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2016/02/06

ANPéRo le vendredi 19 février (adopte un book !)

C’est une librairie où se croisent tous les deux mois un certain nombre de co-listiers (une grosse dizaine, à À l'occasion se déroulent des ANPéRos. Un ANPéRo, c’est ANPR, plus l’apéro. Et aussi un peu d’électricité, pour faire tourner les disques durs, bourrés d’archives d’émissions, pour diffuser les musiques qui servent de génériques aux émissions et aux interludes de nuit à France Culture. C’est surtout une librairie.
Étagère à poison (description).
la louche) de fanatiques d'émissions de radio culturelles (la liste ANPR, à ne pas rater). 

Ses étagères replieront leurs ailes le 31 mars 2016. Alors, adopte un book ! (plutôt que céder à la facilité d'une micro-victoire à l'algorithme Amazon)  Il reste deux petits mois, et cela allégera les cartons du libraire. Et si vous venez de la part du blog de la librairie, une réduction vous est offerte, voir ici : http://librairie-entropie-paris.blogspot.fr/2016/01/50-pour-les-lecteurs-car-entropie-cest.htmlOn l’a dit, c’est au 198 boulevard Voltaire, Paris 11e, métro Charonne.

Et si vous voulez voir en vrai, dans la vraie vie, une fiole de liqueur de bavulve, il y aura un nouvel ANPéRo le vendredi 19 février, n’hésitez pas à passer, pour un livre, pour une heure, pour un verre, à partir de 18h, et jusqu’à assez tard (il n’est pas rare que l’animation continue après 22 h).

Envoi !

2015/12/13

Victor Hugo : Quatrevingt-treize

« Si je faisais l'histoire de la Révolution, je dirais tous les crimes des révolutionnaires, seulement je dirais aussi quels sont les vrais coupables : ce sont les crimes de la monarchie » (Victor Hugo, 1854)

G. Moreau de Tours
(1848-1901)
Il y a des individus talentueux dans tous les domaines, des gars dont tu peux admirer les performances sportives ou intellectuelles, mais qui ne te laissent toutefois pas l'impression d'être radicalement différents de toi : plus brillants, certes, mais ni beaucoup plus grands ni beaucoup plus forts. 
Et puis il y a le génie à l'état pur, une espèce d'hominidé sur-évolué et comme pétri d'une autre pâte ; géant venu d'on ne sait d'où pour éclairer les hommes, les guider, les élever jusqu'à lui, mais en présence duquel, toujours, tu te sentiras infiniment petit : Victor Hugo.

Tout le monde connait Les Misérables pour l'avoir lu, ou vu, au moins une fois dans sa vie, mais c'est pourtant avec Quatrevingt-treize, écrit peu avant sa mort, qu'Hugo atteint le sommet de sa carrière littéraire. 93, c'est 1793, l'année de la Convention nationale et du régicide voté à une très courte majorité de voix après de longs et vifs débats au Palais des Tuileries, c'est aussi l'année des guerres intérieure et extérieure menées par la République contre les partisans d'un retour à l'Ancien Régime, d'où la Terreur et son principal instrument, la guillotine, parfois surnommée la Louisette en référence à son véritable inventeur : Antoine Louis. Bref, en terre de Vendée, cadre de ce roman riche de symboles et d'images, s'affrontent des colonnes de paysans désorganisés — mais fidèles aux seigneurs comme des chiens à leurs maîtres — et la toute jeune armée de soldats républicains, une cocarde bleu-blanc-rouge épinglée au bonnet ou au revers du veston. Français contre Français, donc. Et pour illustrer cette lutte fratricide, Hugo met en scène trois personnages principaux unis par des liens parentaux, mais séparés, opposés, déchirés par des aspirations différentes : d'abord le vieux marquis de Lantenac, un fervent royaliste chargé d'organiser l’insurrection sur le littoral afin d'ouvrir une brèche pour les frégates anglaises ; ensuite, envoyé de Paris pour l'en empêcher, son neveu, le commandant Gauvain, un jeune noble rallié par idéalisme aux valeurs de 1789 ; et enfin Cimourdain, l'ancien précepteur de Gauvain, un prêtre défroqué converti au jacobinisme et devenu commissaire délégué du trop sinistre Comité de salut public : de figure austère et d'esprit inflexible, c'est l'exécuteur des basses œuvres de la Révolution. 
Bien qu'Hugo laisse percevoir la sympathie qu'il a pour l'humaniste Gauvain, il ne juge pas pour autant les deux autres, mais montre chacun de ses personnages aller au bout de ce que lui dicte sa conscience, notamment à travers le sort réservé à trois malheureux gamins en bas âge. Recueillis par les républicains, puis enlevés par les royalistes après que ces derniers aient tenté d'assassiner leur mère, ces trois enfants s'appellent René-Jean, Gros-Alain et Georgette, mais pourraient tout aussi bien s'appeler Liberté, Egalité, Fraternité. Ils représentent aux yeux d'Hugo l'avenir et l'espoir, et sont le principal enjeu de ce formidable roman.

Publié en 1873, soit peu de temps après la Commune de Paris, on sent qu'avec Quatrevingt-treize Victor Hugo se plait à imaginer une France tolérante où les tenants du conservatisme et ceux du progrès social seraient enfin et à jamais réconciliés, aussi qu'il rêve d'une nation unie et pacifiée allant d'un même pas vers un même destin... 
Comme quoi même les plus grands esprits peuvent se gourer eux aussi. 

Max Adamo (1837-1901)

En même temps qu'elle dégageait de la révolution, cette assemblée produisait de la civilisation. Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèles aux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamais dans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre la tolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité, l’autre l’amour. La Convention promulguait ce grand axiome : La Liberté du citoyen finit où la Liberté d’un autre citoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute la sociabilité humaine. Elle déclarait l’indigence sacrée ; elle déclarait l’infirmité sacrée dans l’aveugle et dans le sourd-muet devenus pupilles de l’État, la maternité sacrée dans la fille-mère qu’elle consolait et relevait, l’enfance sacrée dans l’orphelin qu’elle faisait adopter par la patrie, l’innocence sacrée dans l’accusé acquitté qu’elle indemnisait. Elle flétrissait la traite des noirs ; elle abolissait l’esclavage. Elle proclamait la solidarité civique. Elle décrétait l’instruction gratuite. Elle organisait l’éducation nationale par l’école normale à Paris, l’école centrale au chef-lieu, et l’école primaire dans la commune. Elle créait les conservatoires et les musées. Elle décrétait l’unité de code, l’unité de poids et de mesures, et l’unité de calcul par le système décimal. Elle fondait les finances de la France, et à la longue banqueroute monarchique elle faisait succéder le crédit public. Elle donnait à la circulation le télégraphe, à la vieillesse les hospices dotés, à la maladie les hôpitaux purifiés, à l’enseignement l’école polytechnique, à la science le bureau des longitudes, à l’esprit humain l’institut. En même temps que nationale, elle était cosmopolite. Des onze mille deux cent dix décrets qui sont sortis de la Convention, un tiers a un but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle déclarait la morale universelle base de la société et la conscience universelle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie, fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humaine rectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreuse devenue secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairée et assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée sur tous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tous les principes, la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, les rois.

Alfred Loudet (1836-1898)

Il y avait rue du Paon un cabaret qu'on appelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd'hui historique. C'était là que se rencontraient parfois à peu près secrètement des hommes tellement puissants et tellement surveillés qu'ils hésitaient à se parler en public. C'était là qu'avait été échangé, le 23 octobre 1792, un baiser fameux entre la Montagne et la Gironde. C'était là que Garat, bien qu'il n'en convienne pas dans ses Mémoires, était venu aux renseignements dans cette nuit lugubre où, après avoir mis Clavière en sûreté rue de Beaune, il arrêta sa voiture sur le Pont-Royal pour écouter le tocsin.
Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunis autour d'une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas ; ils étaient assis chacun à un des côtés de la table, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures du soir ; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l'arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond, luxe d'alors, éclairait la table.
Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Il était poudré, ganté, brossé, boutonné ; son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d'argent. Les deux autres hommes étaient, l'un, une espèce de géant, l'autre, une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés, était botté de bottes à revers et avait les cheveux tout hérissés, quoiqu'on y vît un reste de coiffure et d'apprêt ; il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l’œil éclatant. Le petit était un homme jaune qui, assis, semblait difforme ; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une rouppe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard.
Le premier de ces hommes s'appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat.

Pierre-Antoine Demachy (1723-1807)

Le jour ne tarda pas à poindre à l'horizon.
En même temps que le jour, une chose étrange, immobile, surprenante, et que les oiseaux du ciel ne connaissaient pas, apparut sur le plateau de la Tourgue au-dessus de la forêt de Fougères.
Cela avait été mis là dans la nuit. C'était dressé, plutôt que bâti. De loin sur l'horizon c'était une silhouette faite de lignes droites et dures ayant l'aspect d'une lettre hébraïque ou d'un de ces hiéroglyphes d'Egypte qui faisaient partie de l'alphabet de l'antique énigme.
Au premier abord, l'idée que cette chose éveillait était l'idée de l'inutile. Elle était là parmi les bruyères en fleur. On se demandait à quoi cela pouvait servir. Puis on sentait venir un frisson. C'était une sorte de tréteau ayant pour pieds quatre poteaux. A un bout du tréteau, deux hautes solives, debout et droites, reliées à leur sommet par une traverse, élevaient et tenaient suspendu un triangle qui semblait noir sur l'azur du matin. A l'autre bout du tréteau, il y avait une échelle. Entre les deux solives, en bas, au-dessous du triangle, on distinguait une sorte de panneau composé de deux sections mobiles qui, en s'ajustant l'une à l'autre, offraient au regard un trou rond à peu près de la dimension du cou d'un homme. La section supérieure du panneau glissait dans une rainure, de façon à pouvoir se hausser ou s'abaisser. Pour l'instant, les deux croissants qui en se rejoignant formaient le collier étaient écartés. On apercevait au pied des deux piliers portant le triangle une planche pouvant tourner sur charnière et ayant l'aspect d'une bascule. A côté de cette planche il y avait un panier long, et entre les deux piliers, en avant, et à l'extrémité du tréteau, un panier carré. C'était peint en rouge. Tout était en bois, excepté le triangle qui était en fer. On sentait que cela avait été construit par des hommes, tant c'était laid, mesquin et petit ; et cela aurait mérité d'être apporté là par des génies, tant c'était formidable.
Cette bâtisse difforme, c'était la guillotine.

Arturo Michelena (1863-1898)

[...] Cimourdain s'assit sur la paille à côté de Gauvain et lui dit :
— Je viens souper avec toi.
Gauvain rompit le pain noir, et le lui présenta. Cimourdain en prit un morceau ; puis Gauvain lui tendit la cruche d'eau.
— Bois le premier, dit Cimourdain.
Gauvain but et passa la cruche à Cimourdain qui but après lui. Gauvain n'avait bu qu'une gorgée.
Cimourdain but à longs traits.
Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdain buvait, signe du calme de l'un et de la fièvre de l'autre.
On ne sait quelle sérénité terrible était dans ce cachot. Ces deux hommes causaient.
Gauvain disait :
— Les grandes choses s'ébauchent. Ce que la révolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l'oeuvre visible il y a l'oeuvre invisible. L'une cache l'autre. L'oeuvre visible est farouche, l'oeuvre invisible est sublime. En cet instant je distingue tout très nettement. C'est étrange et beau. Il a bien fallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire 93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple de civilisation.
— Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoire sortira le définitif. Le définitif, c'est-à-dire le droit et le devoir parallèles, l'impôt proportionnel et progressif, le service militaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et, au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. La république de l'absolu.
— Je préfère, dit Gauvain, la république de l'idéal.
Il s'interrompit, puis continua :
— Ô mon maître, dans tout ce que vous venez de dire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l'abnégation, l'entrelacement magnanime des bienveillances, l'amour ? Mettre tout en équilibre, c'est bien ; mettre tout en harmonie, c'est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre république dose, mesure et règle l'homme ; la mienne l'emporte en plein azur ; c'est la différence qu'il y a entre un théorème et un aigle.
— Tu te perds dans le nuage.
— Et vous dans le calcul.
— Il y a du rêve dans l'harmonie.
— Il y en a aussi dans l'algèbre.
— Je voudrais l'homme fait par Euclide.
— Et moi, dit Gauvain, je l'aimerais mieux fait par Homère.
Le sourire sévère de Cimourdain s'arrêta sur Gauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.
— Poésie. Défie-toi des poëtes.
— Oui, je connais ce mot. Défie-toi des souffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toi des fleurs, défie-toi des constellations.
— Rien de tout cela ne donne à manger.
— Qu'en savez-vous ? l'idée aussi est nourriture. Penser, c'est manger.
— Pas d'abstraction. La république c'est deux et deux font quatre. Quand j'ai donné à chacun ce qui lui revient...
— Il vous reste à donner à chacun ce qui ne lui revient pas.
— Qu'entends-tu par là ?
— J'entends l'immense concession réciproque que chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui est toute la vie sociale.
— Hors du droit strict, il n'y a rien.
— Il y a tout.
— Je ne vois que la justice.
— Moi, je regarde plus haut.
— Qu'y a-t-il donc au-dessus de la justice ?
— L'équité.
Par moments ils s'arrêtaient comme si des lueurs passaient.
Cimourdain reprit :
— Précise, je t'en défie.
— Soit. Vous voulez le service militaire obligatoire. Contre qui ? contre d'autres hommes. Moi, je ne veux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez les misérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulez l'impôt proportionnel. Je ne veux point d'impôt du tout. Je veux la dépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par la plus-value sociale.
— Qu'entends-tu par là ?
— Ceci : d'abord supprimez les parasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vos richesses ; vous jetez l'engrais à l'égout, jetez-le au sillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez la France, supprimez les vaines pâtures ; partagez les terres communales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d'hommes, toute l'Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d'eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d'eau, d'huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu'est-ce que l'océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l'océan !
— Te voilà en plein songe.
— C'est-à-dire en pleine réalité.
Gauvain reprit :
— Et la femme ? qu'en faites-vous ?
Cimourdain répondit :
— Ce qu'elle est. La servante de l'homme.
— Oui. A une condition.
— Laquelle ?
— C'est que l'homme sera le serviteur de la femme.
— Y penses-tu ? s'écria Cimourdain, l'homme serviteur ! jamais. L'homme est maître. Je n'admets qu'une royauté, celle du foyer. L'homme chez lui est roi.
— Oui. A une condition.
— Laquelle ?
— C'est que la femme y sera reine.
— C'est-à-dire que tu veux pour l'homme et pour la femme...
— L'égalité.
— L'égalité ! y songes-tu ? les deux êtres sont divers.
— J'ai dit l'égalité. Je n'ai pas dit l'identité.
— Il y eut encore une pause, comme une sorte de trêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs.
Cimourdain la rompit.
— Et l'enfant ! à qui le donnes-tu ?
— D'abord au père qui l'engendre, puis à la mère qui l'enfante, puis au maître qui l'élève, puis à la cité qui le virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis à l'humanité qui est la grande aïeule.
— Tu ne parles pas de Dieu.
— Chacun de ces degrés, père, mère, maître, cité, patrie, humanité, est un des échelons de l'échelle qui monte à Dieu.
Cimourdain se taisait, Gauvain poursuivit :
— Quand on est au haut de l'échelle, on est arrivé à Dieu. Dieu s'ouvre ; on n'a plus qu'à entrer.
Cimourdain fit le geste d'un homme qui en rappelle un autre.
— Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulons réaliser le possible.
— Commencez par ne pas le rendre impossible.
— Le possible se réalise toujours.
— Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien n'est plus sans défense que l’œuf.
— Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu'elle perd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible.
— Le possible est plus que cela.
— Ah ! te revoilà dans le rêve.
— Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l'homme.
— Il faut le prendre.
— Vivant.
Gauvain continua :
— Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l'homme reculât, il lui aurait mis un oeil derrière la tête. Regardons toujours du côté de l'aurore, de l'éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l'arbre nouveau. Chaque siècle fera son oeuvre, aujourd'hui civique, demain humaine. Aujourd'hui la question du droit, demain la question du salaire. Salaire et droit, au fond c'est le même mot. L'homme ne vit pas pour n'être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte une dette ; le droit, c'est le salaire inné ; le salaire, c'est le droit acquis.
Gauvain parlait avec le recueillement d'un prophète.
Cimourdain écoutait. Les rôles étaient intervertis, et maintenant il semblait que c'était l'élève qui était le maître.
Cimourdain murmura :
—Tu vas vite.
— C'est que je suis peut-être un peu pressé, dit Gauvain en souriant.
Et il reprit :
— Ô mon maître, voici la différence entre nos deux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veux l'école. Vous rêvez l'homme soldat, je rêve l'homme citoyen. Vous le voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une république de glaives, je fonde...
Il s'interrompit :
— Je fonderais une république d'esprits.
Cimourdain regarda le pavé du cachot, et dit :
— Et en attendant que veux-tu ?
— Ce qui est.
— Tu absous donc le moment présent ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est une tempête. Une tempête sait toujours ce qu'elle fait. Pour un chêne foudroyé, que de forêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grand vent l'en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faire autrement ? Il est chargé d'un si rude balayage ! Devant l'horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.
Gauvain continua :
— D'ailleurs, que m'importe la tempête, si j'ai la boussole, et que me font les événements, si j'ai ma conscience !
Et il ajouta de cette voix basse qui est aussi la voix solennelle :
— Il y a quelqu'un qu'il faut toujours laisser faire.
— Qui ? demanda Cimourdain.
Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête. Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, à travers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.
Ils se turent encore.
Cimourdain reprit :
— Société plus grande que nature. Je te le dis, ce n'est plus le possible, c'est le rêve.
— C'est le but. Autrement, à quoi bon la société ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu'un paradis bête. Mais non, point d'enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n'ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l'abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d'être l'intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu'elle ; ajouter, c'est augmenter ; augmenter, c'est grandir. La société, c'est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n'est pas la loi de l'homme. Non, non, non, plus de parias, plus d'esclaves, plus de forçats, plus de damnés ! Je veux que chacun des attributs de l'homme soit un symbole de civilisation et un patron de progrès ; je veux la liberté devant l'esprit, l'égalité devant le coeur, la fraternité devant l'âme. Non ! plus de joug ! l'homme est fait, non pour traîner des chaînes, mais pour ouvrir des ailes. Plus d'homme reptile. Je veux la transfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que le ver de terre se change en une fleur vivante, et s'envole. Je veux...
Il s'arrêta. Son œil devint éclatant.
Ses lèvres remuaient. Il cessa de parler.
La porte était restée ouverte. Quelque chose des rumeurs du dehors pénétrait dans le cachot. On entendait de vagues clairons, c'était probablement la diane ; puis des crosses de fusil sonnant à terre, c'étaient les sentinelles qu'on relevait ; puis, assez près de la tour, autant qu'on en pouvait juger dans l'obscurité, un mouvement pareil à un remuement de planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittents qui ressemblaient à des coups de marteau.
Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvain n'entendait pas.
Sa rêverie était de plus en plus profonde. Il semblait qu'il ne respirât plus, tant il était attentif à ce qu'il voyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il avait de doux tressaillements. La clarté d'aurore qu'il avait dans la prunelle grandissait.
Un certain temps se passa ainsi. Cimourdain lui demanda :
— A quoi penses-tu ?
— A l'avenir, dit Gauvain.
Et il retomba dans sa méditation. Cimourdain se leva du lit de paille où ils étaient assis tous les deux.
Gauvain ne s'en aperçut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeune homme pensif, recula lentement jusqu'à la porte, et sortit. Le cachot se referma.

Victor Hugo : Quatrevingt-treize (1873)
Aux Editions Gallimard

2015/11/15

C.-F. Ramuz : La grande peur dans la montagne

Sur le plateau de Sasseneire, au pied d'un glacier alpin, pousse une herbe grasse et tendre, un vert pâturage laissé à l'abandon depuis le drame survenu vingt ans plus tôt. Le drame ? On ne saura jamais précisément de quoi il s'agit, hormis qu'il y eut des morts et que les vieux du village s'en souviennent avec d'autant plus d'épouvante qu'ils ne savent pas lui attribuer d'autre cause que surnaturelle, voire malédictoire, ce dont se moquent les plus jeunes. Soutenu par ces derniers, et passant outre les superstitions des anciens, le maire décide alors d'envoyer à nouveau paître à Sasseneire un troupeau de soixante bêtes placées sous la garde d'un maître fromager, de son neveu et de cinq autres hommes. Or, à peine sont-ils installés dans le chalet, et les vaches dans l'étable, que déjà les ennuis commencent et vont aller crescendo, de même que la peur et l'angoisse, un peu comme dans La mort aux trousses, l'happy end en moins.

Difficile de se faire une idée d'un auteur aussi prolixe que C.-F. Ramuz après seulement deux livres lus, mais tout de même : deux livres aussi troublants l'un que l'autre. Si Ramuz fait office d'écrivain en dépit d'un style un peu tordu et de personnages sans réelle profondeur, c'est d'abord parce qu'il possède un talent certain, celui de plonger son lecteur dans un univers où le fantastique côtoie de si près la réalité qu'on en vient à douter non pas de ce que l'on perçoit, mais de la signification que l'on donne à nos perceptions : le monde de Ramuz est comme entouré d'une épaisse couche de brouillard, il n'est ni purement rationnel ni strictement irrationnel, c'est un monde qui cherche à percer son propre mystère. Ensuite, là où Ramuz excelle vraiment, c'est à esquisser les états d'âme individuel ou collectif. Sous sa plume, les hommes, les femmes, et jusqu'aux bêtes, semblent n'être que de simples marionnettes mues par leurs instincts ou par leurs sentiments. C'est tantôt l'amour, tantôt le désir ou la convoitise qui, tirant les ficelles, les anime de droite et de gauche. Mais c'est aussi la peur, puis la terreur panique, qui s'étendent peu à peu à toute la population, comme par contagion, à l'instar d'un virus décimant les troupeaux. Et nous assistons alors au lent délitement de la raison humaine acquise au fil des millénaires... Et nous sentons presque renaître en nous le Néandertal, ce primitif des cavernes pour qui l'effet n'était pas le produit d'une cause, mais plutôt d'une force obscure et diabolique. Cette force a ici pour nom La Montagne. Elle se dresse au-dessus de tous, imposant à chacun sa loi et sa volonté, sans pitié aucune. C'est la roche minérale pesant de tout son poids sur la matière organique, au point qu'elle finira par écraser cette petite chose si fragile et si délicate et si vulnérable : l'homme.

La route de Grimsel, d'Alexandre Calame (1810-1864)
La montée devait avoir lieu le surlendemain 25 juin, jour de Saint-Jean-Baptiste ; et le Président aurait aimé qu'elle eût lieu à la vieille mode, c'est-à-dire qu'elle fût l'occasion d'une grande fête, comme c'est la coutume depuis toujours, dans le pays. Sur ce point, le village se trouvait assez partagé. Beaucoup de gens disaient : « Attendons de voir. On pourra toujours en faire une vraie l'année prochaine, si tout va bien cette année-ci » ; mais le Président tenait à son idée. Depuis plusieurs jours, il intriguait auprès du monde, payant à boire à ceux dont l'opinion comptait et, ce soir-là encore, il avait donné rendez-vous à plusieurs personnes, jugeant que l'appui des Crittin ferait de l'effet sur elles. Depuis plusieurs ̃jours, le Président passait son temps à recommencer du matin au soir ses mêmes discours, malgré l'avis des vieux et celui de Barthélémy qui devait pourtant être renseigné et qui disait : « II ne faudrait pas être trop nombreux, ni faire trop de bruit cette fois-ci » ; le Président haussait les épaules. Il disait : « Oh ! vous, on vous connaît. C'est comme votre papier !... » Ce qui le faisait rire. A la suite de quoi, il reprenait ses arguments, faisant valoir les frais que la commune avait eu à supporter, le chalet complètement remis à neuf, le chemin lui-même refait, toute la peine qu'on avait prise ; que ce serait dommage alors, et que ce ne serait pas logique de ne pas fêter la montée ; et puis injuste quant aux Crittin (qui n'étaient pas encore là) et que ce serait leur faire un affront, alors que l'intérêt de tout le monde était de les recevoir le mieux possible, vu qu'ils avaient été arrangeants et qu'ils pourraient ne plus l'être autant l'année d'ensuite. 
Il faisait rose. Il faisait rose dans le ciel du côté du couchant. Quand on était au pied de l'église, on voyait que sa croix de fer était noire dans ce rose. 
En haut du grand clocher de pierre, il y avait la croix de fer ; d'abord elle a été noire dans le rose, ce qui faisait qu'on la voyait très bien, puis elle s'est mise à descendre. 
On voyait la croix descendre, à mesure qu'on montait ; on l'a vue venir contre les rochers, le long desquels elle glissait de haut en bas ; elle est venue, ensuite, se mettre devant les forêts, noires comme elle, et elle n'a plus été vue.
C.-F. Ramuz : La grande peur dans la montagne
Aux Editions Grasset (1925)

2015/10/16

Jean-Noël Jeanneney : L'avenir vient de loin

« Les Républicains, c'est comme le fromage : plus il y en a, plus ça pue ! »
( Le révérend père Ollivier, du temps de Mac-Mahon )

Au soir des élections législatives de 1993, la coalition RPR-UDF emportait nettement la victoire avec près de 82% des sièges à l'Assemblée Nationale. Conséquence directe du choix des Français : le président Mitterrand nommait Balladur Edouard à l'Hôtel Matignon, à charge pour celui-ci de remplacer le ministère Bérégovoy auquel participait jusqu'alors Jean-Noël Jeanneney, en tant que secrétaire d'Etat à la Communication.
A peine quelques mois plus tard, ce dernier publiait non pas un recueil de souvenirs ou de confidences sur ses années passées au sein du pouvoir — quoique perce parfois un soupçon d'amertume — mais un livre d'histoire politique censé démontrer la vitalité d'un clivage auquel les Français ne croyaient déjà plus : l'opposition entre la gauche et la droite (en 1991, une étude SOFRES révélait qu'ils étaient en effet 55% à estimer que cette ligne de partage n'existait plus vraiment ou n'avait plus lieu d'être, cependant qu'une enquête plus récente du CEVIPOF montre qu'ils sont à présent près de 75% à le penser...).
Or, en 1993, Jean-Noël Jeanneney, lui, voulait encore y croire, au bien-fondé de cette opposition. Et c'est donc avec son incurable optimisme d'homme-de-gauche qu'il cherche à nous convaincre ici d'une chose ô combien capitale à ses yeux : que les idéaux hérités de la Révolution sont non moins valides et pertinents aujourd'hui qu'ils ne l'étaient lors de leur avènement. Pour lui, si les hommes se sont entre-déchirés comme des bêtes durant deux siècles et des brouettes pour voir triompher telle ou telle autre de leurs convictions, c'est pour la raison toute simple et toute vraie qu'il y a différentes façons de concevoir la Justice, l'Education, la laïcité, l'économie, l'Etranger, la fiscalité et j'en passe. A l'appui de sa démonstration sont alors naturellement conviées à la barre les grandes figures tutélaires que furent Saint-Simon, Clemenceau, de Gaulle, Blum et quelques autres, mais surtout Victor Hugo et Jean Jaurès, abondamment cités et célébrés tout au long des chapitres... De sorte qu'en nous rappelant quelques-unes des plus farouches oppositions gauche#droite dont fourmille notre histoire, Jean-Noël Jeanneney nous fait peu à peu ressentir (pour la mieux déplorer si besoin était) l'absence de contraste (et d'idées) dans les débats politiques de ces dernières années. De sorte aussi que son livre, pour daté qu'il soit, est toujours aussi pertinent et même plus que jamais d'actualité au vu de ce qu'est devenu aujourd'hui le parti à la rose : une pâlichonne copie du centre-droit. De sorte, enfin, que si L'Avenir vient de loin s'adresse à chacun d'entre nous, il s'adresse encore davantage aux socialistes en charge du pays, tous invités qu'ils sont à revenir à leurs fondamentaux ou, ainsi que Jeanneney le dit lui-même : à s'inspirer du passé "pour servir de nouvelles ardeurs".

Intelligemment mises en parallèle par le cevipof, ces trois courbes montrent
à quel point la Gauche a perdu la bataille de l'opinion...

Signalons encore que L'avenir vient de loin est un livre à la Jeanneney, c'est-à-dire bourré de références et de citations qui, d'admiration, vous laissent un peu sur le flanc :

« Le marché ! le marché ! le marché !... » A tous les défis du temps nos libéraux répliquent sur le ton de Toinette dans Le Médecin malgré lui : « Le poumon, le poumon, le poumon, vous dis-je ! »
Le cri, certes, s'est un peu assourdi — déceptions théologiques obligent —, mais l'obsession est bien vivante, à droite. Le marché y est célébré comme un nouveau seigneur, bienveillant à qui le respecte, garant impérieux de tous nos bonheurs futurs, vengeur effroyable pour les peuples qui osent douter de son génie.
C'est à voir de plus près. Car voici l'un des critères les plus propres à fonder aujourd'hui l'opposition entre droite et gauche. La confiance absolue, d'un côté, faite au seul marché, animé par la recherche du profit qui pousse les individus en compétition, pour dessiner l'équilibre le plus harmonieux possible d'une communauté nationale. Et de l'autre, à gauche, la certitude qu'il revient à la puissance publique de faire jouer d'autres ressorts que ceux qui stimulent le monde marchand, pour servir d'autres desseins et pour corriger la brutalité des égoïsmes affrontés.

[...] La métaphore du « renard libre dans le poulailler libre » est un peu usée ? Bon ! Retrouvons donc Clemenceau brocardant vers 1895 « ces économistes dont tout l'art consiste à faire courir des culs-de-jatte ficelés dans des sacs contre le vainqueur du dernier Grand Prix de Paris. Liberté pour tout le monde ! En avant les culs-de-jatte, et bonne chance ! Tiens, le pur-sang est vainqueur ! Qui l'aurait cru ? Eh bien, il est le plus fort voilà tout. Ce n'est ni juste ni injuste. La liberté du faible, c'est le droit du plus fort. Culs-de-jatte mes amis, tâchez qu'il vous pousse des jambes !... »

[...] Et voyez aussi les cris d'orfraie que suscita la loi sur la « dotation de solidarité urbaine » du 13 mai 1991, qui pour la première fois organisait le transfert de quelques ressources des communes les plus favorisées au profit des plus plus pauvres : même jeu, mêmes réflexes, même clivage...
On y revient toujours : la gauche moderne ne se voudra pas plus égalitariste que ne l'étaient Saint-Simon et ses disciples. Mais elle croira toujours à l'indispensable intervention de l'Etat, pour compenser au maximum ce qui, dans les inégalités entre les hommes, peut l'être par une répartition moins inégale des ressources.
Depuis les débuts de la Révolution industrielle, c'est le mouvement ouvrier, ce sont les syndicats, ce sont les partis de gauche qui ont peu à peu arraché à la droite, que ce soit de l'intérieur ou de l'extérieur du gouvernement, des corrections aux effroyables duretés du capitalisme libéral. Et l'on voudrait que soudain cela soit dépassé et qu'on soit entré dans la félicité d'un consensus social généreux ! Le droit des citoyens est d'être sceptique et leur devoir d'ouvrir les yeux.

Jean-Noël Jeanneney : L'avenir vient de loin
Aux Editions du Seuil (1994)

Et puis, en guise d'illustration sonore, cet extrait d'un discours du député Jules Ferry, prononcé en juin 1889 à l'Assemblée Nationale (et lu par Guillaume Gallienne, France Inter, Ça peut pas faire de mal) :

2015/03/29

Alexandre Soljenitsyne

Apostrophe (1975)
Soljenitsyne : un nom et un visage sans doute parmi les plus connus de la littérature mondiale et même chez les moins lettrés de mes congénères. En tout cas, quiconque était gamin dans les années 70 a forcément en mémoire des images de ce déjà vieillard à longue barbe grise que l'on voyait, je ne dirais pas tout le temps, mais suffisamment souvent pour imprimer durablement nos rétines.
Ramené dans le contexte de la guerre froide, Soljenitsyne c'était le dissident par excellence, la figure de proue d'une Europe de l'Ouest toujours inquiète des agissements du Kremlin, aussi d'une France pompido-giscardienne si peu sûre d'elle-même qu'elle n'avait d'autre recours, pour vanter son modèle économique et social face au danger que représentait pour elle les communistes français, d'autre recours que faire appel à un nostalgique de la Russie des tsars pour dénoncer la Russie des soviets. Mouais, même si on tend un peu à l'oublier aujourd'hui, on vivait alors une époque assez trouble et paradoxale. Je me souviens par exemple du climat délétère qui régnait sur le plateau d'Apostrophe lorsque Soljenitsyne, entouré d'égards, en était l'invité d'honneur et que, sous couvert de littérature, l'émission se transformait quasiment en tribune politico-religieuse où la propagande réactionnaire de Soljenitsyne allait si bon train que l'inaltérable d'Ormesson, invité lui aussi, prenait presque figure de grand progressiste ! Mais ce dont je me souviens surtout, c'est d'un homme au regard un peu fuyant, d'un écrivain à l'air un peu hautain, faussement inspiré, pas franc du collier... et voilà sans doute pourquoi je n'ai jamais rien lu d'Alexandre Soljenitsyne.

2014/12/21

Antônio Torres : Chien et Loup

« Me voilà de retour au pays, cette terre de philosophes et de fous, à commencer par mon père, qui tient un peu des deux... » (Antônio Torres)

Couverture de
Victor Burton
J'aime décidément beaucoup Chien et Loup, malgré l'absence totale d'intrigue, de suspense ou d'action : un livre où il ne se passe quasiment rien mais qui pourtant vous captive, tellement les mots tracés par la plume sont ici portés par la voix. Une voix qui parle des choses de la vie les plus simples, comme par exemple du temps qui court et des rêves qu'on laisse derrière soi : parents qui vieillissent et copains d'école qu'on oublie, désillusions d'amour et déclin du corps... ce petit parfum de nostalgie que dégage "les plus de quarante ans" à cet instant de la vie où ils ne sont plus tout à fait jeunes mais pas encore tout à fait vieux : entre chien et loup. 

Antônio Torres a 57 ans lorsqu'il remet en scène Totonhim et les principaux personnages de Cette Terre, un roman publié vingt-et-un ans plus tôt. Deux décennies durant lesquelles l'auteur a gagné en maturité et maîtrise de son art, cependant que Totonhim perdait pied à São Paulo : le chômage le guette et son couple bat de l'aile, tout part en sucette sans préavis ni raison. Un peu paumé dans sa vie comme dans sa ville, il décide alors de renouer avec ses racines en s'en allant passer 24h00 en compagnie de son père dans le village où il est né, a grandi et connu ses premiers émois. De ces retrouvailles entre un vieux loup solitaire et un chien perdu naissent peut-être les pages les plus sensibles du roman, encore que celles où Tontonhim retrouve son premier amour de jeunesse ne manqueront pas de rappeler à chacun ses propres souvenirs, comme celles où il s'en va visiter la maison de son enfance... dont il ne reste plus rien qu'un morceau de tuile cassée : 

[...] J'arrive à la barrière. Le chien ne vient pas en courant de la maison, en sautant de joie, pour m'accueillir. Et la barrière est attachée au pieu par une chaîne. Avec un peu de précaution et beaucoup d'effort, j'arrive à la sauter. Je monte le raidillon, redécouvrant ici et là les vestiges du chemin que nous parcourions chaque jour, aujourd'hui envahi de ronces. Rien de plus facile que de retrouver l'endroit précis où mon père avait bâti la maison si solidement. L'énorme ficus qui trônait devant, avec son ombrage bienfaisant, est toujours là, seul témoin du temps passé. Partant de lui, j'essaie de reconstituer chaque espace. La grande véranda. Le salon. La chambre des garçons. La salle à manger, la chambre des parents, la chambre des filles, le couloir de la cuisine, la dépense, le grenier pour les haricots, le maïs, la farine et les régimes de bananes, le cabinet de toilette, la petite véranda du fond qui donnait sur le jardin rempli de fleur, le moulin à farine tout de suite après, le papayer près de la fenêtre de la salle à manger, et tant d'arbres encore — juazeiro, cajazeira, graviola, araticum, pinha — tout autour de la maison, donnant leurs fruits et leur ombre. De tout cela, plus rien. Plus rien, à part l'herbe qui a recouvert toute trace de notre existence ici. Et ce poteau où j'accrochais la cage de mon canari jaune, où se trouvait-il ? Et le chant du hamac dans lequel je me balançais, en voyant le monde monter et descendre ? Et mon lit, où je rêvais de la ville ? Plus rien. Plus rien à part un bout de tuile cassée, que je ramasse et caresse au creux de ma main. Ma sœur Noêmia m'avait prévenu pourtant, pas plus tard qu'hier : 
— Totonhim, n'y va pas. La seule chose que tu vas y trouver c'est un bout de tuile cassée. J'en ai ramassé un, Totonhim. Et j'ai pleuré comme une enfant. Tu t'imagines, Totonhim, toute notre histoire réduite à un bout de tuile cassée... 
Tant de rêves, tant de rêves, je me dis, déambulant d'un côté sur l'autre, le bout de tuile dans la main. Une tuile faite par mon père, certainement, dans sa tuilerie tout en bas, près de l'étang. Tant de rêves, tant de rêves, maintenant je parle tout haut, et fort, je hurle, je m'adresse au vent, à l'herbe, au ficus, au tesson de tuile, à la poussière. Noêmia a dit que moi aussi j'allais pleurer quand j'en trouverais un. Non, je ne pleure pas. Mais c'est pire. J'ai l'impression que je deviens fou. Je regarde alentour, cherchant à localiser les maisons du voisinage, des grands-parents paternels et maternels, des oncles et des tantes, de toute la famille. Il n'y a plus que les arbres qui entouraient chacune d'elles. Je commence à crier le nom des personnes que j'aimais le plus, et je me souviens du temps où, quand je criais, quelqu'un répondait. C'était un enfant qui en appelait un autre pour qu'il vienne coucher chez lui. Pour jouer ensemble. Aujourd'hui mon cri ne rencontre aucun écho et se perd dans l'espace, dérisoire. Un cri pour personne. 

Antônio Torres : Chien et Loup (1997)
Traduction de Cécile Tricoire (2000)
Aux Editions Phébus

Trois peintures de Bruna Zanqueta, tirées de la série intitulée "A Cor dos Despossuídos" (2013) 

2014/12/12

Herberto Sales : Les visages du temps

« Un livre dense et fort avec des personnages de chair et de sang, qui raconte la saga de la colonisation, le moment où Portugais, Noirs et Indiens se mêlent sur une terre sauvage, à une époque pleine de périls et de menaces » (extrait de la postface de Jorge Amado)

Ecrit à la façon d'un récit d'explorateur d'autrefois, ce livre, à la fois subtil et jubilatoire, nous plonge non seulement dans l'histoire spécifique de la colonisation du Nordeste, mais nous explique également, par extension du sujet, comment se forma l'immense et métissée nation brésilienne, aussi comment s'établirent les rapports inter-raciaux et tout ce qu'il reste encore d'eux aujourd'hui...
Ceci étant dit, Les visages du temps n'est pas l'énième ouvrage d'un universitaire à barbiche pétri de science et d'érudition, mais plutôt un roman d'aventure et d'amour, avec moult personnages et maintes péripéties, à commencer par l'arrivée en terre brésilienne d'un riche gentilhomme portugais, Policarpo Golfão, accompagné de son cousin bâtard Quincas Alçada...
Sans rien dévoiler de l'intrigue, disons simplement qu'à peine débarqué du galion, Policarpo Golfão tombera éperdument amoureux d'une dénommée Liberata — fille cadette d'une famille de notable établie de longue date à Bahia — mais qu'il lui faudra employer force ruses et malices pour parvenir un jour à ses fins. Ajoutons que les épisodes s'enchaînent rapidement, chacun d'eux montrant une facette différente des coutumes de l'époque, le 18ème siècle, et qu'il est donc évidemment question de la manière dont les terres furent cédées, les esclaves traités ou les autochtones convertis. Evident aussi qu'autour de quelques Blancs, figures dominantes du roman, gravite quantité de Noirs et d'Indiens, personnages à la fois secondaires et omniprésents, vu qu'ils préparaient puis servaient les repas de leurs maîtres, gardaient leur bétail, torchaient leurs gamins, bâtissaient et récuraient leurs demeures, cultivaient leurs champs, etc. De cette armée de travailleurs mise au service d'une poignée de privilégiés, l'auteur dresse un tableau somme toute assez complet, plutôt bien nuancé et bourré d'ironie, qu'il manie d'ailleurs avec dextérité. Ainsi, entre autres personnages croisés au fil des pages, on se souviendra longtemps du Nègre Domiciano qui, sitôt affranchi, deviendra le plus redoutable des chasseurs d'esclaves en cavale... aussi de cette tribu d'Indiens maracas, tous désespérément hermétiques aux bienfaits d'une civilisation qui, après les avoir dépossédé de leurs terres en échange d'un baptême chrétien, les repoussera toujours plus loin et plus profond dans la forêt Amazonienne... et on se rappellera surtout de Gertrude, une "négrillonne bien tournée", achetée 50$00 selon les tarifs du marché en vigueur : née en Afrique et vendue au Brésil, elle gravira pas à pas les échelons de la hiérarchie sociale grâce à ses seuls mérites et capacités...
Comment le destin de Gertrude se mêlera à celui de la famille Golfão, de quoi et de qui les Indiens sont-ils les victimes, quels sont les apports des uns et des autres dans la construction de la nation, et comment exprimer sa gratitude envers les plus humbles ou les moins fortunés, voilà, je crois, quelques-unes des réponses que Les Visages du Temps apporte à ses lecteurs.

Herberto (de Azevedo) Sales, natif d'Andaraí, dans l'Etat de Bahia, est vraiment un excellent romancier, aussi se demande-t-on pourquoi son oeuvre, riche d'une vingtaine d'ouvrages, est si peu traduite en français ?

Herberto Sales (1917–1999)

* Extraits *

Les présentations d'usage :

Le premier Golfão dont nous ayons connaissance s'appelait Antônio José Pedro Policarpo : Antônio José Policarpo Golfão, de son nom complet, plus riche de prénoms que de patronymes. Tout ce que nous réussîmes à vérifier au sujet de son ascendance, en nous valant d'informations recueillies de la bouche des personnes les plus anciennes de la région, fut qu'il se disait fils d'un gentilhomme portugais qui avait péri dans un naufrage, sur le chemin des Indes.

Des transactions entre "gens-de-biens" :

Remarquez qu'il y avait des documents à signer pour que devînt effectif et ferme l'achat d'esclaves fait par Policarpo auprès du juge et de son petit-neveu le Père Salviano Rumecão. Les documents accompagnant la transmission d'une chose, quelle qu'en soit la nature, sont une invention humaine passablement pratique depuis que l'homme a constaté avec sagacité que la seule façon de remédier au défaut de confiance entre ses semblables, c'était de le remplacer par la confiance en des documents signés entre eux. Et d'ailleurs, l'homme n'a pas inventé les documents pour autre chose que pour rendre, grâce à eux, digne de foi la parole humaine.

De l'art de mener son troupeau par la corde : 

Sachez que les esclaves furent menés de la façon accoutumée, suivant l'usage consacré qui prévoyait l'usage d'une corde ou d'une chaîne.
On les amarra les uns aux autres par le moyen d'une longue corde assez résistante, mais en leur laissant néanmoins la liberté de mouvoir leurs jambes, afin qu'ils puissent avancer ; quant à leurs bras, ceux-ci furent dûment immobilisés et maintenus ligotés par-derrière ; de surcroît, on leur passa autour du cou une autre corde, longue et garnie de nœuds coulants prêts à leur serrer la gorge jusqu'à les étrangler si d'aventure ils essayaient de s'enfuir. Le responsable de leur convoiement, appelé conducteur d'esclaves, les remorquait par l'extrémité de la corde en évitant toutefois de trop tirer dessus.
[...] Cette façon de convoyer de d'acheminer les esclaves ainsi attachés, était en ce temps-là une occurrence assez courante dans les rues de Bahia : personne ou presque personne n'y prêtait attention. Il ne faut point négliger, toutefois, l'éventualité que l'un ou l'autre passant, les voyant ainsi marcher attachés par une corde, ou par des liens, pût un instant les prendre en pitié.

De l'art de mener son troupeau par les mots : 

Bien que dépourvue d'accompagnement d'orgue ou d'harmonium, car les ressources faisaient défaut à la paroisse pour un régal musical aussi dispendieux, la messe fut entonnée et chantée. Et la voix des deux concélébrants alternait dans le chant religieux que les fidèles écoutaient avec une pieuse attention encore que le latin ne leur fût pas une langue familière — ce vénérable idiome des premiers chrétiens que l'Eglise, par attachement à une transmission inaltérée des valeurs spirituelles, préservait jalousement, dans la célébration des offices religieux.
[...] Au moment de l'homélie, composée, elle, en portugais et non point en latin, car le prêtre ne s'adressait plus à Dieu mais directement à ses ouailles, le Père Salgado prononça un prêche vibrant dans lequel il stigmatisait le péché et exhortait les fidèles à mettre tout en oeuvre pour sauver leur âme, fût-ce dans les circonstances les plus adverses, tourmentés par le froid, talonnés par la faim, car pour nous sauver Notre Seigneur Jésus Christ avait souffert infiniment plus cruellement sur la croix. Il jeta l'anathème sur l'Envie, l'abominable péché de Caïn, conseillant aux pauvres de ne jamais envier les riches, mais bien plutôt d'apprendre à accepter avec résignation et sagesse leur état de pauvreté, ne serait-ce que parce que, à supposer que les pauvres fussent malheureux, ils le seraient encore davantage si les riches n'existaient pas. Persuadés par l'éloquence du Père Salgado de bannir l'Envie de leur coeur, et dans le cas des pauvres de continuer à vivre une vie de pauvreté résignée, les fidèles assistèrent, remplis de bonnes et pieuses intentions, et à genoux, à l'élévation du calice et de l'hostie ; et, tandis qu'ils se signaient, ils entendirent le tintement de la clochette rituelle avec un frisson voilé de béatitude.

De quelques considérations diverses et variées :

La Maison de la Tour, située sur une éminence, présentait la silhouette lourde d'un bastion, d'une forteresse. Et de fait, la maison, avec sa tour, était une construction fortifiée. Plusieurs combats s'étaient déroulés là, entre Portugais et Indiens, entre Indiens et hommes de Garcia d'Avila. La tour symbolisait la Loi. En s'en remettant à elle, en s'y retranchant en toute sécurité, Garcia d'Avila avait su faire valoir les droits de propriété que Sa Majesté le Roi du Portugal lui avait conférés en lui faisant donation des terres de cette région. Ainsi, luttant résolument contre les Indiens qui, sous le sot prétexte d'être déjà là quand les Portugais étaient arrivés, livraient à ces derniers une guerre opiniâtre sans toutefois disposer du moindre document sur quoi fonder leurs revendications. Et se voyant ainsi cruellement offensé par les Indiens et sachant aussi qu'on ne se venge pas d'une offense sans risquer d'en essuyer une autre, Garcia d'Avila prit grand soin de massacrer tous les Indiens afin qu'ils n'attentent une nouvelle fois aux droits d'autrui.
Accompagné d'Almeidão, Policarpo Golfão fit sans encombre le trajet à travers la forêt : il ne s'y trouvait plus d'Indiens pour tuer traîtreusement, sur le sang encore frais d'autres victimes, les voyageurs qui se rendaient à la Maison de la Tour. Les temps avaient changés : la concorde avait enseigné à tous l'obéissance, la foi, la crainte de Dieu et, à tous, la loi distribuait sur une balance égale la Justice. Tout cela pour la plus grande délectation de Dieu et la plus grande gloire de la Couronne portugaise.

De la bonne exploitation des Ressources Humaines :

Depuis que Policarpo s'était fait reconnaître par les Indiens maracas comme le propriétaire véritable et légitime des terres de Cuia d'Agua, il avait pris la détermination qu'il fallait que ceux-ci diversifiassent leurs activités agricoles, limités jusqu'alors à la culture du manioc. Quoiqu'ils pussent et même dussent continuer de le cultiver, car ils en fabriquaient leur farine, ils avaient également l'obligation de planter des haricots, du maïs et du riz, puisqu'aussi bien ces cultures étaient particulièrement bien adaptées aux terres qui jouxtaient la rivière. Ainsi firent les Indiens, lesquels se fussent bien contentés de leur ordinaire primitif de farine, qu'ils consommaient en quantité. Policarpo
Golfão s'intéressait au développement d'autres cultures, non seulement pour la consommation de sa ferme mais aussi pour les vendre à Monte Alto et dans ses entours. Il se lança aussi dans la culture de la canne à sucre.
Et voici qu'accompagné comme à l'accoutumée de l'Indien Nicodemos (ex-Sinimu), Policarpo arrêta net son cheval en arrivant à l'endroit où les maracas plantaient du maïs. Deux jours plus tôt, par l'entremise de Nicodemos, il leur avait fait distribuer les semences destinées aux plantations ; et les Indiens qui avaient appris comment faire les plantaient dans des petites fosses qu'ils creusaient tout à fait comme il se devait.
Après les avoir salués, Policarpo apostropha Nicodemos :
— Dis-leur que je veux qu'ils plantent plus de maïs.
— Eh, êh, êh, tchô ! cria Nicodemos. Le capitaine veut qu'Indien plante plus de maïs.
Policarpo :
— Dis-leur que cela sera mieux pour eux.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que si Indien planter plus de maïs cela sera mieux pour Indien.
Policarpo :
— Dis-leur qu'ils doivent défricher un terrain plus grand. Le terrain
qu'ils ont défriché est trop petit. Je veux plus de terrain défriché, plus de maïs planté.
Nicodemos :
— Eh, êh, êh, tcho ! Le capitaine veut qu'Indien défriche plus de terrain. Terrain défriché trop petit. Plus Indien défricher terrain, plus Indien avoir de terrain pour planter maïs.
Indiquant un arbre à quelque trois cent mètres de distance, ou peut-être même plus, Policarpo ordonna à Nicodemos :
— Dis-leur que je veux que la plantation de maïs s'étende jusqu'à cet arbre là-bas. Quand je reviendrai ici je veux voir tout ce terrain défriché et le maïs planté.
Nicodemos lança un autre cri de ralliement afin de mobiliser l'attention des Indiens et, toujours sur le mode du cri, il leur communiqua l'ordre :
— Le capitaine veut que plantation de maïs arrive jusqu'à l'arbre qu'Indien voit là-bas. Le capitaine veut autre chose. Quand il reviendra ici, il veut voir Indien avoir défriché tout le terrain et planté plus de maïs sur terrain.
Policarpo :
— Répète-leur que cela sera mieux pour eux.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que cela sera mieux pour Indien.
Policarpo :
— Dis-leur que comme cela ils vont gagner plus d'argent. Plus ils récolteront de maïs, plus ils gagneront d'argent.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que comme cela Indien gagner plus d'argent. Plus Indien récolter de maïs, plus Indien gagner d'argent.
Pour clore cette conversation laborieuse Policarpo décida de faire une révélation importante. Il ordonna à Nicodemos :
— Dis-leur que la moitié de la récolte, comme ils le savent, leur appartient. L'autre moitié est à moi. Mais pour les aider, je pourrai acheter leur part. Ils ne seront jamais lésés.
Nicodemos hésita quelque peu dans sa traduction. Il s'en acquitta enfin selon la volonté de Dieu et Dieu voulut dans Sa miséricorde que les Indiens ne la trouvassent point trop inintelligible.
— Eh, êh, êh, tchô ! cria Nicodemos.
Et passant à la traduction :
— Le capitaine dit que moitié de la récolte de maïs est à Indien. Indien plante, récolte ; puis il garde moitié de la récolte. Le capitaine dit qu'Indien sait tout cela. Le capitaine veut aider Indien. Si Indien trouve personne pour acheter moitié récolte Indien, le capitaine dit acheter moitié Indien. Comme cela, capitaine aide Indien, pour qu'Indien reste pas sans vendre moitié Indien dans récolte.
Essuyant lentement sur leur propre corps leurs mains souillées par la terre, les Indiens secouèrent la tête en un assentiment général et muet de troupeau.

Herberto Sales : Les visages du temps (1984)
Traduction de Geneviève Leibrich (1991)
Aux Editions Métailié (avec le soutien de l'Unesco)

Peinture et portraits sont tous du naturaliste allemand Johann Moritz Rugendas (1802-1858)