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2013/08/25

ANPéRo : Les Vivants et les Dieux (23/08/2013)

18h00, boulevard Voltaire, dans le temple de Delphes, au pied du Mont-Louis, parlèrent l'oracle et la Pythie, aussi les fils de Gaïa, les trois muses et quelques barbares :
   - En oïda oti ouden oïda...
   - Pardon ?
  - La p'tite dame cherche un helléniste, vous causeriez pas le Grec ancien des fois ?
  - Ni grec ni latin, à peine le français, c'est pour dire.
  - Ah ! Et pour dire quoi ?
  - Façon de parler ! Par exemple, moi je dis toujours indépassable, mais j'suis pas sûr que ça soye correct, ni même qu'ça existe.
  - Faut voir... c cédille ?
  - Plutôt deux s !
  Le doux bruissement d'un livre qu'on feuillette, et puis :
  - Indéniablement... Indentation... Indépassable : adjectif — 1886 ; de in et dépasser ♦ Qu'on ne peut dépasser.
  - Yé bien fé dé passer !
  - Ha ha ha ! très drôle, ouais, vraiment très drôle. N'empêche que...
Librairie Entropie
(Photo de Stéphane)
  - N'empêche que quoi ?
  - Ma locution : En oïda oti ouden oïda ?
  - 'ffectivement...
 - Le seul qui pourrait vous dépanner c'est Bidulopoulos.
  - Il est polyglotte ?
  - Mieux que ça : une vraie lumière !
  - Le phare d'Alexandrie ! 
  - Un dieu vivant !
Entre alors un cinquième personnage, une bouteille pleine dans chaque main, une autre déjà vide derrière le gosier :
  - Un Dieu vivant ? On parle de moi ?
 - Hourrah ! Hourrah ! Joie et prosternation ! Y a Madame ici-présente qui cherche un spécialiste des langues exotiques, un expert ès rastaquouère, on a pensé à toi.
  Flexion de genou, inclinaison du buste et baise-main pour finir, le polyglotte est galant homme :
  - Bidulopoulos, pour vous servir, ma belle ! Kya haal hey orat ? Comment allez-vous ? C'est de l'Ourdou, un idiome assez rare, et très difficile, mais que nous maîtrisons à la perfection. Nous parlons aussi couramment l'Araméen — le talmudique ou le syro-chaldaïque —, le Sanskrit et le Yiddish, bien évidemment, ainsi que l'Azéri, le Kazakh, l'Ouzbek, et toutes les variantes de la famille altaïque, encore le Kalmouk et le Mandchou, l'Occitan et le Morvandiau, le langage des signes, plus quelques notions d'espéranto et de javanais, ces dernières fort peu utiles, il faut bien le reconnaître.
  - Suis z'épatée !
  - Toutefois, si madame souhaite une traduction dans une langue plus commune, il va sans dire que nous lisons également dans leur version originale les oeuvres de Goethe, Shakespeare ou Dante Alighieri : Apri a la verità che viene il petto ; e sappi che, sì tosto come al feto l'articular del cerebro è perfetto etc etc...
  - Ça alors !! Et le Grec ancien ? Il le parle aussi, j'imagine ?
  - Euhhh... Le Grec ancien, dites-vous ? Eh bien...
  - Eh bien quoi ?
  - Eh bien... ma foi... non... pas du tout...
  - Ah, décidément ! J'ai vraiment pas de pot !
  Consternation générale :
  - Pfff...
  - Quelle poisse !
  - C’est la guigne, oui, la pouille, la misère, la débine !
  - Abditi in tabernaculis suum fatum querebantur, ce que disait César dans la Guerre des Gaules, livre premier, chapitre 39.
  - Eh ! Oh ! Dis ! Ça va bien comme ça, hein !
  - Un p'tit remontant, m'dame ?
  - C'est pas de refus, oui !
  Le long glouglou des verres qu'on remplit, puis le drelin-drelin de la porte d'entrée qui s'ouvre :
  - Ben j'arrive à temps, dites donc ! Vous m'en mettez un, patron ?
  - Muscadet ? Sauvignon ?
  - Va pour un Sauvignon... Z'avez de ces tronches d'enterrement ! Y a quelqu'un qu'est mort ?
  - Tout comme ! C'est la Môme que v'là, un problème de traduc' : En oïda oti...
  - En oïda oti ouden oïda, autrement dit : je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien. Merci qui ?
  Acclamations collectives, vivats, bravos et autres cris d'allégresse entourent l'érudit, qui enchaîne humblement :
  - Réflexion socratique... base de la philosophie... vague souvenir de lycée... un professeur barbu... la voix grave... le dos un peu vouté... devant son tableau noir... Gnôthi seautón : Connais-toi toi-même... l'injonction de la Pythie, gravée ici aussi, sur le fronton du temple.

Fin de séquence.

2013/08/22

Revue Europe n°724/725 (août/sept 1989 - Amado)

« Qui en veut... de mes crêpes aux oeufs ? »

Exu
(dessin de Carybe)
Au numéro 33 de la rue Alagoinhas — quartier Rio Vermelho, Salvador da Bahia —, deux hommes sont assis face à face : Jorge Amado, qu'il n'est pas utile de présenter, et l'un de ses plus vieux camarades : le brillant académicien Eduardo Portella, également professeur émérite, avocat à la cour, critique littéraire et ministre de l'Education nationale à ses moments perdus : une sommité, du genre de celles à qui l'on ne dit pas bonjour en leur tapotant le dos, Salut mon pote, mais plutôt en inclinant la tête avec tout le respect dû à leur rang, si l'on est bien éduqué.
Figure majeure de l'intelligentsia brésilienne, le senhor Eduardo Portella a, de surcroît, la soixantaine élégante, le physique encore jeune et séduisant, une forme de sex-appeal propre à charmer des étudiantes en mal d'image paternelle, d'où, peut-être, cette expression d'intense félicité gravée sur son visage d'homme comblé. Ajoutons qu'il est aujourd'hui vêtu d'un costume Cerruti 100% cachemire, de couleur sombre et sur mesure, lequel sied on ne peut mieux à son attitude d'intello compassé, cependant qu'Amado, comme à son habitude, est en tenue légère, bariolée, presque négligée, nus pieds dans ses savates usées. Sur la table de salon trônent deux grands verres de tafia — celui d'Amado, presque vide, et celui d'Eduardo, presque plein —, ainsi qu'un assortiment de salgadinhos amoureusement préparés par Zélia, mais auxquels Eduardo ne fait pas même honneur, laissant à son hôte le soin de vider l'assiettée.
Comment deux hommes aussi dissemblables de caractère et d'allure ont-ils réussi à tisser entre eux des liens d'amitié si solides ? voilà précisément la question qu'ici on ne se pose plus, et donc qu'on ne se posera pas non plus. De quoi parlent-ils ? De littérature. Et quoi qu'y disent ? Amado pas grand chose, quasi-rien, c'est surtout le p'tit père Eduardo qu'on entend causer, sans pause ni répit, égrenant son rosaire de sa voix douce et condescendante, qui n'est pas sans rappeler celle d'un prélat en chaire. Ainsi, après avoir longuement expliqué à son vieil ami en quoi le parcours intellectuel et la création littéraire de celui-ci étaient intimement et réciproquement liés à l'évolution politique du Brésil — le discours littéraire est le parti sans péché ni commandement. Les infiltrations affectives, la sexualité, élargissent l'horizon de la représentation ; elles compensent ou bouleversent le ritualisme du marxisme mécanique... —, le professeur enchaîne, le dos calé bien droit dans son fauteuil, les jambes croisées :
- Il est curieux de constater combien les propositions esthétiques à base technocratique ou autoritaire restent inflexiblement fixées sur une position dans la meilleure des hypothèses néo-inquisitoriale. Elles canonisent ou anathémisent au nom de la vérité stable et incontournable, née de la source inépuisable de leurs éternelles propositions philosophiques. Tout ce qui ressemble à des intervalles, des pauses, des arrêts dans la journée de travail du système métaphysique, est destiné à être incompris ou nié. On argumente au nom d'une connaissance, d'une autorité autodésignée... Tu m'écoutes ?
- Oui, oui, j'écoute.. Tu disais : d'une autorité autodésignée, marmonne Amado, la bouche encore pleine des petits gâteaux salés de Zézinha, excellentissimes, l'épouse et les amuse-bouches.
- Et donc, l'effort de nationalisation des modèles narratifs alors en vigueur cherche à s'accompagner du travail simultané de réduction critique, à l'intérieur de laquelle on peut aussi lire la volonté modernisatrice...
Sur un regard interrogateur du professeur Portella, Amado lui montre qu'il est toujours aussi attentif, malgré les apparences :
- La volonté modernisatrice !
- Je n'ai nullement la prétention de simplifier...
- Humpf ! Que Dieu t'en garde ! glisse Amado, l'œil pétillant, le sourire en coin.  
- ... de simplifier la modernité, mais plutôt d'étudier son paradoxe. L'une des positions les plus nettes du modernisme consiste à refuser la modernisation, en frôlant le conservatisme. Il y a des résistances au projet modernisateur dans ce qu'il garde seulement de compétent ou de purement bureaucratique, qui se trouvent chargées d'esprit critique. Par-là transite une modernité en conflit qui, au nom de la sécularisation a perdu son esprit chrétien et, incroyante et sans protection, cherche en vain à récupérer son Dieu perdu...
Venant de la mer : un petit vent frais, une odeur d'iode, des rires d'enfants.
- ... avant-gardes plus ou moins idéologiques qui ne font pas autre chose qu'émettre des opinions basées sur la législation aristocratique du code hégémonique...
Un... deux... trois : les cloches de l'église Sant'Ana viennent de sonner 15h00. Dans moins de vingt minutes la Seleção affrontera l'Argentine en match amical au stade de Maracanã. Sur quelle chaîne déjà ?
- ... ce sont des réfutations productivistes qui produisent laborieusement, inflexiblement, les intérêts superlatifs de la raison instrumentale...
Pff... Où est passée Zélia ? Cheveux baignés de lune, laurier et récompense, gorgée d'eau-de-vie, porte d'Orient, champ de coquelicot... ZEZINHA !
- Et s'il est vrai qu'il n'y a pas de raison sans espoir, il est vrai aussi que l'espoir échappe au contrôle de la raison. N'est-ce pas là ton avis, Jorge ?
- Certamente !
La réponse fuse, lapidaire et presque brutale. Loin de s'en formaliser, Eduardo sourit, se lève tranquillement de son fauteuil, puis se dirige vers la télé qu'il allume — Et le soleil de la liberté, en rayons fulgurants, brilla dans le ciel de la patrie en cet instant —, de la télé qu'il allume au moment même où retentit l'hymne national.
- Tu crois qu'on va gagner, Jorge ?

(Toutes mes excuses aux personnes qui se reconnaîtront dans cette divagation écrite à partir d'un article qu'il m'a fallu relire plusieurs fois avant de le comprendre et de m'apercevoir qu'Eduardo Portella utilisait des phrases compliquées pour dire des choses plutôt simples, cependant qu'Amado écrivait simplement pour exprimer des sentiments complexes, soit tout le contraire l'un de l'autre — on vous l'avait bien dit —, mais bons amis quand même.)

2013/08/21

Sabri Louatah : Les Sauvages



Est-ce la lune gibbeuse ascendante, la nouba chez les voisins du dessous ou bien les beignets à la farine de manioc, toujours est-il que la nuit d'avant-hier a été courtissime... mais instructive. Juste après une excellente émission sur Agatha Christie, et juste avant deux conférences ennuyeuses sur Benjamin Constant et Marceline Desbordes-Valmore, France Culture rediffusait vers les 3h00 du mat' un numéro des Bonnes Feuilles, en l'occurrence celles de Sabri Louatah, un jeune écrivain dont je n'avais jamais entendu parler, mais qui, en plus d'être très agréable à entendre causer, donne sacrément envie d'être lu. Ce qui tombe plutôt bien, vu que le troisième volet de sa trilogie Les Sauvages sort aujourd'hui en librairie...

2013/08/13

Jorge Amado : Tereza Batista

Couverture :
Isabelle Dejoie
« Le capitão fait un pas, Tereza s'esquive, reçoit une tape sur la figure. Le capitão rit à nouveaux, voilà le bon moment des larmes. Les larmes réchauffent le cœur, activent le sang de Justiniano. Au lieu de pleurer, Tereza répond par un coup de pied; entraînée dans les batailles de gamins, elle atteint l'os au milieu de la jambe nue, l'ongle du pouce griffe la peau — une éraflure, une goutte de sang : c'est Tereza qui a fait saigner la première. Le capitão se baisse pour regarder, quand il se redresse son poing s'abat sur l'épaule de la fillette. De toute ses forces, pour lui apprendre. [...]
L'heure est venue de la première leçon. Tereza reçoit dans la figure sa main ouverte, combien de fois, elle ne sait pas, elle n'a pas compté, le capitão Justo non plus. La fillette tente de défendre son visage avec le bras, ça ne sert pas à grand-chose : la main de Justiniano Duarte da Rosa est lourde et elle frappe de la paume et du revers, des doigts bagués. Tereza a fait couler le sang la première, une goutte, rien du tout. Maintenant c'est le tour du capitão, le sang de la fillette lui salit les mains : tu apprendras à me respecter, malheureuse, tu apprendras à m'obéir, quand je te dis de te coucher, tu te couches, quand je te dis d'ouvrir les jambes, tu les ouvres en vitesse, honorée et heureuse. [...]
Il retire son caleçon, balance ses bourses au-dessus de la fillette : regarde, ma fille, tout ça est à toi, allons, quitte ta robe, j'ai dit. Tereza tend la main vers le bord de sa robe, le capitão suit son geste d'obéissance. Il a vaincu la rébellion de ce démon. Plus vite, allez, quitte ta robe, enfin docile, ça fait plaisir : plus vite, allons ! Alors, d'une main, Tereza prend appui sur le sol, se lève d'un saut de gamin, à nouveau dressée dans l'angle du mur. Le capitão perd la tête, je vais t'apprendre, chienne ! Il fait un pas, reçoit le pied de Tereza dans les bourses, une douleur pas croyable, la pire des douleurs. Il pousse un cri affreux, se tord et se contorsionne. Tereza arrive à la porte, frappe avec les poings, appelle au secours, pour l'amour de Dieu, à moi, il veut me tuer. C'est là qu'elle reçoit la première morsure de la lanière de cuir cru. Une lanière faite sur commande, sept cordes de cuir de bœuf, tressées, traitées à la graisse, à chaque corde dix nœuds. Fou furieux, écumant, avec cette douleur atroce, le capitão ne pense qu'à battre. La lanière atteint Tereza aux jambes, au ventre, à la poitrine, aux épaules, sur le dos, sur les fesses, sur les cuisses, sur la figure, à chaque sifflement des sept fouets, à chaque morsure des nœuds, une zébrure, une déchirure, une tache de sang. Le cuir est une lame coupante, les fouets sifflent dans l'air. Haletant, aveugle de haine, le capitão fouette comme il n'a jamais fouetté, même la petite négresse Ondinha n'a pas été battue autant. Tereza défend son visage, les mains emportées, elle ne doit pas pleurer, mais les cris et les larmes sortent et coulent indépendamment de sa volonté, il ne suffit pas de vouloir : Tereza hurle de douleur, ah ! pour l'amour de Dieu ! »

S'il y en a bien une qui s'en prend plein la tronche dans l'œuvre d'Amado, c'est Tereza Batista, une fillette orpheline élevée par sa tante jusqu'à l'âge de treize ans, puis cédée à bon prix à Justiniano-Duarte-da-Rosa, dit le Capitão. Certes, la vendeuse éprouve de légers remords à monnayer sa nièce encore prépubère à un homme dont elle connaît la réputation de brute épaisse, mais elle s'y résout malgré tout, tant qu'il est encore temps : avant que la marchandise ne perde sa valeur mercantile en perdant sa fleur dans un fourré des environs. L'acheteur, lui, est un quadra bedonnant, riche et redouté collectionneur de jeunes vierges, à la fois sadique et vicieux : une pourriture d'homme que l'on aimerait voir mort au plus vite. Ce qui viendra. Mais en attendant, pour Tereza Batista, finis les rires et les jeux, les courses folles, les comptines à tue-tête : l'enfance de la fillette s'achève brutalement pour 15.000 cruzeiros et quelques 100.000 reis.

Dans les pattes du capitão, Tereza va souffrir le martyre durant deux longues années : réduite à l'état d'esclave sexuelle, elle se pliera aux caprices de son maître et seigneur, encaissera les coups et les humiliations, découvrira la vie sans imaginer qu'elle puisse être autrement qu'impitoyable et cruelle. Cependant, jamais le fouet du capitão ne parviendra à lui enseigner ni la peur ni le respect, mais seulement le courage et la haine dont elle armera son bras à l'heure du châtiment dernier, saignant enfin le pourceau par là où il péchait.

Entre les mains de son deuxième homme, un bel étudiant en droit et en Kâma-Sûtra, Tereza apprendra des choses dont elle ne soupçonnait pas même l'existence : les caresses et les gestes tendres, les baisers dans le cou, la nuque, le creux des reins, etc. Son corps, jusqu'alors simple objet de torture, s'ouvrira peu à peu au désir, à la sensualité, au plaisir partagé. Mais elle apprendra aussi à ses dépens, la naïve enfant, qu'un séducteur ne recule devant rien pour parvenir à ses fins : de belles paroles et des promesses en l'air, ça oui, autant qu'on en veut, pis des serments d'amour susurrés sous les draps, les yeux dans les yeux, les corps enlacés : ah ! mon chéri ! gémira plus d'une fois Tereza Batista à l'oreille de son bien-aimé, de ce jeune homme prodigue en ruses et en mensonges, aussi intrépide au lit que poltron dans la vie, le visage d'un ange et l'âme d'un salaud, oh ! pas vraiment méchant, non, mais assez bien représentatif du mâle dans toute sa splendeur imbécile, ce dont Tereza finira fatalement par s'apercevoir.

Avec le banquier Emiliano Guedes, homme raffiné s'il en est, Tereza goûtera enfin au bonheur infini d'aimer et d'être aimée. Aimée non seulement pour son exceptionnelle beauté, mais pour une chose plus admirable encore : sa personnalité. Très rare, en effet, cachée sous les guenilles de la gueuse, la noblesse de son âme, et plus que précieuse l'étincelle dans les yeux, l'éclat de diamant brut que seul Emiliano Guedes saura déceler dans toute sa pureté. Pour elle, il se fera tour à tour protecteur et pygmalion, reniera sa famille, délaissera ses affaires ; pour lui, elle se révèlera peu à peu telle qu'il la voyait : intelligente, courageuse, honnête et généreuse. Une grande dame dans les mains d'un grand homme, un bijou dans celles d'un joaillier, le couple parfait. Et tout autour d'eux, les cancans des envieux, des petites gens qui ne peuvent rien comprendre ni rien apprécier, leurs yeux n'étant pas faits pour voir, mais seulement pour juger, et leur langue pour déblatérer, faut bien s'occuper.

Après la mort du banquier, survenue comme il se doit dans les bras de sa maîtresse, les héritiers se disputeront sa fortune, cependant que Tereza, digne et droite, retournera au ruisseau d'où elle vient, dans un bordel de Muricapeba. Là, quantité d'autres hommes traverseront encore sa vie, aussi la peste et la variole, terribles épidémies contre lesquelles se dressera une infirmière pleine d'énergie et de compassion, une femme à la fois sainte et putain, celle dont le nom sonne comme celui d'une redoutable guerrière : Tereza Batista.
Longtemps, cette inoubliable figure pétrie par les mains d'Amado, cette égale d'Antigone — en qui l'amour et l'espoir étaient plus forts que la mort ou la résignation —, longtemps Tereza Batista hantera nos jours et nos nuits, ou comme le dit joliment Georges Raillard, le préfacier : Peu de livres entreprennent si puissamment sur notre chair, au foyer primitif où la sensibilité s'épanouit en intelligence. Et c'est dire combien le cœur prédomine ici, dans cette espèce de lexique des relations amoureuses qu'Amado décline sous toutes leurs formes et coutures : du simple assouvissement sexuel à l'amour fusionnel, en passant par l'amour filial, paternel, égotique, donjuanesque, adultérin, obsessif, romantique, sadique, érotique, altruiste, hygiénique, tarifé... La liste est longue.

Enfin, puisqu'il est dit que des milliers de Brésiliennes ont reconnu leur propre destin dans celui de Tereza Batista, voici donc, pour les illustrer, un petit florilège des femmes de Rio, de Bahia, Recife, Manaus, Belèm... toutes vues par le regard un chouïa lubrique de Lanfranco Aldo Ricardo Vaselli Cortellini Rossi Rossini, plus connu sous le nom de Lan, un caricaturiste d'origine italienne installé au Brésil depuis déjà soixante ans.

Illustrations de Lan (Lanfranco Aldo Ricardo Vaselli Cortellini Rossi Rossini)

2013/08/05

Jorge Amado : Cacao

« Quant au troisième des rois du Brésil, le cacao [après le café et le tabac], je n'eus pas la possibilité de lui rendre ma visite protocolaire. Car le cacao préfère les zones humides et chaudes, sous le couvert de la forêt vierge, où il trouve l'épaisse chaleur de serre si propice à sa croissance, et si peu faite pour nous, tandis que des myriades de moustiques tissent leurs nuages au-dessus de lui. » (Stefan Zweig)

Un petit livre incisif et tranchant, tenant davantage de la chronique sociale que du roman, et dans lequel Amado raconte "avec un minimum de littérature au profit d'un maximum d'honnêteté la vie des travailleurs dans les plantations de cacao", ainsi qu'il prévient son lecteur.
 - L'écriture est effectivement on ne peut plus simple et dépouillée, à l'image des ouvriers agricoles du Domaine Fraternité, propriété du Colonel Manuel-Misael-de-Sousa-Teles, surnommé Mané-la-Peste, on devine pourquoi.
 - Le point de vue adopté est à la fois celui de l'auteur et celui du narrateur, un jeune ouvrier d'à peine 20 ans, José Cordeiro, alias Sergipano, parce qu'originaire du Sergipe, le plus petit des 26 Etats brésiliens.
 - Quant à l'histoire, il n'y en a pas vraiment, si ce n'est au début du livre, dans un bref chapitre au cours duquel Amado évoque l'enfance et l'adolescence de Sergipano à travers leurs épisodes les plus marquants, et donc déterminants : Né dans une famille relativement fortunée du Nordeste brésilien (à São Cristóvão, où son père dirige une usine de textile), Sergipano grandit entouré d'amour et d'affection jusqu'à l'âge de 5 ans, âge auquel survient la mort de son paternel. Un malheur n'arrivant jamais seul, le frère aîné du défunt, un individu sans scrupule, s'approprie bientôt l'usine et ravale de facto toute sa parentèle au simple rang de prolétaires, condamnés à habiter la ville pauvre et à gagner un jour leur vie en travaillant pour lui.
A 15 ans, par force et par nécessité, Sergipano délaisse donc les bancs du collège pour l'usine de son oncle, où il découvre de plus près la classe ouvrière à laquelle il appartient désormais, sans pour autant s'y fondre. Car s'il trime et sue comme ses compagnons d'atelier, de par ses origines et son éducation il reste encore à la périphérie de leur monde, ne pouvant guère qu'observer, sans les assimiler vraiment, leurs frustrations et leur ressentiment.
A 20 ans, sans réelle conscience politique ni grande expérience de la vie, il dérouille le patron, son oncle, au prétexte que celui-ci courtise d'un peu trop près sa petite amie. Chassé de l'usine, il part alors en direction du sud de Bahia à la recherche d'un nouvel emploi et c'est là le début de la chronique.

Embauché dans la fazenda d'un Colonel (titre honorifique accordé aux gros propriétaires fonciers), Sergipano se familiarise peu à peu avec l'univers de la plantation. A sa grande surprise, il découvre tout d'abord qu'ici les hommes sont loués comme du matériel agricole ou des bêtes de somme, puis qu'ils n'ont pour seules distractions que l'alcool de mélasse, le mauvais cinéma et les putes à bon compte, enfin qu'ils n'ont pour unique espoir que celui d'aller un jour au ciel. Exploités à longueur d'année par le Colonel de Sousa, maltraités par le contremaître et spoliés par l'économat du domaine, ces damnés de la terre, pour la plupart analphabètes, sont si mal-vêtus et si mal-soignés qu'ils n'ont plus rien d'humain aux yeux des bourgeois de Bahia. Pour eux, rien de plus légitime ici-bas que cet ordre naturel et quasi-divin des choses qui fait les uns riches et puissants, les autres corvéables à merci ; et rien d'anormal non plus à ce qu'on les humilie ou les frappe à loisir : jeunes filles violées, paysans insultés, enfant battu à coups de gourdin et de coups de pied au cul.

Au fil des évènements rythmant la vie de la plantation, Sergipano développera peu à peu un sentiment plus fort que la résignation, celui de l'injustice, puis découvrira un sens à sa vie, celui du combat. Et lorsque l'opportunité s'offrira à lui d'épouser la fille du patron, il préférera rester fidèle à ses compagnons d'infortune afin de garder le cœur propre et heureux.

Petit roman initiatique écrit dans les années trente, par un auteur de 21 ans encore inconnu du grand public, Cacao n'est pas un livre parfait : il manque de style, de finesse, de raffinement, et c'est tant mieux : fine et raffinée, la vie des ouvriers qu'il nous décrit ne l'est pas vraiment non plus. La leur est épaisse, lourde et rudimentaire, monotone et sans éclat, mais également sincère et touchante, tout comme ce livre, en partie autobiographique, et son jeune auteur.
Issu lui aussi d'un milieu relativement aisé, Jorge Amado de Faria, pour son entrée en littérature, se fait le porte-parole du sous-prolétariat et de la lutte des classes. A l'exacte image de Sergipano, il choisit d'aller à l'encontre de ses intérêts et de rester aux côtés du peuple des laissés-pour-compte, des déshérités et autres sans-voix. Parlant d'eux en leur nom, et combattant pour eux par amour pour eux, il use, et peut-être abuse, diront certains, d'oppositions binaires et paradigmatiques, bah ! disons plus simplement : palpable et tangible est la misère qu'Amado dépeint; fort et puissant l'espoir qui l'anime : celui d'un monde plus juste et plus solidaire.

Gravures de Tomás Santa Rosa (1909-1956)
Extraits :

Valentin savait de bonnes histoires, et nous les racontait. Agé de plus de 70 ans, il travaillait comme bien peu d'entre-nous, et buvait comme personne. Il interprétait la Bible à sa façon, entièrement différente de celle des catholiques et des protestants. Un jour, il nous conta le chapitre d'Abel et Caïn :
 - Dieu avait donné en héritage à Caïn et Abel une plantation de cacao à se partager. Caïn, qui était  un mauvais homme, divisa la propriété en trois parts. Et il dit à Abel : « Ce premier morceau est à moi; celui du milieu est à moi et à toi; le dernier, à moi aussi. » Abel répondit : « Ne fais pas ça, mon petit frère, que ça me fend le cœur... » Caïn rigola : « Ah ! ça te fend le cœur ? Eh ben, tiens. » Il tira son revolver et - poum - il tua Abel d'un seul coup. Ça se passait il y a longtemps...
 - Caïn doit être le grand-père de Mané-la-Peste.
 - J't'en fous. La grand-mère de Mané-la-Peste était putain à Pontal.

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Les nuages envahirent le ciel et, pour finir, il se mit à pleuvoir à grosses gouttes. Plus la moindre trace de bleu. Le vent secouait les arbres, et les hommes à moitié nus frissonnaient. L’eau qui dégouttait des feuilles ruisselait sur les hommes. Seuls les ânes semblaient ne pas sentir la pluie. Ils mâchaient l’herbe qui poussait devant le dépôt. Malgré l’orage, les hommes continuaient à travailler.

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Les gamins grimpaient aux arbres comme des singes. Le fruit tombait - boum - et eux se jetaient dessus. En peu de temps, il ne restait plus que l'écorce et les déchets, que les porcs dévoraient gloutonnement.
Les pieds écartés semblaient des pieds d'adultes, le ventre était énorme, gonflé par les jaques et la terre qu'ils mangeaient. Le visage jaune, d'une pâleur terreuse, accusait l'héritage de maladies terribles. Pauvres enfants blafards, qui couraient au milieu de l'or des cacaoyers, en haillons, les yeux éteints, à demi idiots. La plupart d'entre eux travaillaient à la mise en tas dès l'âge de cinq ans. Ils restaient ainsi, petits et rachitiques, jusqu'à dix ou douze ans. [...]
Ecole, mot sans signification pour eux. A quoi sert l'école ? Cela n'avance à rien. On n'y enseigne pas à travailler sur les plantations ni aux barcasses. Certains, en grandissant, apprenaient à lire. Ils comptaient sur leurs doigts. [...]
Le sexe se développait de bonne heure. Ces enfants petits et obèses avaient trois choses disproportionnées : les pieds, le ventre et le sexe.
Ils connaissaient l'acte sexuel dès leur naissance. Les parents faisaient l'amour sous leurs yeux, et plusieurs d'entre eux avaient vu leur mère avoir différents maris.
Ils fumaient de grosses cigarettes de tabac haché et buvaient de grandes gorgées de tafia dès la plus tendre enfance. [...]
Ils se roulaient dans la boue avec les porcs et demandaient la bénédiction à tout le monde. Ils avaient une vague idée de Dieu, un être un peu comme le Colonel, qui récompensait les riches et punissait les pauvres. Ils grandissaient pleins de superstitions et de plaies.

2013/07/30

Les pieds sur terre : Libraires en galère (radio)

Une émission plutôt cafardeuse durant ses deux premiers tiers, tout en messes basses et chuchotis, avec odeurs d'encens et de cire brûlée, genre veillée funèbre. Pas gaie du tout. Et puis, de la 21ème à la 26ème minute, le reporter vient coller son micro sous le nez d'un libraire atypique : Jo-le-Bouquiniste, un véritable personnage de roman, épique et farfelu, comme qui dirait tout droit sorti des rayonnages.

Dialogue :

 - Bonjour ! Ça fait longtemps que vous êtes dans cette... euh... petite boutique ?
 - Trente-deux ans.
 - Alors c'est une toute petite boutique, c'est pas très grand ?
 - Ouais... ouais... c'est pas grand, mais ça m'suffit largement pour foutre le bordel, hein. Plus grand ça s'rait encore plus de bordel et pis c'est tout. De toute façon j'range pas, j'ai jamais rangé et j'vois pas pourquoi je rangerai, j'ai pas qu'ça à faire, hein !
 - Et comment êtes-vous arrivé dans ce métier ?
 - Ben... pasque de toute façon j'avais pas de fric et que c'était un des rares métiers où vous pouviez démarrer sans pognon, juste il fallait quelqu'un qui vous loge et vous donne à bouffer : ma femme. [...]
 - Et donc, vous, au fur et à mesure des années, vous avez pu rendre votre activité rentable ?
 - Oui, oui, officiellement, oui... mais bon c'est pas ici : je fais mon chiffre d'affaire à part... je vends des trucs que j'ai chez moi... des trucs comme ça... ou des clients qui me demandent des trucs spéciaux... et ainsi de suite, voilà [...] Moi je m'intéresse qu'aux passionnés, hein, les autres ils m'emmerdent ! Je m'occupe des passionnés à qui je vends des photos, n'importe quoi, des timbres, des vieilles rustines de vélo...
 - Mais alors là c'est plus du livre ?
 - Mes collègues ils vendent que des livres : pas de bol, au bout de trente ans, les livres ils les ont tous ! [...]

A l'écoute ici :



2013/07/27

Blaise Cendrars : Les Pâques à New York (audio mp3)


L’autre soir encore, en fouillant dans les rayons de l’Entropie, l'un des zigomars dénicha un livre assez rare, un in-8 en demi-basane au titre accrocheur : La France Juive, d'Edouard-Adolphe Drumont.
- Kékcékça ? fit-il, les yeux ronds comme deux pièces de 100 sous et la bouche en cul de poule.
- Hmm... hmm, répondit le taulier, tête basse et regard fuyant, sans doute un peu gêné qu'ait été découvert, chez lui, pareil immondice. 
- Eh bien quoi ? insista l'oiseau-lyre, que l'embarras du libraire amusait.
- Hmm... hmm, fit alors à nouveau celui-ci avant que d'enchaîner brillamment, le ton à la fois docte et patelin d'un gars qui connaît son affaire : "Publié à compte d'auteur, en 1886, chez Flammarion, La France Juive, sous-titré par l'auteur Essai d'histoire contemporaine, n'est en réalité qu'un pamphlet antisémite auprès duquel le Céline des Beaux Draps fait office d'enfant de chœur..."
Et tandis qu'il déballait d'une seule traite son encyclopédique érudition (nombre d'exemplaires vendus, contexte historique, réception auprès du public, etc.), l'autre ponctuait son propos de Ah ! et de Oh ! tout en feuilletant l'ouvrage d'un doigt compulsif. Puis, une fois achevé l'édifiant exposé, il s'éclaircit la gorge à son tour et nous fit lecture de certains passages :
- Le Juif, en effet, sent mauvais. Chez les plus huppés, il y a une odeur, fetor judaïca, un relent, dirait Zola, qui indique la race et qui les aide à se reconnaître entre eux (...)
Pour des nazillons de base, crânes-rasés et autres primates, ce sont là des vérités premières, d'éclatantes évidences, l'alpha et l'oméga de la pensée : le b.a.-ba des maux d'ici-bas. Mais pour nous autres, humanistes fins lettrés : des phrases tellement sottes et stupides qu'à les écouter ce soir-là il nous fut impossible de ne pas rire, quand bien même un peu jaune, comme l'étoile accrochée au revers des vestons...

 Jacques Probst              Blaise Cendrars
Quel rapport avec Cendrars ? Difficile à dire, ça m'est venu comme ça, par association d'idées : celle que dans les rayons de la librairie l'Entropie les livres rares et précieux côtoient l'abject et le tout-venant, et celle qu'ici aussi, sur ce blogue ami, parmi les platitudes et les banalités de son animateur principal, se déniche de temps à autre une perle rarissime ; en l'occurrence Les Pâques à New York : un enregistrement audio diffusé il y a longtemps déjà sur les ondes de la RTS et qu'on exhume aujourd'hui du fin fond de ses tiroirs.


Braise  et  Cendres
Introuvable ailleurs, cette lecture à haute et belle voix, celle de Jacques Probst, épouse à merveille et les sentiments du poète et le sens du poème, ou du moins l'idée qu'on s'en fait. Agé de seulement 25 ans lorsqu'il rédige ses Pâques à New York, Cendrars est déjà un vieux baroudeur ayant exercé mille métiers et fréquenté les milieux les plus divers à travers ses nombreux voyages. Là, errant dans les rues animées de la Nouvelle-York une nuit d'avril 1912, il est un peu perdu et pire que perdu : paumé, désespéré, au fond du trou. Pauvre comme Job, seul comme un chien galeux et affamé, dégoûté par la modernité, mais moderne lui-même, il est proprement déchiré. Alors il prie. Mais non pas à genoux au pied de son lit, à la façon d'un bon chrétien, non ! plutôt debout, les muscles bandés et la mâchoire crispée : Seigneur... Un cri à peine étouffé sort alors de sa gueule : c'est le jet du poète et l'envol du Phœnix.
Il y a tout ça et plus encore dans la voix de Jacques Probst, accompagnée ici par les claviers de Michel Wintsch et mise en onde par Jean-Michel Meyer.