espace, mais aussi à travers le temps et l'Histoire : s'entremêlent ici les deux grands évènements du siècle, fascisme et communisme, vus par un homme engagé, et les petites anecdotes de la vie quotidienne, de la famille, du travail d'écrivain, les réflexions que les unes et les autres lui inspirent, ce genre de choses, voyez. S'entremêlent encore des portraits d'illustres inconnus, d'artistes célèbres, d'hommes de basse politique et des personnages de romans (Sartre, Aragon, Brecht, Eluard, Cholokhov, Balduino, Druon, Machado, Picasso, Archanjo, Mitterrand, Neruda, Carybé, G. Peck, Staline... et j'en passe). Au final, un intelligent fourre-tout, où on ne sait plus trop ce qui tient de la fiction et de la réalité, de la vie et de la fable, laquelle nourrit l'autre, et cette étrange impression que pour Mister Amado tout ça ne faisait qu'un.


Voici donc quelques passages tirés de ce pavé de 850 pages (Zélia, affectueusement surnommée Zezinha, est la seconde épouse de Jorge Amado) :

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Les notes qui composent cette navigation de cabotage (ah ! qu'elle est brève la navigation des courtes années d'une vie !) commencèrent à être jetées sur le papier au fur et à mesure qu'elles me revenaient à la mémoire, à partir de janvier 1986. [...] D'entrée de jeu, je dois avertir que je n'assume aucune responsabilité quant à la précision des dates, j'ai toujours été mauvais pour les dates, elles me persécutent depuis le temps du pensionnat. Aux cours d'histoire, attiré par les personnages et les faits, j'oubliais les dates et c'est les dates que les professeurs exigeaient. Les références aux années et aux lieux sont là seulement pour situer dans le temps et l'espace les événements, les souvenirs. Quant aux notes non datées, elles traduisent l'expérience acquise au cours des années : les sentiments, les émotions, les conjectures. [...] Je laisse de côté le grandiose, le décisif, l'étonnant, la douleur la plus profonde, la joie infinie, matière dont ferait ses Mémoires un écrivain important, illustre, fat et présomptueux : ça ne vaut pas la peine de les écrire, je ne leur trouve aucun charme.

Je ne suis pas né pour être célèbre ni illustre, je ne me mesure pas à cette aune, je ne me suis jamais senti un écrivain important, un grand homme : juste un écrivain et un homme. Enfant grapiuna - des terres du cacao -, citoyen de la ville pauvre de Bahia, où que je me trouve je ne suis qu'un simple Brésilien marchant dans la rue, vivant. Je suis né coiffé, la vie a été prodigue avec moi, elle m'a donné plus que je n'ai demandé et mérité. Je ne veux pas dresser un monument ni poser pour l'Histoire en chevauchant la gloire. Quelle gloire ? Pff ! Je veux seulement conter quelques histoires, certaines drôles, d'autres mélancoliques, comme la vie. La vie, ah ! cette brève navigation de cabotage !

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J'ai horreur des hôpitaux, des froids corridors, des salles d'attente, antichambres de la mort, plus encore des cimetières où les fleurs perdent leur éclat, il n'y a pas de belles fleurs dans un camposanto. Je possède cependant un cimetière à moi, personnel, je l'ai bâti et inauguré il y a quelques années, quand la vie eut mûri mon caractère. J'y enterre ceux que j'ai tué, c'est-à-dire ceux qui pour moi ont cessé d'exister, qui sont morts : ceux qui ont eu un jour mon estime et qui l'ont perdue. [...]

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Milan, 1949 - il piu noto

Devant la vitrine d'une librairie, dans la grande galerie du centre de Milan, Zélia, très excitée, me montre un livre : regarde ! Je vois un exemplaire des Terres du bout du monde, mon premier livre traduit en italien, sur la couverture est reproduite une céramique de Picasso.
  - Tu as vu la pancarte ? Zélia trépigne.
La pancarte n'est pas à proprement parler une pancarte, mais un simple carton rectangulaire posé au pied du volume, renseignant sur l'auteur : Il piú noto scrittore brasiliano. Zélia lit à haute voix, répète : Il piú noto. Nous continuons, ravis.
Un peu plus loin, une autre librairie, nous nous arrêtons devant la vitrine, cherchant Les Terres. Au lieu de quoi nous tombons sur un livre d'Erico Veríssimo, Olhai os Lírios do Campo, si je me souviens bien. Au pied de l'ouvrage une pancarte, c'est-à-dire un rectangle de carton, les informations sur l'auteur : Il piú noto scrittore brasiliano.
Nous rions, Zélia et moi, nous désenflons. Au kiosque du coin j'achète une carte postale et les timbres correspondants et je l'adresse à Erico, à Porto Alegre, je lui raconte l'histoire : «Pendant cinq minutes et vingt mètres j'ai été "il piú noto", je t'ai passé le flambeau. »

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Du point de vue de l'auteur, les meilleures traductions de ses livres sont celles qu'il ne peut pas lire, dans mon cas l'immense majorité. Nullité que je suis pour les langues à commencer par le portugais - j'écris en bahianais, une langue honnête, afro-latine -, je peux lire seulement le français et en espagnol, en italien avec difficulté, le dictionnaire à la main, et c'en est fini de ce qui est doux.
Lorsqu'on peut lire la traduction, si bon que soit le traducteur - j'en ai eu d'excellents, compétents, dévoués -, il existe toujours un détail, parfois minime, qui choque, agresse, fait mal : où est passé le trait subtil du personnage, l'angle de vision de tel fait, les nuances de l'émotion, le poids exact d'un mot ? Imaginez la douleur qui vous perce le cœur en voyant conin ou pacholette, douces désignations de l'origine du monde, traduits par sexe de femme ou vulve, croupe devenant fesses. Fesses, une croupe de mulâtresse qui se respecte ? Jamais !
[...] J'ai des livres dans des langues étranges, du coréen au turcoman, du thaïlandais au macédonien, de l'albanais au persan et au mongol. L'autre jour j'ai reçu du Paraguay un exemplaire du conte du Chat et de l'Hirondelle, le titre m'enchante : Karai Mbarakaja, ça veut dire quoi ? Je ris tout seul, ravi, mais les plumes de la vanité ne tardent pas à tomber lorsque je me rends compte que, certainement, je suis meilleur écrivain en guarani qu'en portugais.

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Penser par sa propre tête coûte cher, on doit payer le prix fort. Qui se décide à le faire sera la cible des patrouilles féroces des idéologies, celles de droite et celles de gauche, plus les patrouilles volantes : il y a de tout et toutes sont implacables. Il se verra accusé, insulté, calomnié, honni, mis au pilori, crucifié. Néanmoins ça en vaut la peine, quel que soit le prix à payer, il sera bon marché : la liberté de penser par sa propre tête n'a pas de prix.

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Bahia, 1982 - les fromages

[...] Ça s'est passé il y a quelques années, quand les éditeurs Jean-Claude Lattès et Jean Rosenthal, ainsi que leurs excellentissimes épouses, débarquèrent à Bahia pour la première fois. [...]
Dans le hall, en tête de la troupe, Jean-Claude brandissait une baguette de pain français et une bouteille de château chalon, vin jaune de ma prédilection, il prononça un bref discours. Lorsque des Français rendent visite à des amis, ils apportent du pain, du vin et du fromage, ainsi faisons-nous, Françoise, Jean, Nicole et moi, en arrivant dans votre demeure à Bahia. Voici le pain -- il remit la baguette à Zélia --, voici le vin -- il me tendit la bouteille --, quant au fromage, le voici, il sortit un reçu de la douane, le camembert, le roquefort, le brie et le chèvre avaient été confisqués -- il est interdit de faire pénétrer des fromages au Brésil.
Jean-Claude avait expliqué en vain que le plateau de fromages m'était destiné. Courtois mais incorruptible, le douanier lui rit au nez : ça, on le sait, tous les fromages que nous saisissons sont destinés à Jorge Amado, tous, sans exception.

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Rio de Janeiro, 1946 - liberté religieuse

[...] Si je me flatte de quelque chose quand je pense aux deux ans que j'ai perdu au Parlement, c'est de l'amendement que j'ai présenté au Projet de Constitution (...), amendement qui, ayant été adopté, a garanti jusqu'à aujourd'hui la liberté de croyance au Brésil. [...]

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Rio de Janeiro, 1971 - l'agnostique

[...A propos de sa mère...] Baptisée, sans doute, mais sans guère de religion. Hormis les promesses à Santo Antônio, celui des objets perdus et retrouvés qu'elle appelait familièrement Tonio, elle n'avait pas de croyance à revendre. Sceptique, elle ne croyait pas à la vie éternelle, elle aimait celle que l'on vit sur terre, même limitée et vaine. Je suis bien son fils.

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Rio, 1947 - ressemblance

[...à propos de son fils...] Maria vient rendre visite à Zélia qui, la veille, avait donné le jour à un enfant, João Jorge.
Les infirmières vont chercher l'infant dans le berceau et l'amènent pour le bain en présence de l'heureuse mère. Elles défont les langes, plongent le petit dans l'eau tiède. L'actrice examine le corps du nouveau-né, elle s'exclame :
  - Regardez sa quiquette... Toute celle de son père.

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Bahia, 1928 - L'Académie des Rebelles

L'Académie des Rebelles fut fondée à Bahia en 1928 avec, comme objectif, de balayer toute la littérature du passé et d'inaugurer une ère nouvelle.
[...] Nous n'avons pas balayé de la littérature les mouvements du passé, nous n'avons pas enterré dans l'oubli les auteurs qui étaient les cibles privilégiés de notre virulence [...], mais sans doute avons-nous concouru de façon décisive à détourner les lettres bahianaises de la rhétorique, du style oratoire, bouffi de bellétrisme, pour leur donner un contenu national et social dans une réécriture de la langue parlée par les Brésiliens. Nous sommes allés au-delà de l'imprécation et de l'insolence, nous nous sentions brésiliens et bahianais, nous vivions avec le peuple dans une étroite proximité, avec lui nous avons construit, jeunes et libres dans les rues pauvres de Bahia.

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Paris,1974 - les roses

Pour un peu ma passion du football me faisait perdre l'amitié de Françoise Xenakis, si la romancière n'avait excusé avec bonne humeur mon refus abrupt du rendez-vous qu'elle me proposait pour m'interviewer :
  - A l'heure du match Brésil-Pologne ? C'est de la folie. Impossible.

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N'étant pas sportif, je n'ai pas de record à exhiber, aucun. Aucun ? Ce n'est pas si vrai, j'en détiens un et il n'est pas à mépriser, je l'exhibe donc : j'ai parcouru le Brésil de bout en bout en situation de prisonnier politique, peut-être ne suis-je pas le seul mais j'ai participé à ce championnat. [...]

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Moscou,1954 - le crapaud

[Au cours d'un dîner chez l'écrivain Ilya Ehrenbourg, auquel participe le chef de la Pravda...] Les murs du bureau de l'écrivain étaient couverts de dessins et de gravures de maîtres français, une collection splendide. Face à la table de travail une gravure de Picasso, Le Crapaud, une épreuve d'artiste avec une dédicace. En apercevant le tableau, ce crapaud difforme, désintégré, l'homme de la Pravda, théoricien du réalisme socialiste, frémit sur ses bases, il détourne les yeux de l'ignominie : c'est ce que les capitalistes appellent de l'art, s'exclame-t-il au bord de l'apoplexie. Camarade Ehrenbourg, comment pouvez-vous accrocher de telles turpitudes aux murs de votre appartement ? Et ce Picasso se dit communiste, c'est le comble !
Ilya interrompt la diatribe :
- Savez-vous, camarade, le titre de cette gravure, ce qu'elle représente ?
- Non, je ne sais pas... Ce que je sais...
- Elle représente l'impérialisme nord-américain.
L'idéologue s'humanise, considère à nouveau le tableau, hoche la tête, sauvé de l'infarctus, il fait son autocritique :
- L'impérialisme nord-américain? Maintenant je comprends, Picasso est membre du Parti français, n'est-ce pas ? Un vrai camarade, quel talent !

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Paris,1988 - quai de la Tournelle

Dans la marche dominicale du quai des Célestins jusqu'au petit restaurant chinois, rue du Sommerard, à proximité de la Sorbonne, nous allons lentement, Zélia et moi, savourant la beauté qui nous environne : dans la douce lumière d'automne, nous nous arrêtons devant les bouquinistes le long des quais de la Seine. Sur les ponts, des couples d'amoureux s'attardent pour un baiser, une caresse. Ainsi faisions-nous, Zélia et moi, en ce temps où nous habitions le Paris de la Rive gauche, des étudiants et des exilés [1948/1949]. Pourquoi ne pas le faire à nouveau, quarante après, alors que la Seine est toujours la Seine, que les ponts sont les mêmes et que la lumière d'automne n'a pas changé sur les tours de Notre-Dame, alors que nous sommes toujours amoureux ? Dans cette ville de Paris, les vieux aussi ont droit au baiser. [...]

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Je suis réellement maladroit, incapable, la liste des choses que tout le monde sait faire et dont je suis incapable est longue. Je ne donne ici que quelques exemples : je ne sais pas danser, chanter, siffler, nager, multiplier et diviser par plus de deux chiffres, employer les verbes, prononcer correctement, conduire une automobile (mais j'ai su aller à bicyclette avec un raisonnable équilibre). Je ne suis pas bon à grand chose.

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[...] Le livre, à mes yeux a une date -- dans sa conception, son écriture, son contenu, dans la création artistique et humaine --, une date qui correspond à la personnalité de l'auteur lorsqu'il l'a élaboré et écrit. Elle marque l'expérience acquise jusqu'alors, la position devant le monde et la vie, la manière de voir et de penser, les idéaux, l'idéologie, les limitations, les aspirations, elle désigne un homme en un temps et dans des circonstances qui ne se répéteront plus. [...]

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[...] En Chine, en feuilletant les journaux, j'ai compris ce qu'est la douleur d'être analphabète. [...]

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La suite ici.